Les Amours de Claude Fauriel et de Mary Clarke/01

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Les Amours de Claude Fauriel et de Mary Clarke
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 551-587).
LE
ROMAN DE CLAUDE FAURIEL
ET
DE MARY CLARK

LETTRES D’AMOUR DE 1822 A 1844



I (1822-1824)

Nous devons la communication de cette correspondance et de ce « Journal, » — ou, plus exactement, d’une copie, qu’il en a revue, — à l’obligeance de M. Ottmar von Mohl, et de sa sœur, Mme la baronne Ida Schmidt-Zabiérow[1], héritiers des papiers de l’orienta- liste Jules Mohl, qui épousa Mary Clarke trois ans après la mort de Fauriel, en 1847, Sur un feuillet annexé à la liasse, on peut lire la note suivante, de la petite écriture agitée de Mme Mohl :


Ce 3 avril 1855.

Lettres de M. Fauriel. Je défends de brûler ces lettres. Je veux qu’on les garde et qu’on les imprime quelques années après ma mort suivant les circonstances.

Si je vis, j’ai l’intention d’écrire un mémoire sur M. F..., où, je les insérerai pour être publiées après ma mort.


Celle qui signa ces lignes à l’âge de soixante-cinq ans pensait à coup sûr aux lettres qu’elle avait reçues plutôt qu’à celles qu’elle avait écrites, à la mémoire de Fauriel plutôt qu’à la sienne propre. Peut-être les lecteurs en jugeront-ils autrement. Ils sauront en tout cas que, loin de violer un secret, nous ne faisons que remplir un vœu, qui d’ailleurs s’accorde si bien avec notre curiosité de ce qu’on a nommé les « romans de l’histoire. »

A vrai dire, nous ne le réalisons ici qu’en partie. Cette correspondance est très volumineuse : si elle est un jour publiée au complet, on y remarquera de pittoresques notes de voyage sur l’Angleterre, l’Ecosse, l’Italie, la Suisse, le Midi de la France, les bords du Rhin, et bien des traits qui serviront à la biographie d’hommes tels que Manzoni, les Thierry, Guizot, Cousin, Thiers, Ampère et d’autres. Il fallait nous borner, et choisir : nous avons sacrifié les renseignemens historiques au roman sentimental, qui nous a paru d’un intérêt plus direct et plus inattendu. Nous ferons donc intervenir le moins possible les comparses, nous ne citerons des jugemens littéraires que quand ils nous paraîtront des « états d’âme, » et nous nous en tiendrons aux deux protagonistes qui vont ici se peindre eux-mêmes.

Quand Mary Clarke connut Fauriel, en 1822, elle avait trente-deux ans[2]. Elle était, depuis son bas-âge, fixée en France avec sa mère, Écossaise restée veuve de bonne heure, et sa sœur aînée, Éléanor, qui se maria avec un propriétaire rural et membre du Parlement anglais, M. Frewen Turner, et se fixa à Cold Overton, dans le Rullandshire. Elle était intelligente, lettrée, pleine de verve, spirituelle, d’humeur plutôt difficile et d’une vivacité endiablée. On s’accorde à dire qu’elle n’était ni belle ni jolie, mais qu’avec ses traits irréguliers, sa chevelure ébouriffée, ses grands yeux, elle avait du charme[3], de la séduction, du piquant. Bien que leur fortune fût médiocre, les dames Clarke aimaient à recevoir, et fréquentaient dans le monde intellectuel, où elles étaient fort appréciées : on les aimait chez Mme Récamier, où elles rencontrèrent souvent Chateaubriand[4]. Les lettres de Mary témoignent d’une ardeur de vivre, d’une spontanéité exceptionnelles, en même temps que d’une extrême sensibilité, un peu romantique. Elle aima de tout son être : sa passion, souvent contenue ou bridée par la réserve de son partenaire, éclate chaque fois que la jalousie l’excite ou qu’un incident extérieur la contrarie. La babillarde, qui manie tant bien que mal un charabia pittoresque, devient alors d’une éloquence qu’on appréciera.

Claude Fauriel atteignait la cinquantaine. Après avoir débuté dans l’armée et dans l’administration, il avait ensuite abordé les lettres, où il devait obtenir des succès assez brillans. Bien qu’il souffrît d’une « incommodité » qui lui grossissait le nez (un polype), il était de ces hommes qui plaisent aux femmes, qu’elles gâtent, qui se laissent aimer plus qu’ils n’aiment. Depuis une vingtaine d’années, il était lié avec la marquise de Condorcet. Cette liaison ne l’empêcha pas de nouer, avec la jeune étrangère, une intrigue qui devint vite très tendre, puisque après deux ou trois billets insignifians, il est déjà son « ange, » et elle, sa « chère douce amie. » Il ne lui parla de Mme de Condorcet qu’au moment où il la perdit : ce fut le premier nuage. Mary ne comprit pas très bien et, malgré les explications embarrassées qu’elle reçut, resta inquiète et soupçonneuse. Dès ce commencement d’amour, comme on en pourra juger, Fauriel paraît un peu fatigué, un peu tiède, un peu veule, avec pourtant de jolis mouvemens de tendresse câline. Mary Clarke, au contraire, est toujours sous pression. Elle redoute sans cesse la séparation dont la menacent à la fois les déplacemens de sa famille et les travaux de son ami : lui, s’y résigne avec aisance, ou la souhaite. Partent-ils pour la Suisse ou l’Italie dans le dessein d’être ensemble ? Il trouve mille bonnes raisons de s’arrêter quelque part loin d’elle, pour recueillir des poésies populaires, corriger des épreuves, faire opérer son « incommodité, » soigner sa goutte ou jouir de l’affectueuse hospitalité de Manzoni. On l’attend à Florence, à Rome ou ailleurs : il reste à Trieste ou à Milan, et se laisse attendre. On le réclame, on l’appelle : il répond que son plus vif désir serait d’accourir, mais ne bouge pas. On lui parle rupture : il ne demande qu’à s’y résigner. Eut-il un moment l’idée d’épouser celle qui lui sacrifiait sa vie ? Elle le crut. Elle parle quelquefois de mariage. Lui, se tait. Il a peur de la gêne, étant, comme son amie, sans grands moyens. Du reste, en « vieux garçon » qu’il est avant tout, il tient à ses habitudes plus qu’à l’amour, préférant, en somme, la sympathie complaisante de plusieurs belles dames à la passion trop exclusive d’une seule. Aussi les brouilles sont-elles fréquentes ; mais elles finissent toujours par des réconciliations, sans que les lettres nous apprennent comment ces réconciliations s’opèrent. Ce sont ces colères, ces plaintes, ces reviremens, ces cris d’amour qui font l’intérêt de la correspondance : elle est le roman mélancolique d’une liaison douloureuse entre un homme qui n’est plus assez jeune, et une femme qui ne veut pas vieillir. Aussi sont-elles d’un ton très différent : celles de Fauriel, dont la belle écriture reste d’une inaltérable régularité, sont soignées, correctes, prudentes, d’un pathos assez filandreux, et, somme toute, plutôt banales. Celles de Mary d’une seule coulée, sans alinéas ni ponctuation, sans grammaire, sans , orthographe, parfois presque incompréhensibles tant la plume en colère galope sur le papier, surprennent, amusent, émeuvent surtout, en maint endroit, comme émeuvent toutes les pages qui sortent d’un cœur sincère et tumultueux. Ses plaintes manquent parfois de fierté elles n’ont jamais de fadeur. Sa figure se dessine en vigueur sur le fond de sa petite écriture embrouillée : on la voit vivre, et l’on apprend à l’aimer parce qu’elle a l’âme riche, et souffre. Tandis qu’on en veut à Fauriel de la faire souffrir, d’autant plus qu’il n’y met aucune cruauté, mais seulement une affligeante usure de cœur, une misère d’âme dont on rougit pour lui.

Ce roman se prolongea dans son intensité pendant une dizaine d’années. Miss Clarke aurait tout supporté plutôt que d’y mettre fin. Cependant, à la suite d’un voyage en Italie où l’indifférence de Fauriel lui fut particulièrement amère, elle l’interrompit par un intermède en faveur de Victor Cousin, qui paraissait fort épris d’elle, Ce fut un acte de révolte autant peut-être qu’un mouvement de passion. Cousin fut-il effrayé par sa violence ? ou retenu par son amitié pour Fauriel ? Le fait est qu’après s’être beaucoup avancé, il battit en retraite. Après quoi, Fauriel reprit sa place, sans trop de reproches, avec son tranquille égoïsme qui redoutait plus les excès que les écarts. Quelques années plus tard, à la suite d’une scène douloureuse, il n’en invoqua pas moins sa jalousie rétrospective pour s’évader de liens dont il était las, encore qu’il eût, de son côté, fourni large matière aux soupçons de son irascible amie, en suivant son tempérament d’homme à bonnes fortunes, peu sincère en amour. Malgré cette rupture, dont on lira l’émouvant procès-verbal dans le Journal, il conserva d’amicales relations avec Mary Clarke, qui lui garda jusqu’à la fin son enthousiaste affection. Sa mort, survenue en 1844, la plongea dans un désespoir d’autant plus violent qu’elle était en ce moment même inquiète de sa mère, et allait bientôt la perdre. Ainsi, à cet âge où les femmes ne peuvent plus rien attendre des passions, elle repassait douloureusement les phases si agitées de sa vie, qu’elle leur avait consacrées. Depuis longtemps déjà, elle comptait sur le dévouement fidèle de M. Jules Mohl, qui avait été plus d’une fois le confident et presque le témoin de ses orages. Il venait de succédera Burnouf comme secrétaire de la Société Asiatique[5], et ne demandait qu’à offrir sa main à la femme qui, même en souffrant pour un autre, avait su lui inspirer autant de respect que de tendresse. Mary Clarke, cependant, hésitait, par fidélité à la mémoire de Fauriel. Elle mit deux ans encore à se décider. Devenue enfin Mme Jules Mohl, elle eut un des salons les plus fréquentés du second Empire. Les hommes éminens qui s’y rencontrèrent, et qui goûtèrent la saveur de son esprit prime-sautier, ne soupçonnèrent peut-être jamais que cette vieille dame, originale et bizarre avec ses allures d’une autre époque et son incorrigible accent anglais, — qui resta d’ailleurs pétillante, amusante, enfant terrible, pleine de verve et d’entrain jusqu’à quatre-vingt-treize ans, — avait beaucoup aimé et beaucoup souffert.

Ed. ROD.


I. — PREMIÈRES TENDRESSES, PREMIERS SOUPÇONS, PREMIÈRES PLAINTES


Fauriel à Mary Clarke.


22 juin 1822.

Chère douce amie,

Je ne m’attendais pas avec certitude à recevoir de vos nouvelles de Londres ; aussi celles que j’ai reçues m’ont été doublement chères. J’en avais grand besoin, inquiet comme je l’étais, de vous sentir en voyage par une chaleur qui n’était ni de votre pays ni du mien.

