Les Anglais au Thibet/02

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Les Anglais au Thibet
Revue des Deux Mondes5e période, tome 28 (p. 677-708).
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LES ANGLAIS AU THIBET

II[1]
LE GOUVERNEMENT THIBÉTAIN. — LE TRAITÉ ANGLO-THIBÉTAIN ET LE NOUVEL ETAT DE CHOSES AU THIBET


I. Les Origines du Lamaïsme et la réforme de Tsong-kapa.

Il ne saurait paraître étonnant qu’un pays si jalousement gardé par ses habitans, si déshérité par le double maléfice de l’altitude du sol et de la sécheresse de l’air, soit resté jusqu’en ces derniers temps une des contrées de la terre les moins connues des Européens. Jusque vers le milieu du siècle dernier, on ne possédait sur la géographie du Thibet et sur les mœurs de ses habitans que des renseignemens fort succincts et assez confus, fournis par les rares voyageurs et les missionnaires qui ne racontaient que ce qu’ils avaient pu voir ou entendre dire au cours d’une traversée trop souvent rapide. Ce furent les pandits anglo-hindous qui, les premiers, forcèrent le sanctuaire thibétain et en rapportèrent des dépouilles d’autant plus précieuses que le bouddhisme a accumulé au Thibet les trésors de ses traditions et de ses monumens et que la littérature sacrée offre dans ce pays des sources d’information plus abondantes et plus pures que dans l’Inde et à Ceylan. Grâce aux héroïques et incomparables razzias opérées par ces audacieux pionniers de la science, nous pûmes obtenir enfin en Europe des notions précises et vraiment scientifiques sur la géographie du Thibet méridional, sur l’histoire ancienne du royaume de Lhassa et les débuts du bouddhisme au Thibet, et les Burnouf, les Oldenberg, les Rhys Davids purent commencer à reconstituer pour la pensée occidentale le système philosophique bouddhiste dont les racines plongent en pleine mythologie et dont les intuitions ont devancé les plus téméraires hypothèses du nihilisme métaphysique. D’ailleurs, ces pandits n’ont pas été les seuls à soulever un coin du voile qui cache pour l’Occident le mystère thibétain. Les Russes n’ont guère moins fait pour la géographie de la partie septentrionale du Thibet que les savans hindous pour celle de la partie méridionale, et les explorateurs français, anglais, hongrois et suédois ont ajouté au fonds constitué par les voyageurs russes et hindous. Mais, en dépit de tous ces efforts, de notables fractions du Thibet, surtout dans la partie orientale, nous restent inconnues.

Encore à l’heure actuelle, nous n’avons pas de sources d’information exacte et précise sur le chiffre de la population du Thibet. Les évaluations qui en ont été faites jusqu’ici varient dans des proportions singulières. Au milieu du XVIIIe siècle, un recensement officiel fait par « les ministres. royaux » aurait, d’après le missionnaire Orazio della Penna, énuméré trente-trois millions d’habitans au Thibet ; au courant du XIXe siècle, des voyageurs ont parlé tantôt de cinq, tantôt de onze millions d’âmes, tandis que, d’après des renseignemens plus récens, et très probablement plus véridiques, la population serait au plus de deux millions d’individus répartis sur les deux millions de kilomètres carrés que mesure la surface du plateau thibétain. Ce qu’il y a de certain, c’est que la plus grande partie du Thibet est à peu près inhabitée ou n’est qu’un territoire de parcours de tribus nomades. La population n’est un peu groupée que dans la partie Sud-Est, où se trouvent quelques villes : Lhassa, Chigatsé, Gyangtsé, qui sont, avec quelques grands monastères, les seuls centre de population un peu importans du pays.

Mais, si l’on est loin d’être fixé sur le nombre des habitans du pays, on sait du moins que la très grande masse d’entre eux présente une remarquable unité d’origine, de langue, de religion et de mœurs. De taille moyenne, le front étroit, le nez large et aplati, les yeux à fleur de tête et légèrement bridés, les Thibétains paraissent appartenir à la même souche que les peuples turco-mongols avec lesquels leur type physique présente la plus grande analogie ; leurs mœurs et leurs usages ont une ressemblance étroite avec ceux des Mongols ; leur langue parlée est un idiome polysyllabique ; leur religion est le bouddhisme, pratiqué sous sa forme spéciale qu’on appelle le lamaïsme ; et leur histoire, du moins pour la partie qui nous en est connue, n’est guère que le récit des efforts du bouddhisme et des institutions lamaïstes pour s’implanter dans le pays et y dominer.

On ne connaît guère l’histoire des populations thibétaines avant l’introduction parmi elles du bouddhisme. Tout ce que l’on sait, c’est qu’elles obéissaient à différens chefs ou rois et qu’elles pratiquaient le culte de Bong-pa, issu du chamanisme mongol, dont les rites consistaient à faire des offrandes et des prières aux montagnes, aux lacs, aux arbres, représentant les forces de la nature. La première tentative d’introduction du bouddhisme au Thibet eut lieu au IIe siècle de notre ère. Le nouveau culte avait pris naissance dans l’Inde vers le milieu du VIIe siècle avant notre ère et avait été adopté par un grand nombre d’Hindous rebutés par la religion aristocratique et trop exclusive de Brahma qu’ils avaient suivie jusqu’alors. Préoccupés avant tout de se sauver eux-mêmes, les Brahmanes excluaient de leur communion les petits, les humbles, les parias, qui n’avaient pas même droit à la lecture des livres saints, mais Çakya-Mouni (le Sage par excellence) conçut de l’humanité un idéal tout différent. Il songea au bonheur de tous les hommes et appela à lui les parias. Bonté, douceur, charité, amour du prochain, telles furent les vertus qu’il enseigna. Cet idéal supérieur, si bien fait pour attirer les masses et qui avait dès cette époque conquis Ceylan, une grande partie de l’Inde et le Népal, ne fit pas tout d’abord de rapides progrès au Thibet et il faut arriver jusqu’au VIIe siècle pour voir le nouveau culte remplacer dans une grande partie du pays l’ancienne religion Bong-pa. Cet événement eut lieu vers l’an 630 de notre ère sous le règne de Srong-tsan-po (le très puissant et le très sage Srong), qui réunit en confédération un grand nombre de tribus thibétaines et fonda un grand État avec Lhassa pour capitale. Ce prince envoya dans l’Inde un missionnaire, qui en rapporta des livres bouddhistes, protégea officiellement le bouddhisme, et ses successeurs firent de même après lui. Mais les lamas, nourris, protégés, comblés de grâces par la royauté, reconnurent ses bienfaits, dès qu’ils se sentirent assez forts, en essayant de la chasser du logis où elle leur avait fait place. Les rois se défendirent, et l’un d’eux, Landarma, dut entamer contre eux une persécution acharnée et finit par les chasser tous du pays. Mais les prêtres bouddhistes le firent assassiner, en 899, par un de leurs affidés qui le frappa d’un coup de flèche dans son propre palais, et, à la suite des querelles intestines qui suivirent sa mort, réussirent à rentrer au Thibet et à recouvrer leur pouvoir.

Il est à remarquer que, pendant toute cette période, le bouddhisme eut une organisation réduite à sa plus simple expression : il n’y avait ni église, ni hiérarchie ecclésiastique. Le clergé n’était autre qu’une association, une confrérie de moines. Comme dans l’Inde, les monastères au Thibet avaient chacun leur administration séparée, et leurs supérieurs étaient indépendans les uns des autres. Quelques membres du clergé s’intitulaient bien patriarches, mais ils n’avaient qu’une autorité nominale et les fonctions qu’ils s’arrogeaient n’étaient pas reconnues par l’ensemble du clergé. Cet état de choses prévalut jusqu’au XIIIe siècle, époque où les khans mongols, convertis définitivement au bouddhisme, voulurent se mêler, sur l’instigation des prêtres, des affaires du pays. En 1253, Koublaï-khan, ayant conquis l’Est du Thibet et la Chine, manda auprès de lui le supérieur du couvent de Çakya, Pandita, se fit couronner par lui empereur à Pékin et, en échange du service rendu, lui reconnut le pouvoir suprême, spirituel et temporel, sur toute la partie du Thibet soumise alors aux Mongols. A partir de ce moment, les supérieurs du couvent de Çakya devinrent les vrais souverains de la plus grande partie du Thibet, prirent le titre de « Sublimité, » et usèrent de leur puissance pour opprimer les sectes rivales, jusqu’au jour où la dynastie nationale des Ming remplaça en Chine les souverains mongols (1368). Prenant ombrage de la puissance du couvent de Çakya, les nouveaux empereurs chinois favorisèrent d’autres couvens et notamment celui de Kadampa, qui ne tarda pas à égaler en puissance et en richesse le couvent de Çakya. C’est de Kadampa que sortit le réformateur du bouddhisme thibétain, le moine Tsong-kapa, qui fut l’Hildebrand de l’Orient.

