Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/09

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 191-202).

IX

REPRÉSAILLES.

Nous avons parlé du Rendez-vous (Randyvow était la prononciation la plus généralement adoptée), c’est-à-dire du cabaret où s’étaient installés, à Monkshaven, les chefs de la press-gang, et où leurs victimes étaient ordinairement conduites, en attendant qu’on pût procéder à leur embarquement définitif. Cette maison, de renom assez piètre, avait une grande cour donnant sur le quai le plus voisin de la pleine mer, cour encombrée d’herbes et ceinte d’une forte muraille en bonnes pierres. Le propriétaire, John Hobbs, était un pauvre diable besoigneux, jaloux, qui pour améliorer ses affaires ne devait reculer devant aucuns moyens, si désespérés, si honteux qu’ils pussent être. Toute sa famille, posée de sa femme, de ses nièces et d’un homme à gages, nommé Simpson, — était aux ordres et à la discrétion de l’officier chargé de diriger les opérations de la presse. On le savait de reste dans la ville, et ni Hobbs ni Simpson n’étaient vus de très-bon œil, bien que leur misanthropie envieuse eût fait place, depuis qu’ils se sentaient sous le coup du mépris public, à une politesse, à des complaisances de mauvais aloi.

Leur situation, comme celle de leurs patrons, devenait chaque jour plus critique ; il était facile de prévoir que Monkshaven serait, avant peu, le théâtre de quelque explosion. Pendant l’hiver, en effet, et jusqu’au mois de février, plusieurs enlèvements opérés çà et là, par longs intervalles, — tantôt au loin, sur la côte, tantôt au cœur même de la ville, — avaient déterminé des murmures, des imprécations restées, il est vrai, sans résultats, mais qui attestaient dans le peuple une irritation toujours croissante. Des officiers de marine venaient fréquemment à terre, menaient grand train, se montraient aussi courtois, aussi familiers que possible, mais sans réussir à calmer les appréhensions que leur présence faisait naître. Leurs affaires, d’ailleurs, n’avançaient guère, et le moment de frapper un grand coup leur parut arrivé lorsqu’ils furent avisés qu’un certain nombre de marins du Groënland étaient rentrés à petit bruit dans la ville pour y renouveler leurs engagements annuels qui, une fois signés, leur assuraient la protection des lois contre les abus de l’impressment.

Une nuit donc, — c’était un samedi, le vingt-trois février, — par une rude gelée qui retenait la population entière, hommes et femmes, abritée autour de ses foyers, le son du tocsin qui signalait un incendie et appelait au secours, vint surprendre les habitants de Monkshaven au sein de leur bien-être domestique. Nulle erreur possible ; chacun savait bien de quoi il s’agissait et comprenait l’étroite obligation qu’imposait aux bourgeois et artisans de la petite communauté l’absence de tout corps constitué pour prêter aide et secours en de pareils désastres. Les hommes sautant sur leurs chapeaux, les femmes s’emmitouflant de leur mieux, — les premiers excités par le sentiment du danger, les secondes attirées par la curiosité, le besoin d’émotions vives qui caractérise leur sexe, — coururent en foule vers les halles, situées à la rencontre de High-street et de Bridge-street. C’était là qu’était le beffroi. — « Où est le feu ? » se demandaient, tout haletants, les passants au galop qui se rencontraient par les rues ; et, comme personne ne semblait pouvoir répondre exactement à cette question, chacun s’acheminait du côté de la cloche qui livrait au vent du nord-est ses appels de plus en plus précipités.