Vous devez être maintenant reposée, et voilà la température où il me semble qu’il faut qu’elle soit pour qu’il n’y ait rien de pénible dans votre voyage. Je vous vois maintenant bien vivace, leste comme une biche, et gaie, puisque vous me dites que vous l’êtes, quoique déjà si loin d’ici. J’aime à vous entendre dire que vous êtes heureuse et tranquille et que l’absence est un petit mal, si vous m’êtes chère : cette idée m’aide à supporter des privations auxquelles je ne me serais pas cru si sensible, et la fatigue douloureuse d’être attaché à la même place, quand on regrette ce qui peut remplir et enchanter le repos. Mais n’essayez pas trop, je vous prie, de me faire comprendre combien vous avez été malheureuse à l’époque de vos autres voyages : il y a toujours dans ces réminiscences quelque chose qui m’effraie, et qui me fait craindre que vos sentimens passés n’aient été plus puissans que ceux que vous éprouvez aujourd’hui ; vous me demandez si je pense à vous : et moi je me demanderais volontiers si je pense à autre chose, lors même que je le devrais, ou que j’en aurais besoin. Je suis encore si étourdi de votre absence que j’y crois bien plus que je ne la comprends : je fais de mon mieux pour que personne ne me trouve différent de moi-même, mais je m’aperçois souvent que j’y prends une peine inutile ; et je prends alors mon parti de me laisser comme je suis, et de laisser chacun me voir comme il l’entend. Je ne sors plus sans passer par la rue où vous n’êtes plus, et où je n’avais jamais de motif de passer, il n’y a i)as longtemps encore.

Je vous aime de me demander si je travaille, et de me dire que cela vous prouvera que je vous aime. L’assurance où je suis de vous donner cette preuve, me permet de vous avouer que j’ai encore à peu près tout à faire à cet égard. J’ai eu bien de la peine à me recueillir, et à me clouer à ma table ; mais enfin m’y voici ; et il me semble qu’en y travaillant dans l’idée de vous intéresser, de vous plaire et de mériter, au moins par quelque côté, d’être aimé de vous, je ne puis pas n’y pas faire quelque chose de bien, je veux dire de mieux que moi, abandonné à moi-même.

L’idée de ce voyage du Midi est une idée charmante à me faire tourner la tête ; et dût-ce n’être qu’un rêve, je n’ai point le courage de ne pas fermer les yeux, pour le faire, et le faire avec tout le charme et tout l’intérêt de ses plus menus détails. Mais il n’y a de motif, pour moi, ni peut-être de possibilité de le faire, qu’autant que je travaillerai beaucoup, avant l’époque convenable pour l’exécuter ; et c’est une raison de plus pour moi d’espérer que je travaillerai beaucoup. C’est une récompense à mériter, et je me battrais moi-même, si je ne la méritais pas. En attendant, j’aurai souvent l’occasion de faire ce voyage en idée, et de vous conduire ou de vous suivre, à travers ces belles campagnes où le souvenir de trois civilisations différentes ajoute un nouveau charme aux beautés de la nature…

… J’ai vu, avant son départ. Mlle Joséphine[6] ; il est convenu que j’irai de temps à autre chez son portier chercher les lettres que vous m’écrirez sous son adresse, mais il n’y faut pas mettre tant d’étoiles ; cela pourrait offusquer les grands yeux louches de nos postes ou de nos polices, qui se mettraient aisément en tête que nous sommes assez bêtes pour nous dire quelque chose qui les intéresse. La plus petite croix dans un des coins de l’adresse suffira pour m’aider à reconnaître mon bien. J’espère que vous m’aurez écrit de chez votre sœur, et un peu plus longuement que de Londres. Ainsi je ferai demain ou après un voyage au Marais. Ce n’est pas un si grand voyage que les vôtres ; mais je n’en ai pas, pour le moment, de plus doux à faire. Du reste, je vous enverrai dans une prochaine lettre une autre adresse, plus à portée de moi, et dans un cas extraordinaire, vous pourriez m’écrire directement ; mais j’acquiers de jour en jour plus de certitude que mes lettres ne m’arrivent pas exactement, quand elles viennent de l’étranger, et que je suis rarement le premier à lire celles qui m’arrivent.


{{c|Mary Clarke à Fauriel[7].


23 juin, Cold-Overton.

Mon ange,

I begin to pine very much after a letter. Je vous avais dit de m’écrire à Edimbourg : ainsi, heureusement, c’est de ma faute ; mais un des enfans est malade[8], ce qui retarde notre voyage jusqu’à son l’établissement qui sera Dieu sait quand. J’ai écrit hier à quelqu’un à Edimbourg d’aller à la poste voir s’il y en avait pour moi, je vais compter les jours. Dieu, une lettre de vous, une première lettre ! Dites-moi, cher, pensez-vous bien à moi, m aimez-vous bien de toute votre âme ? Regardez, j’ai effacé tout cela d’analyse parce que cela vous déplaît. Certainement, j’aurais dû naître dans le temps des cours d’amour où on faisait des recherches délicates sur ces matières ; je suis sûre que j’aurais eu une place de professeur à Toulouse ou quelque part par là, je suppose ; et à présent vous me grondez pour mon génie ! Il y a huit jours que je suis à la campagne chez ma sœur et qu’une vie calme et tranquille commence à rétablir un peu ma santé. Je passe toutes mes matinées seule avec les arbres et les oiseaux, couchée sur l’herbe et pensant à vous. Les premiers jours, c’était délicieux, cela valait votre présence réelle, presque ; je me trouvais même mal de pouvoir être si heureuse sans vous à mes côtés ; mais vous y étiez en imagination et j’ai éprouvé de certains momens où l’idée de vous me remplissait de tant de bonheur, que vous-même n’eussiez pas valu plus ; mais à présent je voudrais plus. C’est si froid, l’écriture sans la voix, les caresses ! Qu’est-ce que les paroles : « je vous aime ? » (Elles] semblent de la glace quand je les sens si en vie en moi Mon cher ange, je finirais par pleurer...

C’est singulier, le malaise que j’éprouve de loin comme de près, de ne jamais rien trouver qui vous exprime combien je vous aime. Si je pouvais exhaler toute mon âme avec ce mot, c’est alors seulement que j’éprouverais du bien-être parfait. Je suis accablée en regardant le temps qui s’écoulera encore avant de nous revoir. Je me suis déjà figuré ce moment de mille manières ; je pense et repense que les momens sont passés où je ne suis pas obligée de vivre dans le passé ou le futur. Il n’y a qu’auprès de vous que chaque moment remplit toute mon âme et que le temps reste tranquille ; je voudrais que vous m’écriviez tout ce que vous avez pensé depuis mon départ. Quelquefois je repasse dans ma tête une infinité de choses qui me laissent très mécontente de vous ; par exemple, vous m’avez dit un jour : « Nous avons tous un papillon dans la tête, mais il faut apprendre à le gouverner. » Eh bien ! je suis sûre que si vous m’aimiez comme je voudrais, vous n’auriez pas besoin de gouverner votre papillon. J’ai beau retourner cela de toutes les façons pour tâcher de l’arranger pour ne point me tourmenter, cela me tourmente terriblement ; et ce qu’il y a de pis, c’est que je suis obligée de me forcer à faire quelque chose pour détourner ma pensée de vous entièrement, sans quoi je serais trop malheureuse. Quand je suis en voiture, je me figure toujours vous à mes côtés ; alors mes rêveries sont délicieuses. Oh ! Dieu, si un seul moment je pouvais me sentir pressée dans vos bras, il me semble que je serais désaltérée pour je ne sais combien de temps ! Je veux tâcher de ne pas y penser, j’en ai trop besoin, il me semble que je suis desséchée comme une plante qui n’a pas été arrosée. Causons : j’ai vu M. Berchet[9] à Londres ; mais comme vous ne m’aviez pas dit qu’il a une grosse voix et un visage un peu lourd, j’ai été tout attrapée. Qui aussi se serait jamais imaginé un Italien tourné comme cela, et un poète, encore ? Enfin, ce n’est pas de votre faute et je ne veux pas vous le reprocher. Mais sa voix empêche de savoir ce qu’il dit. Pourtant, j’ai compris à travers ses paroles qu’il n’allait pas encore en Ecosse, ce dont j’ai été fâchée, parce que j’aurais pu lui être utile là, et qu’au total il me plaît assez ; non, il ne me plaît ni ne me déplaît, mais j’ai de l’amitié pour lui comme pour tout ce que vous aimez, pourvu toutefois que ce que vous aimez ne fasse pas battre des ailes à ce coquin de papillon que je voudrais voir redevenir chenille. Les cloches sonnent pour aller à l’église ; adieu ; j’y penserai à vous, j’y prierai pour vous, mon cher bon ange.


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Paris, samedi 13 juillet 1822.

Enfin ! une lettre de vous, chère amie ! et une lettre passablement longue, car assez longue, cela ne se pourrait, quand vous ne feriez autre chose qu’écrire. Oh ! qu’elle a été bien méritée, cette douce lettre, s’il suffit, pour cela, de l’avoir désirée et d’avoir souffert de ne pas la recevoir ! J’allais la chercher tous les deux ou trois jours au Marais ; et à la fin je n’osais presque plus y aller, tant je tremblais de ne pas la trouver. Avant-hier, sortant pour faire ma solitaire promenade du soir, j’ai rencontré Amédée[10], dans la rue, qui m’a accompagné et m’a appris qu’il venait de recevoir une lettre de vous, et qui a cru me faire bien plaisir en me donnant de vos nouvelles et auquel il a bien fallu montrer une joie polie d’en recevoir. La vérité est que je boudais et me dépitais, au fond de mon cœur ; s’il n’eût pas été trop tard ou si j’eusse été seul, j’aurais couru dans ce Marais lointain voir si je n’avais pas aussi ma lettre. Bien me prit de ne pas y être allé, j’en serais à coup sûr revenu bien triste et peut-être en colère, car je n’aurais pas trouvé de lettre et je me serais tourmenté à comprendre comment il se faisait que quelqu’un au monde pût m’apprendre de vos nouvelles. Je n’ai donc pu aller qu’hier tenter encore ma fortune ; et j’ai vu enfin votre écriture ! Mais elle ne venait que d’arriver ; je ne l’aurais pas trouvée la veille, et j’aurais passé la nuit agité par une mauvaise inquiétude au lieu de ne l’être que par d’agréables espérances.

……………….

Je suis triste et obsédé de ce que vous me dites de ce pauvre Auguste[11], non par aucun sentiment personnel, ni par aucune espèce de retour sur moi ; mais uniquement parce que je sens toute la douleur et toute l’anxiété que vous cause le malheur d’un si digne jeune homme et qui mériterait tant d’être heureux, puisqu’il vous aime tant ! Je ne puis, ni n’ose rien vous conseiller dans une circonstance si délicate. Ma raison s’en rapporte à la vôtre ; et mon cœur se confie pleinement dans tout ce que le vôtre résoudra. Je n’aurais jamais, à votre place, le courage de réduire au désespoir, dans un moment de crise et d’autres malheurs, un être dévoué et généreux, et je ne désire pas que vous ayez ce courage. C’est tout ce que je puis vous dire : je vous approuverai, je vous aimerai de tout ce que vous ferez, pourvu seulement que je le sache, et que vous preniez garde, en reculant une peine si cruelle, à ne pas la rendre plus dangereuse et plus grave qu’elle ne l’est aujourd’hui. La disposition morale où je me trouve vis-à-vis M. Th.[12] n’a rien qui ressemble à du remords, parce que je n’ai encore aucune certitude qu’il soit malheureux de ce qu’il a perdu, et il ne faut pas faire à de vagues regrets l’honneur de les prendre pour de la douleur. Je serais bien plus près d’avoir de véritables remords pour cet excellent Auguste. J’ai besoin de croire, par respect pour son malheur, que je n’y suis pour rien ; et je ne vous ôte rien, à vous, si je vous aime autant que lui. Oh ! qu’il y a de certains momens où j’aurais besoin d’être sûr, bien sûr de mériter d’être aimé de vous, et que je ne serais point coupable en empêchant le monde entier de vous aimer et de se faire aimer par vous ! Encore une fois, puisez toutes les inspirations de votre cœur et de votre bonté : vous ne pouvez jamais que me faire souffrir, et non me déplaire ; et dans le cas actuel, ne craignez ni l’un ni l’autre.