Né sur la frontière de Chine, Tsong-kapa, après avoir étudié à Kadampa, tâcha de ramener le bouddhisme à sa pureté première, de le dégager de la sorcellerie et des pratiques superstitieuses qui le déshonoraient, d’astreindre les moines à une vertu plus austère et au respect de leurs vœux de renoncement et de pauvreté. Mais l’œuvre de Tsong-kapa ne se borna pas seulement à la restauration de la discipline et à la réformation des mœurs du clergé ; il entreprit la révision de la doctrine bouddhiste, modifia le rituel et inventa la théorie de la réincarnation des disciples de Bouddha, qu’il fit dériver d’un des principes fondamentaux du bouddhisme. Çakya-Mouni avait dit que le monde visible est dans un perpétuel changement ; que la mort succède à la vie, la vie à la mort ; que l’homme, comme tout ce qui l’entoure, roule dans le cercle éternel de la transmigration ; qu’il passe successivement par toutes les formes de la vie, depuis les plus élémentaires jusqu’aux plus parfaites ; que la place qu’il occupe dans le vaste échelon des êtres vivans dépend du mérite des actions qu’il accomplit en ce monde ; et que, par exemple, l’homme vertueux doit renaître avec un corps divin. Tsong-kapa déduisit à son tour de cette idée que certains membres éminens du clergé bouddhiste peuvent réapparaître sur la terre, quelques jours après la mort, sous la forme d’un enfant. Ces enfans deviennent alors des incarnations du précédent personnage. Bon nombre de Thibétains acceptèrent l’enseignement de Tsong-kapa, et, dès lors, fut constituée la secte de Galugpa ou des « bonnets jaunes, » ainsi désignés par opposition aux partisans de l’ancienne doctrine, qui furent les Chammars ou « bonnets rouges. »

La première application de la doctrine de Tsong-kapa fut faite à sa mort, survenue en 1417, à son neveu et successeur, Gedendrup, qui fut le premier grand-lama de la secte de Galugpa et fut regardé comme l’incarnation de Tsong-kapa. Tsong-kapa lui-même fut considéré comme la haute incarnation d’Amithaba, propre compagnon de Bouddha et personnification de la charité. Sous Gedendrup, la lutte entre les Galugpas et les Chammars fut des plus vives. Les Galugpas ayant eu recours aux armes marchèrent contre les Chammars, leur enlevèrent la plupart des monastères qu’ils possédaient dans les diverses provinces du Thibet et les chassèrent de leur capitale, Taschi-lumbo, qu’ils détruisirent de fond en comble et sur les ruines de laquelle Gedendrup éleva, en 1447, le grand monastère de Taschi-lumbo dont le supérieur prit le titre de Taschi-lama et fut reconnu être l’incarnation de Tsong-kapa et par conséquent d’Amithaba. Définitivement vaincus, les Chammars furent obligés de se retirer dans certaines localités du Thibet où l’on toléra leur séjour, et, dès lors, la puissance des « bonnets jaunes » devint telle que les chefs des grands dans féodaux du Thibet en prirent ombrage et entamèrent contre les lamas une lutte qui tourna d’abord au désavantage de ces derniers. Un de ces princes, Pagmandou, réussit même à soumettre tout le Thibet, à rétablir le pouvoir laïque et à faire fleurir la prospérité et la paix dans le pays. Mais le troisième grand-lama de Galugpa, Sodnam-Gyamtso, ayant appelé à son secours en 1576 Tengri-To, prince de Koukou-nor en Mongolie, les princes laïques du Thibet furent vaincus, et le pouvoir temporel établi dans le personne du grand-lama de Galugpa, qui se trouva dès lors commander en souverain maître les deux plus importantes provinces du Thibet, celle d’Amdo et celle d’Oui. Nul obstacle ne s’opposa plus à l’extension de la secte de Galugpa, qui s’accrut d’autant plus rapidement qu’elle était favorisée par le gouvernement chinois. C’est ainsi que, sous la pression de l’ambassadeur de Chine à Lhassa, bon nombre de couvens bouddhistes du Thibet et de la Mongolie durent se rallier à la secte de Galugpa et que, sous le quatrième grand-lama de la secte, fut nommé un ministre spécial qui eut mission de surveiller tous les fonctionnaires civils du pays. Enfin, sous le cinquième grand-lama de Galugpa s’accomplit la révolution qui étendit à presque tout le Thibet l’autorité politique de ce prince.

Ce cinquième grand-lama, Nagwan Lozan, ambitieux et avisé politique, avait commencé, pour se débarrasser complètement des princes laïques qui manifestaient encore des velléités de résistance, par appeler à son aide le successeur de Tengri-To, Gusri, prince de Mongolie. Celui-ci envahit en 1640 le Thibet, réduisit à merci les princes laïques et, par un acte solennel, consacra la suprématie politique de Nagwan Lozan en lui conférant le titre de Dalaï[2]. Les Tartares mandchous ayant, quelque temps après, détrôné la dynastie nationale des Mings, Nagwan Lozan se rangea du côté des vainqueurs et fit reconnaître par la nouvelle cour de Pékin ses privilèges et son nouveau titre. Puis, pour consolider son gouvernement, il transféra sa résidence du monastère de Depung au mont Potala, à proximité de Lhassa. Là, il se proclama l’incarnation d’Avalokitçavara, le disciple d’Amithaba, et amena de gré ou de force à reconnaître sa suprématie la plupart des couvens de Thibet et de Mongolie, lesquels, tout en conservant leur organisation hiérarchique propre, durent le reconnaître, lui et ses successeurs, comme chefs du lamaïsme thibétain.

Après Nagwan Lozan, et depuis l’institution du dalaï-lama, l’histoire du Thibet n’est plus que celle des relations de ce pays avec la Chine. Le gouvernement chinois fit payer en effet de l’indépendance du Thibet l’appui qu’il avait donné au chef de la secte de Galugpa. Il établit son protectorat sur le pays, se chargea d’en assurer la défense et d’en contrôler les relations extérieures. En 1706, les Kalmoucks kohols et dzoungaras s’étant mêlés des affaires du Thibet furent chassés par les armées de la Chine et une garnison chinoise fut installée, en 1720, à Lhassa. En vain des insurrections éclatèrent dans cette ville et le prince thibétain Nam-Djal (le victorieux) entreprit de briser la puissance du dalaï-lama et de chasser les Chinois, ses protecteurs. Les insurrections furent réprimées, le dalaï-lama fut vainqueur, et les Chinois firent assassiner Nam-Djal (1751). Le titre royal fut alors décerné au dalaï-lama et la soumission du Thibet devint si complète que les Chinois ne craignirent pas de démembrer le pays à leur profit ; ils lui enlevèrent toute la partie orientale située à l’orient du Yang-tsé-kiang et la rattachèrent à la province chinoise du Sé-Tchouen, dont elle est restée depuis une dépendance. Le reste du Thibet lui-même fut rattaché au département des colonies de Pékin, représenté en la circonstance par le vice-roi du Sé-Tchouen.

On est encore à se demander chez certaines nations de l’Europe quelle est la méthode d’administration à employer dans une colonie pour assurer et maintenir l’autorité et le prestige du conquérant, ne pas molester les indigènes et réduire les frais de domination au minimum. Les Chinois ont depuis des siècles résolu ce problème à leur manière par l’adoption du système du protectorat dont ils ont fait des applications variées depuis le simple envoi décennal d’un léger cadeau par le peuple protégé au conquérant, comme la chose a eu lieu pour la Birmanie, jusqu’à la mainmise plus ou moins complète sur le pays soumis. En ce qui concerne le Thibet, c’est sous la forme d’un protectorat étroit et rigoureux que s’exerce la tutelle de la Chine. Le pouvoir de l’empereur est représenté en ce pays par deux délégués impériaux ou ambans, changés tous les trois ans et placés sous les ordres du vice-roi du Sé-Tchouen, avec lequel ils correspondent directement. Ces derniers sont chargés de l’administration militaire et des affaires étrangères et ont pour les seconder deux trésoriers généraux et deux commissaires résidant à Lhassa et à Chigatsé, et trois commandans de troupes en résidence à Lhassa, à Chigatsé et à Dingri. Des garnisons chinoises sont installées en ces trois villes. Indépendamment de ces fonctionnaires d’origine chinoise, l’autorité du Fils du Ciel s’appuie sur des fonctionnaires thibétains. C’est ainsi que la cour de Pékin choisit et nomme à vie le nomokhan, fonctionnaire spécial qui est le vrai souverain temporel du Thibet. C’est en effet au nomokhan (roi de la loi religieuse) qu’on nomme aussi rgyalpo (le roi) que sont délégués tous les pouvoirs civils ; c’est à lui que revient la régence en cas de vacance du trône et en cas de minorité du dalaï-lama. Le confesseur du dalaï-lama ou gouro, le second personnage en dignité, après le nomokhan, est également nommé par l’empereur de Chine. Le dalaï-lama ne peut revêtir sa dignité que muni d’un diplôme en règle signé par l’empereur ; et il en est de même du taschi-lama et des supérieurs des grands couvens du Thibet. D’ailleurs le gouvernement de Pékin n’admet point qu’au cours de sa réincarnation, le dalaï-lama puisse, en vertu de sa nature divine, échapper, d’une manière quelconque, à l’autorité impériale, et, le cas échéant, il s’arroge le droit de retirer tout pouvoir au dalaï-lama qui a cessé de plaire. Dalaï-lama, taschi-lama, et tous les grands fonctionnaires thibétains reçoivent en outre de Pékin un traitement annuel, et, tous les cinq ans, le dalaï-lama ainsi que le taschi-lama sont tenus d’envoyer des cadeaux à la cour de Pékin, sorte de tribut en retour duquel ils reçoivent d’ailleurs de magnifiques présens. En définitive, le résultat d’une lutte de dix-huit siècles au Thibet a été la destruction du pouvoir laïque et l’établissement de la domination du pouvoir spirituel, sous la suzeraineté de la Chine. Dans cette longue série des âges, la lutte entre le sacerdoce et l’empire s’est terminée par la victoire du sacerdoce, avec l’appui de l’étranger. Les rois du Thibet ne sont plus, et, comme représentans des seigneurs des grands dans féodaux de jadis il ne reste plus que quatre-vingts petits chefs vivant sur la frontière entre le Thibet et le Sé-Tchouen et plus ou moins dépendans de la Chine. Tout le reste du Thibet est régi par un gouvernement théocratique ; c’est le clergé qui est le maître du pays.


II
Organisation du Lamaïsme. — Les deux grands lamas de Lhassa et de Taschi-lumbo.

