Les Ancêtres des Européens aux temps anté-historiques

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Les Ancêtres des Européens aux temps anté-historiques
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 694-727).
LES
ANCETRES DES EUROPEENS
D'APRES LA SCIENCE MODERNE

I. Les Origines indo-européennes ou les Aryas primitifs, essai de paléontologie linguistique, par M. Adolphe Pictet ; 2 vol. grand in-8o, première partie, 1859 ; deuxième partie, 1863 ; Paris et Genève, chez J. Cherbuliez. — II. Érân, par M. Spiegel, Berlin 1863. — III. Essai sur le Véda, par M. Emile Burnouf, Paris 1863, etc.


La ville de Genève se glorifie d’avoir produit un grand nombre d’hommes distingués dans les sciences et dans les, arts, et il est de fait qu’on trouverait difficilement un coin de terre plus riche en savans et en écrivains illustres que celui qui a vu naître Casaubon et Rousseau, Charles Bonnet et Necker, Deluc et Sismondi, les deux de Saussure et les deux de Candolle, de La Rive le grand physicien, Töpffer le doux et charmant humoriste, et tant d’autres qu’on pourrait citer encore. La France ne se rend pas toujours un compte bien exact de l’influence qu’exerce à côté d’elle en Europe, du moins dans le monde qui pensé, ce petit pays qui s’appelle la Suisse française, qui par le sa langue, lit ses auteurs, jouit d’une liberté absolue, et dont les productions scientifiques et littéraires circulent partout à côté des siennes. Qui pourrait calculer jusqu’à quel point Mme de Staël et le cénacle qu’elle présidait ont obscurci en Europe le soleil d’Austerlitz ?

C’est encore à une plume genevoise qu’est due l’œuvre de long et profond labeur sur laquelle nous voudrions en ce moment appeler l’attention. À Genève, comme en tout grand centre d’études, les esprits se préoccupent de plus en plus des nouveaux domaines que la comparaison des langues, des religions et des races ouvre désormais à l’investigation scientifique. Jusqu’à ce jour, aucun travail de coordination n’avait relié les nombreuses données éparses dans une foule d’écrits français, anglais, allemands, de manière à présenter une vue d’ensemble des principaux résultats de ces recherches si intéressantes pour nous, et qui portent sur les antiquités les plus reculées de notre race. C’est en effet de nos ancêtres qu’il s’agit ici : nous descendons tous en ligne directe de l’un de ces Aryas que la science moderne est allée déterrer par-delà le grand Désert-Salé, entre la mer d’Aral et les montagnes de l’Hindou-Khô. L’auteur du savant ouvrage dont nous voudrions parler, M. Adolphe Pictet, déjà connu par ses travaux sur l’esthétique et les antiquités druidiques et hindoues, avait bien qualité pour entreprendre la difficile tâche qu’il s’est assignée. Non-seulement il pouvait résumer, il pouvait aussi poursuivre et compléter les travaux des autres. Il appartient d’ailleurs à cette noble famille Pictet, qui a donné dans le passé à la république genevoise tant d’hommes de valeur, et de nos jours encore un zoologiste de premier ordre, M. Pictet de La Rive. Cette noblesse républicaine et intellectuelle oblige comme les autres, et M. Adolphe Pictet était depuis longtemps déjà digne du nom qu’il porte quand il résolut de consacrer les loisirs de sa laborieuse vieillesse à élever un de ces monumens qui marquent dans la science, lors même que des recherches ultérieures devraient en modifier beaucoup les résultats, parce qu’ils fixent le point de vue et permettent à l’esprit de s’orienter désormais avec assurance dans de nouvelles directions. L’auteur de cet essai de paléontologie linguistique (c’est ainsi que lui-même appelle son livre) est parti d’un fait acquis à la science, celui de l’existence, antérieure à toute histoire fixée par des documens, d’un peuple dont les Hindous, les anciens Médo-Perses et la presque totalité des peuples européens sont les descendans. Quel était ce peuple ? Quel pays habitait-il ? Quels étaient ses mœurs, ses tendances, son état social, ses croyances ? Voilà les questions qu’il s’agissait de résoudre. En nous aidant des recherches de M. A. Pictet, en nous appuyant aussi sur d’autres travaux récens, nous tâcherons d’exposer comment la science moderne y a répondue seulement il importe qu’on puisse se convaincre du caractère positif de ces résultats, qu’on n’y voie pas un amas d’hypothèses plus ou moins ingénieuses. C’est ce qui nous engage à montrer d’abord par quelle voie, par quels procédés on a pu retrouver et en quelque sorte évoquer ce peuple disparu depuis cinq mille ans.


I

On n’insistera jamais assez sur l’importance capitale de la découverte du sanscrit dans le champ des études ethnologiques et linguistiques. C’est quelque chose d’analogue, bien que dans une sphère plus étendue et moins directement accessible, à ce qu’on put appeler la découverte du grec et de l’hébreu lors de la renaissance. Tout un monde inconnu est sorti des brouillards où disparaissaient les temps anté-historiques, et voilà ce qu’il s’agit de bien comprendre en premier lieu.

Supposons, comme nous y invite M. Max Muller, que le latin ait complètement disparu, soit de l’usage, soit même du souvenir historique, et que, dans une douzaine de siècles, les philologues se mettent à comparer quatre ou cinq idiomes qui, dans le temps, se sont appelés le français, l’italien, l’espagnol, le portugais, et auxquels des découvertes ultérieures auront adjoint, comme autant de congénères, le wallon, le provençal, le grison et le roumain. La comparaison la plus superficielle les amènera bien vite à séparer nettement ce groupe de langues de toutes les autres et à poser à coup sûr cette alternative : ou bien l’une des langues de ce groupe est la mère des autres, ou bien elles proviennent toutes d’un type primitif, d’une langue-mère inconnue. Cela établi, ils se convaincront aisément que la seconde supposition seule est admissible et que très certainement les différentes langues dont il est question ici sont autant de branches projetées dans les diverses directions par un tronc commun, notre latin. Ce tronc leur est inconnu, et c’est l’attrait de l’inconnu qui fera la science dans mille ans d’ici comme aujourd’hui, comme toujours. Par conséquent ils essaieront de se faire quelque idée de ce que pouvait être cette langue-mère fossile, et l’on peut d’avance leur accorder assez de pénétration pour en reconstituer par induction bien des formes et bien des racines.

Ce serait, il est vrai, au prix de bien des labeurs, de bien des hypothèses hasardées et des explications forcées qu’on arriverait à de tels résultats, lesquels souffriraient toujours des tâtonnemens inévitables qui les auraient précédés ; mais que l’on ajoute à cette supposition prolongée celle de la découverte d’une langue qui ne serait pas encore le latin lui-même, le latin tel que le peuple de Rome le parlait sous Auguste, mais qui y toucherait presque ; que l’on admette par exemple que les colonies romaines envoyées par Trajan sur le Bas-Danube eussent produit, dans les premiers siècles qui suivirent leur établissement, une littérature poétique et religieuse bien avant que le français et l’italien, l’espagnol et le portugais eussent revêtu leurs formes arrêtées, bien avant que le roumain fût ce qu’il est aujourd’hui, une langue sœur de la nôtre, mais non moins éloignée du type originel, et que cette littérature émergeât tout d’un coup aux regards émerveilles des philologues de l’avenir, conçoit-on l’importance de la découverte, quelle mine elle ouvrirait d’inductions nouvelles, désormais sûres et reposant sur des faits positifs !

Eh bien ! sur une échelle autrement large, cette hypothèse s’est réalisée, ou peu s’en faut, par la conquête du sanscrit, que, vers la fin du siècle dernier, un Anglais, William Jones, arracha aux ténèbres des sanctuaires de l’Inde, juste au moment où les négligens dépositaires de ce trésor des plus anciens âges allaient probablement le laisser perdre pour toujours. Le sanscrit est en effet la langue des Védas, les livres de la science, où se trouvent ces hymnes primitives qui exhalent encore, dirait-on, le parfum de la nature vierge : c’est par conséquent la langue sacrée du brahmanisme ; mais les derniers des brahmanes capables de la comprendre encore allaient disparaître, quand Colebrooke, Wilson, les Schlegel, Bopp, Lassen, Eugène Burnouf, s’aidant des travaux des anciens grammairiens de l’Inde, en firent une des branches les plus brillantes du savoir européen. Ce fut pour la philologie moderne toute une révolution des plus fécondes, et dont les premières conquêtes ont déjà trouvé dans la Revue un appréciateur compétent[1].

Le sanscrit est donc l’idiome parlé, il y a plus de quatre mille ans, par les ancêtres des conquérans de l’Inde, à l’époque où, longeant les contre-forts occidentaux de l’Himalaya, ils parcouraient le pays accidenté et fertile qu’arrose l’Indus dans son cours moyen et qu’ils appelaient le Sapta-Sindhu (aujourd’hui le Pendjab et la partie est de l’Afghanistan), c’est-à-dire « le pays des Sept-Fleuves. » A la stupéfaction profonde du monde savant d’alors, il se trouva que cette langue des sanctuaires brahmaniques, dont l’écriture et la grammaire, extrêmement compliquées, faisaient de loin l’effet d’un indéchiffrable grimoire, n’était ni plus ni moins qu’une sœur des nôtres, latines, grecques, germaniques, slaves, une sœur aînée excessivement riche, au point que les autres faisaient presque petite figure à côté d’elle. Il en résultait notamment ce fait étrange, qu’une langue historiquement bien plus rapprochée de nous, l’hébreu par exemple ou le basque, différait bien plus profondément de nos langues occidentales modernes qu’un idiome d’une antiquité fabuleuse, touchant au berceau du monde.

L’effet fut si grand que, pendant quelques années, le sanscrit passa pour la langue primitive elle-même parlée un jour par toute cette racé que les Allemands s’obstinent à nommer indo-germanique, comme s’il n’y avait qu’eux et les Indiens pour la constituer, et qu’il vaut bien mieux appeler indo-européenne. C’est un peu comme si, dans l’hypothèse imaginée tout à l’heure, on eût considéré le roumain du moyen âge comme du latin pur. Une autre découverte linguistique dont la France a l’honneur, celle du zend ou langue de l’Avesta[2] et des anciens Médo-Perses, découverte qui ne le cède en importance qu’à celle du sanscrit, mais dont celle du sanscrit rehaussa singulièrement la valeur, ne pouvait s’accorder avec cette supposition. Le zend en effet, tel qu’il nous est connu, ne remonte pas aussi loin que le sanscrit, mais il est encore fort ancien : il est au sanscrit dans un rapport analogue à celui qui unit le français à l’italien dans la famille latine ; en un mot, c’est un rameau moins rapproché du tronc primitif que le sanscrit, mais le premier après lui et indépendant de lui. La langue, primitive de la race indoeuropéenne a été telle qu’elle a pu devenir le sanscrit dans l’Inde et le zend dans l’Iran, et en même temps pousser dans d’autres directions encore d’autres grands rameaux d’où sont nées les langues européennes.