Mary Clarke à Claude Fauriel


Edimbourg, 27 juillet (1822].

... Si j’avais répondu de suite à votre lettre dernière écrite, j’aurais grondé tout le temps, non par rapport à moi, mais par ce que vous me dites des importuns qui vous assiègent. Comment, cher, vous laissez-vous ainsi manger ? Vous éparpillez votre existence avec une prodigalité coupable ; assurément je trouve que M. Thierry a tort de se faire machine toute tendante à un but ; mais je ne sais si vous n’avez pas plus tort encore de ne pas avoir de but du tout ; ou si vous en avez, de perdre tant de pas en route, de courir dans tant de petits sentiers que ce but n’est plus qu’un jouet pour votre imagination. Encore si les sentiers vous plaisaient tant que votre imagination n’eût pas besoin de ce jouet, rien de mieux ! Être heureux est ce qu’on peut faire de mieux dans ce monde. Mais il n’est pas vrai que vous vous contentiez ; du moins, il m’a paru qu’il y avait en vous de l’ambition, quoique étouffée par de l’orgueil, de la raison, de la paresse et bien de l’âme ; mais je ne vois pas pourquoi cette pauvre ambition serait étouffée tout à fait : elle est un excellent domestique, quoiqu’un fort mauvais maître. Il faudrait lui donner une portion raisonnable de nourriture, et c’est ce qu’elle n’aura jamais, si vous vous laissez tyranniser par des devoirs de société, — c’est votre mot, — car je ne me serais pas permis de censurer un homme aussi distingué que vous sur de pareilles choses si vous-même ne me les disiez. Je n’ai parlé que de vous ; mais moi, moi, croyez-vous que je n’aie pas d’ambition pour vous, et une ambition très vigoureuse, qui veut manger à toute force ? Nul homme ne peut servir deux maîtres, il y a longtemps qu’on l’a dit, mais peu de gens en sont convaincus ; mais de tous les maîtres, celui qui donne les plus mauvais gages, c’est la société et toutes les vétilles dont elle est remplie. Et quelle folie à vous surtout, qui en avez peu besoin, de vous y assujettir ! J’ai besoin que vous travailliez, non que j’aie besoin de succès pour vous aimer ; mais j’ai beaucoup d’activité en moi, et si j’avais été un homme, j’eusse été trop ambitieux. Telle que je suis, je la place en vous ; et si cette activité n’est pas employée à aller avec vous, elle vous tourmentera, je vous en préviens. C’est peut-être parce que je ressemblais trop à M. Thierry qu’il ne m’a pas aimée, car nous avions les mêmes défauts : l’excès en lui m’a, j’espère, un peu corrigée ; mais le naturel revient toujours. Non, mon cher ange, n’allez pas à la campagne, si vous devez m’y regretter davantage. Ne croyez pas que je sois assez égoïste (quoique je le sois pas mal) pour désirer vous voir tourmenté pour moi : je voudrais que toute l’influence que je puis avoir fût tournée à notre profit mutuel, et quoique malheureusement mon caractère bien souvent me gouverne et va en sens contraire de ma volonté, ma volonté aura toujours le dessus à la longue, et surtout dans toute décision où elle pourrait faire ou empêcher d’agir vous ou moi.


Claude Fauriel à Mary Clarke.


15 juillet 1822 (?)

Chère douce amie, la dernière fois que je vous écrivais, je vous promettais de vous écrire tous les jours au moins quelques lignes et de vous envoyer ces lignes quand elles auraient fait quelques pages : je vous faisais cette promesse de si bon cœur, ou plutôt j’avais tant de joie à me la faire à moi-même, que vous m’auriez aimé dans ce moment-là. Et cependant, je ne vous ai pas écrit, chère amie ; j’ai même voulu ne pas vous écrire : car si je vous avais écrit alors, ou je ne vous aurais pas dit ce que je sentais, chose dont je ne conçois pas la possibilité, ou je vous aurais attristée et inquiétée, ce que je ne voulais pas. Figurez-vous que je viens de passer un mois des plus tristes que je pusse prévoir. Mme de Condorcet[13] a été on ne peut guère plus gravement malade, et de manière à inquiéter et sa famille et ses amis, et moi plus que personne. J’ai été si affecté de cette inquiétude, que j’en ai souffert physiquement quelques jours beaucoup plus que je ne pouvais le dire, ni le laisser voir. Aujourd’hui, mon inquiétude et ma peine sont moindres, mais moindres seulement et non terminées : du reste, je suis mieux, moi, et je peux vous dire maintenant comme j’ai été. Tous les genres de peine se sont réunis sur moi dans ce triste intervalle : voire souvenir et l’espoir d’une lettre de vous étaient mon unique consolation. Mais soit erreur dans mes calculs, soit que les choses n’aient pu être autrement, j’ai espéré, désiré et cherché bien longtemps cette chère lettre avant de la recevoir... Vous êtes donc bien effarouchée, chère, chère amie, du temps que je me laisse manger par des importuns et par des devoirs de société. Je pourrais bien me défendre là-dessus et vous assurer que vous prenez la chose trop au sérieux. Je pourrais vous dire que par devoirs de société, je n’entends pas les frivolités et les ennuis journaliers que l’on désigne communément par ce nom-là : que si les momens que me prennent les importuns me paraissent quelquefois bien longs, c’est que rien ne paraît si long que ce qui ennuie ou distrait d’un intérêt quelconque, et non pas précisément que ces momens-là soient effectivement bien longs et bien fréquens. Mais je ne suis pas en humeur de faire mon apologie ; et puis, je trouve si doux de voir que ce qui m’intéresse vous touche, que j’accepte votre petite gronderie comme une marque de tendresse. S’il y a quelque chose en moi qui mérite d’être gouverné par vous, et d’être à vous, soyez sûre que je ne le laisserai pas à la discrétion ni de la société, ni des importuns. Je défendrai ce que vous aurez déclaré votre bien ; et si j’avais le temps de vous détailler les progrès que j’ai faits, en cela, depuis deux mois, vous seriez presque contente de moi. Ne vous figurez pas non plus que je sois sans ambition, j’en aurai bien plus à présent que vous en avez pour moi ; mais aujourd’hui, l’ambition, de quelque genre qu’elle soit, a tant d’obstacles à vaincre, et si peu de fruits à produire, que ce n’est presque pas la peine d’en avoir. Il faut du moins tâcher de n’en avoir qu’une où il y ait quelque fierté, quelque noblesse et l’espoir d’un service petit ou grand rendu aux hommes. L’ambition d’être Grec ou Espagnol me paraît aujourd’hui, dans le monde, presque la seule que l’on puisse avouer d’une voix bien ferme et bien haute...

Oui, chère douce amie, je le lirai, je le lirai tout entier, votre cher Walter Scott, à condition de le lire avec vous, ou pour en parler avec vous. Mais je vous annonce que nous aurons de grandes querelles, non pas précisément à propos de Walter Scott, non pas même à propos de votre enthousiasme pour les fées, pour les sorciers, pour les légendes ; j’aime la vie partout ; et celle des temps d’ignorance et de barbarie a des choses qui me plaisent et qui me charment, autant peut-être que personne Mais je ne voudrais pas que vous eussiez pour ces choses-là un enthousiasme exclusif et absolu ; et j’ai bien, bien des choses à vous dire là-dessus : il faut comprendre le passé et l’aimer, mais pas aux dépens ni du présent, ni de l’avenir

……………………..

Lundi soir à dix heures. — Je reprends ma lettre interrompue ce matin et je la reprends au retour de ma promenade du soir, que je fais presque toujours seul, et que je n’aime à faire que seul. Ce n’est qu’alors que je puis penser à vous tout à mon aise, me plonger dans les souvenirs du temps où vous étiez là et rêver plus doucement au moment de vous revoir. Je songe beaucoup à ce moment, mais le passé et l’absence sont encore bien forts ; et je ne veux pas trop lutter contre eux ; la tristesse qu’ils peuvent me donner, et qui peut percer quelquefois dans mes lettres tout comme sur mon visage et dans mes manières, n’a rien d’amer ; il y a pour moi une idée, un sentiment qui dominent tout, qui enchantent tout en moi, c’est l’idée, c’est le sentiment d’être aimé par vous ; je tremble seulement un peu que vous ne soyez pas suffisamment convaincue de tout ce que vous êtes pour moi ; et quand je vous entends dire que je ne vous aime pas assez, j’ai toujours un peu de frayeur que cela ne veuille dire qu’il n’y a pas assez de facultés en moi pour vous rendre heureuse. Oh ! que pourrais-je donc faire pour vous prouver qu’il n’y a jamais eu dans mon cœur de charme pareil à celui que vous y avez mis ? Je rêvais encore à tout cela ce soir, à propos de quelques mots de votre dernière lettre, et j’ai passé une partie de ma promenade à vous gronder, mais si doucement, si doucement que je crois que vous n’en auriez pas eu de rancune. J’ai passé le reste de mon temps à tâcher de me figurer ces châteaux et ces sites, où vous me dites que vous me désirez quelquefois. Oh ! si ce sorcier qui a bâti le vieux château que vous me dépeignez, pouvait me transporter seulement trois minutes par jour près de vous, ou seulement à la vue des lieux où vous êtes, j’aimerais ces sorciers bien autrement que vous ne faites, et j’oublierais volontiers pour eux tous ces Grecs, tous ces Romains et toutes ces civilisations que vous n’aimez pas. Mais, hélas ! il n’y a d’autre sorcier que le temps, et celui-là est un enchanteur terrible qui apporte souvent des peines inattendues, et n’apporte pas toujours les joies qu’il semble promettre.


Mary Clarke à Claude Fauriel


Edimbourg, dimanche 11 août (1822][14].

Je sens une reconnaissance profonde envers vous de ce que vous m’aimez telle que je suis ; être obligée de faire quelque chose pour plaire me fatigue terriblement, j’éprouve chaque jour que je redeviens plus ce que j’ai été autrefois ; je sens un bonheur suprême à reprendre mes facultés, mon énergie et à tout vous devoir ; je vous remercie aussi plus que vous ne pouvez comprendre de ce que vous ne tenez pas à ce que j’aime la parure et que j’y emploie beaucoup de temps : il serait difficile de nuancer en écrit tout ce que j’ai souffert pendant cette malheureuse liaison (qui a sans doute été mon purgatoire) pour ce seul caprice de M. Thierry, combien j’étais humiliée de me sentir amoindrie en me tourmentant sans cesse pour imaginer ce qu’il fallait faire pour lui plaire, et par la conviction que cela dépendait beaucoup de la robe que je portais et de la manière dont elle était attachée ! J’aurais voulu écraser sous mes pieds le sentiment qui, fait pour exalter, élever l’âme, ne servait qu’à me dégrader, et je l’écrasai, longtemps avant de vous connaître, mais en me déchirant comme un pauvre insecte s’échappe de l’épingle qui l’attache. Et vous, mon cher ange, vous seul pouviez me récréer. Je m’étais seule soustraite au joug ignominieux, et je suis fière de l’avoir fait, mais vous m’avez redonné des ailes et vous m’aimez, l’être élevé que la nature m’avait fait. Chaque femme qui peut dire cela doit le dire avec (une] reconnaissance passionnée : cela est tellement rare, comme les êtres nobles chez notre sexe sont rares ; vous cherchez toujours à nous abaisser au-dessous de vous au lieu de vous élever au-dessus de nous, et dans le fait, c’est bien plus court. Cela me rappelle un farceur qui paria qu’il ferait six paires de souliers en un quart d’heure et qui les fit en coupant le haut de six paires de bottes.