Ainsi, quoique la vraie doctrine de Çakya-Mouni ait été, dans ses commencemens, la religion de l’égalité et ait eu pour but l’abolition des castes, le lamaïsme a, en somme, reconstitué les castes avec la domination des lamas. La population thibétaine se divise en effet en deux classes : les membres du clergé et les laïques, qui ont, chacun, des attributions nettement définies : l’une s’occupe des affaires du monde ; l’autre est entièrement consacrée à celles du ciel ; les uns travaillent, les autres prient. Jamais les gens du monde ne se mêlent des exercices religieux ; en revanche, le clergé prend soin de tout ce qui a rapport aux intérêts spirituels.

Le clergé est extrêmement nombreux et compterait 500 000 membres, au dire de certains voyageurs, chiffre qui peut paraître exorbitant pour une population totale d’environ deux millions d’âmes. Ce qui est certain, c’est qu’il existe au Thibet près de trois mille monastères dont quelques-uns comptent plusieurs milliers de moines, comme celui de Depung, qui en renferme dix mille, et ceux de Galdan, de Sera et de Taschi-lumbo qui en contiennent trois mille également. Bon nombre de ces monastères sont d’ailleurs habités par des femmes qui sont astreintes aux pratiques austères du cloître. Une puissante organisation hiérarchique unit entre eux les divers membres du clergé ; au bas de l’échelon, les élèves ou novices, les diacres, les simples abbés, les supérieurs des couvens, puis les incarnations qu’on appelle koubilghans en mongol et koutoutka en thibétain.

Les jeunes gens qu’on destine à être lamas sont reçus dans les monastères à l’âge de huit ou neuf ans. Presque toutes les familles thibétaines ont un membre, et c’est ordinairement l’aîné, qui est voué au sacerdoce. Dès qu’il est reçu au monastère, le candidat reçoit le titre de toupa. On lui donne l’éducation qui convient à son âge et aux devoirs auxquels il est destiné. A quinze ans, les toupa sont admis parmi les tohbas qui composent la classe la plus inférieure de l’ordre religieux. Quand ils ont atteint l’âge de vingt-quatre ans, on leur fait subir un examen rigoureux ; et, si on les juge suffisamment instruits, on les élève au grade de gylongs ou moines. Ceux qui ont de grands talens ou du crédit sont mis à la tête de quelque riche monastère. Dès qu’un gylong occupe une de ces places, il est décoré du titre de lama, et tous les gylongs du monastère lui doivent obéissance.

Les koubilgans sont aussi hiérarchisés entre eux, suivant le degré de sainteté des personnages qu’ils incarnent ; il y a les incarnations de second rang et les grandes incarnations. On compte soixante-dix incarnations des disciples de Bouddha au Thibet, soixante-seize en Mongolie, et quatorze dans les environs de Pékin[3]. Les grandes incarnations sont au nombre de six : le Grand-Lama d’Ourga, en Mongolie, celui de Pékin, celui du Sikkim, la grande abbesse ou « diamant » d’Yamdock, près de Lhassa, qui est une incarnation féminine, le Grand-Lama de Tashi-lumbo et le Grand-Lama de Lhassa, ces deux derniers considérés comme bien supérieurs aux autres en dignité spirituelle. Ces deux grands-lamas sont les deux têtes de la hiérarchie monacale de l’église jaune bouddhiste : ce sont, « les deux faces de Dieu. »

Le dalaï-lama n’est pas en effet, comme on l’a cru généralement en Europe, le chef unique et suprême du lamaïsme. Frappés de l’étendue du territoire soumis directement au dalaï-lama, territoire qui comprend la presque-totalité du Thibet avec une population de 1 500 000 âmes dont 300 000 moines, les voyageurs de l’Occident ont cru que le grand-lama de Lhassa était, en même temps que le souverain temporel, le pontife suprême de la religion lamaïque au Thibet, et plusieurs, le comparant au pontife romain, l’ont appelé le Pape bouddhique. Mot qui a fait fortune, mais qui ne correspond point à la réalité des faits. Il est à remarquer tout d’abord que le clergé thibétain ne forme point comme le clergé romain un corps un et indivisible ; ce clergé est divisé en plusieurs ordres monastiques différens, qui ont chacun leur hiérarchie spéciale, leur général propre et indépendant. Le dalaï-lama est à la tête du plus important de ces ordres : l’ordre de Galugpa fondé par Tsong-kapa ; les généraux des autres ordres ont pour lui la déférence due à une personne éminente en dignité ; mais ils ne lui sont nullement subordonnés au point de vue religieux ; ils ne lui doivent obéissance qu’en tant qu’il est souverain temporel ; et c’est pour cela qu’il est absolument inexact de comparer le dalaï-lama au Pape et de parler de papauté bouddhique. Même dans l’ordre de Galugpa, il y a un personnage dont les voyageurs d’Occident ont peu parlé, mais que la piété traditionnelle des Thibétains considère comme plus élevé en dignité spirituelle que le dalaï-lama ; c’est le Grand-Lama de Taschi-lumbo, ou taschi-lama avec lequel avait noué des relations, au XVIIIe siècle, Warren Hastings. En effet, le taschi-lama réincarne l’apôtre de Bouddha, Mangoa-Sri ou Amithaba, tandis que le dalaï-lama réincarne simplement le disciple de celui-ci, Avalokitçavara. Objet d’une vénération plus grande de la part des fidèles, il est appelé par eux le Panchen-Rimpoché, « la gemme divine de science, » « le docteur incomparable, » ou mahou gourou, « le Grand Maître spirituel, » titres plus glorieux et plus saints que celui que porte le dalaï-lama appelé par les Thibétains « joyau de majesté et de gloire. » C’est le taschi-lama qui prend part à la découverte, à l’examen des fonctions du jeune dalaï-lama chaque fois que s’accomplit une nouvelle métempsycose. De vieilles légendes, qui datent du temps où l’intervention d’un Charlemagne bouddhiste n’avait pas assuré la prépondérance au Grand-Lama de Lhassa en lui constituant un patrimoine de Saint-Pierre, attachent le sort de la religion nationale au destin du Panchen-Rimpoché ; ce sera fait du lamaïsme au Thibet quand ce glorieux maître se sera retiré à Shambala, la Jérusalem céleste des bouddhistes. Et l’on peut dire que, si la protection des Mongols et des Chinois a conféré au dalaï-lama de Lhassa un pouvoir et un rang politiques supérieurs à ceux du Grand-Lama de Taschi-lumbo, les rapports religieux, dans l’église jaune bouddhique, n’ont pas été intervertis. La supériorité ecclésiastique du Panchen-Rimpoché sur le dalaï-lama n’en a pas moins continué à être admise par les adeptes du lamaïsme, et cette primauté est un fait tellement saillant dans le monde bouddhiste qu’elle a frappé, dès leur arrivée au Thibet, les premiers ambassadeurs envoyés au XVIIIe siècle par la Compagnie des Indes dans ce pays. « Le taschi-lama, écrivait en 1783 M. Turner à William Hastings dans son rapport sur la mission dont ce dernier l’avait chargé au Thibet, est respecté et obéi dans toute la Tartarie. Son influence s’étend même jusqu’aux extrémités du vaste empire de la Chine. Les Tartares, qui vivent sous des tentes, et les habitans du pays kalmouck et du khumback, accourent en foule pour lui rendre hommage et lui porter leurs offrandes. Le Grand-Lama d’Ourga en Mongolie et le dalaï-lama eux-mêmes ont pour lui la plus profonde vénération et leurs propres sectateurs le regardent comme le chef et le protecteur de leur religion. » C’est à la sublimité du caractère dont il était revêtu que, à cette même époque, le taschi-lama dut d’être sollicité de venir à la cour de Pékin par l’empereur de la Chine, Kien-long, qui désirait ardemment, avant de mourir, contempler dans ses vieux ans le Pontife suprême de l’église jaune bouddhique ; et l’auguste personnage ayant fini par céder aux prières instantes et réitérées de Kien-long, l’empereur, dans un somptueux apparat, entouré de toute sa cour, alla, jusqu’au cœur de la Tartane, attendre le taschi-lama devant lequel il se prosterna et auquel il promit d’accorder tout ce qu’il demanderait, même la souveraineté temporelle sur le Thibet. Le taschi-lama refusa prudemment un tel cadeau ; mais, soucieux de conserver au « Grand Maître spirituel » tout son prestige, le gouvernement de Pékin a toujours veillé à ce que ce dernier ne dépendît point, au point de vue temporel, du dalaï-lama et a laissé sous son administration directe un territoire peuplé d’environ 100 000 âmes autour de Taschi-lumbo et de Chigatsé. Même pour assurer l’égalité de souveraineté temporelle entre le taschi-lama et le dalaï-lama, le gouvernement chinois est allé jusqu’à répartir les kalons ou ministres thibétains et les dapons ou généraux entre ces deux souverains et leurs territoires respectifs.