Les ternes réverbères des rues voisines projetaient à peine quelques lueurs indécises sur la Place du marché où la foule agglomérée faisait entendre des murmures qui grossissaient de minute en minute. Parmi les groupes réunis près de la Maison de ville, commençait à régner une terreur vague et sans motifs apparents. Au-dessus d’eux, la grosse cloche toujours en branle tintait et tintait de plus belle, mais devant eux la porte solidement verrouillée ne s’ouvrait pas, et personne ne se montrait au balcon pour leur dire où il fallait se rendre, ni quel danger réclamait leurs secours. Un mystère les enveloppait, plus glacial que le vent de la nuit. Mais bientôt, aux confins extérieurs de la foule, une clameur s’éleva qui allait préciser leurs craintes et leur donner un objet mieux défini. « La presse ! la presse ! s’écria quelqu’un d’une voix perçante… Ils tombent sur nous… au secours ! au secours ! » Ainsi donc le tocsin était un piége, et pour y faire tomber ces malheureux, on avait abusé de leurs meilleurs sentiments. Ceci, compris à demi, doublait la surprise et l’horreur de cette scène étrange ; aussi chacun s’efforçait-il de fuir par toutes les issues de la place, excepté celle où le combat était engagé ; le cinglement des fouets, le choc assourdi des massues, le gémissement des blessés, le cri furieux de ceux qui continuaient la lutte, arrivaient de ce côté à travers les ténèbres et accéléraient la course des fuyards.

Un groupe de ceux-ci, tout essoufflés et n’en pouvant plus, se réfugia dans un cul-de-sac ténébreux, pour se donner le temps de reprendre haleine. On n’entendit là, pendant plusieurs secondes, que le bruit des poitrines oppressées et de leurs avides aspirations. Aucun ne distinguait son voisin, et la trahison à laquelle leur bon vouloir les avait exposés les remplissait de mille soupçons. Le premier qui osa parler fut reconnu à sa voix.

« C’est donc toi, Daniel Robson ? lui demanda tout bas l’homme auprès duquel il se trouvait.

— Certainement… Et qui donc serait-ce ?… Si je pouvais me changer, ce serait contre quelqu’un pesant un peu moins de cent quatre-vingts… Je suis littéralement à bout !

— Quelle honte !… et au prochain incendie, qui donc bougera de chez soi ?

— Laissez-moi vous dire, enfants, reprit Daniel encore obligé de parler à bâtons rompus… Nous avons été bien lâches,… ce me semble,… de laisser emmener si facilement ces pauvres garçons.

— Je suis du même avis, » dit une autre voix. Et Daniel continua :

« Nous étions au moins deux cents, et jamais la gang ne compte plus de douze hommes.

— Oui… mais ils avaient des armes… J’ai fort bien vu briller leurs coutelas sous les lanternes, objecta une voix qu’on n’avait pas encore entendue.

— Eh bien, après ? répondit le dernier venu, debout à l’entrée du cul-de-sac,… j’avais dans ma poche mon tranche-lard de baleinier, et je leur en aurais caressé les côtes si je n’avais été comme étourdi par cette damnée cloche qui continuait au-dessus de nos têtes son bruit infernal… On ne meurt jamais qu’une fois… Et cependant aucun d’entre nous n’a compris ce que nous pouvions faire pour ces pauvres diables qui nous appelaient au secours.

— Ils doivent à présent les tenir au Randyvow, remarqua quelqu’un.

— D’ici à ce qu’il fasse jour, impossible de les conduire à bord ; ils auraient la marée contre eux, » reprit l’avant-dernier orateur.

Et Daniel Robson, alors, se fit l’organe de la pensée qui germait au fond de tous les cerveaux.

« Il nous reste donc une chance… Combien sommes-nous ?… »

On se compta dans les ténèbres et à tâtons. Ils étaient sept.

« Sept ? reprit Daniel… Mais si chacun de nous s’en va de son côté soulever la ville, il y aura bientôt des centaines d’hommes autour du Randyvow, et il sera facile de délivrer ces pauvres diables… À nous sept, donc !… Que chacun appelle ses amis !… Le rendez-vous est sur les degrés de l’église… »