Eh bien ! mon papier vient d’être couvert de larmes, et voilà que je ris. Quelquefois cette mobilité en moi me désole ; j’ai si peur que vous ne me plaigniez pas assez, parce qu’une drôlerie me fait rire ! Il est vrai, cher ange, que ces larmes étaient plutôt d’attendrissement et de reconnaissance pour vous. Je ne crois pas que vous puissiez jamais m’en faire verser d’autres ; et si quelquefois elles sont plus douloureuses, c’est moi qui, par mes caprices involontaires et les absurdes jalousies qui me passent par la tête, en suis la cause. Adieu, pour ce soir, adieu, mon ange gardien.


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Paris, 22 août 1822.

Je suis toujours garde-malade et garde-malade inquiet ; et je suis de plus moi-même toujours un peu malade. Mais quant à moi, ce que j’ai n’est rien que je ne connaisse déjà pour l’avoir éprouvé d’autres fois ; c’est peu de chose, et cela se passera, je l’espère, sans avoir besoin d’autre remède que d’un peu de patience : ainsi donc, chère douce amie, n’ayez aucune inquiétude sur moi : je ne vous parle de cela que pour vous expliquer pourquoi je ne vous écris plus aussi fréquemment que je le projette toujours, et pourquoi il peut se glisser dans mes lettres quelques teintes de la tristesse que je combats, mais qui est parfois plus forte que moi. Si vous étiez ici, une partie du chagrin que j’éprouve me resterait, mais j’aurais pour me soutenir un sentiment de bonheur, des consolations, des paroles, des regards, des assurances, mille choses enfin que je n’ai pas, et que je ne puis me figurer aussi vivement que j’en aurais besoin. Dans la triste disposition où je suis, je n’ai, pour me consoler, que des souvenirs et une espérance ; et puis un. peu de travail qui me coûte et me fatigue, parce qu’il est un peu le fruit d’une violence que je me fais, pour ne pas me laisser trop aller à celle de mes impressions qui m’affligent...


Mary Clarke à Claude Fauriel


Keswick, le 8 septembre.

Qu’est-ce que Mme de Condorcet ? Je ne savais pas que la maladie d’aucune dame avait le pouvoir de vous rendre malade. Que vous est une dame dont la maladie vous affecte plus que sa propre famille ? qui vous empêche de m’écrire ? J’avoue que le commencement de votre lettre m’a tellement étonnée, que j’ai eu peine à fixer mon attention sur le reste, et quoique le reste, soit aimable, je ne puis surmonter le commencement même depuis plusieurs jours. Je vous ai écrit le jour même où j’ai reçu votre lettre, dans toute l’amertume de ma première impression ; mais, grâce à Dieu, je l’ai gardée et, l’ayant lue le lendemain avant de la mettre à la poste, j’ai renoncé à l’envoyer. Mais quoique je puisse me gouverner, je ne puis feindre, car je voulais ne pas vous parler de ce commencement de lettre. Mais au fait, vous n’avez pas pu douter en l’écrivant de mon étonnement en le lisant. Imaginez, moi vous écrivant ainsi et vous parlant d’un homme dont vous ne m’auriez jamais entendu prononcer le nom ! Je vous prie de répondre tout de suite à mes questions et de me savoir gré d’avoir bien voulu vous les faire. Il faut que je vous aime beaucoup, et surtout de tendresse ; vingt fois depuis trois jours, je me suis promis de ne plus vous écrire, et toujours mes larmes changeaient ma résolution, et tantôt ma raison plaidait pour et tantôt contre vous ; enfin, il vaut mieux peut-être prendre le parti que j’ai pris de parler ouvertement.

Je vous ai écrit il y a quinze jours ou trois semaines, j’en suis bien aise : dans ce moment-ci, je ne puis exprimer même ce que je sens et je sens beaucoup moins qu’alors d’amour pour vous ; je ne sais pourquoi, mais je suis toute racoquillée ; et puis si vous étiez inquiet pour moi, pourquoi ne pas m’écrire ? Est-ce si difficile ou si fatigant ? Je me suis beaucoup reproché d’avoir été si longtemps sans vous écrire. Je me demande si c’est que je ne vous aime pas assez, mais en bien examinant j’ai trouvé que, tous les matins et tous les soirs, je vous faisais des lettres dans ma tête ; mais comme je n’étais pas seule, quand il s’agissait d’écrire, je ne savais où me cacher. Pourtant je vaincs cela, car en ce moment deux personnes couchent dans ma chambre, et je ne veux plus être esclave de pareils accidens. Je sais bien que l’absence est une chose exécrable, et peut-être que si je vous voyais je n’éprouverais pas la sécheresse qui en ce moment m’empêche d’être heureuse en pensant à vous, car je crois bien que vous m’aimez ; ce que j’éprouve surtout, c’est le souhait de sauter quelques jours, quelques semaines pour ne pas sentir le malaise que j’éprouve à présent. Il me semble que toute explication vaudrait mieux, et quand j’examine, je ne puis dire au juste pourquoi ce malaise, ni qu’est-ce qui peut l’ôter ; pardonnez, cher, si tout cela vous fait peine, mais cela passera, j’espère, avec votre prochaine lettre. J’ai je ne sais quelle idée vague sur cette Mme de Condorcet qui m’est pénible, et je ne puis me souvenir quoi, ni comment, ni à quel sujet…


Fauriel à Mary Clarke.


(Sans date][15].

Chère et tendre amie,

Quand je vous ai parlé du malheur qui me menaçait, ce malheur était irrévocable, certain, et il est arrivé. On m’a mené depuis à la campagne, et j’en suis revenu, il y a déjà six ou sept jours. En arrivant, j’ai trouvé une lettre de vous ; et quoique vous écrire soit l’unique chose dont je me sente encore capable, je n’ai cependant pas voulu vous écrire sur l’impression que m’avait faite votre lettre. Mon bon génie m’a dit d’attendre ; je l’ai cru et en suis récompensé ; car j’ai reçu hier votre dernière lettre, et je serais un misérable ingrat de vous parler de la précédente, ou même de m’en souvenir ; je ne veux et ne puis vous parler que de celle qui est de vous, bien de vous ; et celle-là est la première, l’unique goutte de baume qui soit tombée du ciel sur mon pauvre cœur depuis quelque temps si souffrant et longtemps si inquiet, si troublé de pressentimens funestes dont aucun n’a été mensonger. Je n’ai point manqué, dans ce malheur, d’amis tendres et sincères qui ont fait tout ce qu’ils ont pu, pour me consoler, ou même qui ont souffert avec moi[16] ; mais être consolé est un mot qui n’a pas de sens ; et puis, il y a un tel défaut de sympathie entre moi et plusieurs des personnes avec lesquelles je me suis trouvé le plus en contact depuis quelque temps, que j’aurais gagné beaucoup à la liberté de souffrir franchement et sans contrainte ; néanmoins, c’était un devoir pour moi de ne pas être ingrat et dur pour des sentimens respectables en eux-mêmes et réellement bienveillans pour moi. Ce dont j’aurais eu besoin, et dont j’aurai toujours besoin, c’est de quelqu’un pour pleurer avec moi, et pour comprendre mes larmes ; et vous n’étiez, et vous n’êtes pas là, chère amie. Cependant, depuis votre dernière lettre, il me semble que vous n’êtes plus si loin de moi ; je ne sais quel songe de terreur, qui m’a violemment passé par la tête, s’est dissipé complètement, et quelque chose de doux est entré dans mon cœur.

N’allez pas, je vous en supplie, ni me gronder, ni vous étonner de ce que je ne vous avais pas parlé d’une personne qui était tant pour moi. D’abord, je ne sais pourquoi, je m’étais mis dans la tête, que vous saviez cela du moins vaguement, et autant que vous pouviez, sinon désirer le savoir, du moins avoir besoin de le savoir.

Mais la vérité est que c’est pour avoir eu, à cet égard, trop de prétentions et de trop doux projets que j’ai non pas négligé, mais différé de vous parler d’une amie qui était trop [pour] moi, pour n’être rien pour vous. Je lui avais inspiré un vif désir de vous connaître, j’étais sûr qu’elle vous aimerait ; et il y a longtemps que vous auriez su tout cela si vous étiez restée à Paris. Mais tous mes projets là-dessus n’ayant guère été formés que vers l’époque de votre départ, j’ai cru follement qu’il fallait attendre votre retour pour vous les dire, et tâcher de vous les faire aimer. Je suis puni d’avoir oublié un instant que la destinée ne respecte pas toujours les arrangemens heureux que l’on fait pour l’avenir, et qu’il faut prendre le bonheur en détail, goutte à goutte, comme on prend les rayons du soleil, en hiver, dans les pays où le ciel est souvent voilé de nuages. Je n’ai ni le courage, ni la possibilité de vous écrire plus longuement là-dessus : ces choses-là ne sont pas de celles qui s’écrivent : car la parole la plus intime, aidée de tout ce qui vient de l’âme, et sert à en exprimer les émotions et les sentimens, suffit à peine à les dire...

……………………….

O chère amie, pardonnez-moi de vous écrire en ce moment, où je ne puis vous écrire que pour verser dans votre sein les larmes les plus amères et les plus justes que j’aie répandues de ma vie. De tout ce que contient votre dernière lettre, je ne veux et ne puis en ce moment vous parler que d’une seule chose, dans laquelle vos paroles se rencontrent bien tristement avec ma destinée. Vous me parlez du prix d’une amie pour un homme, et de l’insuffisance de l’amitié entre hommes ; eh bien ! j’en avais une amie, celle dont je vous parlais, que je tremblais de perdre ; et quand vous lirez cela, je ne l’aurai plus, et vous dire ce que j’aurai perdu, je n’en ai ni l’intention, ni la puissance. Vous dire ce que je souffre depuis trois jours, je ne le puis pas davantage : je ne puis essayer de le faire comprendre complètement à personne, puisque vous n’êtes pas près de moi, pour m entendre et pour avoir pitié de moi. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’en perdant cette adorable amie, j’ai perdu l’unique personne au monde à qui j’eusse pu parler de vous, et qui eût pu me comprendre. C’est que le plus doux rêve de ma vie, qui était celui de mêler nos vies à tous les trois ou tous les quatre, a duré bien peu : ainsi, ce n’est pas moi seul, qui fais une perte irréparable ; il me semble que c’est nous, et c’est bien nous, si votre cœur comprend le mien et s’en rapporte pleinement à lui. Et s’il y a jamais eu un moment dans ma vie, où mon cœur en mérite un comme le vôtre, par tout ce qu’il sent, par tout ce qu’il souffre, c’est assurément ce moment-ci. Ne vous inquiétez[17], du reste, pas trop de moi, ma chère consolation et mon cher espoir ; je suis physiquement aussi bien que je puis l’être ; et quant au reste, j’ai du courage et je soignerai ce que vous aimez. Je ne puis écrire bien longuement aujourd’hui, peut-être ne pourrai-je vous écrire de nouveau que dans quelques jours ; dans tous les cas, je vous écrirai le plus tôt possible. — Je ne serai pas ici au moment où je pourrais y recevoir une lettre de vous, je ne sais pas même où je serai. Mais écrivez toujours ici, rue de Seine, n° 68 ; quelque part que je sois, vos lettres me parviendront, me consoleront et me trouveront plein de vous ; plus digne de vous peut-être ; car la douleur, je le sens, est un feu qui épure les âmes. Adieu, ma vie.