Il est en outre un fait qui, dans un autre ordre d’idées, est à l’avantage du taschi-lama. Celui-ci, en prenant possession de ses éminentes fonctions, contracte avec la vie un bail de plus longue durée que son collègue de Lhassa. J’ai sous les yeux la liste officielle des taschi-lamas, telle qu’elle est conservée au monastère de Taschi-lumbo, depuis la fondation de ce monastère en 1447, et la liste officielle des dalaï-lamas arrêtée depuis la même époque jusqu’à nos jours. Durant cette période, treize grands-lamas se sont succédé dans le gouvernement de Lhassa, tandis que sept grands-lamas seulement ont occupé le siège de Taschi-lumbo. La mortalité des dalaï-lamas est donc du double plus élevée que celle des taschi-lamas. Les dalaï-lamas meurent presque tous jeunes ; peu même arrivent à leur majorité. La cause de ce phénomène, qui pourra paraître étrange au premier abord, ne doit pas être recherchée ailleurs que dans les intrigues de nature religieuse ou politique qui s’agitent dans le gouvernement de Lhassa. Le nomokhan et les kalons n’aiment pas les pontificats prolongés, ni les chefs adultes, et leur intérêt est de multiplier les vacances du pouvoir, pour garder l’autorité suprême. D’autre part, les ambans, dès qu’ils soupçonnent un jeune dalaï-lama d’avoir de l’énergie et du caractère, sont tentés de le faire disparaître ou déposer. Retiré dans son nid de Taschi-lumbo à l’autre extrémité du Thibet, exerçant son autorité sur une étendue de territoire moindre, et par conséquent moins suspect aux ambans et moins surveillé par eux, excitant de moins nombreuses compétitions autour de lui, le taschi-lama a plus de chances de vie ; il peut parvenir à un âge avancé, faire preuve de capacités, donner l’exemple des vertus que recommande Bouddha et se désigner à la vénération des fidèles bien mieux que le pontife presque toujours dans l’enfance de Lhassa.

Conformément à l’enseignement de Tsong-kapa, le taschi-lama et le dalaï-lama ne meurent point. Aussitôt après leur décès ou plutôt leur disparition de la terre, ils réapparaissent en s’incarnant dans le corps d’un enfant en bas âge que des lamas de rang élevé ont pour mission de rechercher et de découvrir. En général, leur choix tombe sur un enfant qui leur paraît des mieux doués, tant au point de vue physique qu’au point de vue de l’intelligence et du caractère. Dès le jour de son élection, le jeune Grand-Lama est soumis à un entraînement spécial et trouve dans le milieu où il vit, dans les égards dont il est entouré, la confirmation constante de l’enseignement qui lui est donné. Les premiers gestes qu’on lui fait faire sont ceux qui se rapportent aux éminentes fonctions qu’il est appelé à exercer. Les premiers mots qu’on lui apprend à balbutier ont trait aux actions de ses vies antérieures, de ses incarnations successives. Les résultats de cette suggestion tiennent du merveilleux, et c’est ici le cas de rapporter la scène curieuse dont fut un des héros l’ambassadeur de Warren Hastings, M. Turner, le seul chrétien qui ait été admis en présence d’un jeune grand-lama et ait pu l’entretenir.

Le matin du 5 décembre 1783, M. Turner fut introduit devant le jeune Grand-Lama de Taschi-lumbo, au monastère de Terpaling, qu’on venait de construire exprès pour ce dernier. Le taschi-lama avait été placé pour la circonstance sur son musmud, pile de coussins de soie formant un trône de quatre pieds de haut, couvert d’un tapis brodé et de soieries de diverses couleurs pendant sur les côtés. A sa gauche étaient son père et sa mère ; à sa droite, l’officier chargé des soins particuliers à lui donner, et dans la salle 300 gylongs chargés de faire le service religieux auprès de lui. Le taschi-lama n’avait alors que dix-huit mois ; il avait l’air très intelligent, le teint animé, les traits réguliers, les yeux noirs, une physionomie heureuse et il parut à M. Turner un des plus beaux enfans qu’il eût jamais vus. Il n’avait pas encore l’usage de la parole, mais son père fit remarquer à M. Turner qu’il pouvait agir avec le taschi-lama comme avec une grande personne, et que, bien que l’enfant ne fût pas en état de répondre, il était certain qu’il comprenait tout ce qu’on lui disait. L’ambassadeur d’Hastings s’avança alors et présenta au jeune taschi-lama une écharpe de soie blanche, don du gouverneur du Bengale, que l’enfant prit sans précipitation de sa main, tandis que le reste des présens était déposé à ses pieds. Le jeune taschi-lama regarda ces présens avec intérêt, parut très satisfait des hommages des envoyés anglais et, tout le temps qu’ils restèrent dans son appartement, eut les yeux presque continuellement fixés sur eux. Lorsqu’ils eurent bu le premier thé qu’on leur présenta, il parut mécontent de ce que leurs tasses étaient vides, fronça le sourcil, pencha sa tête en arrière et fit du bruit jusqu’à ce qu’on leur en eût servi du nouveau. Prenant une coupe d’or, dans laquelle il y avait des confitures sèches, il en tira un peu de sucre brûlé qu’il leur envoya par l’un de ses officiers. M. Turner lui ayant dit ensuite « que le gouverneur général du Bengale ayant appris la nouvelle de sa mort avait été accablé de chagrin et avait continué à le regretter jusqu’au moment où le nuage qui avait obscurci le bonheur de la nation thibétaine, avait été dissipé par son retour à la vie, et qu’il espérait que le Grand-Lama continuerait à montrer de la bienveillance envers sa nation et étendrait les liaisons de ses sujets avec ceux du gouvernement anglais, » le jeune taschi-lama fit plusieurs signes de tête qui semblaient donner à entendre qu’il comprenait et approuvait ce qu’on lui disait. Tout le reste de l’entrevue, il demeura tranquille, silencieux et se conduisit avec beaucoup de décence et de dignité, ne paraissant occupé que de M. Turner, et ne tournant pas une seule fois ses regards vers ses parens, et l’officier qui était chargé de lui. Tous les gestes qu’il faisait annonçaient beaucoup d’intelligence et semblaient ne venir que de lui-même. Et si, ajoute l’ambassadeur anglais, on prit beaucoup de peine pour le préparer à se bien conduire en cette occasion, il faut avouer que cette peine ne fut pas perdue.

Le Grand-Lama de Taschi-lumbo, et le Grand-Lama de Lhassa, chacun dans leur territoire respectif, cumulent le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ; ils tiennent à la fois les clefs du ciel et de la terre ; ils sont les souverains maîtres de toutes choses. Tout le territoire, y compris les maisons, leur appartient ; les habitations ne sont que des abris dont le séjour est toléré par le maître universel. Pour l’administration des affaires temporelles, ils délèguent leurs pouvoirs à une sorte de vice-roi, choisi d’habitude parmi les supérieurs de grands couvens, lequel est assisté de cinq ministres ou kalons. Tout d’ailleurs est subordonné au clergé en ce pays. Ce sont les lamas qui détiennent presque toutes les fonctions administratives et civiles, qui exercent la justice rendue, au premier degré, par des tribunaux composés de trois juges pris parmi les novices du clergé, et en appel par des tribunaux supérieurs composés de lamas eux-mêmes, qui perçoivent à la fois les impôts du contribuable et les redevances spirituelles des fidèles. Du clergé dérive toute science : les imprimeries se trouvent dans les monastères ; et, en dehors des livres sacrés, ne sont publiés que des ouvrages conformes à la foi et des livres de magie. Même les lamas font le commerce des objets pieux tout comme des articles profanes. Presque toutes les terres sont la propriété des couvens qui les font travailler par les paysans attachés à la glèbe.

En résumé, le clergé thibétain possède tous les élémens de domination connus : l’autorité religieuse, la richesse territoriale, la suprématie financière et commerciale, la force armée et la discipline, et il n’est pas jusqu’au prestige qui dérive du principe d’hérédité que les lamas n’aient accaparé en trouvant le moyen d’attribuer à ceux d’entre eux qui sont revêtus d’une haute autorité spirituelle l’incarnation, l’hypostase divine, dont ce n’est point seulement la race qui se perpétue à travers le siècle, mais la personne elle-même qui se réincarne, toujours identique, sous des formes successives. Grâce à sa hiérarchie si fortement organisée et à l’inflexible discipline à laquelle tous ses membres sont soumis, le clergé thibétain a acquis une puissance matérielle et politique inouïes.

Le peuple thibétain ne vit, n’agit, ne travaille, ne respire que pour le clergé, mais, si lourd que pèse sur lui le joug, il supporte avec docilité la domination des lamas, et suit avec zèle le culte et les rites du lamaïsme, et il n’est pas un fidèle du rite Galugpa qui n’aspire au bonheur suprême de faire en sa vie le pèlerinage de Lhassa ou de Chigatsé et de se prosterner en adoration devant les deux chefs spirituels du lamaïsme.

De Mongolie, de la Chine, de Birmanie, du Siam, du Népal, du Boutan, de Ceylan, du Japon, de Russie même, affluent les pèlerins vers les deux sommets de Potala et de Taschi-lumbo, bravant les difficultés du chemin, les privations et les intempéries et mettant quelquefois trois ans pour accomplir le voyage. De pieux pèlerins qui se rendent à Lhassa font d’abord sept fois le tour de la ville, non pas en marchant, mais en faisant des génuflexions et des mouvemens spéciaux. Ils mesurent avec leur corps le périmètre de la ville, en se laissant tomber tout de leur long, se relevant et tombant de nouveau, leurs pieds placés à l’endroit qu’à précédemment touché leur tête, exercice très difficile et qui nécessite un long entraînement. Souvent, pour commencer, on met sur les paumes des mains de petites planchettes qui amortissent les coups, puis on apprend à poser les bras sur le sol d’une certaine façon afin d’éviter les foulures et les fractures des os du poignet. Ces pèlerins mettent ainsi trois jours à faire le tour de la ville, mais d’autres font le même exercice en y mettant plus d’un mois. Ceux-là font le tour de la ville sept fois avec leur face qu’ils appliquent contre le mur en déplaçant le nez à chaque mouvement. Parvenu au bout de ses peines, le pèlerin fait enfin l’ascension du Potala qui dresse à un quart d’heure de marche de la ville, à trois cents mètres de hauteur, son énorme masse de palais, de tours, de bâtisses, le tout entouré de murailles, et contenant, au dire de Nazounoff, qui l’a visité en 1901, plus de trois mille chambres. Un autre Bouriate d’origine russe, Agouan Dordjief, qui a visité le Vatican à Rome, assure que la résidence du dalaï-lama est beaucoup plus grande que celle du Pape. C’est au fond d’une de ces salles que le dalaï-lama reçoit sur un trône haut de deux archines (un mètre quarante), entouré de ses fonctionnaires. Le visiteur passe entre une file de cent hommes armés de fouets, salue selon le rite le dalaï-lama, en touchant trois fois la terre avec le front, et, se relevant, contemple « la face lumineuse du Pontife divin[4], » incarnation sur terre d’Avalokitçavara, fils spirituel d’Amithaba.