À peine Daniel eut-il fini de parler, que les plus voisins de l’entrée, acquiesçant aussitôt à son projet, se dérobèrent, en sens divers, par les ruelles les moins fréquentées et en longeant les portions les moins éclairées de ces voies étroites : la plupart se dirigèrent d’instinct vers ces lieux infimes où ils étaient certains de trouver les éléments les plus inflammables de la population de Monkshaven. Les misères, les terreurs de l’hiver passé avaient entassé là d’énergiques ressentiments, plus exaltés, plus féroces que Daniel lui-même ne le soupçonnait en donnant le signal qui les allait déchaîner. À ses yeux, la rébellion projetée n’était qu’une de ces aventures comme il en avait tant couru dans sa jeunesse ; le vin qu’il avait bu égayait encore pour lui cette joyeuse fredaine, et, tandis que ses jambes percluses de rhumatismes le traînaient péniblement çà et là dans toutes les directions où il pensait trouver quelque « gaillard de sa trempe, » — il s’applaudissait du calme profond où la ville semblait rentrée et de la sécurité trompeuse à laquelle devait s’abandonner la press-gang maintenant rentrée au Rendez-vous.

À neuf heures, — et Monkshaven était alors plus endormie, à neuf heures, que maintes villes ne le sont maintenant à minuit — la conspiration improvisée s’ourdissait sur les degrés de l’église, où les marins essaimaient comme des abeilles, se pressant autour de ceux qui débattaient le plan d’attaque. Les excitations ne leur manquaient pas ; et sans parler de ces femmes qui, passant d’un groupe à l’autre, imploraient la délivrance immédiate de leur frère, de leur mari, de celui qui gagnait leur pain, il y avait, dans cette ville obscure et silencieuse, une foule de cœurs battant à l’unisson de la révolte, une foule de gens qui secrètement en bénissaient les auteurs. Daniel s’était vu bientôt dépassé, dans la conception des projets d’attaque, par quelques-uns de ceux qui se pressaient autour de lui ; mais lorsque, après force bruits de pas mêlés de très-peu de paroles, les assaillants se trouvèrent devant la grande auberge close du haut en bas, son aspect inhabité parut les surprendre. Ce fut encore à Daniel que l’initiative appartint.

« Parlons-leur doucement, dit-il ; essayons de les amadouer… Hobbs lâchera peut-être les prisonniers sans coup férir, si nous pouvons nous expliquer avec lui… Hobbs, continua-t-il, élevant la voix, la maison est-elle fermée pour toute la nuit ?… J’aurais grand besoin d’une chopine… Je suis Daniel Robson, une vieille connaissance. »

Pas un mot de réponse ; la maison resta silencieuse comme la tombe ; mais les paroles de Daniel n’avaient pas été perdues. Dans la foule qui le suivait s’élevèrent mille exclamations menaçantes ; personne ne songeait plus à déguiser sa voix ; la rage longtemps contenue s’exprimait en affreux blasphèmes. Si les portes et les fenêtres, en prévision de quelque assaut pareil, n’avaient pas été récemment pourvues d’armatures en fer, elles auraient cédé sous l’effort irrésistible de la foule qui, bélier vivant, se précipitait contre elles, mais qui dut reculer avec rage à la suite de cet inutile élan. Pendant cette minute critique, pas un mouvement, pas un son ne révélait dans la maison assiégée la présence d’un individu quelconque.

« Par ici, par ici !… J’ai trouvé sur les derrières un passage moins bien fermé, » dit alors Daniel, qui laissant conduire l’assaut par des gens plus jeunes et plus robustes, s’était occupé d’examiner les côtés faibles de l’enceinte. Il fut presque renversé par ceux qui se jetèrent après lui dans l’étroit couloir sur lequel avaient ouverture les bâtiments accessoires de l’auberge. Le verrou de l’une des portes avait déjà été brisé par Daniel, et les assiégeants s’introduisirent ainsi dans une étable infecte, où une pauvre vache affamée se hissa gauchement sur ses jambes quand elle vit son domicile envahi par tant de gens à la fois. Daniel, toujours en avant, faillit tomber, étouffé sur place, avant d’avoir pu défoncer un mauvais volet de bois pourri, lequel fermait un jour de souffrance donnant sur la cour de la vieille auberge, où tombaient d’aplomb les rayons de la lune.