Ainsi se forma l’arbre généalogique des langues indo-européennes, qui se séparent nettement d’autres formations organiques, telles que les langues finnoises, thibétaines, sémitiques, avec lesquelles il y a quelquefois contact, mais un contact purement extérieur, accidentel, jamais de pénétration mutuelle. Il va sans dire que ce ne sont pas nos langues européennes modernes, nées de tant de croisemens et de mélanges, qu’il faut rattacher directement à la langue primitive de notre race : ce sont celles que nous trouvons déjà formées au commencement de notre histoire et avant le grand mélange de peuples dû à la fondation, puis à la destruction de l’empire romain. Nous aurons ainsi, pour ne citer que les principales, le rameau gréco-latin, qui se divisé ensuite dans ses deux branches bien connues ; le rameau celtique, dont l’armoricain, le kymri, l’irlandais sont avec le gaulois, malheureusement bien effacé, les dérivés les plus notables ; le rameau germanique, d’où l’ancien gothique et. le Scandinave sont sortis ; enfin le rameau lithuano-slave. Un fait curieux à relever, c’est que, de toutes les langues parlées aujourd’hui, le lithuanien est aux yeux dès philologues celle qui s’écarte le moins des formes primitives ; on pourrait, sans trop d’exagération, affirmer qu’on parle encore un dialecte sanscrit sur les bords de la Vistule. En Europe, on ne peut signaler que le basque, langue bien étrange et dont il faut chercher le penchant au sein des populations indigènes de l’Amérique, le finnois, le hongrois et le turc, qui soient étrangers au sein de la famille aryenne ou indo-européenne.

Cette réduction de la plupart de nos langues à un type originel commun entraîne une conséquence immédiate, celle de l’existence, antérieure à toute histoire écrite, d’un peuple qui a parlé la langue-mère, et confirme, en leur donnant des contours d’une précision inespérée, les vieilles traditions qui nous font tous venir de l’Asie. Toutes les réminiscences des anciens peuples de l’Europe, depuis le mythe de Prométhée jusqu’à la légende kymrique de Hoû-le-Puissant conduisant son peuple de l’Hellespont dans la Grande-Bretagne, nous amènent au pied du Caucase ; mais évidemment on était venu de plus loin encore. La Genèse même, en désignant le mont Ararat comme le point de départ des hommes sauvés du déluge, et parmi eux de notre père Japhet, nous invite à poursuivre plus loin notre recherché de la patrie primitive ; mais, grâce au sanscrit et au zend, nous pourrons nous orienter sûrement. En effet, les traditions de l’Avesta et du Véda proprement dit ne nous permettent plus d’avancer indéfiniment vers l’est. La formidable chaîne de l’Himalaya nous apparaissait déjà de ce côté comme une limite infranchissable : le fait est qu’elle coupe nettement en deux l’humanité ; mais l’Avesta et le Véda nous dirigent positivement vers une contrée qui doit être au nord de l’Iran (à peu près la Perse actuelle et l’Afghanistan) et au nord-ouest de l’Indus. Nous ne tarderons pas d’arriver.

Si l’on déploie une carié d’Asie comprenant la vaste région qui s’étend de l’Himâlaya à la grande vallée du Tigre et de l’Euphrate, il sera facile de tracer le cadre où il faut se renfermer. Au nord, les regards se fixent sur la Mer-Caspienne et la mer d’Aral, qui doivent jadis avoir été réunies. Un grand fleuve, l’Oxus, descend de l’Hindou-Khô, prolongement occidental de l’Himalaya, et se jette dans la mer d’Aral, à moitié dévoré par les sables à travers lesquels il se fraie son cours inférieur. À une certaine époque, l’Oxus a dû envoyer un bras dans la Mer-Caspienne, ou plutôt le lit encore visible de ce bras est le plus récent indice attestant l’antique union des deux mers. Au nord de la mer d’Aral, un autre puissant cours d’eau, l’Yaxartes des anciens, aujourd’hui le Syr-Darya, descendu des montagnes du Turkestan, se débat aussi au milieu des sables touraniens parallèlement à l’Oxus. Au sud, le Golfe-Persique et la Mer des Indes, à l’est, l’Indus, venant de l’Himalaya, achèvent de circonscrire l’horizon. Aujourd’hui ce vaste espace est occupé par la Perse, le Beloutchistan, l’Afghanistan, le pays de Hérat. Les Tartares (Turcomans ou Touraniens), depuis une antiquité immémoriale, habitent les plaines du nord, confinant aux steppes immenses de l’Asie centrale, et même ils ont fini par s’établir bien au-delà de l’Yaxartes et de l’Oxus aux dépens des vieilles populations aryennes, qu’ils ont refoulées dans les villes ou réduites en servitude.

Dans la région dont nous cherchons à fixer les limites, les déserts tiennent une grande place. En effet, cette partie de l’Asie présente ce singulier contraste, que les contrées les plus désolées du monde y touchent à des régions dont la fertilité, déjà célèbre dans l’antiquité, mérite encore aujourd’hui sa vieille réputation. Cette ceinture de déserts qui semble étreindre l’ancien continent, qui commence en Afrique pour se continuer, à travers l’Arabie et la Syrie, jusqu’au nord du Thibet, à peine interrompue par quelques oasis telles que l’Égypte, la Mésopotamie, la Susiane, couvre à elle seule plus de la moitié de la contrée qu’on vient de décrire. Le grand Désert-Salé, qui sépare la Perse de l’Afghanistan[3], se relie à travers le Khorassan au désert du Touran, pour s’allonger ensuite à perte de vue et donner à l’Asie son Sahara dans le grand désert mongol de Gobi. Le nombre des fleuves sortis des monts Zagros à l’ouest, Elburdj au nord, Hindou-Khô à l’est, qui se perdent dans les sables au sein d’immenses marécages, sans parvenir à une mer quelconque, est incroyable. Quelques-uns, l’Hilmend et le Murghab entre autres, sont très considérables. C’est là sans doute, et dans l’estuaire bourbeux de l’Euphrate et du Tigre que s’engendrent ces nuées d’insectes, et surtout de sauterelles, qui viennent par instans s’abattre sur les campagnes de la Perse ou du Pendjab, pour les dépouiller en quelques minutes de toute leur verdure et les laisser à l’état de plaines incendiées. Il est évident que jamais peuple n’a vécu dans de pareilles régions autrement qu’en passant et malgré lui. Cela importe à notre recherche, car si le pays dont nous sommes en quête doit se trouver au nord de l’Iran et au nord-ouest du Sapta-Sindhu (Pendjâb), il n’y a plus que la Bactriane (aujourd’hui khanat de Balkh) et la Sogdiane (khanats de Bouckhara et de Samarkande), qui puissent répondre aux données du problème. Au-delà, c’est de nouveau le désert, et, comme à l’est, les populations appartiennent de toute antiquité à la race touranienne ou mongole.

C’est là en effet, dans les anciennes Bactriane et Sogdiane, que nous amènent toutes les inductions que l’Avesta et le Véda nous permettent de former sur le pays d’origine de notre race. C’est là que nos ancêtres à tous sont nés à l’histoire. D’où venaient-ils quand ils ont commencé à se sentir vivre ? C’est le secret de Dieu. De nos jours, ces contrées sont peu connues, inhospitalières, dangereuses. À peine quelques rares voyageurs ont osé jusqu’à présent s’aventurer au milieu des tribus farouches qui ont remplacé nos pères ; mais il n’en sera pas toujours ainsi, et en attendant les travaux des explorateurs la science poursuit en Europe même des recherches qui aplaniront leurs efforts. Dans son ouvragé sur les langues indo-européennes, M. Pictet a déterminé avec beaucoup de sagacité la position relative que devaient avoir au sein de l’agglomération aryenne primitive les branches destinées à devenir plus tard les peuples indo-européens. Si l’on excepte les Iraniens ou anciens Bactro-Médo-Perses, que, dans l’opinion très fortement motivée de M. Spiegel, il fait trop remonter vers le nord, on ne peut que souscrire à ce groupement idéal. Qu’on imagine une ellipse dont le foyer oriental soit formé par la Bactriane et traversé par le cours supérieur de l’Oxus : deux lignes, tirées du foyer, d’abord parallèles ou même confondues, puis bifurquant l’une au sud-est, l’autre au sud-ouest, représenteront le groupe hindou-iranien ou sanscrit-zend qui s’étendra vers l’Indus et le Gange d’un côté, de l’autre vers la Perse et la Médie. Une ligne droite, tirée dans la direction de l’ouest lointain, désignera la migration celte, celle qui ira le plus loin vers l’occident et ne s’arrêtera que devant l’Atlantique. Entre celle-ci et les deux premières se dessinera l’essaim gréco-latin ; au-dessus de la ligne celtique, remontant vers le nord, il faut tracer la ligne germano-Scandinave, plus haut encore la ligne lithuano-slave. L’éventail est complet. Il n’est pas au monde de foyer d’émission humaine plus intense que celui-là et moins près de s’éteindre. Depuis trois siècles, on dirait même qu’il a pris un nouvel essor. Il avait déjà peuplé les Indes, l’Iran, l’Asie-Mineure et l’Europe : depuis il a envahi l’Amérique, entamé l’Afrique, de nos jours il arrive en Australie.

Je me suis toujours demandé, et chacun se demandera sans doute, à la vue de ce prodigieux rayonnement, s’il n’y avait pas eu dès les premières migrations quelque circonstance de nature à favoriser et à développer ce don d’expansion au loin et au large qui semble avoir été accordé à notre race ; celle que je veux relever ici n’a pas été mentionnée, que je sache, par les savans écrivains dont je viens de résumer les découvertes. Il faut se rappeler que ce qui détermine dans la haute antiquité les émigrations en masse, c’est surtout, et plus encore que l’accroissement de population, la pression des hordes étrangères qui se jettent sur un territoire à leur goût, après avoir été le plus souvent elles-mêmes expulsées de leur patrie. En pareil cas en effet, les émigrans ne se bornent pas à chercher une autre patrie, ils la désirent le plus loin possible des envahisseurs qui les ont dépossédés : de là surtout les émigrations lointaines. Il paraît que c’est la race mongole qui de tout temps a été la motrice première des grands ébranlemens de l’humanité à la surface du globe. Il semble même prouvé que ce fut un mouvement de ces terribles nomades qui, de ricochet en ricochet, jeta les peuples germaniques sur l’empire romain aux premiers siècles de notre ère. Eh bien ! c’est là une très vieille et très longue histoire qui dure encore, bien que sur une échelle désormais bien réduite, en ce sens que l’ancien pays des Aryas est encore aujourd’hui, comme il l’a été de tout temps, exposé aux incursions sans fin des tribus pillardes du Turkestan. Nous savons par les documens zends et par les inscriptions cunéiformes que la guerre entre ces tribus et les Aryas fut quelque chose de permanent. C’est elle qui fait le fond de la légende héroïque du vieil Iran ; il est probable que le Véda lui-même en fait encore mention, et il n’est pas à douter que les premières migrations des populations aryennes eurent pour cause leur refoulement à la suite d’invasions touraniennes. Mais ce qui, à mon sens, aurait dû frapper davantage les ethnologues, c’est l’exiguïté de ce qu’on pourrait appeler le canal d’écoulement du trop-plein de l’antique terre des Aryas. Reprenons un moment la carte d’Asie. Voici des populations resserrées, comprimées contre les monts Bolor par une invasion touranienne. Ce n’est qu’avec lenteur, comme par une espèce de suintement causé par la pression, que la fraction méridionale traversera les passes effrayantes de l’Hindou-Khô pour se répandre dans les vallées tributaires de l’Indus. En attendant, que feront les autres ? Au nord et à l’est sont les Touraniens, devant eux la Caspienne, plus bas le grand Désert-Salé. Une route, une seule, leur est ouverte ; c’est la bande étroite d’oasis qui sépare le grand désert de ceux du nord, et qui va d’Hérat à la rive sud de la Mer-Caspienne. Là se dressent les sommets neigeux des monts Elburdj, qui commandent d’un côté à la mer, de l’autre à la solitude stérile. Le seul chemin que puissent prendre les migrations successives, c’est la mince langue de terre qui s’étend entre ces montagnes et la mer, et qui débouche, de l’autre côté, au pied du Caucase. Conçoit-on maintenant la pression formidable à laquelle durent être soumis, de la part des nouveaux arrivans, les essaims d’émigrans qui, les premiers, cherchèrent un refuge dans cette région resserrée ? Ne voit-on pas comment, sous cette pression croissante, le Caucase lui-même ne put longtemps contenir le flot humain qui débordait, et avec quelle vigueur les peuples aryens jaillirent de ce corps de pompe trop étroit pour rayonner en très peu de temps jusqu’aux extrémités sud, ouest et nord de l’Europe ? Ils allèrent en avant, toujours en avant, comme ils vont encore, vers le far west inconnu. Il faut que le rameau celtique ait pris dès lors l’avant-garde, cherchant déjà la terre de promission au bout du monde, car lorsqu’il s’arrêta devant la barrière pour longtemps infranchissable de l’Atlantique, il s’appelait encore du nom qu’il portait avant de franchir le Caucase. L’r-lande, l’Hibernie ou lbh-ernie[4], la verte Erin n’est pas autre chose que le pays des Eres ou Ires, et il se pourrait bien que l’lbéric elle-même n’eût pas d’autre signification.