III
L’influence russe à Lhassa.

Mais c’est en vain que le Thibet s’est fait un rempart de son immobilité et qu’il a défendu jalousement l’accès d’un pays, devenu une sorte d’immense monastère. Toutes les nations du globe, grâce à la multiplication et à l’amélioration des voies de communication, sont rendues aujourd’hui solidaires les unes des autres et il devient de plus en plus difficile à une fraction du genre humain, quelque humeur chagrine ou craintive qu’elle ait, de maintenir son isolement. Tôt ou tard, il était inévitable que l’étrange tabou dont les Thibétains se sont entourés fût levé. L’heure où les barrières tombent, où les voiles s’abaissent, et où la nation la plus obstinément isolée voit se rétablir les contacts et les rapports naturels a enfin sonné pour le Thibet.

Et c’est même le gouvernement de Lhassa qui a eu, en ces derniers temps, et sous la pression de récens événemens, l’initiative de cette révolution. Devenus maîtres, en 1888, du Sikkim et n’ayant plus entre eux et le Thibet aucun État indigène indépendant, les Anglais ont enfin jugé le moment venu d’appliquer la dernière partie du programme adopté par la Compagnie des Indes à la fin du XVIIIe siècle, d’en revenir à la politique inaugurée par Warren Hastings et d’implanter définitivement leur influence au Thibet. C’est ainsi que par la convention du 17 mars 1890, conclue avec la Chine suzeraine, agissant pour le gouvernement de Lhassa, la Grande-Bretagne s’était réservé de faire déterminer par des commissaires spéciaux la frontière commune entre l’Inde el le Thibet et de discuter ultérieurement les questions relatives à l’établissement de facilités pour le commerce sur la frontière et la méthode suivant laquelle devraient s’effectuer les communications entre les autorités anglaises de l’Inde et celles du Thibet ; et que, par l’accord du 5 décembre 1893 signé à Darjeeling, elle avait fait stipuler qu’un marché commercial serait établi à Yatoung ; que les sujets anglais se livrant à des opérations commerciales en cette localité pourraient circuler entre la frontière et ce point, et que les dépêches du gouvernement de l’Inde au résident impérial chinois du Thibet seraient remises à l’agent chinois de la frontière, qui les ferait parvenir à destination. C’était exactement ce qu’avait obtenu, il y a un siècle, Warren Hastings, de l’empereur de Chine par l’intermédiaire du taschi-lama. En même temps, le gouvernement de l’Inde cherchait à renouer avec le taschi-lama actuellement régnant les relations d’amitié qui avaient existé au XVIIIe siècle entre le souverain de Taschi-lumbo et la Compagnie des Indes. C’est ainsi qu’en 1878, le lama Ugyam-Gyatso fut envoyé auprès du taschi-lama sous prétexte d’offrir des présens à ce prince, et qu’en 1879, le pandit Sara-Chandra-Dass fut chargé d’une mission secrète à Taschi-lumbo où, pour se mettre mieux à couvert contre les défiances des mandarins chinois, il se fit inscrire pendant son séjour comme étudiant en théologie avec l’autorisation du Panchen-Rimpoché.

Mais, ouvrir le Thibet au commerce britannique, c’était renverser la barrière maintenue avec tant de soin par le gouvernement de Lhassa entre le peuple thibétain et les étrangers ; cultiver l’amitié du taschi-lama, c’était intervenir dans une querelle déjà ancienne, froisser personnellement le dalaï-lama et susciter la défiance de Lhassa. Ceux qui ont étudié de près la politique intérieure thibétaine savent en effet qu’une union bien étroite n’a jamais existé entre les deux grands chefs spirituels du Thibet. Incarnation divine d’Amithaba, propre compagnon de Bouddha, le Panchen-Rimpoché a toujours prétendu, vis-à-vis du dalaï-lama, simple incarnation d’Avalokitçavara, disciple d’Amithaba, à toute la supériorité du maître sur le disciple. Il se considérait même comme le Père spirituel de ce dernier et aurait voulu exercer, en matière religieuse, l’autorité du père sur le fils. Il regardait aussi, au point de vue temporel, comme un usurpateur le souverain de Lhassa, lequel, avec l’appui de l’étranger, avait acquis la plus grande partie du Thibet, qui aurait dû rester soumise à ses maîtres légitimes, les souverains de Taschi-lumbo. La rivalité entre les deux chefs ecclésiastiques du Thibet s’était étendue aux territoires soumis à leur juridiction temporelle. Chigatsé voyait Lhassa d’un mauvais œil. En vain le gouvernement chinois s’était-il efforcé de balancer par des compensations l’inégalité établie, au point de vue temporel, entre le taschi-lama et le dalaï-lama et avait-il réparti entre leurs deux territoires les kalons ou ministres thibétains et les dapons ou généraux. Entre ces deux hautes incarnations l’inimitié subsistait toujours, entretenue, excitée, exaltée par les mille et un incidens de la vie nationale, pèlerinages, foires, cérémonies religieuses et les passions des foules.

Il semblerait même qu’en ces derniers temps, les taschi-lamas aient eu quelque velléité de prendre la tête d’une rénovation religieuse au Thibet. Le pandit Sara Chandra Dass, dans son curieux récit de voyage à Lhassa et à Taschi-lumbo (1886), raconte comment un Grand-Lama de Taschi-lumbo fut châtié pour l’audace sacrilège avec laquelle il porta la main sur un Bouddha afin de vérifier s’il était réellement doué des qualités miraculeuses qu’on lui attribuait. Il y a vingt-cinq ans, le Panchen-Rimpoché porta l’esprit d’indépendance jusque dans les matières dogmatiques et montra quelque indifférence à l’égard des divergences des deux sectes des « bonnets rouges » et « des bonnets jaunes, » et ce pontife éclairé allait prendre l’initiative d’actes politiques de nature à inaugurer une ère nouvelle en ce pays figé dans une tradition étouffante, lorsqu’il fut accusé d’hérésie et frappé par une mort inopinée. Tous ces faits peu connus en Europe n’ont point été ignorés aux Indes et ont pu engager le gouvernement de Simla à profiter du désaccord existant entre les deux têtes de la hiérarchie monacale au Thibet. Mais on conçoit qu’une telle manière d’agir n’ait pas été du goût du gouvernement de Lhassa, et d’autant moins qu’il s’est trouvé à la tête de ce gouvernement, comme dalaï-lama, un homme d’initiative et d’énergie, Tombdan Gyamtso, né en 1876, qui, dès le début de son règne, s’était signalé par des actes de vigueur. Plus heureux que ses quatre prédécesseurs, qui n’avaient pu échapper au sort que les grands électeurs du dalaï-lama réservent d’ordinaire à leur élu et qui n’ont pu atteindre à l’âge nécessaire pour exercer le pouvoir suprême, Tombdan Gyamtso avait su arriver à sa majorité, s’était montré assez habile pour saisir les rênes du gouvernement, et son premier acte avait été de jeter en prison le régent et de le faire étrangler. Aux yeux de ses sujets et de ses fidèles, il passait pour avoir de l’ambition, s’occuper par lui-même des affaires de son pays et ne vouloir pas jouer le rôle d’idole condamnée à une existence de majestueux servage réservée habituellement au dalaï-lama. Se voyant dépouillé, au même moment, de territoires au Sikkim considérés comme lui appartenant, menacé dans son autorité politique par l’ouverture du Thibet au commerce anglais et dans son prestige religieux par les avances du gouvernement de l’Inde à son rival de Taschi-lumbo, Tombdan Gyamtso se mit à chercher un appui et ne pouvant compter sur la Chine dont la puissance est pour le moment affaiblie, alla prendre conseil ailleurs.