Mary Clarke à Claude Fauriel


Septembre 1822.

Mon pauvre cher,

Si j’étais indépendante, je volerais à vous tout de suite, car que peuvent les paroles et les paroles écrites ? Quelques caresses vous feraient plus de bien ou des larmes versées avec vous, et pourtant il faut que je vous aime beaucoup, beaucoup, pour pleurer avec vous une personne que vous aimiez tant et dont vous ne m’aviez jamais parlé, ce qui est pour moi une chose inconcevable. Pardonnez-moi une lettre que je vous ai écrite tout dernièrement : je ne vous croyais pas malheureux. Rendez-moi la justice de penser que si j’avais eu la plus petite idée du chagrin où vous êtes, je n’eus[se] jamais pu écrire ainsi ; et si vous pouvez penser à autre chose en ce moment qu’à la perte que peut-être vous avez faite, pensez que si vous m’en aviez parlé auparavant, je n’aurais pas écrit ainsi non plus. Mais je veux croire que vous aviez quelques raisons que vous trouviez bonnes, car il m’est impossible à moi de trouver bon le manque de confiance ; mais je ne vous accuse pas ; votre dernière lettre m’a fait tant de peine que j’avais en la lisant tout à fait oublié combien j’avais été offensée, et je vous supplie de me pardonner si je vous ai blessé dans ma dernière lettre. Si le malheur que vous craignez n’est pas encore arrivé, ma dernière lettre vous fera bien mal. Oubliez-la, je vous en supplie ! Je ne sais que vous dire, rien n’est absurde comme les consolations quand on souffre. Je ne veux point vous en tourmenter. Mai» songez combien je vous aime, combien je partage votre douleur. Hélas ! je suis si loin ; je ferai mon possible pour retourner plus tôt que je n’avais pensé. Je vous en supplie, écrivez-moi tout de suite, seulement quelques lignes s’il vous est pénible d’écrire longuement, pour me dire comment vous êtes et que je ne vous ai point fait de peine, ou, si je vous en ai fait, que cette lettre-ci me fera pardonner. J’ai bien, bien besoin de vous voir, de causer avec vous. Ecrire m’ennuie, je ne sais que dire, car si je disais tout ce que je dirais de vive voix, ce serait trop long, et comme parler est un plaisir et écrire une peine, il se trouve que mes pensées s’envolent quand il faut souffrir une opération douloureuse pour les exprimer, et reviennent en foule dès que l’opération cesse. Votre lettre m’attriste et me tracasse, je ne puis souffrir de vous savoir malheureux et loin de moi, et personne pour vous dorloter. Je n’aime pas que vous souffriez ; vous n’en avez nullement besoin, vous êtes tout douceur, tout résignation ; la douleur m’a fait beaucoup de bien, à moi ; j’en avais grand besoin pour me faire valoir quelque chose et j’avais assez d’énergie et d’esprits animaux pour en perdre la moitié et qu’il m’en reste. Mais vous, mon pauvre ange, qui êtes si triste, si tendre, vous avez besoin de bonheur pour vous remonter. On dirait que quelque chose a enrayé quelque rouage en vous. C’est une chose que je ne puis m’expliquer ; vous m’avez toujours fait l’effet d’un homme résigné, et non d’un homme content. Peut-être que je me suis trompée. Adieu, il est bien tard et je suis bien fatiguée. J’aime mieux vous envoyer cette lettre toute courte qu’elle est, que d’attendre pour vous écrire autre chose. D’ailleurs, que puis-je vous dire ? Il m’est impossible de m’occuper d’idées quand vous êtes dans le malheur. Adieu, je vous aime de toute mon âme..


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Le 18 novembre.

Chère amie,

Il y a déjà plusieurs jours que j’ai reçu votre dernière lettre de Cold Overton écrite à deux reprises différentes : mon premier mouvement a été d’y répondre tout de suite ; je l’ai essayé ; mais je n’ai pas tardé à reconnaître qu’il ne serait pas généreux de céder à une impulsion irréfléchie, et de vous laisser voir tout le désordre, et toute la douleur qu’a causée en moi la nouvelle inattendue que vous ne revenez pas. J’ai voulu, avant de vous écrire, voir si quelques efforts sur moi-même me donneraient le calme nécessaire pour vous parler de moi sans trop ajouter à vos peines ! Car, dans les angoisses inexprimables de mon cœur, le besoin et le désir de vous consoler, de savoir que mon souvenir est de quelque douceur pour vous, sont encore ce que je sens avec le plus de force et de la manière la plus distincte, ou du moins avec la plus ferme volonté de me rendre tel que vous pouvez me souhaiter, et que je voudrais être pour vous. Sachez seulement que personne au monde n’eut jamais plus besoin de courage que je n’en ai depuis votre dernière lettre, que jamais un être humain n’eut plus besoin d’en voir un autre, que je n’en avais de vous voir, de vous entendre, de vous ouvrir une âme qui ne peut l’être qu’à vous, de vous montrer quelles douces espérances je fondais sur le charme de votre empire sur ma pensée, sur mon cœur, sur mon esprit et sur tout ce qu’il y a en moi de moins indigne d’être aimé par un être aimable et sachant aimer. Sachez bien tout cela, chère amie, dites-vous-le quelquefois : ayez pitié de moi, et soyez bien sûre que vous êtes aimée. Du reste, n’accueillez, je vous en conjure, aucun sentiment pénible, aucune espèce de dépit et d’amertume contre rien de ce qui vous environne : aimez tout ce que vous aimiez, comme si je n’existais pas ; et puisque c’est à moi à souffrir, je tâcherai de m’y accoutumer. Fussé-je au bout de l’univers, en butte à tous les malheurs qui peuvent accabler une pauvre créature humaine, l’idée d’avoir été aimé par une âme telle que vous, l’idée de l’être encore, l’espoir même, le simple espoir de n’être jamais tout à fait oublié, sont un bien dont je remercierai toujours le ciel, dont je serai toujours fier, qui me donnera toujours le droit de penser que je méritais plus de bonheur que je n’en aurais eu. Si ces sentimens sont de quelque prix pour vous, si vous y trouvez quelque consolation, dites-le-moi, chère douce amie, dites-le-moi de cent manières, afin que je me croie encore bon à quelque chose, et que tout, dans mon existence, ne soit pas amertume, regret, déplaisance ou douleur[18].


{{c[II. — REVOIR. — PROJETS. — DÉPART }}


Mary Clarke à Claude Fauriel


[Paris], samedi matin.

Mon ange, l’air me rappelle tant l’année dernière, qu’il m’a fallu toute ma raison pour ne pas vous envoyer chercher pour vous voir toute la journée comme alors et pour vous continuer ce que je disais hier ; et peut-être que lorsque je vous aurais vu, je n’en aurais pas le. courage, car j’ai l’air de bien manquer de délicatesse, et pourtant cela n’est pas, je vous assure. J’ai été malade deux jours, il y a un mois, de l’effort que j’ai fait pour vous écrire une lettre dont vous devez vous rappeler. Vous m’avez demandé alors si je n’avais pas d’autres raisons que celles dont je parlais pour l’écrire. J’ai dit que non, parce que je n’ai pas eu le courage de vous dire la vérité ; d’ailleurs, j’ai cru d’après votre réponse que vous étiez lié ou par quelque promesse ou par quelque lien que vous ne pourriez jamais rompre. Je suis trop heureuse que cela ne soit pas, mais je n’aurais jamais eu le courage ni même la pensée, ou de vous écrire cette lettre ou de vous demander comme hier une explication dessus, si maman dès lors ne m’avait pas objecté l’imprudence de voyager avec vous, de rester dans les mêmes villes, de revenir en même temps, et ce qu’on ne manquerait pas de dire. Toutes les fois qu’il en a été question, elle a refait la même objection. Ce n’est pas du tout parce qu’elle n’a pas envie d’y aller : au contraire, cela lui plaît beaucoup ; mais elle dit (puisqu’il faut trancher le mot) « qu’il faut que je vous épouse avant de revenir » ou que je n’y aille pas. J’étais très malheureuse après notre conversation, il y a un mois, parce que je ne voulais pas lui dire mes craintes, et je ne savais comment interpréter ce que vous m’aviez dit ; mais je lui ai dit que cela ferait mourir Auguste de chagrin, parce qu’elle m’avait d’abord dit que cela devait être avant de partir. Cette raison la satisfit ; mais à présent, c’est avant de revenir qu’elle le veut, ou elle n’y veut pas aller[19]. Je crois bien qu’avec des larmes, je lui ferais faire tout ce que je veux ; mais, mon cher ange, y a-t-il le sens commun à vous et à moi, de courir le risque de perdre ma réputation pour un scrupule de délicatesse ? Le dois-je à moi-même et à ma famille ? Vous n’avez pas d’idée en France du tort qu’un souffle sur moi ferait à ma famille en Angleterre, à ma nièce qui entre dans la vie, du chagrin que cela ferait à ma sœur. Elle aurait beau être sûre et tout le monde aurait beau être sûr qu’il n’y a pas un mot de vrai, et malheureusement ces médisances-là se savent toujours où on ne voudrait pas. J’étais prête à tout faire pour ne pas vous quitter. Cependant, j’étais prête aussi à me résigner à aller en Angleterre ; mais à présent que je sais votre raison, je la trouve absurde. Nous vivons l’un et l’autre. Ce que j’ai me sera plus que suffisant : donc, vous ne serez jamais qu’où vous en seriez, si je n’existais pas.