Il ne faudrait pas reporter, cela ressort de soi-même, les habitudes et les facilités d’émigration des temps modernes à cette période antérieure à toute histoire, et pendant laquelle notre grande voie d’émigration lointaine, la mer, constituait au contraire le plus grand obstacle à l’expansion des races. Il a sans doute fallu des siècles à des mouvemens de population qui n’auraient besoin de nos jours que de quelques années pour s’accomplir. C’est donc à la condition de contempler les choses de très loin et de très haut qu’on voit se dessiner la configuration idéale des migrations aryennes, telles que nous venons de la tracer. Il est toutefois un fait important à relever et qui prouve en faveur de notre théorie, c’est que les sous-races européennes ne sont pas entrées en conflit sur une large échelle avant l’époque historique. Du moins les luttes des Gaulois et des peuples latins seraient la seule exception notable aux rapports ou plutôt à l’absence de rapports qui si longtemps fut la règle entre les Gréco-Latins d’une part et les peuples du nord de l’autre. À défaut de l’histoire, le mythe, la légende eussent gardé en Europe les traces de pareils conflits, comme ils ont conservé en Orient le vague souvenir des guerres sans fin entre les fils d’Éradsch ou Iraniens et les fils de Tür ou Touraniens. Or le mythe, la légende sont muets sur ce point, et cela permet de supposer que le développement des sous-races européennes s’est fait en lignes à peu près parallèles.

À peine les Gréco-Latins ont-ils franchi les portes caucasiennes qu’ils se rabattent sur la péninsule hellénique, puis sur la péninsule italique. Les Gallo-Celtes, arrivés en Gaule, descendent dans ce qui s’appellera l’Espagne. Les Germains suivent les Celtes, qu’ils refoulent en remontant la vallée du Danube, et ne se décident à tourner sur leur droite qu’en face des Alpes et du Rhin, c’est-à-dire quand la race gallo-celte offre un front de résistance assez compacte et assez bien défendu par la nature pour ne plus pouvoir être entamée. Ces migrations aryennes trouvèrent-elles l’Europe déjà habitée ? Bien des indices linguistiques, archéologiques et même géologiques tendent à prouver qu’elles ont absorbé ou détruit une race antérieure, matériellement et moralement différente, et dont les derniers débris se maintinrent dans les Pyrénées assez longtemps pour que leur langue y demeurât dominante, même après la disparition de leur type physique. Cette race ne paraît pas du reste avoir opposé une résistance bien énergique aux nouveaux arrivans, qui débouchèrent du Caucase en décrivant des courbes en quelque sorte concentriques. Les Slaves ont dû être les derniers à rayonner sur le sol européen. Ils ont donc frayé avec les Médo-Perses, lorsque ceux-ci étaient déjà établis dans les montagnes de la Médie. Ainsi s’expliquent les étroites affinités de leur langue avec le zend et le sanscrit. Ainsi s’expliquent aussi les rapports qui existent entre leur mythologie et celle de l’Iran. Toutes deux sont marquées au coin du dualisme le plus prononcé, et il est à noter que l’Avesta, tout en considérant l’est de l’Iran comme son pays proprement dit, sa terre sainte, fait naître son prophète Zoroastre au sud-ouest de la Caspienne, c’est-à-dire vers l’endroit que nous avons désigné comme le sommet du grand angle rempli par les peuples européens.

Serait-ce donc l’arrivée des Slaves, pressés entre les Mèdes et le Caucase, qui aurait déterminé l’ébranlement à peu près simultané des autres grandes familles ? Ce qui est certain, c’est que, en prenant le Caucase pour point de départ et en supposant une force de compression très intense en arrière de cette chaîne de montagnes, nous voyons les faits connus coïncider exactement avec les hypothèses qu’on pouvait fonder sur la nature des lieux et des hommes. Les peuples européens, en quittant le Caucase, ont opéré un grand mouvement de conversion sur le flanc gauche, les Grecs servant de pivot, et sauf quelque désordre causé par les Germains, qui ne surent ou ne voulurent pas conserver leurs distances, on peut dire que cette manœuvre s’accomplit avec une régularité vraiment majestueuse.

Faut-il borner là nos investigations ? Ne saurons-nous du peuple aryen primitif, du peuple anté-caucasien, que son nom, son territoire et les principales directions de son rayonnement ? C’est ici que commencent les opérations les plus délicates de l’ethnologie moderne. Grâce à ses ingénieux efforts, on peut reconstituer jusqu’à un certain point, l’histoire, la vie, les mœurs et les croyances de ce peuple, qui n’a pas laissé une seule trace directe de son existence. De même que l’on a pu deviner cette existence en constatant le fait d’une langue primitive commune aux ancêtres de la race indo-européenne, de même l’on peut, dans une certaine mesure, retrouver ce que les différens essaims ont emporté de la ruche maternelle.

L’instrument par excellence dans cet ordre de recherches, c’est l’étymologie comparée. Voilà une branche de connaissances qui s’est élevée dans ces derniers temps à la hauteur d’une science. Longtemps l’étymologie fut abandonnée aux caprices et aux fantaisies des grammairiens. Au début des études linguistiques, il parut tout simple que les mots qui se ressemblaient le plus dans les différentes langues provinssent les uns des autres, et comme en réalité, dans nos langues méridionales, on pouvait à chaque instant reconnaître le terme latin sous le terme moderne, on ne douta pas qu’un même rapport unît toutes les langues entre elles. C’est ainsi qu’on faisait dériver le français du latin, le latin du grec, le grec de l’hébreu. Cette dernière langue passait pour la langue du paradis, et il y eut en bien des pays de doctes dissertations ayant pour but de rattacher directement la langue locale à l’idiome parlé par Adam, par Eve et le premier serpent. Il y a peut-être bien, de nos jours encore, quelque Bas-Breton opiniâtre capable de soutenir que l’armoricain ressemble beaucoup à la langue de l’Ancien Testament.

On peut difficilement se faire une idée de l’arbitraire qui présida à cette recherche des étymologies tant qu’elle consista simplement à rapprocher les mots de chaque langue offrant une certaine consonnance à l’oreille. On ne voyait, par exemple, aucune difficulté à rattacher jeûne à jeune sous prétexte que la jeunesse est le matin de la vie et qu’on est à jeun le matin quand on se lève. Lorsqu’on ne trouva pas de mots analogues dans la langue-mère ou passant pour telle, on en fabriqua sans façon : l’excellent Ménage, entre autres, ne s’en fit pas faute. Ou bien on prenait un mot ressemblant, mais de sens tout différent ; puis on imaginait les transitions les plus étranges pour montrer comment l’un avait pu sortir de l’autre. N’alla-t-on pas jusqu’à supposer qu’un objet pouvait tirer son nom d’une qualité contraire à celle qu’il possédait, parce que l’affirmation provoque la négation, et à soutenir que le latin lucus (bois sacré) venait de non lucere (ne pas luire), sous prétexte que lorsqu’on est entré dans un bois, on n’y voit plus clair ? A la fin, les illusions propres à la passion des étymologies devinrent proverbiales dans la science, et l’on se fit presque un point d’honneur de ne plus tenir compte ni des difficultés, ni des confirmations que l’on pouvait rencontrer de ce côté-là.

Cependant il n’y en avait pas moins des étymologies bien évidentes, bien réelles, soit que l’on passât du français au latin, soit que l’on suivît la liste des expressions dérivées successivement d’un mot plus ancien. Qui doutera que notre mot nation vienne du latin nati ? Le mot nation à son tour, resté assez longtemps improductif dans notre langue, acquiert depuis le XVIIIe siècle une importance quant au sens et une fréquence quant à l’usage qui provoquent la formation de dérivés dont quelques-uns sont tout récens, national, nationalité, etc. De même, il est certain que le tio final de nombreux substantifs latins aboutit régulièrement en français à la syllabe nasale tion. En anglais au contraire, le son nasal fait place à un certain son cérébral que nous écririons chen’, et dans les langues germaniques les quelques mots de ce genre qui ont réussi à s’introduire se prononcent comme si l’o était long et l’u sonore. Voilà des faits : pourquoi donc ne pas procéder ici comme partout ? pourquoi ne chercherait-on pas les lois présidant à cette catégorie de phénomènes en observant ce qu’ils présentent de commun, de régulier, de général ? Il doit y avoir, par exemple, certaines lois de la dérivation des langues dans la manière dont chaque peuple prononce les langues étrangères, manière tellement fixe et régulière dans ses irrégularités mêmes qu’elle constitue un accent spécial reconnaissable entre tous. Ne voit-on pas aussi comment les enfans dénaturent certaines articulations, toujours les mêmes, au point que s’ils n’étaient redressés par l’usage et l’instruction, ils créeraient spontanément des mots nouveaux, bien que dérivés certainement du langage maternel[5] ? Enfin il a pu y avoir, il y a eu en effet dans la formation des langues des phénomènes semblables à ceux que la médecine appelle des idiosyncrasies, c’est-à-dire des faits individuels, exceptionnels, tenant à une constitution toute spéciale des personnes. Il est des organisations décidément rebelles à certaines prononciations. Un Français a toutes les peines du monde à prononcer comme il faut le th anglais ou le ch allemand, de même qu’un Anglais arrive bien rarement à une bonne prononciation de notre mot toujours, et en général de nos mots terminés en our.

Les faits de ce genre sont innombrables dans l’histoire des langues, et quand on les a bien observés, on s’aperçoit que, là comme partout, la loi règne, et qu’on peut formuler des règles de dérivation d’une langue à l’autre, puis des règles de transformation dans l’histoire d’une même langue. La connaissance de ces règles permet donc d’appuyer les étymologies sur des faits bien autrement positifs et intimes que de simples consonances souvent fortuites et trompeuses. Parmi ces faits, un des plus saillans, c’est que les voyelles, à moins qu’il ne s’agisse de sons imitatifs, constituent la partie changeante, éminemment mobile du mot, dont les consonnes sont au contraire le squelette et l’élément résistant : la racine est dans la consonne ; la voyelle, comme l’indique le nom même, n’est qu’un son inarticulé. C’est la consonne qui porte la voyelle, c’est elle que les orateurs, voulant se faire entendre d’une nombreuse assemblée, doivent lancer au loin ; mais cela n’empêche pas les transformations de consonnes d’être fort nombreuses. Ainsi les consonnes dont l’articulation dépend du même organe buccal, les dentales par exemple, se remplacent à chaque instant. Du b au v, de celui-ci à l’f, de l’l à l’r, etc., et réciproquement, la transition est des plus fréquentes. C’est avec la même facilité que d’une langue à l’autre l’s devient h, le p devient f, le v devient u. La contraction des voyelles dont la consonne intermédiaire s’est affaiblie, le report au commencement du mot de l’aspiration qui en accentuait le milieu[6] ; etc., voilà des phénomènes pour ainsi dire constans. Le sanscrit et les langues germaniques nous offrent une série de gutturales des plus énergiques, mais que nous autres Français et Italiens, faute de souplesse dans le gosier, et peut-être aussi par trop de sensibilité dans l’oreille, nous avons réduites à l’état de nos c durs, de nos h inoffensives, et même l’italien a fini par les supprimer presque complètement. Les bizarreries orthographiques, si nombreuses en français, où nous avons tant de lettres qui ne se prononcent pas, proviennent de notre sévérité grammaticale jointe à notre tendance constante à simplifier la prononciation, et fournissent à l’étymologie les plus précieuses indications[7].