C’est à grand’peine si la brèche ainsi pratiquée pouvait donner passage à un homme ; mais Daniel n’hésita pas à s’y jeter et, violemment poussé par derrière, il alla tomber pesamment sur les pavés de la cour. Un peu étourdi de sa chute, il n’eut que le temps de s’écarter à quatre pattes pour se dérober à l’avalanche humaine qui se précipitait à sa suite. Bientôt elle eut rempli la cour où les nouveaux arrivés poussèrent une triomphante clameur ; la maison assiégée y répondit enfin, à leur grande satisfaction,

Plus de silence, plus de résistance inerte : une lutte acharnée, un combat à chaque instant plus vif et plus furieux, combat auquel Daniel assistait inactif, le dos appuyé contre un mur, contemplant avec une sorte de regret cette mêlée dont il avait donné le signal.

Il vit les pavés arrachés briser peu à peu les ais d’un guichet qu’on avait négligé de consolider ; il vit les fenêtres s’ouvrir et les canons de fusil s’abaisser vers la foule ; mais, à ce moment-là même, la porte cédait, les assiégeants se précipitaient à l’intérieur, et les balles arrivèrent presque sans effet dans la cour tout à fait vidée. Derrière les murailles, le tumulte s’assourdit ; c’étaient comme les rugissements d’une bête fauve aplatie sur sa proie ; le bruit allait, venait : il y eut un moment où on n’entendit plus rien, et Daniel se soulevait péniblement pour vérifier la cause de ce silence, lorsque, avec un redoublement de cris plus distincts et plus joyeux, les assiégeants rentrèrent dans la cour en même temps que les victimes arrachées à la press-gang. Daniel se démenait, criait, se réjouissait comme un chacun, distribuant à droite, à gauche, force poignées de main et prêtant à peine l’oreille à ceux qui lui racontaient la fuite du lieutenant et de ses hommes par une des fenêtres de la façade, — la chasse qu’on leur avait donnée, — le prompt retour des assaillants empressés de délivrer les prisonniers et de passer leur rage sur la maison dont ils s’étaient rendus maîtres.

De tous les étages, effectivement, et par toutes les fenêtres, les meubles tombaient dans la cour. Le bruit des vitres cassées, le craquement des charpentes et des menuiseries, les cris, les jurons, les rires de la foule portèrent à son comble l’excitation de Daniel et, ne songeant plus à ses meurtrissures, il s’élança pour prendre sa part de la bagarre. Le sentiment de sa victoire lui tournait la tête ; ses hourrahs saluaient chaque dévastation nouvelle ; il serrait la main des plus ardents à détruire, et, dans un moment où il s’était arrêté pour reprendre haleine :

« Si j’étais jeune comme autrefois, s’écria-t-il, je raserais de fond en comble ce maudit Randyvow, et sur ses ruines j’allumerais un feu de joie… Comme cela, du moins, on aurait quelque raison de sonner le tocsin. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. L’agitation populaire en était à ce point où tout conseil funeste trouve faveur ; vieilles chaises, tables rompues, tiroirs arrachés, coffres crevés furent promptement et adroitement entassés en pyramide, et un des meneurs, qui dès les premiers mots s’était mis en quête de charbons ardents, revint avec une pleine pelletée de cendres rouges qu’il venait de prendre dans un four encore allumé. La flamme ne tarda pas à monter vers le ciel, indécise d’abord et revenant sur elle-même comme pour entourer la base du léger édifice et s’emparer plus sûrement de sa proie, puis avec un éclat plus vif, un élan plus irrésistible, et les mutins, alors, poussant un farouche cri de joie, se mirent à rire, à chanter, à sauter autour du bûcher comme eussent pu faire des écoliers en goguettes. Parmi ces éclats de voix et les pétillements de l’incendie, les longs mugissements de la pauvre vache attachée dans l’étable arrivèrent jusqu’aux oreilles de Daniel, volontiers ouvertes à un pareil langage. Il se rendit en boitant de ce côté ; — l’animal, effarouché par les clartés, la chaleur des flammes, bondissait et tirait sur sa corde ; notre fermier émérite savait heureusement comment l’apaiser, et quelques minutes après, lui ayant passé une longe autour du cou, il l’attirait doucement dans l’espèce de couloir par où les assiégeants avaient pénétré dans la maison, lorsque Simpson, le domestique de l’auberge, sortant tout à coup de quelque cachette obscure, se trouva face à face avec lui.