Vous dites que vous ne voulez pas jusqu’à ce que, etc. Mais si nous sommes séparés, vous serez triste, flasque, et loin d’avancer notre réunion, une séparation la retardera. Et puis, ne dirait-on pas, à vous entendre, que cette réunion vous empêchera de réussir, lorsque au contraire vous avez besoin de la tranquillité la plus grande pour cela. Et puis, quand même vous ne réussiriez pas, croyez-vous que je vous aimerais un grain de moins ! Et supposons un moment que vous soyez sûr de ne pas faire ce que vous voulez et que vos scrupules de délicatesse restent toujours, qu’est-ce que nous ferions ? Exactement la même chose qu’à présent, nous tracassant l’esprit perpétuellement pour être ensemble, bisquant quand il y a un tiers, tremblant quand le beau temps viendrait au lieu de nous réjouir, parce qu’il peut nous séparer, et passant le reste de notre vie à nous attrister et à nous contraindre. Ou supposons que nous agissions si prudemment que personne ne jase sur nous, cet été, et que j’amène maman en Italie et que nous revenions. Nous avons encore l’hiver prochain à passer comme celui-ci, vous perpétuellement dérangé, le matin, pendant que vous travaillez, dérobant quelques heures pour moi, rentrant triste chez vous. Mon cher ange, je ne puis souffrir que vous soyez triste ! C’est cette idée de la vie que vous menez qui me donne le courage de sortir de ma place et de vous dire tout ceci. Il vous faudra au moins tout l’hiver pour ce que vous voulez faire, au moins. Le printemps venu, maman voudra pour sûr aller en Angleterre, et je n’y opposerai pas une objection, pour rien au monde, ce serait trop injuste. Nous en serons exactement au point où nous en sommes, avec une année de plus sur notre tête dont nous aurons passé une bonne moitié à nous chagriner. Il vous faudra la moitié de l’été pour publier, corriger des épreuves, et pendant tout ce temps-là, le même scrupule de délicatesse durera et je ne serai pas avec vous. Quand on est heureux, il n’y a rien de si aisé que d’attendre le succès un an ou deux. Qu’est-ce que c’est dans la vie ? Mais quand, pendant deux ans, on est perpétuellement triste et inquiet, cela en paraît dix, et l’effort pour les supporter coûte toute l’énergie qu’on dépenserait à conquérir. Notez que tout ce dernier cas suppose que tout est dans son plus beau et se passe comme nous le pouvons le plus le désirer. Et ces scrupules, que de choses je pourrais dire pour démontrer je ne dis pas seulement leur fausseté, mais leur cruauté I A présent que l’effort est fait, je puis parler ; mais depuis deux mois, que de larmes j’ai versées, ne pouvant imaginer quel était ce lien dont vous parliez, imaginant les choses les plus étranges jusqu’à croire que vous étiez marié, mais si malheureusement que depuis des années vous étiez venu à bout d’en détourner vos pensées ; ou bien jusqu’à croire que vous ne m’aimiez pas assez pour renoncer à votre liberté ! (Et même cette idée a de la peine à partir.) Et puis, dans une incertitude perpétuelle si j’irais en Angleterre ou en Italie, Mon cher ange, croyez-moi, vous vous exagérez les difficultés de la vie, et surtout vous êtes injuste envers nous deux de croire que nous avons besoin l’un ou l’autre de plus d’argent, de plus de réputation. Mon Dieu, ces breloques des hommes sont si peu de chose quand on est heureux comme nous le sommes ! Car nous avons le nécessaire. Il y a presque de l’indélicatesse à vous de penser si mal de moi que d’en vouloir plus pour moi, car c’est croire que je vous aime si peu. Et après toutes les preuves que je vous en ai données, je serais un monstre si je ne vous aimais pas, quand ce ne serait que de pouvoir écrire une lettre comme celle-là ! D’ailleurs, la nécessité où la résolution de maman nous a forcés quasi de nous décider avant l’hiver prochain ou de nous séparer, est peut-être ce qui pouvait arriver de plus avantageux pour l’acquisition même de cette breloque de réputation ; car ni vous, ni moi n’eussions jamais pu parler de notre destinée, si nous n’y étions forcés, et je suis convaincue que rien n’est plus contraire à la santé de votre esprit, conséquemment à cette acquisition, que la vie incertaine et tracassée que vous menez. Adieu, mon cher ange.

MARY.

Quel temps délicieux et comment se tourmenter quand le ciel est si beau et les oiseaux si contens ? Quelle folie de nous séparer quand notre grand regret est de ne pas nous être rencontrés plus tôt ; relisez ma lettre au moins deux ou trois fois[20].


Mary Clarke à Claude Fauriel


Il m’est impossible de rester toute la journée dans l’incertitude si je vous verrai ou non. Venez ce soir, venez tous les soirs, ou au moins, si vous deviez en passer un sans venir, venez le matin me le dire. D’ici à deux ou trois jours, j’espère vous voir en haut le matin au moins une fois, car je ne vous vois jamais. Je n’ai pas pu répondre à votre chère petite lettre encore. Soyez sûr que je ne fais aucun projet qui ne soit entièrement à cause de vous, mais comme je ne connais pas les vôtres, et que vous avez toujours été vague et mystérieux avec moi, il y a longtemps que je me défends toute espèce d’idées sur l’avenir, parce que tout cela vous appartient, et vous en ferez ce que vous voudrez. Qu’aucune parole ni même apparence d’action ne change votre foi en moi à cet égard ! Je vous supplie, venez ici tous les soirs ! D’ailleurs, vous m’avez promis solennellement il y a six mois de n’être jamais un jour entier sans me voir. Rappelez-vous-en. Adieu, mon ange.


Mary Clarke à Claude Fauriel

Mon cher ange, j’y serai toute la journée. Après une heure, je mettrai la clef à la porte en haut et je monterai de temps en temps voir.

Puisque l’on vit si bon marché à Florence, du moins d’après tous les renseignemens que j’en ai, nous aurions de quoi y être presque riches si vous Vouliez vivre avec moi. Il n’y aurait pas besoin que vous vous démeniez pour rien acquérir. De plus, est-ce que cela ne serait pas bien plus sensé que de nous user comme nous faisons ? Cette séparation me fait d’autant plus de mal, qu’à moins que vous ne veuilliez changer d’avis, elle ne sera pas la dernière. Est-ce par amour pour moi que vous voulez nous faire perdre à tous deux nos meilleures années ? Je vous assure que, même comme économie, nous y gagnerions, je pourrais vous le prouver facilement ; et comme travail, vous y gagneriez énormément de temps. Regardez, nous allons jeter chacun de notre côté de l’argent et du temps sur les grandes routes, afin de nous voir un peu plus, et par un mauvais calcul nous nous verrons moins : nous aurions pu vivre ensemble à moins de frais, et certes vous auriez travaillé plus. Mon cher ange, si vous m’aimez, tâchez de voir cela au juste et de ne pas me rendre malheureuse pour mon bonheur.


Claude Fauriel à Mary Clarke.


... J’attends toujours votre opinion et votre impression sur le voyage d’Italie pour arrêter mon plan là-dessus.

Peut-être passerions-nous assez tristement l’hiver à Milan, où il me paraît que nous ne pourrions guère nous voir plus qu’à Paris ; mais la Toscane, l’Apennin et plus de liberté sont là, en perspective, et il me serait doux de voir et d’étudier avec vous un pays que j’aime, et de mettre dans votre lète, à la place des Gylpies, quelque chose de plus sérieux et d’aussi aimable ! Nous serions à moitié chemin de la Grèce ! Voyez, décidez ! je n’ai point encore répondu sur l’Italie, de peur de prendre des engagemens qui vous déplairaient. J’attends ; mais je voudrais que vous eussiez pour le parti que vous prendrez, quel qu’il soit, un attrait indépendant de moi, une chose que vous feriez si je n’existais pas. Quant à ce qui dépend de moi, que puis-je vous dire ? Ne savez-vous pas que tout ce que je suis ou puis être est à vous ?…


Mary Clarke à Claude Fauriel


Vevey, le 24 décembre 1823.

Mon ange,

Il fait un temps superbe, à la fin ; mais je ne veux pas aller courir sans vous écrire, parce que j’ai peur qu’à cause de l’air tranquille avec lequel je parle d’aller en Italie dans ma dernière lettre, vous ne croyiez que cela m’est indifférent et que vous ne jetiez le manche après la cognée si à la police on vous fait des difficultés. J’ai pris l’air tranquille parce que sur et par-dessus tout je voudrais que nous fassions ce qui vous est à vous, vous, vous plus utile et plus agréable ; mais si cela vous l’est, je rejette l’air tranquille, qui me gêne, d’ailleurs, pour vous prier de ne pas vous décourager pour des petites bêtises qu’on fait à la police, qui est une chienne et qui ne vaut pas la peine qu’on se décourage pour elle de ce qu’on a envie de faire. J’espère bien qu’elle ouvrira ma lettre, celle-ci, parce que les écouteurs n’entendent jamais rien de bon, et qu’elle vous l’enverra cependant parce qu’elle se piquera peut-être d’honneur et voudra me prouver qu’elle est un peu moins malhonnête que je ne le crois. Mais je crois qu’elle m’a escroqué votre première lettre ; car j’ai écrit au maître de poste à Lausanne, et j’ai reçu, en retour une lettre d’Auguste qui y était ; et si la vôtre y était, elle me serait venue. Mais je viens d’écrire à celui de Berne et j’écrirai à tous les maîtres de poste de la Suisse plutôt que de manquer une ligne de vous…


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Lundi 29 septembre.

... Quoi qu’il en soit de ce voyage désiré, projeté, espéré et sur lequel je compte, croyez qu’il ne peut me convenir, me plaire et m’être bon à quelque chose, qu’autant qu’il sera de même pour vous. J’ai le désir de travailler sérieusement à Milan, l’espoir de pouvoir le faire, et celui d’y trouver avec vous et pour vous plus d’agrément que je n’en puis prévoir ici. Il y a à Milan bien plus de distraction de société qu’il ne vous en faut à vous et à moi : il y a des personnes excellentes à voir et à connaître que nous pourrons voir et connaître ensemble, des moyens de vous occuper des arts que vous aimez ; il y a... mon Dieu ! je voudrais qu’il y eût tout ce qui peut vous intéresser, vous plaire et mériter votre contentement...


Mary Clarke à Claude Fauriel


[De Genève, sans date].

Cher ami,

Vous ne me dites pas ce que je voulais surtout savoir : est-il utile pour ce que vous voulez faire que vous passiez par le midi de la France ? Je suis d’autant plus impatiente de le savoir, que si oui, nous irons vous attendre plus au midi que Lyon. Ne vous embarrassez pas de la route pour nous : je trouverais de là facilement ; mais écrivez-moi cela tout de suite : la route du Simplon est très facile aussi. Je ne crois pas que vous puissiez faire autrement que de passer par le Piémont pour aller à Milan, si nous allons au midi de la France ; mais vous qui avez des cartes et des livres, qui vous empêche d’y regarder ? Je n’ai ni l’un, ni l’autre. Ne vous mettez pas à imaginer ce qui nous est le plus agréable ou commode : ils le sont également, et quant à la commodité, nous ne sommes pas du tout faciles à tourmenter pour cela. Notez bien que je ne vous demande pas ce qui est le plus agréable à vous non plus, je vous demande si cela vous sera utile. Mais pour l’amour de Dieu, dites-le-moi clairement et sans cérémonie...


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Jeudi 9 octobre 1823.

Chère amie, il est fâcheux de ne pas s’entendre tout de suite quand on est obligé de s’expliquer de si loin. Je me suis bien mal fait comprendre, ou vous m’avez bien mal compris dans ma dernière lettre ; je ne sais pas à qui la faute ; mais à quoi servirait de le savoir ?

Je ne comprends pas comment, d’après ce que je vous ai dit au moins vingt fois à ce sujet, vous avez pu vous mettre dans la tête qu’il pouvait m’être utile de passer par le midi de la France pour aller en Italie : et encore moins puis-je comprendre comment vous vous êtes figuré que je ne vous aurais pas ouvert la bouche de cette utilité-là, si je l’avais eue en vue. Ce que j’ai à faire et à voir dans le midi de la France exige un voyage exprès, impossible en ce moment pour dix raisons et auquel je n’ai pas songé depuis longtemps, longtemps ; ce que je pourrais voir et faire en passant par ce pays pour aller en Lombardie est trop peu de chose pour que j’y attache la moindre importance : ainsi donc je vous dis, puisque j’ai besoin de vous le dire, qu’il m’est parfaitement inutile, en ce moment, de passer par le midi de la France.