On comprendra maintenant, sinon les minuties infinitésimales de la science étymologique, du moins comment on a pu faire une science de ce qui semblait condamné à rester le domaine privé de la fantaisie. De cette manière on a suivi à la trace la filiation de mots qui, au premier abord, ne semblaient pas avoir la moindre relation. Il n’est pas besoin non plus qu’un mot se retrouve dans toutes les langues de la famille aryenne pour qu’on ait le droit d’en affirmer l’existence aux temps antérieurs à la dispersion. Il ne faut pas trop s’inquiéter d’une disparition partielle. Quand un mot se trouve à la fois en irlandais, en slave, en zend et en sanscrit, l’absence du même mot des groupes gréco-latin et germanique ne saurait prévaloir contre une preuve qui en démontre l’emploi chez les ancêtres communs des Celtes, des Slaves, des Iraniens et des Indiens védiques.

Telle est donc la méthode à suivre pour reconstituer le peuple aryen primitif : rechercher par la comparaison des langues indoeuropéennes les mots et surtout les racines communes aux diverses branches de la famille ; on obtient par là une preuve évidente de l’existence, au temps de l’unité encore indivise de cette famille, de la chose ou du sentiment désigné par cette racine, et l’induction permet alors de tirer d’un tel ensemble de faits positifs les conséquences les plus curieuses relativement à la situation matérielle, politique et morale de nos ancêtres d’il y a cinq mille ans. Est-ce à dire que ce curieux champ d’exploration soit pour jamais à l’abri des écarts d’imagination ? Un tel résultat serait trop beau, et le fait est qu’avec de la complaisance pour ses propres conjectures on peut encore sacrifier bien souvent à l’hypothèse hasardée. Cependant, parce qu’on se noie encore en naviguant, il ne faut pas renoncer à la navigation, et les résultats positifs, toujours plus solidement confirmés, déjà obtenus par l’application sévère des principes de l’étymologie scientifique, nous autorisent à prédire que cette branche de connaissances ira, comme toutes les autres, s’affermissant et s’enrichissant de plus en plus.


II

Quels sont maintenant, parmi les résultats qui méritent confiance, les plus intéressans qu’on ait acquis au sujet du peuple mystérieux de l’antique Aryane ? En premier lieu, que signifie ce nom d’Aryas que l’on donne à ce peuple antérieurement à sa séparation en plusieurs branches ? On ne peut pas douter qu’il se le soit donné à lui-même. C’est ainsi que s’appelaient les deux branches méridionales, les Hindous védiques et la branche iranienne. C’est le nom qu’emporta la migration celtique pour le garder jusqu’à nos jours. Peut-être même l’Arménie, l’Asie, les Ases Scandinaves, peut-être l’Arminius germanique (Ehrman, Aryaman) et l’Ariadne grecque (la terre hautement sainte) sont-ils autant de traces disséminées du même nom qu’Hérodote trouva encore en vigueur dans les contrées que nous avons désignées comme le point de départ de toute la race. Grâce au sanscrit, nous savons ce que ce mot veut dire, et par conséquent le sentiment que nos pères les Aryas avaient d’eux-mêmes. La racine ar exprime originairement l’action de s’élever, comme le latin oriri, et le substantif qui en dérive désigne le maître, le seigneur, celui à qui l’honneur est dû. C’est aussi l’homme de bonne race, de sang pur, par opposition à des castes ou à des populations inférieures. On voit que notre race a eu de bonne heure une haute idée d’elle-même. Son nom primitif dénote déjà l’esprit chevaleresque, aristocratique, dont nos légendes nationales et nos épopées mythiques portent l’empreinte à un degré si remarquable. Le barbare (ce mot est sanscrit et veut dire le bredouilleur) est dès l’origine l’objet du dédain, comme un être incapable de parler la langue de la race supérieure[8].

Ce qui est significatif, c’est que les noms particuliers d’autres branches, bien que très différens, concordent avec cette haute idée que nos pères avaient d’eux-mêmes. Ainsi les Goths du temps de l’empire romain semblent identiques aux Gètes, connus antérieurement, et ces deux noms veulent dire « gens de naissance, » ou « d’excellence. » Les Daces, ancêtres des Danois, sont les « brillans, les glorieux. » Le nom des Slaves, bien que dérivé d’une tout autre racine, exprime aussi l’idée de gloire, de renommée. Le nom mystérieux de Iavan, que la Bible donne aux Grecs, qui se retrouve dans les Iafones, plus tard Iaones ou Ioniens, s’éclaire d’une manière inattendue quand on sait qu’il se rattache aux noms sanscrits et zends qui signifient jeunes ou plutôt défenseurs de la famille ou du pays, car, Varron l’a fort bien dit, juvenis, jeune, vient de juvare, et désigne celui qui est arrivé à l’âge où il peut protéger et défendre. Un tel nom aura parfaitement convenu à la fraction qui, placée à la frontière, était spécialement appelée à la défendre contre les incursions des hordes hostiles. Cette branche, en se détachant du tronc commun, a conservé ce nom comme un titre d’honneur.

Il faut observer que les inductions que l’on peut tirer des noms donnés par les peuples aryens aux saisons nous confirment dans la supposition que le peuple aryen primitif a vécu sous une latitude tempérée. Dans l’Aryane, les saisons étaient bien distinctes, l’hiver particulièrement rude, car c’est la saison dont le nom concorde le plus dans toutes les branches de la famille. Ces détails se rapporteraient fort bien à la Bactriane, surtout à ses parties montagneuses. Le peuple aryen paraît n’avoir connu que trois saisons, comme si l’hiver eût suivi immédiatement l’été : les noms de l’automne diffèrent partout. L’hiver, à en juger par le nom qu’il porte, est désigné comme saison de la neige ou saison blanche. Le nom primitif du printemps en fait la saison qui revêt la terre de son manteau de verdure. Encore aujourd’hui, en plusieurs endroits des Indes, d’Allemagne, de Suisse, de France et d’Angleterre, la venue du printemps est représentée symboliquement par un jeune garçon tout couvert de feuillage. L’été, moins uniformément caractérisé, fut surtout considéré comme saison calme et douce, ce qui indique bien un peuple pasteur plutôt qu’un peuple laboureur.

La topographie de la Bactriane nous explique encore pourquoi, en remontant le cours des langues, on trouve une analogie surprenante entre les mots qui désignent le désert et ceux qui désignent la mer. La seule mer que les Aryas aient pu connaître est la Caspienne. Elle est séparée de la Bactriane par un désert complètement afidé, creusé par les vents d’ouest en sillons ondulés et s’abaissant par une dépression presque insensible jusqu’au rivage, avec lequel il se confond de telle sorte que, pour le voyageur arrivant de l’est, la mer, jusqu’à ce qu’il en soit tout près, n’est que le prolongement du désert. Il faut ajouter que pour un peuple encore borné, comme on peut le conclure d’autres indices, aux tout premiers rudimens de la navigation, la mer, comme le désert, représente la désolation, la stérilité, la mort. Très souvent aussi, et pour la même raison, les mots signifiant l’ouest s’associent à ceux qui signifient désert. Les noms de la montagne et du fleuve nous font admettre également que les premiers Aryas habitaient un pays montagneux et par conséquent abondamment arrosé. Dans le même, ordre de recherches, on a trouvé la preuve étymologique d’un fait facilement explicable et que laissaient supposer d’autres données empruntées à la mythologie comparée, c’est-à-dire que les premières enclumes consistaient en grosses pierres, et qu’on regardait la foudre comme une pierre tombant du ciel pour s’enfoncer dans le sol. M. Pictet rappelle à ce propos le phénomène des fulminites ou tubes vitreux que le feu du ciel produit parfois dans les sables. Quant aux noms des fleuves, il paraît que, dans leurs migrations à travers l’Europe, les peuples aryens appelèrent tout simplement « le fleuve » le cours d’eau près duquel ils s’établissaient. Les noms du Rhin, de l’Arno, de l’Orne, de l’Arnon, etc., ne sont pas autre chose qu’un nom celtique signifiant le fleuve et exprimant une chose qui se meut, qui marche. Voilà une étymologie qui a dû paraître bien pénible au patriotisme germanique. Le Sindhu, en zend Hendu, d’où les Grecs ont tiré l’Indus, ne signifie pas autre chose. D’autres fois en revanche l’on peut retrouver dans l’étymologie des noms de fleuves le caractère particulier qui les distinguait. La Tamise, c’est la rivière à l’eau sombre ; la Durance est la rivière au cours impétueux ; le Rhône, le fleuve qui coule avec force, etc.

Si l’on interroge les langues aryennes sur le degré de civilisation qu’avaient pu atteindre nos ancêtres avant de quitter l’Asie centrale, on n’arrive sans doute qu’à des résultats assez vagues, et pourtant assez précis encore pour pouvoir affirmer qu’ils en partirent ayant acquis déjà un développement qui, sans être tout à fait la civilisation, les élevait bien au-dessus de l’état sauvage. Ainsi il est indubitable qu’ils ont connu l’usage des métaux, en particulier de l’or, de l’argent, de l’étain, du cuivre, et probablement du fer, bien que rien ne permette de soupçonner qu’ils aient su faire de l’acier. Ceci encore nous ramène en Bactriane, car nous savons que les montagnes de l’Hindou-Khô abondent en métaux de toute espèce. Les études étymologiques ont donc confirmé les suppositions de la paléontologie, qui incliné à voir dans les hommes inconnus de l’âge dit de pierre une autre race que celle qui a laissé dans ses instrumens et ses armes de métal la trace d’un développement supérieur. Il est vrai que l’usage des métaux ne constitue pas à lui seul un indice suffisant de civilisation réelle, car il y a des tribus nègres, à l’est de l’Afrique, où le fer est travaillé avec une dextérité remarquable malgré la nature très défectueuse des procédés mis en œuvre, et d’où il se répand chez les peuplades de l’intérieur : cependant ces tribus sont encore plongées dans un état de barbarie épouvantable ; mais si l’usage des métaux n’implique pas nécessairement la civilisation, celle-ci ne saurait s’en passer.

La comparaison des noms de plantes fournit peu de données positives. Je crains même qu’ici M. Pictet, malgré sa prudence habituelle, ne se soit laissé quelquefois entraîner à des conclusions un peu hâtives. D’avance on peut dire que dans les longues migrations des peuples aryens, des noms génériques d’arbres et de fruits ont pu se spécialiser, ou réciproquement des noms spéciaux se généraliser. C’est ainsi par exemple que notre mot pomme, qui désigne un fruit, désignait le fruit en général chez les Latins. Ce qui est incontestable, c’est que les Aryas ont connu la vigne et le vin, et il est intéressant de retrouver dans le mot sanscrit rasin (succulent) notre mot raisin, qui nous vient du latin racemus. Le sens étymologique du mot vin, qui est extrêmement répandu, en fait la liqueur « aimée. » Un autre fait assez curieux et hors de doute, c’est que le même nom a été donné séparément au seigle et au riz dans les deux grandes directions déterminées par la séparation fondamentale en Hindous et en Européens. Le nom commun signifiait une céréale quelconque, notre mot riz est une modification du mot sanscrit, et il est allé rejoindre en Pologne, après un étrange détour, le nom polonais du seigle, rez. En résumé, l’on peut dire que, toute part faite aux incertitudes, la flore supposée par les rapports linguistiques des peuples indo-européens atteste une région tempérée, fertile, analogue à celle que nous habitons. Le bouleau, qui ne croît pas au sud plus loin que l’Himalaya, porte le même nom en sanscrit et dans plusieurs langues européennes. Tout cela encore nous indique la Bactriane, dont Quinte-Curce (VII, 4) vante la fertilité, les beaux arbres, les beaux raisins, le bon vin et la culture variée.

