Les Amoureux de Sylvia/Partie 1/06

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 39-49).

VI

LES FUNÉRAILLES DU MATELOT.

Moss-Brow, la maison des Corney, était une habitation en désordre et mal tenue. Les flaques d’eau, les trous à fumier abondaient dans la cour. Aux fenêtres pendaient toujours quelques linges mal lavés. On y bavardait beaucoup, on y balayait peu. Du reste, si les enfants étaient nombreux, les moutons et les vaches n’étaient pas rares, et les Corney, en somme, passaient pour riches ; mais ils l’étaient à leur manière, sans bien-être réel, sans menus soins d’élégance ou de propreté, compris par Bell Robson dans l’anathème qu’elle jetait de temps en temps aux ménages si mal tenus de ce pays imparfaitement civilisé.

Mistress Corney n’en reçut pas moins bien, et n’en reçut peut-être que mieux notre jeune Sylvia, quand elle la vit arriver à l’improviste, sachant bien qu’elle n’allait pas volontiers chez le premier venu et, quoi qu’elle en dît, secrètement flattée de la préférence. Elle l’envoya immédiatement dans le jardin, où Molly faisait la récolte des pommes tombées au pied de quelques arbres rabougris et rongés de mousse, sur des gazons dont les longues herbes enchevêtrées la faisaient trébucher à chaque pas. Après quelques mots échangés sur les sujets qui lui tenaient le moins au cœur, Sylvia finit par aborder résolument celui qu’elle tenait en réserve :

« Je, venais aussi, dit-elle, pour savoir où vous en êtes.

— Où j’en suis ? demanda Molly, qui avait bien entendu parler, quelques jours auparavant, des aventures de la Good-Fortune, mais qui, à vrai dire, dans ce moment-là même, n’y songeait en aucune façon.

— Oui, reprit Sylvia, ce grand combat, vous savez, où votre cousin Kinraid s’est conduit avec tant de bravoure, tant de grandeur d’âme, et qui va peut-être lui coûter la vie ?…

— J’y suis, dit Molly, quelque peu surprise de voir cette petite fille s’exprimer avec tant de véhémence… J’y suis, maintenant… On m’a raconté tout cela, il y a bien des jours… Mais Charley n’en est pas, Dieu merci, où vous le supposez… Il va beaucoup mieux, et on doit l’amener ici, la semaine prochaine, pour le changer d’air.

— Quel bonheur ! s’écria Sylvia de toute son âme. Je croyais qu’il en mourrait, et qu’il ne me serait jamais donné de le voir.

— Oh ! vous le verrez, je vous le promets… C’est-à-dire s’il se rétablit, car il a, dit-on, une mauvaise blessure… Quatre marques bleues sur le côté, qui lui dureront toute la vie. Le docteur, de plus, craint une hémorrhagie intérieure, et prétend qu’il pourrait passer d’une heure à l’autre sans crier gare.

— Ne m’assuriez-vous pas qu’il allait mieux ? reprit Sylvia que ces détails avaient fait pâlir.

— Beaucoup mieux, sans aucun doute… Mais la vie est bien chanceuse, surtout après des blessures d’arme à feu.

— Il s’est bien conduit, continua Sylvia d’un air pensif.

— On ne devait pas douter de lui… Que de fois ne l’ai-je pas entendu parler de garder son honneur intact !… Et vous voyez s’il y a manqué, l’occasion venue… »

Molly ne parlait pas sur un ton sentimental ; mais cependant l’honneur de Kinraid semblait être le sien, et ceci confirma Sylvia dans l’idée qu’elle avait déjà d’un mutuel attachement entre sa compagne et Kinraid. D’après cela, elle eut quelque lieu d’être surprise lorsque Molly reprit, sans transition :

« Et votre manteau, dites-moi, sera-ce une cape ou une pelisse ?… C’est là, je crois, ce qui était en question.

— Oh ! je ne m’en occupe guère !… Parlons encore un peu de Kinraid… Croyez-vous qu’il se rétablira ?…

— Miséricorde, comme cette enfant s’occupe de lui !… Je lui ferai savoir, ma chère, tout l’intérêt qu’il inspire aux jeunes personnes ! »

À partir de ce moment, Sylvia ne hasarda plus la moindre question sur le compte du cousin de son amie. Muette pendant un moment, elle reprit ensuite d’un ton un peu sec et avec une légère altération dans la voix :

« Je penche pour un capuchon… Et vous-même, quel est votre avis ?

— Je vous dirai cela lundi prochain, quand j’aurai vu les élégantes de Monkshavën au grand enterrement qui doit avoir lieu dimanche.