Cet homme était blême de peur et de colère.

« Tiens, lui dit le fermier, prends ta bête, et mène-la un peu loin de ce tapage !… Elle était tout à l’heure à moitié folle.

— Ils brûlent jusqu’à ma dernière chemise, s’écria Simpson haletant… Me voilà dans la misère jusqu’au cou !…

— Et c’est bien fait ; il ne fallait pas te tourner contre les tiens, te faire le valet de ces bourreaux… Si j’étais plus jeune, tu ne me verrais pas attelé après ta vache… Je serais là-bas à danser comme eux.

— C’est toi qui les a lâchés sur nous… Je t’ai entendu, je t’ai vu leur frayer le chemin… Jamais ils n’auraient pensé à prendre la maison d’assaut, jamais à brûler nos meubles, si tu ne leur en avais donné l’idée. »

Simpson pleurait alors pour tout de bon ; mais Daniel, fier de la bonne œuvre qu’il croyait avoir inspirée, s’inquiétait à peine du dénûment auquel ce misérable allait être réduit.

« Oui, oui, disait-il ; c’est fort à propos qu’une tête avisée se trouve parmi ces babillards : sans moi, jamais ils n’auraient songé à détruire ce nid de guêpes… Il faut de l’esprit naturel pour que ces idées-là vous arrivent si à propos… Ce qui est sûr, c’est que les gens de la presse ne logeront plus ici… Si seulement nous avions pu les bloquer… Quant à Hobbs, j’aurais voulu lui dire deux mots.

— Son affaire est faite, reprit Simpson sur un ton plaintif ; lui comme moi, moi comme lui, nous sommes ruinés à plate couture.

— Allons donc !… Comme si tu n’avais pas ton frère, et comme si sa boucherie n’était pas la meilleure de la ville… Quant à Hobbs, la leçon lui servira… Il fera son métier plus loyalement… Prends ta vache maintenant, car les doigts me font mal de la tenir… Et ne te laisse voir que tout juste, car il y a par là-bas des têtes un peu montées qui te feraient volontiers un mauvais parti.

— Ah ! reprit l’autre, cela m’est bien égal, maintenant que j’ai tout perdu… Quant à ce qui est de la gang, comme de toi d’ailleurs, et de Hobbs, et de cette racaille insensée, — je voudrais de bon cœur vous envoyer tous au fond de l’enfer.

— Voyons un peu, mon garçon, voyons, reprit Daniel que ce vœu charitable n’effarouchait pas autrement, je ne roule pas sur l’or, moi non plus… Mais voici une demi-couronne et deux pence, que j’ai sur moi par grand hasard… Cet argent t’aidera, cette nuit, à te procurer logement et nourriture pour toi et ta bête… Tu auras même de quoi te donner un verre de « consolation », ce que je ferais très-volontiers moi-même, si mes poches n’étaient complétement vides… »

L’avidité empressée avec laquelle Simpson se jeta sur la monnaie qui lui était offerte, les humbles remercîments qui succédèrent sur ses lèvres aux malédictions dont il accablait l’univers, n’inspirèrent point à Robson le mépris qu’on pourrait croire. Il n’avait ni l’habitude, ni le loisir de la réflexion et, — devenu tout à coup le héros de l’insurrection populaire, choyé, caressé, par tous ceux qui se jetaient au-devant du cortège libérateur, — il demeura tout entier aux remercîments dont on l’accablait, jusqu’au moment où la fatigue, le malaise de ses membres endoloris, le besoin de se retrouver au milieu des siens et de recevoir les soins de sa femme, le déterminèrent à reprendre le chemin de Haytersbank. Parvenu sur les hauteurs où la ferme était située, il se tourna pour jeter un dernier regard dans la direction de Monkshaven. L’incendie était à peu près éteint ; mais, sur l’emplacement du trop fameux Randyvow, on voyait encore quelques rouges reflets, quelques filets de fumée. Daniel, à cet aspect, ne put s’empêcher de sourire : « Voilà ce qu’on gagne, se disait-il, à sonner le tocsin quand il n’y a de feu nulle part. »