La faune nous fournit des indices analogues et plus concluans. Aussi haut qu’on remonte dans l’histoire de notre race, on trouve la domestication du bœuf, du cheval, du mouton, du cochon et du chien passée à l’état de fait accompli. Il semble même que ce sont les Aryas qui ont doté le monde entier du bœuf domestique. Son nom aryen en effet se perpétue fort au-delà des limites géographiques de la famille aryenne, et c’est une loi de l’histoire des langues humaines que les noms d’animaux domestiques s’introduisent chez les peuples qui les reçoivent du dehors avec leur forme étrangère. C’est ainsi que les indigènes du nord de l’Amérique ont donné au cheval des noms où l’on reconnaît l’anglais, tandis que ceux du sud ont adopté des noms empruntés à l’espagnol. En revanche, il est douteux que nos ancêtres aryens se soient servis de l’âne. Ils semblent ne l’avoir connu qu’à l’état sauvage, et l’avoir reçu plus tard, apprivoisé et dressé, de la main des peuples sémites, chez qui, dès l’origine, il est en grand honneur. L’étymologie comparée est venue aussi confirmer une supposition récente des naturalistes qui, se fondant sur des raisons anatomiques, ont prétendu que notre cochon domestique ne descendait pas, comme on l’a cru si longtemps, du sanglier de nos forêts, mais qu’il provenait d’une espèce asiatique encore existante en Perse. Si ce dernier fait est réel, il est probable que les migrations aryennes ont amené avec elles cet animal si utile et si facile à nourrir, et c’est ce que l’étymologie des noms respectifs des deux congénères rend pour ainsi dire certain. Le chien a suivi partout nos ancêtres. Son nom, du sanscrit au celtique, est un des mieux conservés. Nos paysans du nord le prononcent encore comme leurs aïeux d’il y a quatre mille ans. L’oie évidemment, le coq et la poule probablement, faisaient partie de la basse-cour originelle. Il est très douteux qu’ils aient possédé soit le chat domestique, soit le pigeon. Le malheur a voulu qu’ils aient aussi apporté leurs parasites en Europe, qui s’y sont trouvés, paraît-il, fort bien : la souris, dont le nom sanscrit, très répandu dans les langues européennes, signifie la voleuse, et la puce (celle qui se multiplie beaucoup).

En matière de faune sauvage, l’étymologie comparée nous donne lieu de penser que les premières migrations aryennes ont encore trouvé le lion en Europe, supposition confirmée par plus d’un mythe grec. Quant au tigre, qui s’avance jusque dans les déserts touraniens, mais qu’on n’a jamais vu dans les temps historiques à l’ouest de la Caspienne, il est probable que les Européens l’ont oublié. C’est par la Grèce qu’ils ont reçu plus tard le mot de tigris, désignant à la fois l’animal et le fleuve du même nom, et, d’après la racine sanscrite, exprimant l’idée de rapidité. Au contraire ils ont rencontré le castor encore établi sur nos fleuves. L’ours, le loup, le renard, ont des noms qui remontent jusqu’à l’Aryane primitive. Le corbeau porte encore en plusieurs langues son nom sanscrit, qui signifie quel cri ! Le hoche-queue ou bergeronnette, ce petit oiseau que nous appelons ainsi, soit à cause des mouvemens vibratoires de son plumage, soit à cause de l’habitude qu’il a de suivre les troupeaux, a eu dès l’origine des noms faisant allusion à ses mœurs caractéristiques. On trouve en sanscrit le nom de « batteur d’ailes, » en armoricain celui de « la petite blanchisseuse » (quelquefois en France on dit « la lavandière »), parce que cet oiseau aime à se tenir au bord des ruisseaux, et comme il suit aussi le laboureur pour piquer les vers qui sortent des sillons fraîchement creusés, le Scandinave le nomme la travailleuse, et le suédois la semeuse. Il est à remarquer enfin que le nom aryen de l’araignée est la tisseuse, et comme l’art de tisser a été certainement connu avant la dispersion, il n’y aurait rien d’inadmissible dans la supposition que c’est la vue de l’araignée au travail qui a suggéré à l’homme cet art si utile.

Les mêmes procédés nous permettent de nous faire quelque idée du genre de vie des Aryas avant leurs migrations. Il en résulte que certainement la vie errante du sauvage chasseur avait pris fin depuis longtemps pour eux quand ils cherchèrent de nouveaux climats, et on peut prouver que la vie pastorale était alors prédominante chez eux. Non-seulement les noms des principaux animaux pâturans sont étymologiquement les mêmes dans la plupart des langues aryennes, il y a de plus des rapports étonnans à constater entre les mots qui signifient pâtre, pâture, pâturage, troupeau, étable, etc. Cette racine a fait le tour du monde avec son sens primitif de nourrir, protéger, garder. La déesse latine Paies présidait aux troupeaux, et le mot palais primitivement n’a pas désigné autre chose qu’un pâturage. Dans plusieurs langues, le nom du roi, du souverain et celui du garde-vaches sont identiques. L’étymologie comparée a du même coup jeté à bas du piédestal élevé par un certain panthéisme ce pauvre dieu Pan, qui s’est trouvé n’être, au lieu du grand Tout, que le patron des chevriers d’Arcadie. Les mots désignant l’étable se ressentent du temps où il n’y avait pas encore de bâtimens de ce genre, mais simplement des stations ou parcs en plein air où l’on passait la nuit. Il faut noter ici que le beurre fut très peu connu de la branche gréco-latine ; en revanche le fromage n’a de nom ni en sanscrit ni dans les anciennes langues du Nord. L’étude des antiquités aryennes a confirmé ce que l’on savait déjà par la Bible, c’est-à-dire que la richesse primitive consistait et s’évaluait, en troupeaux. Les noms qui désignent la propriété, l’argent, le butin, se rattachent partout à ceux du bétail et du troupeau.

Quant à l’agriculture, elle n’atteignit pas une si grande importance au temps de l’unité encore indivise du peuple aryen ; mais il est significatif que les branches européennes de la famille emploient des mots de même source pour désigner les principales opérations agricoles, telles que le labour, les semailles, la moisson, tandis que les langues asiatiques, le zend et le sanscrit, font défaut au parallélisme. Cela tendrait à confirmer le fait d’une première séparation en deux groupes, l’un resté asiatique ou hindou-iranien, l’autre devenu plus tard européen, et d’une supériorité relative de la vie agricole dans, celui-ci. Le joug est un mot universel dans la famille, ce qui montre que le bœuf fut la bête de traction par excellence. Le char, la roue, l’essieu correspondent à des mots fort anciens. Le battage du grain est un procédé inventé par les peuples du nord et qui resta inconnu à ceux du midi.

Il y avait chez le peuple aryen primitif des habitations fixes, construites en bois. On y pratiquait l’art de filer les résidus des plantes filamenteuses. Les noms du roseau et de la quenouille alternent à chaque instant d’une langue à l’autre. On connaissait aussi le tissage, et des indices suffisans attestent que l’instrument dont on se servait pour cela forçait le tisserand à travailler debout. Le tissage vertical est resté en usage aux Indes. Les anciens Égyptiens le pratiquaient également. D’après M. Livingstone, c’est aussi de cette manière qu’on tisse chez les peuplades de l’Afrique centrale.

La navigation ne sortit pas, chez nos pères, de sa première enfance. Les noms du bateau proprement dit et de la rame sont les seuls qui concordent, et cela prouve, conformément du reste à toutes nos hypothèses sur le pays qu’ils habitaient, qu’ils ne se sont exercés que dans la navigation fluviale, et encore sur une petite échelle[9]. L’étymologie comparée des mots indo-européens qui ont trait à la guerre démontre, d’autre part, que nos ancêtres étaient un peuple hardi, belliqueux, chez qui les idées de combat, de prouesse, de butin, tenaient une grande place. Six branches de la famille aryenne expriment par le même mot l’idée de gloire, comprise comme le résultat d’exploits retentissant au loin. Les armures doivent aussi remonter très haut. Chacun a pu voir, par les figurines des moulures prises sur la colonne Trajane et qui faisaient partie de la collection Campana, que les Germains, combattus par Trajan sur le Danube, sont déjà bardés de fer comme des chevaliers du moyen âge. Le drapeau est un très vieux mot, et la chose qu’il représente, les sentimens qu’il inspire, doivent être aussi fort anciens dans notre race.

Si l’on tâche de pénétrer dans la vie domestique des peuples aryens, on les trouve logés dans des maisons de bois (le mot mur originairement ne signifie point autre chose qu’un clayonnage), et l’un des noms primitifs du toit fait supposer qu’il consistait en pièces reliées ensemble et convergeant vers le haut de l’édifice. Ils ne paraissent pas avoir eu de fenêtres ni de seuil proprement dit, mais ils avaient des portes. L’ancien foyer consistait en une pierre établie au centre de la demeure, et la cuisine, comme dans nos vieilles fermes, était le lieu de réunion proprement dit de la famille. Nos ancêtres étaient vêtus, cela va sans dire, mais s’il est impossible de préciser leur genre de costumes, il est intéressant d’observer que les mots corrélatifs, sanscrits et européens, qui expriment la nudité, se rattachent à une racine qui exprime la honte. Ils doivent avoir eu aussi un goût prononcé pour les boissons fortes. À défaut du vin, ils ont su faire de l’hydromel, et les deux liqueurs échangent souvent leurs noms dans les diverses branches de la famille. Le terme de nectar est vieux et doit, d’après M. Kuhn, avoir désigné la boisson qui tue le souvenir des choses[10]. Les Scandinaves avaient leur « liqueur d’oubli. » Une pointe de mélancolie vient déjà se mêler à ces recherchés sur l’enfance de notre race. Le dernier savant que nous venons de nommer a montré combien l’idée mythologique d’un breuvage d’immortalité, d’une « eau-de-vie, » l’amrita des Hindous, tient de place dans les conceptions religieuses des anciens peuples aryens. Quel dommage qu’elle n’y soit pas restée !

L’un des domaines les plus intéressans à parcourir dans ce genre de recherches est celui des mots ayant rapport à la famille. Je ne dirais pas que la constitution primordiale de la famille aryenne soit la cause de la supériorité dévolue à la race, car il serait plus juste de regarder cette constitution comme le signe d’une supériorité générique déjà très notable ; mais il est extrêmement curieux de prendre pour ainsi dire sur le fait les antiques notions des rapports réciproques des membres de la famille tels qu’on peut les déduire de l’étude étymologique des plus anciens mots de cet ordre. On est tout surpris de rencontrer ici une délicatesse de sentiment qui contraste avec ce que d’autres indices de la vie des Aryas laissent apercevoir de grossier et même de brutal.