Depuis que la nécessité d’une politique d’expansion l’a amenée à s’annexer des populations bouddhistes, la Russie s’est attachée à entretenir des relations d’amitié avec les grands chefs spirituels du lamaïsme. Les premières tentatives en ce genre qui furent faites par elle remontent à l’époque de Catherine II, qui fit proposer plusieurs fois au taschi-lama d’établir des relations commerciales entre les provinces russes et l’intérieur du Thibet. La vigilante jalousie des Chinois empêcha ce projet d’aboutir, mais Catherine II fut plus heureuse d’un autre côté. Ayant envoyé au Grand-Lama d’Ourga en Mongolie des ambassadeurs chargés de riches présens avec mission d’inviter ce dernier à entrer en correspondance avec elle, elle obtint que des marchands russes viendraient commercer à Ourga, et, depuis lors, le gouvernement russe s’est efforcé d’entourer le Grand-Lama de Mongolie de prévenances et d’égards et a augmenté ses attentions envers ce haut personnage au fur et à mesure du développement de la population bouddhiste dans l’empire. Celle-ci, par suite des conquêtes et des annexions, est devenue assez nombreuse et comprend, dans la Russie d’Europe, les Kalmoucks d’Astrakan et de Stavropol, ceux du Volga et de l’Oural, et, en Sibérie, les Bouriates et une partie des Tunghouses. Favorisés par le gouvernement russe, qui accorde des subventions à leurs lamas, ces bouddhistes lui sont très dévoués et vantent partout, dans leurs pérégrinations en Asie Centrale, aux monastères d’Ourga, du Potala et de Taschi-lumbo, les bonnes dispositions du tsar blanc à l’égard des fidèles sectateurs de Bouddha. On conçoit que, dans ces conditions, le gouvernement de Lhassa ait été disposé à entamer conversation avec Saint-Pétersbourg. Ce furent les bouddhistes d’origine russe qui servirent d’intermédiaire entre le dalaï-lama et le gouvernement du Tsar. En 1894, un lama kalmouck d’Astrakan, qui avait passé près d’une année à Lhassa, eut, à son retour en Europe par la Sibérie, un entretien avec le khamba-lama ou chef des lamas bouriates, et aussitôt celui-ci se rendit à Saint-Pétersbourg. L’année suivante, deux membres de la mission scientifique russe qui opérait dans le Turkestan oriental reçurent l’ordre de se détacher de la mission et arrivèrent, en 1897, à Lhassa, accompagnés d’une escorte commandée par Kozloff. A la même date, le khamba-lama des Bouriates, de retour de son voyage en Russie, expédiait à Lhassa un de ses compatriotes, Agouan Djorgieff, sujet russe, qui fut nommé, aussitôt après son arrivée, directeur des affaires civiles auprès du dalaï-lama, sut gagner la confiance de ce dernier, reçut ses confidences et se fit envoyer en ambassade auprès du Tsar, qui le reçut, le 30 septembre 1900, au palais de Livadia. Le retour de Djorgieff à Lhassa fut suivi du départ d’une seconde ambassade auprès du Tsar, qui arriva et fut reçue à Péterhof à la fin de 1902. Djorgieff était en même temps nommé « grand maître de l’artillerie » et trésorier du dalaï-lama. Profitant de son crédit, il attirait à Lhassa, et dans les localités les plus importantes du Thibet, plus de cinquante sujets russes, qu’il plaçait dans divers postes au service du dalaï-lama et dans les couvens thibétains. En même temps des bruits lancés par la presse chinoise et la presse anglaise d’Extrême-Orient annonçaient comme certaine la conclusion entre la Russie et le Thibet d’un traité secret, qui mettait en réalité le dalaï-lama sous la protection du Tsar.

L’existence de ce traité a été depuis démentie, mais les allées et venues entre Saint-Pétersbourg et Lhassa, l’arrivée et le maintien dans cette dernière ville de l’escorte de Kozloff, l’influence acquise par Djorgieff n’ont pas été sans éveiller l’attention du gouvernement des Indes, et ces divers faits ont revêtu à ses yeux une signification d’autant plus marquée qu’au même moment toutes les tentatives qu’il faisait pour assurer l’exécution de divers engagemens pris par les Thibétains se heurtaient, chez ces derniers, à une force d’inertie, à un mauvais vouloir absolu. C’est ainsi que le gouvernement de Lhassa se refusait obstinément, malgré les stipulations de la convention de Darjeeling, à nommer des délégués pour déterminer la frontière entre le Thibet et le Sikkim ; qu’il continuait à entraver de toutes manières le commerce entre le Thibet et l’Inde, et qu’il fit, par exemple, élever sur la frontière, en arrière du marché d’Yatung, une longue et épaisse muraille, de façon à barrer la route aux commerçans qui seraient tentés d’aller faire du trafic dans cette localité. En vain le gouvernement de l’Inde formula, en 1901, des protestations à Lhassa et à Pékin. Un commissaire des douanes chinoises se rendit bien à Yatung, mais son action vis-à-vis des autorités thibétaines fut inefficace. Et quand, en 1903, le gouvernement britannique, qui s’était de nouveau adressé à la Chine, eut obtenu que des fonctionnaires thibétains, munis de pleins pouvoirs, seraient nommés pour régler, avec des commissaires anglais, les questions de frontière et de commerce en litige, les délégués thibétains ne vinrent pas. Encore au commencement de 1904, la frontière n’avait pas été fixée et rien n’avait été réglé.

De ce refus des Thibétains d’entrer en relations avec les Anglais autant que de la sympathie avec laquelle ils ont accueilli les Russes est sortie l’expédition anglaise du Thibet.


IV
L’expédition anglaise au Thibet et le traité anglo-thibétain.

Le Thibet, confiné dans son isolement, offrait une garantie de sécurité pour l’Empire indo-britannique. Fermant leur porte également à tout le monde, les Thibétains se constituaient par cela même les protecteurs de la frontière septentrionale de l’Inde. Mais puisqu’ils cessaient de jouer ce rôle, ils devenaient un sujet d’inquiétude et de danger. Le gouvernement de Calcutta a une vue nette et juste des conditions dans lesquelles il peut vivre et se développer ; il sait que l’une de ces conditions est d’écarter de la frontière nord tout voisinage désagréable et dangereux. L’histoire est là qui lui a appris qu’un ennemi puissant et belliqueux dominant en Afghanistan est bientôt maître du bassin de l’Indus et de la plaine du Gange. C’est ce que démontrent avec évidence les exemples des Ghaznévides, du sultan Baber et d’Ahmed chah. Il en est exactement de même du Thibet. On ne saurait oublier à Calcutta qu’en 1795 une armée de 75 000 Chinois et Thibétains a envahi le Népal, et l’idée ne peut paraître étrange à un Anglais qu’une armée européenne franchisse l’Himalaya et fasse son apparition dans la vallée du Gange. Il n’est donc pas étonnant que le gouvernement de l’Inde ne soit pas resté indifférent à la pensée qu’une puissance européenne comme la Russie, dont le prestige est grand en Asie Centrale, acquît la prépondérance à Lhassa et contrôlât la politique du vaste organisme politico-religieux, dont l’influence se fait sentir tout le long de la frontière de l’Inde et bien au-delà ; et lord Curzon se hâta de définir, le 30 mars 1904, la politique du gouvernement sur ce point : « L’Inde, dit-il, est comme une forteresse, avec l’Océan comme fossé de deux côtés et des montagnes de l’autre. Au-delà de cette muraille on trouve un glacis d’étendue variable. Nous ne demandons pas à l’occuper, mais nous ne pouvons le voir occuper par un ennemi. Nous sommes très contens de le voir rester aux mains d’alliés et d’amis ; mais, si des influences non amicales s’insinuent et pénètrent sous nos murs, nous serons contraints d’intervenir. C’est là le secret de toute la situation en Arabie, en Perse, en Afghanistan, au Siam, au Thibet. »

Le vice-roi actuel de l’Inde n’est pas homme à négliger d’appliquer les principes directeurs d’un tel programme. Publiciste, membre du Parlement, ministre, lord Curzon a toujours été un impérialiste convaincu, un partisan de la politique d’action, d’expansion et de prestige. Vice-roi de l’Inde, il ne partage pas les prudentes idées de l’école de Lawrence, des Neville-Chamberlain, de tous ces hommes d’Etat et de ces administrateurs qui ont tant contribué à créer l’empire anglo-indien et qui visaient à le renfermer dans ses limites naturelles. Non content d’exercer sur l’Afghanistan une surveillance minutieuse, de maintenir sur le Baloutchistan un contrôle sévère, de faire éclater son intérêt pour la Perse et ses prétentions sur ce royaume par le voyage qu’il a fait en grande pompe dans le golfe Persique, de créer, entre l’Indus et la montagne qui marque la frontière naturelle de la Péninsule, une province limitrophe, quelque chose comme un confin militaire sur l’antique modèle autrichien, il a, dès qu’il l’a pu, après la fin de la guerre sud-africaine, porté son attention sur le Thibet et cherché à implanter l’influence anglaise à Lhassa.

Tout d’abord, sur ses instigations, la Grande-Bretagne notifia à la Russie qu’à la suite de la mission envoyée par le dalaï-lama à Saint-Pétersbourg, en 1900 et 1901, « elle ne pouvait voir avec indifférence aucune mesure tendant à troubler l’état de choses existant en Thibet ; » et, le 8 janvier 1903, le gouvernement de l’Inde informait le gouvernement impérial « que le seul moyen de parer aux dangers menaçant les intérêts anglais était, pour la Grande-Bretagne, de prendre l’initiative et d’accepter les propositions de la Chine relatives à une conférence, à la condition que cette conférence eût lieu à Lhassa et qu’un représentant du gouvernement thibétain y prît part. » Il suggérait en même temps que les négociations devraient embrasser la question tout entière des relations avec le Thibet et qu’on devrait obtenir la nomination d’un résident anglais permanent à Lhassa. Un mémorandum russe, envoyé le 2 février 1903 au Foreign Office, ayant déclaré que la Russie pourrait, en raison de la démarche anglaise, prendre des mesures en vue de protéger ses intérêts, lord Lansdowne informait l’ambassadeur de Russie que, dans ce cas, à toute activité montrée par la Russie la Grande-Bretagne serait obligée de répondre par une plus grande activité, et quelques semaines après ; l’ambassadeur russe ayant soumis un document faisant part des vues russes et déclarant que toute atteinte portée au statu quo, au Thibet, pourrait obliger la Russie à sauvegarder ses intérêts ailleurs en Asie et que le Thibet faisait partie de l’Empire Chinois, lord Lansdowne répliquait « que la Grande-Bretagne n’avait pas l’intention d’annexer le Thibet, mais qu’elle devait obliger ce pays à remplir les engagemens qu’il avait pris par traité. » En avril 1903, lord Curzon ayant obtenu la liberté d’envoyer une mission pour traiter à Lhassa, et l’ambassadeur russe ayant fait des représentations à ce sujet, lord Lansdowne répliquait « que la Grande-Bretagne était obligée d’agir ainsi, à cause de l’attitude provocante des Thibétains qui refusaient de négocier et ajoutait qu’il lui semblait plus qu’étrange que ces protestations vinssent d’une puissance qui, dans le monde entier, n’hésitait jamais à empiéter sur le territoire de son voisin lorsque les circonstances semblaient l’exiger, et que si le gouvernement russe avait le droit de se plaindre de la Grande-Bretagne au sujet des mesures prises par elle pour obtenir réparation des Thibétains en s’avançant sur leur territoire, quel langage, demandait lord Lansdowne, devrait tenir la Grande-Bretagne en ce qui concerne les empiétemens de la Russie en Mandchourie, dans le Turkestan et en Perse ?