Cela étant ainsi, je n’avais plus à me décider que sur des raisons d’agrément ou de commodité ; et comme, à cet égard, tout m’est parfaitement indifférent, c’était votre agrément ou votre commodité que je consultais, que je désirais connaître pour m’y conformer ; c’est là ce que j’avais cru faire, sur quoi j’attendais votre réponse, et c’est à quoi vous me répondez par des questions sur mon utilité, avec l’impatience que vous donne le froid et le mauvais temps de Genève !


III. — VOYAGE d’ITALIE. — MALENTENDUS


Mary Clarke à Claude Fauriel


[Milan (?)], dimanche.

Puisque j’ai commencé à vous écrire la vérité, je vous la dirai tout entière ; je n’ai pas eu un instant de repos depuis jeudi, parce que vous avez demandé à Mariette, avec des airs si tendres, comment elle se portait. Vous ne m’avez pas demandé comment je me portais une seule fois depuis quinze jours, je l’ai marqué par écrit. J’ai passé presque cette nuit à vous écrire. Je tiens ma résolution de ne pas vous envoyer des lettres où j’en dis trop. Pourtant, comme j’ai en ce moment un intervalle de raison, j’en profite pour vous le dire plus tranquillement ; je crois quelquefois que je perdrai la tête, si vous continuez comme vous faites. Croiriez-vous que plusieurs fois l’idée d’aller vous poignarder s’est présentée à moi ? Mais avec une envie effroyable ! Je n’en peux mais. Mme A… m’a dit hier que vous étiez amoureux de toutes les femmes un peu bien. C’est le fait. Tenez, Dicky, il faut que vous changiez, ou que je cesse de vous voir, ou je ne sais pas ce qui arrivera. Ce n’est pas Mme Arconati[21] qui me tourmente, c’est cette créature de Mariette[22]. Je veux que vous ne la regardiez jamais. Je veux que vous veniez ici demain à deux ou trois heures. Je veux pour une fois assouvir ma poitrine. Il me semble que j’ai une bête féroce qui me dévore. Ah ! vous étiez bien heureux quand vous éprouviez la même chose. Vous veniez me voir quand il vous plaisait, sur le quai Malaquais, et je vous consolais doucement et tendrement. Mais vous êtes plutôt homme à me dire des duretés. Je veux que vous veniez demain à l’heure que j’ai dit.


Mary Clarke à Claude Fauriel


Florence, le 23 mai 1824.

J’ai parlé italien tout le temps avec l’homme[23] qui m’a beaucoup plu. Il avait deux bonnes qualités : une belle physionomie et il ne savait pas le français. Nous sommes partis le lendemain et mon cœur a sauté de joie en entendant un brave vieux qui était dans notre voiture dire qu’il était de Florence et qu’il ne savait pas le français. Je l’aurais croqué pour ses ha[24] et sa façon de parler ressemblait au livre sur l’architecture qui m’a plu et qui vous ennuyait, vous. C’était si naïf ! Loin de trouver ces ha désagréables, ils me plaisent, ils donnent à l’italien une certaine physionomie espagnole. J’ai fait la cour à mon compagnon et à son chien tous les deux jours que nous avons passés ensemble pour qu’il jasât, aussi l’a-t-il fait toute la journée. Mais j’avais surtout trouvé la pie au nid dans le cabriolet : un adorateur qui ne savait pas de français non plus, qui m’a fait une déclaration et les yeux doux et une lettre, que sais-je ? Malheureusement il a été obligé de partir le surlendemain de notre arrivée ici, mais il espère venir à Rome pour me retrouver, ou ici quand je reviendrai. Je vous réponds que je n’ai pas fait la sévère et que je ferai accueil à tous les soupirans qui ne sauront pas le français, fussent-ils bancaux, bossus et borgnes, mais celui-ci est fort joli, a de l’esprit et (pour un Italien) de l’instruction : il aime beaucoup Manzoni. Je vous dis qu’il est fort gentil ; seulement, il a la tête plus remplie de Donne que les Espagnols de petites bêtes. Il m’a dit qu’il avait eu des liaisons d’amour avec dix-neuf, et il a vingt-deux ans ! et qu’il n’avait rien trouvé de capable de le fixer avant moi. Dix-neuf femmes, juste ciel !... Et un homme a l’impertinence de me dire cela en s’imaginant que je serais peut-être la vingtième ! Pourtant, il faut que vous sachiez qu’il était très respectueux, malgré de si belles confidences. Quelles drôles de gens que ces Italiens : je n’en reviens pas, dix-neuf femmes ! Oh ! Soliman ou Achmet ou Sélim, vos sérails ne sont rien auprès de cela ! Ne croyez pas non plus que ce fût par fatuité. Du tout, il n’avait pas de vanité, mais très simple et très bon enfant, et je vous réponds que ce qu’il m’a dit est vrai. Je lui ai fait beaucoup de morale et l’ai engagé dans un discours très bien tourné en italien de ne plus s’occuper de Donne, pas plus de moi que d’autres. J’espère que mon sermon et mes défenses auront eu le succès accoutumé des sermons, et que par conséquent je le retrouverai...


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Venise, le 11 juin 1824, vendredi.

... Non, chère amie, non, je ne veux pas, je n’ai jamais voulu, et je voudrais moins que jamais que vous ne soyez heureuse qu’à ma façon : il a été un temps où il vous aurait suffi d’être bien sûre d’être aimée pour être heureuse ; et il me semble que ce temps n’est plus, ou que vous doutez de mon amour. Oh ! chère amie, que je suis à plaindre si c’est moi qui, par des momens d’humeur et d’impatience que je me reproche amèrement sans songer s’ils ont été tout à fait et uniquement ma faute, vous ai réduite à penser comme vous pensez aujourd’hui ! Oubliez-moi, je vous en conjure, si vous vous sentez malheureuse par moi, si vous me croyez capable de faire pour votre bonheur quelque chose que je ne fais pas, si le repos vaut mieux pour vous (et je pense qu’il vaut mieux) que les agitations de la crainte et de l’espérance. Vous avez devant vous une douce perspective, celle d’une existence paisible au milieu d’une famille qui occupe une grande place dans vos affections. Profitez des dispositions où vous mettent le contraste des souvenirs de cette famille chérie et des fatigues, des dégoûts d’un voyage qui ne répond point à votre attente, pour achever de surmonter ce que vous pouvez avoir encore pour moi d’un peu plus que de l’amitié. Votre bonheur m’est si cher que je serai satisfait d’y concourir à quelque prix que ce soit. Ne pensez pas au mien ; j’ai passé l’époque de la vie où l’on y peut avoir de grandes prétentions et je sais que bien d’autres, qui en méritaient plus que moi, ont quitté ce monde sans en avoir eu. Je ferais, en ne devenant pour vous que l’objet d’une affection ordinaire, la plus grande perte que j’aie pu faire de ma vie ; mais je ne veux point exagérer mon malheur ; j’y trouverais quelques consolations dans l’étude et dans des occupations d’esprit dont le motif est, je crois, un peu supérieur à celui de la simple vanité ; et après tout, quand je serais plus malheureux encore que je ne m’y attends, ce ne seront jamais que les restes de moi-même qui le seront. Sachez seulement encore une fois que je n’ai jamais mieux senti que je vous aimais et combien je vous aimais que depuis notre dernière séparation : mon cœur, mon souvenir, mon espoir n’ont été remplis que de vous : tout le reste a été accidentel, passager et secondaire...

…………………….

Ce que vous m’écrivez de Florence m’a un peu réjoui et consolé de la triste page de Bologne, Je ne sais quel désir secret il y a dans mon cœur, que cette ville vous plaise, et je ne sais quel espoir qu’elle me plaira aussi. Je suis charmé que les ha ha des Florentins vous paraissent agréables : je ne puis pas en dire autant : car il faut que vous sachiez que j’ai aussi trouvé à Trieste d’aimables Florentines qui parlaient fort bien et avec beaucoup d’agrément, mais malgré les ha ha, dont elles tâchaient de se corriger. Du reste, aucune de ces Florentines n’avait eu dix-neuf adorateurs, ni peut-être un seul qu’elles méritaient cependant bien, car elles étaient aimables, jolies et avaient des talens. Quanta vos jeunes adorateurs, je vous les livre ; faites-en ce qui vous plaira. Je leur saurai bon gré de tous les petits services qu’ils pourront vous rendre ; et puisque je n’ai point d’anges à vous envoyer, il est bien juste que je consente à ce que vous tiriez parti de ce qui se présente à vous.


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Venise, dimanche 13 juin 1824.

... A Trieste, j’avais quelque plaisir à contempler à travers l’étendue de la mer le côté de l’horizon où vous étiez ; mais ici, je ne puis supporter la vue de ces gondoles et de cette lagune où nous nous sommes promenés tant de fois : je n’ai pas eu le courage de retourner à ce Lido où nous avons vu une fois la mer si terrible et si belle. Vous en souvient-il, chère douce amie ? Ces images du passé, d’un temps qui n’a été qu’un éclair, et dont je sens mieux les douceurs depuis que je les ai perdues, ces images se présentent-elles quelquefois à vous ? Ne sont-elles pour vous qu’une peine, sans aucun mélange de bonheur, sans aucune douce réminiscence ? Me pardonnez-vous tout ce que vous me dites que vous avez souffert ici et à Milan ? Hélas ! je n’ai point la conscience d’en être coupable ; mais n’importe, pardonnez-moi ; dès que vous souffrez, quelle qu’en soit la cause, il me semble que je suis coupable, et je suis malheureux comme si je l’étais.

Malgré ce que vous me dites ou me laissez entrevoir, croyez, je vous en conjure, chère amie, croyez que je rends plus de justice à votre caractère que vous ne semblez l’imaginer. C’est vous qui ne vous rendez pas justice dans certaines choses que vous me dites de vous-même. Et puis, s’il y a eu vous quelque chose d’orageux et d’inquiet, n’est-ce pas à moi à le calmer ? Que ne mérite pas un cœur tel que le vôtre ! Ah ! non, ce n’est pas le désir de vous rendre heureuse qui me manque : c’est bien plutôt la certitude de le pouvoir, de le mériter. Mais laissons cela : vous vous fâcheriez et je persisterais dans mon opinion. Ne croyez pas non plus que je ne voie pas ce qu’il peut y avoir de fatigant, d’irritant et de pénible dans les nécessités qui vous environnent ; je puis être aujourd’hui plus éclairé là-dessus que je ne l’étais, il y a quelque temps ; et loin, bien loin de rien vous reprocher à cet égard, je vous respecte et vous estime davantage. Encore un peu de courage, chère amie : nous serons réunis un jour qui n’est pas, je l’espère, bien éloigné, et que je rapprocherai de tous mes efforts, un jour où je pourrai vous dire : Que voulez-vous que je fasse pour que vous soyez heureuse à votre façon ? Ah ! si du moins, jusque-là, la certitude d’être aimée uniquement, pleinement et comme je n’aimai jamais, pouvait être une consolation, une douceur pour vous, je souffrirais moins de votre absence, de vos peines ; et l’idée ne me viendrait jamais de vous prier de m’oublier, de renoncer à moi, de me retirer le charme unique de ma vie. Je serais bien plus enclin à vous dire : Aimez-moi comme autrefois. Aujourd’hui, je ne puis que vous dire que je vous aime : je vous le dis donc, autant que cela peut se dire. Mais vous le verriez et vous en seriez sûre, si vous m’aviez vu depuis notre séparation. Vous en seriez plus sûre encore qu’à Lausanne.