D’abord le mariage existait chez eux, entouré de formes solennelles et protectrices pour la femme. Le mari amenait sa femme chez lui (ducere uxorem) : cette locution se trouve partout. Le contact des mains entre les fiancés, la dextrarum junctio des Latins, servait de symbole à la promesse d’engagement mutuel, et ce n’est pas seulement dans le langage de la galanterie moderne que l’homme demande la main que la femme accorde : cette façon de parler remonte à une très haute antiquité. Des bords du Gange à ceux du Shannon, les dots des filles ont consisté en vaches. Il est encore des districts en Souabe où l’usage est de donner à l’épousée la plus belle vache de l’étable, laquelle, ornée de fleurs et de rubans, marche à la suite du char nuptial. Il faut voir dans le beau travail de M. le docteur Haas[11] sur les cérémonies védiques du mariage combien d’analogies curieuses existent entre les coutumes encore en vigueur dans une foule d’endroits peu connus de notre Occident et celles qui fleurirent un jour dans le Sapta-Sindhu. Tout indique aussi que la monogamie a toujours été la règle dans notre race malgré des exceptions bien connues aux temps historiques. L’époux est « le maître, le nourricier, le protecteur ; » mais l’épouse est la maîtresse, la nutrienda, celle qu’il faut nourrir, l’aimée, l’honorée. » Les premiers noms donnés par l’enfant au père et à la mère sont de toutes les langues, parce qu’ils tiennent partout à la conformation des organes de la voix chez l’enfant et à certaines onomatopées naturelles ; mais les noms plus significatifs du père et de la mère, qui se ressemblent avec une incroyable persistance dans toutes les langues indo-européennes, font du premier « un protecteur, » de la mère « celle qui a produit, conformé l’enfant. » Le nom de la fille, dans presque toutes les langues aryennes, signifie « celle qui trait les vaches. » Il est évident que cela nous reporte encore aux mœurs pastorales de la famille aryenne primitive. Des noms sanscrits, remontant jusqu’à la période de l’unité aryenne, donnent au fils des noms signifiant « celui qui rend heureux, qui chasse le chagrin, » etc. Le frère est désigné comme le soutien de la sœur, celle-ci comme la compagne du logis de son frère, relations toutes naturelles, mais saisies, on en conviendra, avec une charmante justesse. L’oncle et la tante reçoivent des noms qui en font un second père et une seconde mère ; réciproquement le neveu et la nièce confondent leurs noms avec ceux des enfans où des petits-enfans. Enfin notons que dans la race aryenne l’unité de la famille a trouvé presque toujours son expression dans la transmission aux enfans du nom du père. L’importance reconnue du nom fait que, du sanscrit nâman au latin nomen, le même mot s’est conservé dans toutes les branches pour l’exprimer, et la racine en fait, comme du terme hébreu tout différent shem, le signe, ce à quoi l’on reconnaît l’individu.

Si de la famille nous passons à la communauté, la philologie comparée nous apprend que l’unité sociale s’est constituée en fait comme on l’avait supposé théoriquement, c’est-à-dire que l’agglomération de plusieurs familles, dans chacune desquelles le père était pasteur et roi, a formé une première communauté ou un clan ; plusieurs clans ont fait la tribu ; les tribus, à leur tour, un peuple gouverné par un roi chargé des intérêts de tous. La science philologique s’est donc prononcée en faveur du droit populaire contre le droit divin. Elle affirme que la souveraineté vient du peuple. Les mêmes mots qui signifiaient à l’origine lieu de réunion ou assemblée de famille sont devenus à la longue synonymes de tribunal, ou conseil de la communauté ; le viç primitif (vicus latin), après avoir désigné d’abord l’habitation, a indiqué successivement le hameau, le village et le clan. La phratrie grecque, la gens latine, le clann irlandais ne signifient pas autre chose au fond que la famille.

Des observations analogues sont suggérées par la formation de la tribu et du peuple. Il est certain que les anciens Aryas n’ont pas été un peuple centralisé dans le sens moderne : ils restèrent divisés en peuplades jalouses de leur indépendance intérieure. Tel est encore aujourd’hui l’état social des populations habitant le même pays ; tel est encore, ajouterons-nous, l’état politique préféré par notre race partout où, les pouvoirs antérieurs étant détruits, elle est livrée à ses propres instincts. La Suisse, les anciens Pays-Bas, les États-Unis, les colonies anglaises en sont la preuve, et au fond tel est toujours l’état politique de l’Europe prise en grand, partagée comme elle l’est entre une vingtaine de nationalités, grandes et petites, de puissance inégale, mais généralement d’accord, depuis plusieurs siècles, pour s’opposer à la prépondérance absolue d’une d’entre elles. C’est Rome qui nous a inoculé le goût contraire. D’autre part, nos ancêtres ont eu à un haut degré le sentiment de leur communauté de race. Ils se sont sentis une même nation[12], c’est-à-dire une grande famille distincte des autres agglomérations humaines. Le roi, qui ne paraît pas avoir jamais été unique, a d’abord été le guide, le directeur, et le grec basileus, qui signifie monté sur la pierre, rapproché d’expressions et de traditions germaines, scandinaves, écossaises, atteste encore la vieille coutume aryenne d’élever sur une pierre celui que l’assemblée du peuple avait désigné comme son chef. La royauté était ainsi soumise au principe de l’élection. Qu’on cesse donc de nous parler de je ne sais quelle fatalité de la race latine en vertu de laquelle, nous, fils des Gaulois et des Celtes, nous serions voués à jamais au régime despotique, Nous ne sommes latins que par la conquête, et plus profonde que les idées et les institutions implantées chez nous par la domination romaine se trouve la bonne vieille tradition aryenne. C’est là qu’il faut nous retremper, apprendre à nous connaître, et nous rappeler que nous appartenons, nous aussi, à la race fière et libre qui s’appelait « l’honorée. »

Rien de plus intéressant que de découvrir dans la philosophie spontanée des langues la confirmation toute désintéressée des théories élaborées par la haute raison de l’humanité civilisée. C’est ainsi que l’un des anciens noms de la richesse la définit gain acquis par le travail. Notre race, dirait-on, est philosophe d’instinct, et aux Indes, en Grèce, en Allemagne, en France, partout presque où elle a fait de l’histoire, elle a fait aussi de la philosophie avec une hardiesse et une profondeur que ni Chinois, ni Sémites n’ont jamais connues. Certes ce n’est pas aux temps reculés de l’unité première qu’il faut s’attendre à rencontrer même les commencemens d’une œuvre de civilisation raffinée ; mais la langue primitive atteste déjà les tendances philosophiques de ceux qui l’ont enfantée. L’homme, pour nos pères aryens, c’est à l’être qui pense, » le mari, conservé dans les langues germaniques, dans le manou indien, dans le mens latin. Penser, c’est « parler dans son ventre, » dit le sauvage ; c’est « agiter en soi-même (co-gitare), » dit l’Arya. L’âme, c’est un souffle, ce qu’il y a de plus immatériel au monde. Connaître, c’est « recueillir, rassembler, saisir. » Sans jeu de mots, on peut dire que dans la langue de nos ancêtres la connaissance est la « naissance de l’esprit. » Vouloir, c’est « choisir, aimer, » et si l’on y réfléchit bien, on verra que c’est la seule définition rationnelle du vouloir. Composer un hymne, c’est le tisser. Se souvenir, c’est « penser de nouveau, renouveler la pensée en soi-même, » et ce sens, indiqué par les racines sanscrites, se retrouvera fidèlement dans le latin recordari (faire revenir au cœur), dans l’allemand erhmern (faire rentrer en soi), l’anglais recollect, le français rappeler. Le mal moral, c’est une souillure, quelque chose qui salit. Quelle finesse intuitive dans ces représentations spontanées des phénomènes intellectuels et moraux !

Il ne paraît pas que l’écriture ait été connue ou familière aux Aryens avant leur dispersion. De là une foule de coutumes symboliques dont le sens, aujourd’hui perdu là même où elles se sont conservées, s’éclaire d’un jour tout nouveau quand on en suit à la piste les origines anté-historiques. Un sillon tracé autour du champ a constitué la limite primitive : cela se voit dans l’identité des racines qui ont fourni les mots exprimant le sillon où la limite. La transmission de la propriété par voie d’échange, ou de vente, ou d’héritage, était entourée de formes solennelles. La poignée demain ou le frappement dans la main du vendeur, ce que l’on appelait en vieux français férir la paume, remonte à la plus haute antiquité comme signe de marché conclu. Une coutume très ancienne aussi dans notre race et très caractéristique est celle de rompre le fétu. Elle provient originairement du fait très simple que l’un des deux brins d’un fétu brisé est le seul qui puisse coïncider avec l’autre lorsqu’on les rapproche. De là une véritable quittance entre les mains de l’acquéreur. Le mot latin stipula, dont nous avons fait stipulation, signifié un fétu. Cette opération, encore aujourd’hui usitée chez les montagnards de l’Inde et dans l’île de Mann, varie quant à l’application, et tandis qu’en certains endroits elle signifiait le contrat, la promesse, l’achat, dans la vieille France elle représenta l’abandon, le renoncement au droit, et devint ainsi le symbole d’une séparation d’amoureux, comme le montre si bien Molière avec sa Marinette et son Gros-René. On voit également se dessiner déjà dans les ombres de cette antiquité opaque certaines formes de procédure juridique. En particulier, les ordalies ou jugemens de Dieu, presque universels dans l’espèce humaine, ont revêtu chez les anciens Aryas des formes spéciales dont l’antiquité reculée est attestée par leur présence simultanée chez les Indiens, les Perses, les Scandinaves et les Germains.

La philologie comparée nous permet ainsi de remonter jusqu’à l’origine des actes les plus fréquens de la vie. ordinaire. Par exemple, elle nous apprend que la première orientation a été basée sur la distinction de la droite et de la gauche. Les hommes des anciens temps, adorant le soleil à son lever, ont appelé régulièrement l’orient ce qui est devant, l’occident ce qui est derrière, le sud la droite, et le nord la gauche. Le sanscrit, le celte et l’irlandais sont les témoins encore accessibles de cette manière primitive de désigner les points cardinaux. La lune a dû servir, plus tôt que le soleil, à mesurer le temps, ses mouvemens étant plus faciles à calculer et à prédire. Aussi voit-on le mois lunaire préexister partout au mois solaire, et c’est seulement en se rappelant ce calendrier du premier âge que l’on comprend certains passages d’auteurs indiens et iraniens qui fixent au dixième mois le terme de la grossesse. L’idée que les éclipses proviennent d’une maladie de l’astre ou de l’attaque d’un être malfaisant, celle encore que la voie lactée est un chemin céleste, appartiennent aussi aux plus anciennes conceptions de nos ancêtres. Ils ne paraissent pas avoir distingué les constellations, sauf peut-être l’ourse. Enfin les noms de nombre primitifs, lesquels se ressemblent étonnamment dans toutes les branches de la famille, attestent par leur étymologie que l’homme a fondé sur les cinq doigts de la main son premier système de numération. Cinq veut dire une main étendue ; dix, deux mains étendues ; un veut dire celui-ci, et s’indique par un doigt levé ; deux, ceux-ci, etc. Notons toutefois que le parallélisme des noms de nombre s’arrête à cent, ce qui suppose des habitudes de calcul encore bien élémentaires.


III

Nous arrivons finalement au plus riche et, à bien des égards, au plus intéressant des domaines ouverts à la philologie comparée, celui des croyances religieuses. Ici la science philologique n’est plus qu’un auxiliaire de la science toute récente des religions comparées. Ce ne sont plus seulement des mots, ce sont aussi des mythes, des institutions, des dogmes, des cultes qu’il faut rapprocher pour en retrouver la commune origine. Cette science est en train de se faire, mais elle est encore loin d’être définitivement constituée. L’histoire des religions et des mythologies de notre race est bien incomplète et nécessairement erronée, tant qu’on se refuse à rapprocher les antiquités nationales européennes des antiquités iraniennes et hindoues. D’autre part, certaines généralisations récentes pourraient bien être trop hâtives. L’étymologie comparée est parfois même un guide trompeur dans ce genre de rapprochemens. Dans le trajet de la Caspienne au Finistère, les noms de dieux et de déesses ont pu changer de signification, et j’en crois trouver d’incontestables preuves dans la mythologie grecque, dont l’explication a tant gagné d’ailleurs à des comparaisons multipliées avec les mythes védiques. Il faut donc nous borner à quelques données générales et décidément acquises.