Au mois de juin 1903, le colonel Younghusband, à la tête d’une escorte de 300 hommes, franchissait la frontière du Sikkim, et se rendait à Khamba-jong, centre habité de l’autre côté de l’Himalaya, le plus rapproché, et attendait quatre mois les délégués thibétains chargés de régler les questions litigieuses entre le gouvernement de l’Inde et celui de Lhassa. Ce dernier ayant fait répondre en fin de compte qu’il n’accepterait aucune discussion tant que les soldats anglais occuperaient son territoire, le général Macdonald recevait l’ordre à son tour d’occuper avec un corps de troupes de 3 000 hommes la vallée du Chumbi, d’y rester l’hiver, puis, de se rendre à Gyantsé, à mi-chemin de Lhassa, et, dans le cas où il n’obtiendrait pas des lamas une solution satisfaisante, de marcher sur Lhassa.

A vrai dire, la tâche a été des plus ardues. Tous ceux qui ont pénétré dans le pays des lamas à travers ce formidable rempart de l’Himalaya, nous ont laissé la description effrayante des dangers et des fatigues auxquels ils ont été exposés : tous, depuis les pèlerins bouddhistes du haut moyen âge jusqu’aux récens héros de la science et aux envoyés hindous de l’Angleterre. Il suffit de lire le journal récemment publié de Sara Chandra Dass, le pandit bengali qui, en 1878 et en 1881, a visité Taschi-lumbo et Lhassa, et qui a suivi précisément le chemin qu’ont repris les troupes du général Macdonald, pour voir quelles ont pu être les difficultés de l’entreprise. Faire l’ascension de cols qui serpentent entre les sommets les plus élevés de la terre, gravir des sentiers de chèvres accrochés aux flancs de pics aigus, faire cet effort dans une atmosphère raréfiée, avec une température cruellement froide, en respirant un air hérissé de pointes de glaçons, tous ces obstacles n’ont pas été d’ailleurs les seuls qu’a dû surmonter le corps expéditionnaire. À cette sévérité du climat, à l’excessive âpreté de ce relief, il faut ajouter la rareté ou plutôt l’absence des vivres, la nécessité de transporter à dos d’homme le ravitaillement et les munitions de la colonne, d’accumuler dans des dépôts les provisions d’avenir, de tracer sur ces montagnes considérées comme inaccessibles, au milieu des avalanches, sur une couche de glace revêtant un fond de roc, des chemins suffisans pour la circulation des convois. La solution du problème du transport a demandé, à elle seule, une haute compétence stratégique chez les chefs et un dévouement à toute épreuve chez les hommes. La consommation en yaks — ces indispensables bêtes de somme, les seules acclimatées à ces hauteurs et que la nature a pourvues d’une fourrure épaisse et d’une force de résistance incroyable — a été effroyable, et force a été d’en chercher partout ; au Sikkim, dans le Népal, au Boutan, pour réparer des vides que les troupeaux du voisinage ne pouvaient plus combler.

Le plan de campagne n’en a pas moins été exécuté dans toutes ses parties. Le défilé de Julep, qui mène du Sikkim anglais dans la vallée du Chumbi, a été franchi le 13 décembre 1903, la vallée du Chumbi occupée, et l’hiver passé dans ces solitudes glacées, à la base du piédestal qui supporte les géans de l’Himalaya, à une altitude supérieure à celle du sommet du Mont-Blanc, les troupes anglaises escaladèrent au printemps les cols de ces hauteurs, descendirent sur le plateau thibétain et atteignirent, le 10 avril, Gyantsé en empruntant pour leur passage le territoire du Grand-Lama de Taschi-lumbo. Ce dernier, comme si un accord le liait au gouvernement anglo-indien, n’offrit aucune résistance et ce furent les seuls contingens appartenant au territoire du dalaï-lama et placés sous les ordres des dapons ou généraux de Lhassa qui s’opposèrent à l’invasion et combattirent les Anglais à Gourou et à Gyantsé avec un héroïsme farouche qu’on n’attendrait guère d’hommes considérés jusqu’alors volontiers comme des êtres doux et pusillanimes auxquels la pratique d’une dévotion exagérée aurait enlevé tout ressort et toute énergie. Le 3 août, les Anglais entrèrent à Lhassa ; le dalaï-lama avait fui et gagné les routes de Mongolie, laissant Lhassa et son gouvernement dans l’anarchie ; le major Kozloff et le bouriate Djorgieff avaient également quitté la ville.

Et tandis que le grand prêtre en qui revit la personnalité divine d’Avalokitçavara courait les grandes routes, songeant à soustraire sa face auguste aux regards des sacrilèges envahisseurs, l’ambassadeur du Népal qui accompagnait l’armée anglaise comme représentant d’un État bouddhiste allié et ami à la fois des Anglais et des Thibétains, et devant jouer le rôle de suprême conciliateur, assemblait les régens, les ministres et les supérieurs des grands couvens des environs de Lhassa et organisait avec eux un gouvernement provisoire devant exercer un pouvoir intérimaire et limité, comme en cas de vacance du trône. L’ordre renaissait à Lhassa ; les habitans que la vue des étrangers, frappait les premiers jours de terreur, se mettaient à fraterniser avec les soldats ; des démonstrations réciproques d’amitié étaient échangées ; des cérémonies majestueuses célébrées dans le palais-sanctuaire de Potala ; des présens et d’abondantes aumônes distribués aux lamas au nom du gouvernement de l’Inde ; et, grâce au prestige religieux dont jouissait auprès de ses coreligionnaires le représentant du Népal, grâce à la diplomatie avisée et insinuante de cet éminent personnage, qui a fait, pour assurer le succès de la politique anglaise, autant que la supériorité d’armement, la discipline et l’endurance du corps expéditionnaire, le colonel Younghusband réussissait à obtenir des autorités thibétaines un traité qui inaugurait un état de choses tout nouveau au Thibet.

Ce traité, en thibétain, chinois et anglais, rédigé en trois colonnes sur une immense feuille de parchemin, à cause des scrupules religieux qui ne permettent pas aux lamas de multiplier les pages, contient dix articles et un préambule. Les dispositions essentielles ont trait à l’établissement de trois marchés sur la frontière, à Yatoung, à Gyantsé et Zartok ; à l’établissement d’un tarif avec suppression des douanes intérieures, au payement d’une indemnité de guerre de douze millions et demi ; à l’occupation anglaise de la vallée de Chumbi jusqu’à l’acquittement intégral de l’indemnité et jusqu’au fonctionnement des marchés ; au démantèlement des forts dans la zone frontière. C’est l’article 9 qui est le plus important. Il prescrit que, sans le consentement de la Grande-Bretagne, nulle portion du territoire thibétain ne pourra être vendue, louée ou hypothéquée à une puissance étrangère ; qu’aucune puissance étrangère ne pourra s’immiscer à un titre quelconque dans le gouvernement ou l’administration des affaires du Thibet ; que nulle puissance étrangère ne pourra envoyer au Thibet des agens officiels ou des personnes privées pour s’y occuper de la conduite des affaires : qu’aucune puissance étrangère ne pourra obtenir l’autorisation de construire des routes, des chemins de fer, des télégraphes ou d’exploiter des mines au Thibet.

Toutefois, au cas où l’Angleterre consentirait à laisser une autre puissance construire des routes ou des chemins de fer, ouvrir des mines ou établir des lignes télégraphiques, elle se réserve d’abord d’examiner pour son propre compte les moyens d’accomplir l’œuvre proposée par cette autre puissance.

Enfin aucune propriété foncière contenant des minéraux ou des métaux précieux, au Thibet, ne pourra être hypothéquée, échangée, louée ou vendue à aucune autre puissance étrangère.

Il n’y a pas à se le dissimuler, ce traité institue une sorte de protectorat britannique sur le Thibet. Sans doute on ne trouve pas, dans le texte même de la convention, une stipulation quelconque relative à la nomination d’un résident anglais à Lhassa, ce qui a été considéré jusqu’ici comme le grand ressort, la cheville ouvrière de tout protectorat. Mais on sait que les Anglais sont passés maîtres dans l’art de trouver des combinaisons et des arrangemens qui permettent de laisser le pouvoir nominal au souverain d’un pays tout en gardant pour eux l’autorité réelle. Peu leur importe le nom, pourvu qu’ils aient la chose. Même, en l’espèce, l’article 9 aggrave le nouveau protectorat par l’exclusion de toute entreprise étrangère. L’Angleterre ne se contente pas d’avoir sa part dans le commerce avec le Thibet : elle exclut de ce commerce toute autre puissance, le Thibet étant obligé de refuser aux États voisins les avantages mêmes que l’Angleterre se réserve exclusivement pour son profit personnel.

En somme le traité anglo-thibétain est une nouvelle formule du protectorat appliquée par l’Angleterre. La fiction diplomatique qui l’institue trouve sa raison d’être et une justification suffisante dans le désir du gouvernement britannique de ne pas offusquer trop ouvertement la Chine, puissance suzeraine, et de lui permettre de sauver la face. Le gouvernement chinois d’ailleurs, en toute cette affaire, n’a montré aucune velléité de contrecarrer les projets de l’Angleterre.