— Ah ! vous y allez ? dit Sylvia… Je voudrais bien être de la partie…

— Hé bien, demandez la permission à votre mère… C’est une chose à voir et dont on parlera dans bien des années… Vous pourrez, d’ailleurs, si vous venez, prendre vous-même le modèle de votre manteau !… Ce sera, comme on dit, faire d’une pierre deux coups. »

Après être convenues de l’endroit où elles se rencontreraient le dimanche matin pour aller ensemble à Monkshaven, les jeunes filles se séparèrent et Sylvia s’en revint chez elle. Le vieux tailleur et son père bavardaient encore à qui mieux mieux, et sur un ton de plaisanterie joviale qui plut singulièrement à la jeune fille, heureuse de voir réussir si bien la combinaison que sa tendresse filiale lui avait inspirée. Dans sa joie, elle courut vers l’écurie où Kester donnait aux chevaux la provende du soir, et après avoir chaleureusement remercié son complice, elle lui offrit de lui tailler dans l’étoffe de son manteau neuf un beau devant de gilet. L’honnête garçon de ferme, au lieu de la remercier avec enthousiasme, prit le temps de réfléchir à ce qu’on lui proposait :

« Hé bien… non, ma petite, lui dit-il résolûment, après un intervalle de silence ; je ne pourrais pas te voir avec un manteau écourté… J’aime que tu sois pimpante et bien mise… C’est mon orgueil, ma fantaisie, et j’aurais la même peine, si tu portais une cape trop étroite, que si la queue de notre vieille Moll, ici présente, était rognée de trop près… Je ne me regarde guère au miroir, et que m’importe un gilet de plus ou de moins ?… Garde ton étoffe pour toi, et reste toujours la bonne fille que tu es ! »

Empoignant, à ces mots, un bouchon de paille, il se mit à frotter la vieille jument de la tête aux pieds, et à siffler en travaillant, comme pour notifier à Sylvia que la conversation était finie. Emportée par un premier élan de reconnaissance, la jeune fille ne fut pas fâchée, après tout, qu’il n’eût pas immédiatement accueilli son offre généreuse. La grande détermination qu’elle avait à prendre le dimanche suivant aurait pu s’en trouver fort gênée, et mieux valait chercher pour Kester une récompense qui n’entraînât pas avec elle de si grands sacrifices.

Dans l’après-midi de ce dimanche auquel Sylvia n’avait cessé de songer, l’église paroissiale de Monkshaven, — placée sur un grand plateau gazonné formant la cime des rochers au pied desquels venaient se rejoindre la rivière et la mer, — dominait à la fois, d’un côté, la petite ville où se pressait une population active, le port encombré de navires, la barre sur laquelle les flots venaient se briser, et, de l’autre, la mer tranquille, la mer sans limites, — symboles divers de la vie et de l’éternité. Depuis l’origine de Monkshaven, Saint-Nicholas avait toujours occupé la même position privilégiée, et son vaste cimetière, où se dressaient par centaines les pierres tumulaires, était comme le résumé sinistre des chroniques locales. Après le nom des maîtres de navires, des officiers, des matelots, qu’il était censé renfermer et qui avaient là leurs cénotaphes, on lisait à chaque instant des inscriptions comme celles-ci : « Supposé mort dans les mers du Groënland. — Naufragé dans la Baltique. — Noyé sur les côtes d’Islande. » Et ces mots produisaient une étrange sensation, celle d’un vent de mer qui sur ses ailes glacées eût ramené les pâles ombres de tous ces marins perdus au loin et regrettant la terre natale, la terre bénite où gisaient leurs pères.

On montait à ce cimetière par une sorte d’escalier à plusieurs étages, taillé dans le roc et sur lequel, longtemps avant que la cloche n’annonçât le service du soir, on put voir, ce jour-là, monter une foule empressée qui d’en haut faisait l’effet d’une fourmilière en pleine activité. Chacun des survenants portait en signe de deuil quelque objet noir, quelque vieux lambeau de crêpe rougi, quelque débris de ruban. Il n’était pas jusqu’aux petits enfants, sur les bras de leurs mères, qui n’étreignissent dans leurs doigts innocents la branche de romarin destinée à être jetée dans la fosse comme gage de souvenir. Ce jour-là, effectivement, avaient lieu les funérailles de Darley, le marin tombé sous les coups de la press-gang, et dans la petite cité maritime le deuil était universel. Les vaisseaux du port avaient leurs pavillons à mi-mât, et leurs équipages, distribués en bon ordre, remontaient lentement la principale rue ; tous les visages étaient sombres, toutes les attitudes solennelles. Sylvia, fortement impressionnée par ce douloureux tableau, ne répondait plus, déjà depuis quelques minutes, aux futiles propos de sa compagne, et même elle en éprouvait une sorte d’irritation secrète. Toutes deux se dirigeaient, mêlées à la foule silencieuse, vers la vieille église normande, et parvinrent à prendre place sur un des bancs massifs qu’à grand renfort de bras on avait pu ranger autour de la chaire.