C’est le point toutefois où nous ne pouvons acquiescer sans réserve aux résultats admis par l’ingénieux et savant philologue genevois. Il inclinerait à penser que si la religion de nos ancêtres aryens, arrivée à sa dernière évolution, consistait en un polythéisme poétique, en un culte de la nature divinisée, rien ne prouve qu’elle ait eu au début le même caractère, et il croit même trouver dans les noms donnés à la divinité l’indice d’un certain monothéisme, peu rigoureux sans doute, pourtant réel, qui aurait préexisté aux polythéismes historiques.

Certes, si nous avions devant nous des faits positifs attestant que telle a été la marche de l’esprit humain, il faudrait bien se rendre et admettre, contre toute vraisemblance a priori, que l’homme, encore plongé dans la plus profonde ignorance, a mieux saisi la vérité religieuse qu’à l’époque où il commençait à réfléchir et à savoir ; mais ces faits existent-ils ? Et tant qu’on ne peut en alléguer qui aient une valeur démonstrative, ne doit-on pas persister dans l’hypothèse, que tant d’analogies confirment, d’une élévation graduelle de la religion, comme de toutes les autres sphères où se meut l’esprit humain, des rudimens les plus naïfs aux conceptions les plus sublimes ? Il ne faut pas faire intervenir ici la Bible. Quand l’histoire biblique réelle commence, c’est-à-dire au plus tôt avec Abraham, il y a déjà des polythéismes épanouis sur la terre entière, et dans les réminiscences mythiques des temps qui précèdent l’apparition du père des croyans, pas un mot ne nous renseigne sur la formation du polythéisme. On dirait plutôt que le pluriel du nom sémitique de Dieu, devenu majestaticus (exprimant l’excellence), les généalogies des patriarches antédiluviens, le rôle attribué aux fils de Dieu dans un fameux passage de la Genèse, etc., sont la preuve du fond polythéiste duquel a surgi, à un moment mystérieux du développement des races humaines, ce premier monothéisme qui devait donner sa vraie religion à l’humanité. Quand d’autre part on pense à ce qu’il y a de naïf, d’enfantin dans le naturalisme védique, encore si rapproché du berceau commun, comment s’imaginer qu’on est en face de quelque chose de secondaire, d’une dégénérescence religieuse ?

Les faits philologiques allégués par M. Pictet à l’appui de sa thèse ont-ils l’importance qu’il leur attribue ? J’en doute fort. Le plus ancien nom de Dieu dans les langues aryennes est le mot déva. On le retrouvé en sanscrit, en zend (où il prend le sens de démon ou dieu méchant), en grec, en latin, en irlandais, en kymri, en lithuanien. Là-dessus M. Pictet se livré à une discussion philologique tendant à montrer que ce mot signifie proprement, non pas « le lumineux, » comme on l’a dit, mais « le céleste. » — « Cela implique bien, dit-il, la notion d’un Dieu placé au-dessus du monde. » Malheureusement, si le mot déva veut dire céleste, le mot div, dont il vient et qui signifie le ciel, veut dire en langue aryenne le lumineux, cela de l’aveu de M. Pictet lui-même, et par conséquent je ne vois pas très bien comment on peut échapper à la conclusion que « l’être céleste » est l’équivalent exact de « l’être lumineux. » Le déva aryen est donc toujours un phénomène naturel personnifié, rien de plus, et si un autre nom védique de Dieu, Bhaga, congénère de l’ancien nom slave Bogu, qui veut dire le vénérable et l’adorable, si ce, nom n’implique pas directement un culte de la nature, on m’accordera, bien qu’il n’implique pas non plus le contraire.

N’oublie-t-on pas, en discutant ainsi les noms aryens de Dieu qui nous sont connus, qu’en définitive nous ne pouvons arriver à rien de primitif par cette voie ? Il est évident et pleinement admis par M. Pictet que nos pères étaient polythéistes avant leur séparation ; mais ce polythéisme ne datait pas de la veille. Il avait eu déjà une histoire, et il est tout simple que dans le développement historique d’une religion polythéiste il y ait comme des soupçons, des germes, des pressentimens de, monothéisme. Du moment que l’on reconnaît plusieurs êtres divins, on admet entre eux tous une communauté de nature divine. De là des adjectifs tels que lumineux, adorables, vivans, puissans, qui deviennent par la suite des substantifs, comme notre mot Dieu lui-même. Le ciel, personnifié et objet d’adoration, affecte vite les apparences d’un Dieu suprême, élevé au-dessus de tous les autres et maître de l’arme irrésistible, le tonnerre. Aussi dans la plupart des mythologies le ciel est-il ce qu’il est dans la mythologie grecque, le Jupiter, le père souverain des dieux et des hommes. Enfin il est clair que l’esprit humain, à mesure qu’il observe et réfléchit, obéissant à cette impérieuse loi, cachée au fond de son être, de la recherche logique de l’unité, s’élève de plus en plus vers le monothéisme ; mais ce mouvement est bien lent, bien retardé par le prestige des traditions et des habitudes, et il ne faut pas mettre au commencement ce qui n’a pu avoir lieu que tout à la fin. L’enfant remarque très vite le mouvement d’un objet, l’éclat d’un autre, et tous les phénomènes de détail en un mot qui frappent ses yeux ; mais il n’arrive que tard à une vue d’ensemble et à l’idée d’une harmonie générale des choses. Le monothéisme antique, là où il est réel, est nécessairement joint au sentiment qu’il est seul légitime. « Tu n’auras point d’autre Dieu devant ma face, » voilà le premier commandement de toute loi religieuse fondée sur le monothéisme, et il s’agit bien moins alors de savoir si les autres dieux existent ou non que de savoir s’il est licite de les adorer. Aucune intolérance de ce genre ne s’est montrée dans l’histoire ancienne de notre race : elle a bien persécuté dans son propre sein ceux qui, à ses yeux, n’adoraient pas assez, Socrate, les bouddhistes, les juifs, les chrétiens ; mais jamais elle n’a persécuté ceux qui adoraient trop. Qu’on prenne bien garde à soi quand, en preuve d’un monothéisme primitif, imaginaire, on allègue certaines hymnes ou formules adressées à quelque divinité particulière et lui conférant les attributs de la perfection absolue ! L’homme, quand il adore, ne le fait jamais à demi, et avant de décerner le titre de monothéiste à celui qui chante l’hymne ou prononce la formule en question, je veux être sûr que demain il ne rendra pas un hommage tout semblable à une divinité très différente. De notre temps encore, il est des prédicateurs de campagne pour qui le saint du jour est régulièrement le plus grand du calendrier.

Il en est de même de la tradition du déluge, dont je crains que M. Pictet n’exagère l’universalité et surtout l’unité d’origine. Je ne nie pas qu’on ne la trouve en bien des lieux ; mais ce qui m’inquiète un peu, c’est que ce sont ordinairement des lieux particulièrement exposés à des inondations subites, dévastatrices, tandis qu’ailleurs elle est inconnue. Ainsi la Thessalie, les vallées tributaires de l’Indus et du Gange, surtout les plaines très basses où s’élevèrent Babylone et Ninive, sont les théâtres respectifs des déluges de Deucalion, de Manou, de Xisuthros, tandis que la vaste région de l’Iran, limitrophe pourtant de celle où la Genèse fait renaître le genre humain tout entier après le déluge de Noé, ne connaît aucune tradition de ce genre. L’Avesta ne sait rien du déluge, non plus que les mythologies germaniques et slaves. C’est qu’aussi l’Iran est un immense plateau, très élevé, et où l’on redoute le manque d’eau bien plus que l’inondation. Je ne voudrais pas en quelques lignes trancher une question bien obscure encore et très ardue, je me borne à exprimer des doutes sur le caractère vraiment aryen de la tradition du déluge.

Parmi les idées religieuses que les diverses branches de la famille ont emportées bien plus certainement du centre commun, outre celle que la nature divine est essentiellement lumineuse, nous trouvons la personnification et la divinisation du soleil, de la lune, de l’aurore, etc. Une mer de poésie s’est révélée aux regards des chercheurs depuis que les vieux mythes, tamisés par la critique, sont devenus assez transparens pour laisser voir la nature à travers leurs naïfs symboles. Il faudrait tout un livre pour énumérer les découvertes ravissantes faites dans ces régions si longtemps impénétrables. Bien des idées fantastiques, dédaignées autrefois, redevenues aujourd’hui, grâce à la réaction du romantisme, Je bien commun des poètes et des artistes, ont leur acte de naissance inscrit dans l’antiquité aryenne. Le fameux mythe germanique de la. chasse sauvage, par exemple, a laissé des traces de son passage aux bords de l’Indus comme dans les forêts de la Souabe. C’est partout le dieu du vent qui, franchit l’espace à la tête de la troupe furieuse des nuages et des tempêtes. Signalons aussi l’idée que le dieu-soleil parcourt le ciel sur un char attelé de coursiers brillans. Il a fallu bien du temps pour que les fauves cavales du Véda (haritas) soient devenues les trois grâces que nous savons (charites), compagnes de Vénus-Aphrodite, la nature matinale ou printanière.

On a la preuve également que le culte primitif se passait de prêtres, d’idoles, d’autels, que le sacrifice et la prière en constituaient le fond, et que le père de famille était sacrificateur de droit naturel. Le sacrifice humain, malheureusement bien fréquent chez nos ancêtres depuis leur séparation, remonte-t-il aux temps de l’unité aryenne ? M. Pictet ne le croit pas. Cependant les coutumes funéraires des Scandinaves, des Germains, des Lithuaniens, des Slaves, des anciens Grecs, les sacrifices plus connus encore des Gaulois et des Romains montrent en tout cas que ce rite abominable a ses origines bien loin dans le passé, et si les Védas, exactement interprétés, n’ordonnent que la simulation du sacrifice de la veuve et non pas l’accomplissement réel, comme l’ont voulu plus tard les dévots du brahmanisme, il est bien probable que les pasteurs de l’Indus avaient adouci la coutume antérieure. À côté de ces aberrations douloureuses du premier des sentimens humains, on est heureux de voir qu’une foi puissante dans la vie à venir fait partie des plus anciennes croyances de notre race. Partout on retrouve les traces des procédés plus ou moins naïfs mis en œuvre pour que les chers morts fassent paisiblement et sûrement leur voyage vers la patrie future. Enfin certaines superstitions, le mauvais œil, les gobelins ou kobolds, la sorcellerie, etc., remontent jusqu’aux temps les plus reculés, et rien de plus étrange que la ressemblance qui existe souvent entre les préjugés ou les terreurs régnant, par exemple, dans notre Morbihan et celles qui fleurissent encore à l’ombre de l’Himalaya. Qui se serait douté qu’on pouvait passer, par une filiation régulière, du chien, qui, selon nos Bas-Bretons, conduit les âmes défuntes chez le curé de Braspar, au Mercure grec psychopompe et à la chienne d’Indra, chantée aux bords du Gange ?