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Bruzoglio, 21 juin 1824.

... Les nouvelles que j’ai reçues de Paris augmentent encore mon peu d’empressement à y retourner tant que vous n’y serez pas, et mon incertitude sur le temps où il conviendra d’y retourner ; et d’un autre côté, j’entrevois avec horreur l’idée de me séparer de vous pour un temps indéfini, lors même qu’il ne serait pas long. Je n’avais jamais tant souffert de votre absence que cette fois ; je n’ai jamais tant désiré d’être près de vous. Ah ! si j’y étais maintenant, je suis sûr que je vous ennuierais à force de vous dire que je vous aime, et que la fantaisie d’en douter ne pourrait plus vous venir ! Ecrivez-moi donc, chère amie ; je suis impatient de vous savoir à Florence ; et je désire ardemment que vous puissiez y faire un séjour un peu long. A Florence, ici, quelque part, il faut que je vous retrouve, fût-ce pour vous perdre encore. Je veux du moins que vous sachiez une fois que je vous aime ; je veux voir si vous pouvez m’aimer encore comme autrefois.


Mary Clarke à Claude Fauriel


Naples, le 11 juillet 1824.

... J’ai lu à Rome les Mémoires d’Alfieri et je suis toute en colère contre vous de ce que vous ne l’aimez pas à la folie ! Comment, un homme habituel au luxe et au faste, qui renonce à tout cela pour ne pas vivre dans un pays despotique, un homme élevé dans la paresse et l’ignorance, qui, à près de trente ans, se met à étudier et devient un grand écrivain, qui, ne sachant aucune grammaire, ayant une mauvaise mémoire, se met à étudier le grec, à près de cinquante, et l’apprend ! C’est un héros ! Ce sont des preuves d’énergie les plus rares que je connaisse, et de l’énergie employée à des choses louables. On a l’impertinence de louer un soldat qui saute un pas difficile ou quelque autre chose qui ne demande qu’un seul effort, et on n’élève pas des statues à un homme qui en fait journellement d’aussi grands et ne se laisse pas abattre par la fatigue et des efforts d’esprit encore. Apprendre à s’appliquer demande bien une autre volonté que de faire même une grande action ; mais il a fait tous les deux, et quand même il aurait quelques défauts de caractère, quelques fantaisies bizarres et des préjugés, qu’est-ce que de petites taches comme cela ? Ah ! Dicky, je ne suis pas contente de vous. J’ai rencontré dans une auberge un Piémontais, son cousin, et que je désire beaucoup retrouver à Rome à cause de cette parenté...


Claude Fauriel à Mary Clarke.


Bruzoglio, 1824.

... Je ne puis avoir aucun regret à ne point vous avoir parlé de ces Mémoires d’Alfieri[25], par la lecture desquels vous avez, ce me semble, été complètement mystifiée ; et je ne puis changer d’avis sur cet homme. Je ne vois en lui qu’un gros orgueil, un petit esprit et une absence totale d’âme, de bienveillance et de sympathie. Enfin je ne puis trouver aucun mérite à devenir à cinquante ans un mauvais écolier en grec : cette dernière bribe de savoir n’a fait que le rendre plus pédant encore qu’il ne l’était, et mettre à découvert la sécheresse incroyable de son imagination. J’aime assez les sauvages, mais dans les bois, hardis chasseurs, guerriers intrépides, et d’une éloquence très souvent supérieure à celle de l’art et des livres ; mais je ne les aime pas poudrés, galonnés et prenant du chocolat.


Mary Clarke à Claude Fauriel


Rome, 12 août 1824.

... Oh ! ces exécrables chansons grecques[26] ont mangé mon sang depuis le commencement jusqu’à la fin, et à présent vous voilà retenu à Milan trois mois, car un de vos mois veut dire trois. Je suis désolée de votre dégoût pour la France, car pour moi Paris seul est mon élément et bien, bien souvent, je soupire après. Je suis si excédée d’être sans amis, sans compagnonnage, n’entendant jamais que des bêtises, ne me nourrissant que de moi-même qui me déplais, que j’irais en Enfer pour trouver avec qui causer. Il est très vrai que partout je trouve des bienveillans, mais que m’importent des gens qui m’ennuient ? Leur gentillesse me plaît un quart d’heure, mais nous n’avons pas d’idées en commun. Je vous en voudrai toute ma vie de tout ce que j’ai souffert en Italie, parce que c’est entièrement votre faute et que je n’y ai jamais eu la plus petite contrariété sans vous en accuser à l’instant même, et sans vous écrire une lettre de sottises que j’ai déchirée le lendemain, pour ne pas vous faire de la peine. Mais si je vous aime moins, n’en accusez que vous.


(A suivre.)

  1. Une troisième nièce de M. Mohl avait épousé l’illustre physicien Helmholtz.
  2. J’emprunte ces détails A O’Meara, un Salon à Paris, Mme Mohl et ses intimes, in-12. Paris, Plon, s. d.
  3. Loc. cit., p. 23.
  4. Mme Mohl a publié, dans sa vieillesse, un livre sur son illustre amie : Madame Récamier, with a sketche of the History of Society in France, by Madame M..., Londres, 1862.
  5. 1844, O’Meara, loc. cit., p. 64.
  6. Mlle Joséphine Huotte, amie d’atelier de Mary Clarke, qui s’occupait de peinture : c’est en faisant le portrait d » Fauriel que leurs relations commencèrent.
  7. La ponctuation manque presque entièrement aux lettres de Mary Clarke : nous l’avons rétablie autant qu’il le faut pour les rendre intelligibles ; de même, tout en respectant son « charabia » et son orthographe, il nous a bien fallu y faire quelques très légères retouches.
  8. Il s’agit sans doute des enfans de la sœur de Mary, mistress Frewen Turner.
  9. Giovanni Berchet, né en 1783, à Milan, appartenait à une famille française par ses origines. Il fut l’un des poètes les plus populaires du Risorgimento, un de ceux qui contribuèrent le plus à enflammer le sentiment national. À cette époque, il s’était réfugié en Angleterre, comme Gabriele Rossetti et d’autres proscrits italiens.
  10. Certainement Amédée Thierry.
  11. Auguste Vignier, fils adoptif de M. Sirey, ami de la famille Clarke. Il était fort épris de Mary, qui n’avait pour lui qu’une affection toute fraternelle. Il était poitrinaire, et mourut en 1825 (communication de M. de Mohl).
  12. Amédée Thierry.
  13. 1764-1822. Sophie de Grouchy, veuve du philosophe et sœur du maréchal. Elle avait rencontré Fauriel en 1801, et formé avec lui une liaison qui était connue et acceptée. Voyez Antoine Guillois, La marquise de Condorcet, in-8o, Paris, 1897.
  14. Nous avons presque toujours suivi l’ordre dans lequel ces lettres avaient été disposées par Mme Mohl, et adopté les dates indiquées par elle. Mais ces dates ont été parfois déterminées après coup ; et certaines lettres, commencées tel jour, étaient achevées plus tard ; d’où, sur la façon dont elles s’enchaînent, certains doutes que nous n’avons pas pu lever entièrement.
  15. Une note de Mme Mohl fixe la date de cette lettre entre le 29 août et le 23 septembre. Mme de Condorcet était morte le 8 septembre. (Guillois, loc. cit., 231.)
  16. Manzoni à Fauriel, 12 oct. 1822 : « … Je ne vous dirai qu’un mot sur ce sujet, et parmi les sentimens qui accompagnent nos regrets, je choisirai celui dont l’expression est en même temps la plus profonde et la plus calme, celui qui s’étend réellement au delà des relations de cette pauvre existence : nous prions, et nos enfans prient avec nous. » (Epistolario, éd. Sforza, I, 201.)
  17. Il ne faut pas trop s’émouvoir des lamentations de Fauriel. Comme on a pu le voir, il avait pris ses précautions : miss Clarke tenait déjà la place de la morte : « Fauriel, dit M. Guillois, qui avait dû à Sophie le bonheur et l’aisance de sa vie, fut le moins affligé de tous ceux qui l’avaient connue (p. 233). » Dans d’autres circonstances, la marquise Arconati-Trotti disait de lui : « Cette attention à éviter de se faire mal, à éloigner la douleur à tout prix est révoltante. « (Fontisconasciule o poco note per la biografia di A. Manzoni, par G. Gallavresi, broch in-8o. Milan, 1908, p. 23-24.)
  18. Après avoir cru pouvoir fixer la date de son retour, Mary Clarke avait dû écrire à son ami (le 8 novembre) qu’elle ne pouvait ni maintenir cette date, ni même en choisir une autre avec certitude.
  19. Cette phrase confuse veut dire que Mme Clarke exigeait, pour autoriser le voyage projeté, que Fauriel épousât sa fille avant le départ, ou, en tout cas, avant le retour.
  20. Cette lettre resta sans réponse. Sans doute, les objets en furent traités en conversation entre Fauriel et Mary Clarke. Leur croissante intimité donnait alors quelque inquiétude à Mme Clarke, qui aspirait la voir aboutir à un mariage : en écrivant à l’une de leurs amies de Londres, elle se plaint de la fréquence des visites de Fauriel, elle croit qu’il s’est déclaré, et ajoute que, sans doute, si la nouvelle est vraie, Mary l’annoncera elle-même. (Communication de M. O. von Mohl.)
  21. La marquise Constance Arconati Visconti, née Trotti (1800-71), fut une des Italiennes les plus dévouées à la cause nationale. Retirés en Belgique, où ils possédaient une grande fortune terrienne, les Arconati furent la providence des émigrés italiens. Ils avaient de nombreuses relations dans le monde littéraire français, entre autres Fauriel, Cousin, Quinet, Mme Récamier, Sainte-Beuve, etc. (Communication de M. G. Gallavresi.)
  22. Mme Paolo Bassi, sœur de la marquise Arconati. (Gallavresi, loc. cit., p. 19, note 2.)
  23. Un jeune homme rencontré à Padoue, qui avait fait la cour à Mary.
  24. Allusion aux aspirations du parler florentin.
  25. Il serait piquant de rapprocher de ces deux jugemens extrêmes quelques-uns de ceux qu’on a portés sur Alfieri et sur l’histoire de sa vie. Un des plus récens historiens français de la littérature italienne, M. H. Hauvette, d’accord avec Mary Clarke, a vu dans ces Mémoires, en même temps qu’une des plus intéressantes autobiographies qui soient, un livre entre tous « capable de façonner le caractère de la jeunesse, en mettant fortement en relief tout ce que l’on peut obtenir à force de travail et d’énergie. » (Littérature italienne, in-8o, Paris, Colin, 1906, p. 384.)
  26. Les Chants populaires de la Grèce moderne (1824). — Ce fut pour travailler à ce recueil que Fauriel, au lieu d’accompagner son amie, s’attarda longuement à Trieste et dans le nord de l’Italie.