Le vicaire de Monkshaven était un bon et paisible vieillard, haïssant par-dessus toutes choses le trouble et la discorde. Ses opinions théoriques, analogues à celles de tout le clergé de cette époque, le classaient parmi les tories les plus véhéments. Il était difficile de savoir ce qu’il détestait et craignait le plus, des révolutionnaires français ou des sectes dissidentes anglaises. Peut-être cependant avait-il pour celles-ci une haine plus intense, à cause de leur voisinage plus immédiat ; les Français d’ailleurs avaient leur papisme pour excuse, tandis que les Dissidents auraient pu faire partie de l’Église établie, sans l’énorme dépravation qui les en séparait.

Avec une portée d’esprit comme celle que supposent de telles idées, le docteur Wilson devait se trouver alors dans une situation très-difficile, et son sermon, écrit dans le courant de la semaine, lui avait sans doute coûté beaucoup de travail. Ce Darley dont on allait célébrer les funérailles avait justement pour père le jardinier du ministre, et toutes les sympathies du docteur Wilson étaient acquises au vieillard qu’on avait ainsi privé de son fils. Mais, en sa qualité de magistrat du district, il avait reçu du capitaine de l’Aurora une longue lettre justificative. « Darley, disait cette épître officielle, s’était mis en résistance ouverte contre les fidèles serviteurs de Sa Majesté. Que deviendraient l’esprit de subordination et de fidélité monarchique, les intérêts du service, et finalement les chances qu’on pouvait avoir de battre ces damnés Français, si une conduite comme celle de Darley pouvait recevoir le moindre encouragement ? » — Le ministre se contenta donc de marmotter, à la hâte et d’un ton banal, sur l’instabilité de notre existence terrestre, un assez médiocre sermon, écouté par bonheur avec indulgence. La simplicité, la pureté de sa vie, connues de tous ses paroissiens depuis plus de quarante ans, le mettaient à l’abri de leurs censures. Aussi, à peu d’exceptions près, se bornèrent-ils à oublier aussi promptement que le ministre lui-même cette homélie de pure forme, à laquelle personne n’attachait la moindre importance Mais quand le ministre, dépouillant sa robe et revêtant son surplis, vint se placer sur le seuil du temple pour attendre l’arrivée du mort, la scène prit un caractère imposant. Bien que le soleil ne fût pas encore couché, la lune montait, lente et pâle, parmi les brouillards argentés qui dérobaient aux yeux les marécages lointains. Sur le long escalier sinueux serpentait à loisir le noir cortège, s’arrêtant çà et là quand le pesant fardeau lassait les porteurs, et se formant en groupes muets sur chaque palier. Le bourdon de l’église, cependant, continuait son tintement grave et mélancolique, auquel ne se mêlait aucun autre bruit, si ce n’est parfois, venus du fond des marécages, le mugissement plaintif de quelques bœufs ou les gloussements bavards d’une troupe d’oies.

La tête basse, — et avec un mouvement d’épaules qui dénonçait leurs pénibles efforts, — les hommes chargés du cercueil avançaient toujours, divisant la foule, et derrière eux venait le pauvre vieux jardinier, dont un manteau de deuil dissimulait la mise rustique. Il soutenait, bien faible appui, les pas chancelants de sa femme, qui lui avait fait promettre d’aller la chercher après le service pour la conduire aux funérailles de leur premier-né. Lui-même, d’ailleurs, livré aux douloureuses perplexités de son âme tourmentée, avait besoin de quelqu’un pour exorciser en lui l’esprit de désespoir et de vengeance qui aigrissait encore sa peine et le privait de toutes les consolations de la foi. Mieux que personne autre, la compagne de toute sa vie, la mère de l’enfant immolé, pouvait lui faire comprendre la valeur de ces paroles qu’il répétait machinalement : « Dieu l’a voulu, Dieu l’a voulu ; sa sainte volonté soit faite ! »

Le cortège, une fois entré dans l’église, en obstrua si bien toutes les issues, que Sylvia et Molly ne purent y entrer. Elles restèrent ainsi forcément dans le voisinage de la fosse béante qui attendait le corps promis à la terre. Tout à coup elles virent les personnes groupées autour d’elles diriger à la fois leurs regards vers l’extrémité du sentier auquel aboutissait l’escalier dont nous avons parlé. Là venait d’apparaître, comme sorti du sol, une espèce de fantôme qui se traînait péniblement, soutenu de chaque côté par deux matelots, et leur indiquant du doigt la fosse ouverte.