Voyant avec peine l’influence de ses ambans perdre du terrain à Lhassa par suite de la politique pleine d’initiative du dalaï-lama, il a plutôt fait cause commune avec elle et n’a pas été hostile à l’établissement d’un nouvel état de choses qui pourrait donner un renouveau de prestige à ses représentans. C’est ainsi que les soldats chinois n’ont pris aucune part aux combats que les Thibétains ont livrés pour la défense de leur sol et que l’amban chinois, en résidence à Lhassa, est allé, bannières déployées et ses troupes en armes, visiter le colonel Younghusband et le féliciter. Mais, et surtout, le traité anglo-thibétain a trouvé sa valeur vraie dans une mesure qu’a prise le gouvernement chinois quelques jours après sa conclusion. Le traité est du 7 septembre, et le 15 septembre a paru un décret de l’empereur de Chine qui a dû surprendre tous ceux qui n’étaient point au courant des liens qui unissaient le Thibet à la Chine, tant au point de vue des affaires intérieures qu’au point de vue international. Par ce décret, le dalaï-lama était déposé et le taschi-lama, le Panchen-Rimpoché, le grand pontife du monastère de Taschi-lumbo, était désigné pour recueillir sa succession.

Tous les pouvoirs temporels et spirituels du dalaï-lama ont été transférés au taschi-lama. Celui-ci sera dorénavant représenté à Lhassa par quatre conseillers qui, dans des conditions déterminées, partageront le pouvoir politique avec Famban chinois. A la tête du gouvernement du Grand-Thibet le « Souverain maître spirituel » remplace « le Joyau de majesté et de gloire. » Le divin Amithaba ne voit plus dans son disciple, Avalokitçavara, un usurpateur au temporel. L’histoire a de ces retours ; le Panchen-Rimpoché a accepté sans doute avec sérénité ce jeu de la fortune ; l’Angleterre l’a accueilli avec non moins de plaisir, et l’on comprend maintenant pourquoi elle n’a pas grand besoin d’un résident à Lhassa, l’éminent personnage dont elle a cultivé depuis un siècle l’amitié et qui lui a donné sans cesse des marques effectives de bon vouloir, étant devenu, lui-même, le chef du Grand-Thibet.

Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que ce soit sur l’étendue entière du Grand-Thibet, tel que nous le représentent encore nombre de documens géographiques, que l’influence anglaise va s’exercer. On dirait que la Chine a prévu, depuis quelques années, la mainmise des Anglais sur les États du dalaï-lama, et elle a pris en tous cas des dispositions en conséquence. Depuis le jour où, à la suite de l’annexion du Sikkim, l’accès du Grand-Thibet a été ouvert aux Anglais, la cour de Pékin a cherché à diminuer peu à peu l’étendue du pays soumis à l’autorité du dalaï-lama, en en détachant, chaque fois que l’occasion s’en est présentée, quelque parcelle de territoire. Dès 1886, elle enlevait au royaume de Lhassa les pays des Hortous et des Ribotchés et donnait l’ordre aux chefs des lamas des provinces de Djaya et de Tchamdo d’envoyer des ambassades périodiques à Pékin, ainsi que le font le dalaï-lama et le taschi-lama, et sanctionnait ainsi leur indépendance à l’égard du gouvernement de Lhassa en même temps que leur subordination à l’égard du gouvernement chinois. En même temps elle attisait les sentimens d’indépendance des princes thibétains voisins de leur frontière, les excitait à la révolte contre le dalaï-lama et les rattachait à son autorité directe. C’est ainsi qu’en 1887, la diplomatie chinoise prenait fait et cause pour les gens du pays des Horkanysar contre le gouvernement de Lhassa, qu’en 1890, la province du Ményag à son tour se révoltait, à l’instigation des Chinois, et chassait les fonctionnaires thibétains, qu’en 1894, les gens du pays de Sourmang, toujours sous la même pression, se refusaient à payer l’impôt à Lhassa. Aujourd’hui tous ces pays sont sous l’autorité directe de la Chine et un préfet chinois est installé au Ményag. Ce n’est donc plus sur le Grand-Thibet tout entier, tel qu’on se le figure ordinairement, que va s’étendre l’influence anglaise, mais sur un Grand-Thibet limité et réduit par les démembremens successifs que vient de lui faire subir la Chine et borné aux seuls territoires soumis actuellement au dalaï-lama. Les anciennes provinces thibétaines que vient de s’annexer la Chine sont toutes situées à l’orient du Thibet et forment une longue bande de territoire continue. Elles constituent donc dès maintenant une sorte d’Etat-tampon que le gouvernement de Pékin, fort avisé en la circonstance, a su élever entre la partie comprise désormais dans la sphère d’influence anglaise et les provinces propres de la Chine.

Pour tout dire, l’état de choses nouveau inauguré au Thibet par le traité anglo-thibétain du 7 septembre 1904 et le décret du gouvernement chinois du 15 septembre suivant se traduit par l’établissement du protectorat anglais à côté du maintien de la suzeraineté chinoise sur le Grand-Thibet, exception faite des territoires thibétains annexés en ces dernières années par la Chine, et par la remise du pouvoir temporel au Thibet entre les mêmes mains qui détenaient déjà le pouvoir spirituel. C’est à la fois une sorte de condominium anglo-chinois sur le Thibet et une révolution religieuse autant que politique accomplie au sein de l’église jaune bouddhique, autrement dit de la grande secte de Galugpa. L’un et l’autre événement peuvent être gros de conséquences pour l’avenir. Quel effet fera sur la nation thibétaine et sur les masses bouddhistes de l’Asie Centrale cette révolution ? Sera-ce le point de départ, au sein du bouddhisme, d’une ère nouvelle ? C’est ce qu’il n’est permis à personne de prévoir. Sans doute, le Panchen-Rimpoché a manifesté dans ces dernières années des tendances évidentes vers le progrès, mais qui peut affirmer qu’une fois monté à ces hauteurs, la tête ne lui tourne, et qu’il ne cause des déceptions à ses amis et protecteurs ? D’autre part la nouvelle union contractée par l’Angleterre et la Chine pour maintenir leur influence au Thibet peut se développer, et tourner au bénéfice de la Chine comme aussi l’établissement du protectorat anglais en ce pays peut être gros de dangers pour le gouvernement chinois. A un autre point de vue, le Thibet qui s’étend à la porte du Se-Tchouen et domine le fleuve Bleu est pour l’Angleterre une position excellente pour défendre contre les entreprises de tout autre peuple le bassin de ce fleuve Bleu, dont elle est si jalouse, et le conserver dans sa dépendance au moins économique ; et si la Chine se montrait définitivement incapable de résister ensemble aux ennemis extérieurs qui l’assiègent de toutes parts, et aux maux intérieurs qui la rongent, les Anglais ne seront que trop placés pour faire entrer dans leur sphère d’influence le bassin de ce fleuve sur lequel ils ne dissimulent plus leurs visées.

Mais, en dehors de cette éventualité problématique et plus ou moins lointaine, la possession du Thibet a dès maintenant pour l’Angleterre un intérêt certain et immédiat. Elle la débarrasse de toute inquiétude relative à la possibilité de l’ingérence d’une puissance européenne dans les affaires thibétaines. Elle clôt à son profit l’un des épisodes de la lutte d’influences qui se poursuit dans toute l’Asie Centrale entre les deux grandes puissances européennes de l’Asie. C’est l’avortement des projets dont le bouriate russe Djorgieff avait été l’agent. Trop absorbée ailleurs par une lutte gigantesque, la Russie a dû s’effacer, pour le moment du moins, devant sa rivale. Il est juste de remarquer d’ailleurs que la mainmise actuelle de l’Angleterre sur le Thibet a été le résultat de mesures et d’actes que, depuis un siècle et demi, a pris la politique anglaise pour assurer la sécurité de la frontière au Nord-Ouest de l’Inde. Cette politique a consisté, nous l’avons montré, à créer de tous côtés sur cette frontière des États indigènes tampons, soumis à l’influence britannique, de manière à ne se trouver nulle part en contact immédiat par une frontière continentale avec une grande puissance militaire. C’est ainsi qu’elle a été amenée à étendre son protectorat sur le Baloutchistan, à pensionner l’émir d’Afghanistan et à faire reconnaître à ce dernier la possession de l’étroite bande du Ouakkan qui sépare l’Inde du Turkestan russe, à faire entrer dans sa sphère d’influence le Cachemire, le Petit-Thibet et le Moyen-Thibet. Le maintien dans une situation semi-indépendante du Népal et du Bhoutan procède du même ordre d’idées. Le Grand-Thibet va à son tour constituer sur sa frontière septentrionale une marche analogue à celle de ces États et compléter l’immense demi-cercle de territoires qui, du golfe Persique au fleuve Bleu, s’étendent en une ligne ininterrompue séparant l’Inde du reste de l’Asie. Protégée par le puissant glacis que forment ces territoires, et par la barrière de hauteurs la plus formidable du globe, mise à l’abri par ce tampon colossal des entreprises de tout voisin désagréable ou dangereux, l’Angleterre pourra savourer enfin le repos dans son jardin. Ceux qui ne sont point ses ennemis ne pourront qu’applaudir à sa bonne fortune et ne formeront qu’un vœu : c’est que l’Angleterre, satisfaite enfin d’un empire dont la puissance et la richesse ne furent jamais égalées sous le soleil, ne se laisse pas aller à des conquêtes et à des annexions nouvelles qui seraient hors de proportions avec ses forces et ses ressources, si considérables soient-elles, et qui, ajoutant encore aux charges et aux responsabilités écrasantes d’un domaine colonial que d’aucuns trouvent déjà démesurément étendu, amèneraient l’empire britannique à ployer sous le faix de sa propre grandeur.


ROUIRE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Océan, c’est-à-dire universel.
  3. Grenard, Le Thibet, p. 343.
  4. . Nazounoff, Récits de voyage au Thibet. — Tour du monde, 1904.