Il nous a suffi d’indiquer ici quelques-uns des brillans et curieux sujets que l’étude des origines indo-européennes offre à l’analyse. On a pu se faire ainsi quelque idée de l’intérêt propre à ces sciences modernes dont la comparaison est le principe générateur. Que l’on ne s’imagine pas au surplus que la curiosité soit seule intéressée à cette résurrection de nos ancêtres inconnus. Les conséquences pratiques de telles études ne tarderont peut-être pas à se révéler dans ce monde instruit qui, sans cultiver les sciences spéciales, est ouvert à leur influence et la fait pénétrer à la longue chez ceux même qui n’en ont pas le moindre soupçon. On ne se serait pas imaginé que la philologie comparée allait quelque jour fortifier la puissance anglaise dans les Indes. C’est pourtant ce qui arrive, et on ne peut plus contester aujourd’hui que les Anglais ne soient dans l’immense péninsule les alliés par le sang des populations brahmaniques, auxquelles ils ont donné un gouvernement régulier et en somme bienfaisant, surtout si on le compare aux gouvernemens arabes et mongols qui ont avant eux opprimé les descendans des Aryas. On prétend même que déjà les Hindous les plus éclairés reconnaissent cette vérité, qui met leur amour-propre à l’aise, et se montrent bien plus disposés qu’auparavant à faire cause commune avec les Européens contre leurs anciens envahisseurs. Le Cosaque, le Tartare, le Mongol, voilà l’éternel ennemi de notre race.

On peut aussi prévoir le moment où la science biblique saura largement profiter des découvertes opérées par ces sciences qu’on appelait profanes du temps qu’on regardait le savoir humain comme toujours plus ou moins contraire A la religion. On s’éloigne heureusement de ce point de vue tous les jours. Quant au sujet spécial qui nous occupe, on peut assurer que la Genèse ne perdra rien, comme livre religieux, comme document à jamais vénérable des plus anciens souvenirs que la race monothéiste ait d’elle-même, à ce que ses précieuses réminiscences des origines humaines soient complétées et éclaircies par des lumières puisées à d’autres sources. L’essentiel, c’est qu’on se dépouille des préjugés qui égarèrent longtemps les historiens aussi bien que les théologiens, ceux-ci décidés d’avance à nier tout ce qui ne cadre pas avec le récit hébreu, ceux-là non moins désireux de le trouver en défaut. Comparons en toute indépendance la tradition sémitique et la tradition aryenne, expliquons-les l’une par l’autre, et nous aurons deux témoignages au lieu d’un pour nous renseigner, ce qui n’a jamais nui. En particulier, ne demandons pas aux fragmens plus soudés les uns aux autres que réellement fondus par l’auteur de la Genèse une précision scientifique, une rigueur de déduction qui n’y sont pas et ne pouvaient y être. Ainsi, dans la pensée de l’écrivain hébreu, le déluge a été universel, et c’est par un étrange abus des textes qu’on a tâché de nos jours de réduire à un déluge partiel l’épouvantable cataclysme décrit au chapitre vu. Toute chair qui se mouvait sur la terre expira, est-il écrit, ce qui n’empêche pas qu’au chapitre IV, en exposant la généalogie des Caïnites, le même auteur ne raconte les origines de peuples nomades descendans de Caïn, et ne se les représente comme existant toujours sur la terre, tandis que logiquement ils devraient en avoir été balayés par le déluge, auquel survécut seule une famille descendant de Seth.

Qu’est-ce à dire ? Que l’auteur sacré se contredit grossièrement ? Non, mais qu’il faut, en présence de ces vieux livres, composés de fragmens bien plus vieux encore, s’attendre à rencontrer, à côté d’une valeur religieuse incomparable, une naïveté de manière, une certaine ingénuité de rédaction, qui, à mes yeux du moins, en augmentent encore le charme mystérieux. Si on le comprend bien après tout, l’écrivain hébreu a très bien vu. Il rattache ses connaissances ethnologiques au berceau de sa race, à la région de l’Ararat, d’où jadis descendirent les Sémites, et avec eux l’esprit du Dieu « fort tout-puissant. » N’est-ce pas là en effet, n’est-ce pas au sud-ouest de la Caspienne que se trouve le point de jonction où les deux familles de peuples de l’Asie antérieure, les Sémites et les Camites ou Couschites, se rencontrèrent avec les Japhétites ou Aryens ? Que cette donnée traditionnelle, d’une parfaite justesse aux yeux de la science, se soit associée à la notion d’un effroyable déluge universel dont la vallée du Tigre et de l’Euphrate était si bien faite pour engendrer ou, si l’on veut, pour perpétuer la tradition, il n’y a rien là que de très naturel, et il est toujours intéressant d’observer que le plus ancien contact des deux races de Sem et de Japhet ait laissé chez la première un vif pressentiment du grand rôle réservé dans l’histoire à la seconde, tandis que Sem s’attribuait, en quelque sorte, la fonction religieuse dans l’humanité. Il n’est rien de plus instructif à méditer sous ce rapport que le vieux chant hébreu que nous a conservé la Genèse, et qui s’appelle la Bénédiction de Noé[13].

Rappelons-nous enfin que se connaître soi-même est l’abrégé de la sagesse, et qu’on ne se connaît bien qu’à la condition de connaître son pays et sa race, car chacun de nous en porte l’indélébile empreinte. Le grand rameau de l’humanité auquel nous appartenons porte avec lui l’avenir du monde. Si l’on observe bien, on verra qu’il n’y a depuis longtemps que deux civilisations sur la terre, la nôtre et la chinoise. Le reste peut-il compter ? Maintenant la nôtre seule avance, se propage, conquiert l’espace et devance le temps ; elle le doit à ce que l’idée du perfectionnement, du mieux, du droit de chacun à le chercher, de l’avenir meilleur, fait partie du patrimoine inaliénable que nous ont légué les pères de notre race. Le Chinois n’aime que le passé et n’adore que ses morts : nous, nous croyons au Dieu vivant et à la destinée. Notre civilisation doit aussi sa supériorité à ce que, dans sa longue histoire, elle a su s’approprier ce que d’autres races avaient produit de meilleur, l’écriture, la navigation, le monothéisme ; quant à ce dernier, elle a eu le bonheur de ne le prendre ni juif, ni musulman, mais chrétien, c’est-à-dire confirmant et sanctifiant sa tendance innée au progrès infini.

L’Europe, en connaissant mieux ses véritables origines, ne comprendra-t-elle pas enfin ses véritables intérêts ? Ne verra-t-elle pas que ces antipathies internationales au nom desquelles une politique égoïste réussit encore à entraver l’émancipation des peuples et la constitution d’un ordre de choses assurant sa place au soleil à chaque nationalité, à chaque Européen sa liberté, ne sont que des préjugés injustifiables au point de vue historique aussi bien qu’au point de vue chrétien ? Quoi qu’il en coûte à notre amour-propre et tout en restant fiers de la puissance et de la gloire de notre pays, ne sommes-nous pas forcés de nous avouer que l’Angleterre, avec son rude climat, sa population moindre, ses mœurs moins expansives et moins sociables, est notre rivale sur le vieux continent, et dans le reste du monde nous efface presque partout ? Pourquoi ? Il y en a bien des raisons, hélas ! mais en vérité elles se résument toutes dans celle-ci, que, parmi les grands peuples modernes, le peuple anglais est celui qui a maintenu et développé avec le plus de persévérance et d’énergie l’aptitude merveilleuse de notre race au progrès par la liberté. Hoc signo vincemus. C’est là en effet, c’est dans cette noble tendance, dans l’existence distincte et le libre jeu des forces vives que consiste la puissance réelle des sociétés européennes, et il faut en finir avec ce mauvais rêve d’empire romain qui fait exception dans notre histoire, et qui, s’il se réalisait par malheur, soit à Paris, soit ailleurs, aboutirait à créer une Chine occidentale immobile, pétrifiée, comme celle d’Orient. Que notre race, garde sa fierté originelle ! Sa tradition, c’est l’indépendance, c’est la liberté. Ce n’est pas une théorie en l’air qui l’affirme, c’est sa langue, un monument plus ancien et plus durable, en dépit des variations de la surface, que ceux de Babylone, et de Memphis. Nous sommes tous les fils des Aryas, et nos pères, en quittant, il y a plus de quatre mille ans, la patrie primitive, ont emporté nos titres de noblesse et nous les ont légués. Dans ce progrès continu que depuis lors ils n’ont cessé de faire à la surface de la terre se trouve comme une prédiction, comme un symbole du progrès, bien plus glorieux encore, que nous avons à faire dans le monde de l’esprit. C’est spirituellement aussi qu’il nous faut être dignes de la vieille bénédiction : Dieu fasse que Japhet s’élargisse !


ALBERT REVILLE.

  1. La Revue a donné dans ses livraisons du 15 juillet 1854 et du 15 mai 1859, sur les Védas et sur les premiers ouvrages relatifs à l’histoire des Aryas, d’intéressans travaux de M. Théodore Pavie.
  2. Le Zend-Avesta est, comme on sait, le livre sacré des disciples de Zoroastre. Ce nom signifie-t-il la Parole de vie, comme on l’a cru longtemps, ou la Parole qui donne la vie, comme quelques-uns le croient aujourd’hui ? C’est une question débattue en ce moment.
  3. Les travaux les plus récèns ne permettent plus de douter aujourd’hui de l’origine aryenne de la langue et de la race des Afghans. Leur prétention de descendre d’une colonie juive conduite par un Afghana imaginaire, petit-fils de Saül et officier de Salomon, n’est qu’une légende inspirée par l’orgueil musulman, très fort chez eux, qui leur a fait désirer d’être rattachés à la race des vrais croyans. Les quelques mots hébraïques ou plutôt sémitiques introduits dans leur langue, en somme positivement aryenne et nullement sémitique, s’y sont glissés à la suite et sous l’influence de l’islamisme. On peut consulter avec fruit sur cette question longtemps douteuse le savant ouvrage que M. Spiegel vient de publier sous ce titre : Érân, Berlin 1863, surtout page 141.
  4. Ibh, en irlandais, signifie pays, tribu.
  5. Les Chinois, ces vieux enfans qui ne peuvent prononcer l’r, lui substituent régulièrement une l quand ils s’approprient un mot européen où cette lettre se rencontre, et quand ils nous appellent des Folansi, on dirait qu’ils ont dans l’oreille notre nom national prononcé avec l’intonation particulière du soldat… frrancé, et qu’ils le rendent aussi consciencieusement qu’ils peuvent.
  6. Comme font nos paysans quand ils disent henarnacher pour enharnacher.
  7. On peut consulter utilement sous ce rapport le savant livre que M. Emile Burnouf, en digne héritier du nom qu’il porte, a consacré à l’étude des antiquités védiques sous le titre Essai sur le Véda, Paris 1863.
  8. Cette signification du mot arya a été contestée à tort par M. Max Müller, qui préférerait voir dans ce mot le sens d’agriculteur (de la racine ar prise dans le sens de labourer, comme dans le latin arare), comme si nos ancêtres se fussent distingués primordialement à titre de peuple sédentaire et agricole des hordes nomades dont ils étaient environnés. Cela est d’autant moins admissible que précisément les deux branches hindoue et iranienne, à qui nous devons la conservation et la signification ethnique de ce mot, étaient adonnées encore presque exclusivement à la vie pastorale quand elles émigrèrent vers les contrées où elles s’établirent définitivement.
  9. La racine très répandue nav ou nou a fait le naû sanscrit, le nâw persan, le ναΰσ grec, le noi irlandais, l’ancien allemand nâwa, et tandis que dans le latin navis elle arrivait à désigner les navires de grande dimension, dans l’armoricain new elle ne désignait plus qu’une auge, un baquet, et dans le nôi Scandinave qu’un vase. Les mots aussi ont leurs destinées. Le sens originel est celui d’une chose « qui marche. »
  10. D’une racine qui se retrouve, entre autres, dans le latin nex, necare.
  11. Dans les Indiscke Studien de M. Weber, v. 257.
  12. De gnatio vieux latin. La racine sanscrite est gan (naissance et naître).
  13. Gen. IX, 26-27.