« C’est le specksioneer, le harponneur qui a voulu le sauver… C’est celui qu’on avait cru mort, se disaient les assistants à voix basse.

— C’est Charley Kinraid, vrai comme je suis là ! » dit Molly, s’empressant de courir au-devant de son cousin.

Mais, à mesure qu’il approchait, elle vit que l’effort de la marche l’absorbait tout entier. Les matelots, cédant à ses instantes prières, l’avaient monté jusque-là pour qu’il pût adresser un suprême adieu à son camarade. Ils le placèrent près de la fosse, le dos appuyé contre une pierre, et dans ce moment-là même la foule des fidèles sortait de l’église, le ministre en tête, pour achever la triste cérémonie.

Sylvia était si absorbée par le caractère imposant de cette scène, qu’elle n’eut pas tout d’abord une seule pensée pour le visage pâle et hagard qui venait de se placer en face d’elle ; bien moins encore prit-elle garde à son cousin Philip, qui, l’ayant alors aperçue pour la première fois au sein de la foule, vint aussitôt se placer à côté d’elle, compagnon et protecteur prédestiné.

À mesure que les prières continuaient, les sanglots, d’abord comprimés, s’élevèrent de tous côtés autour des deux jeunes filles ; ils prirent peu à peu les proportions d’une clameur plaintive, à laquelle chacun s’associait. La figure de Sylvia ruisselait de pleurs, et la douleur qu’elle manifestait ainsi attira bientôt l’attention de ses voisins. Le specksioneer, entre autres, ne put s’empêcher de remarquer ce charmant visage où la fleur de jeunesse était épanouie sous une abondante rosée, et qu’il crut d’abord, tant il y voyait de tristesse, celui de quelque parente ; — mais s’apercevant ensuite que les vêtements de la jeune fille ne portaient aucun signe de deuil, il en augura qu’elle devait être la « promise » du défunt.

Le service pourtant s’achevait, et quand on eut entendu le bruit sinistre que font les premières pelletées de terre en retombant sur le cercueil, les rangs extérieurs de la foule commencèrent à s’éclaircir. Philip, s’adressant alors à Sylvia, lui demanda des nouvelles de ses parents ; mais, avant qu’elle n’eût pu lui répondre, Molly, saisissant la main de sa compagne, l’entraîna du côté de Charley Kinraid. Philip se vit contraint de les suivre. Le specksioneer s’apprêtait alors à regagner péniblement son logis. Il s’arrêta, voyant venir à lui sa cousine ; mais son regard ne demeura pas longtemps fixé sur elle, attiré qu’il était par le visage de Sylvia, où se peignait, à travers les larmes dont il était couvert, un sentiment de timide admiration pour le premier « héros » qu’il lui eût été donné de contempler.

« Ma foi, Charley, disait cependant Molly, vous m’avez tout de même bien étonnée quand je vous ai vu ici, avec une figure de revenant, adossé à ce tombeau… Mon Dieu, que vous êtes maigre, que vous êtes pâle !

— Mais oui,… assez pâle, assez maigre comme cela, répondit-il avec lassitude.

— J’espère pourtant, monsieur, que vous êtes en voie de guérison, dit Sylvia d’une voix très-basse, empressée qu’elle était de lui parler, et toute surprise néanmoins de se trouver si téméraire.

— Merci, mon enfant… Le plus mauvais est passé. »

Il poussait en même temps un profond soupir.

Philip reprit la parole :

« Il faudrait songer, disait-il, que nous avons tort de le retenir ici… La nuit approche, et il est si fatigué ! »

En même temps il faisait mine de se retirer. Les deux matelots qui avaient escorté Kinraid insistèrent dans le même sens que Philip, et si vivement que Sylvia crut devoir se reprocher les paroles qu’elle lui avait adressées ; — ce scrupule appela sur ses joues un vif incarnat.

« Voyons, Charley, venez vous faire soigner à Moss-Brow ! » disait Molly, et Sylvia se demandait, tout en faisant sa petite révérence au jeune marin pour prendre congé de lui, comment on pouvait traiter si lestement un personnage de cet ordre. En somme pourtant c’était un cousin, peut-être même un fiancé, ce qui rendait naturellement le procédé moins énorme.

Philip Hepburn, pendant toutes ces réflexions, ne la quittait pas d’une semelle.