Les Applications scientifiques de la photographie/01

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Les Applications scientifiques de la photographie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 872-890).
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LES
APPLICATIONS SCIENTIQUES
DE LA PHOTOGRAPHIE

I.
LA PHOTOGRAPHIE CÉLESTE.

I. Das Licht im Dienste wissenschaftlicher Forschung, von Dr Stein. Leipzig 1877. — II. Les Merveilles de la photographie, par M. G. Tissandier. 1874. — III. La Photographie et la chimie de la lumière, par M. H. W. Vogel. 1877. (Bibliothèque internationale.) — IV. Les Progrès de la photographie, par M. A. Davanne. Paris 1877. Gauthier-Villars.

La plaque sensible, ce miroir magique qui garde l’image des corps et fait prisonnier l’instant fugitif, deviendra, cela est certain, l’un des auxiliaires les plus précieux des sciences d’observation. Il y a seulement lieu de s’étonner que les applications si nombreuses que comporte la photographie aient tant tardé à entrer dans la pratique courante des hommes de science, et que même aujourd’hui on ne puisse encore signaler que des tentatives isolées. Pourtant les premiers essais qui eurent pour but de la mettre au service de quelques sciences, notamment de l’histoire naturelle et de l’astronomie, datent presque de l’année même où Niepce et Daguerre publièrent leur admirable découverte. Dans sa Notice sur le daguerréotype, Arago rapporte que dès 1840. Daguerre avait essayé, sur ses instances, de fixer sur une lame d’argent l’image de la lune qui brillait dans un ciel pur : il fut du moins constaté que les rayons lunaires agissaient sur l’iodure d’argent. En 1845, MM. Fizeau et Foucault obtiennent, par le même procédé, une image du soleil qui a été reproduite par la gravure. En 1849, M. Faye recommande l’emploi de la photographie pour l’observation des passages du soleil au méridien. L’année suivante, l’astronome américain William Bond réussit à prendre un daguerréotype de la lune qui paraît déjà assez satisfaisant, et qui est présenté à l’Académie des sciences, au mois de juin 1851, de la part du fils de M. Bond, de passage-à Paris. Un mois plus tard, une éclipse de soleil donne lieu à des expériences photographiques qui sont tentées à Rome, à Paris, à Kœnigsberg. C’est l’époque où la merveilleuse invention commence à tenir une certaine place dans les préoccupations des astronomes soucieux de progrès.

Mais la partie technique du nouvel art ne faisait que de lents progrès ; les agens chimiques employés au début n’étaient pas suffisamment sensibles à l’action d’une lumière faible, les procédés n’étaient rien moins que rapides, et les résultats obtenus par les astronomes qui avaient appelé à leur aide la photographie laissaient à désirer, — si bien qu’en 1868 un des vétérans de la science, J.-H. Mædler, doutait encore de l’avenir de cette innovation. « Aussitôt après la découverte de la photographie, disait-il dans une conférence, on entendit exprimer des espérances qui n’ont d’analogues que celles de Descartes et de ses contemporains à la suite de la découverte des lunettes astronomiques. On plaignait les malheureux savans qui avaient passé leur vie à observer, à mesurer et à dessiner. Non-seulement on devait faire la même chose sans peine et en moins de temps, mais on devait obtenir des résultats bien meilleurs, plus exacts, plus détaillés qu’auparavant. Ce qui m’a coûté sept années, la carte topographique de la lune, devait être bien mieux fait en sept secondes. Aujourd’hui trente années se sont écoulées depuis la découverte de Daguerre ; comment ces espérances ambitieuses ont-elles été réalisées ? » La réponse est tout à fait pessimiste : les photographies d’objets célestes sont loin de montrer autant de détails qu’en peut saisir un observateur exercé et doué d’une bonne vue, et en somme Mædler conclut que la photographie ne nous apprendra pas grand’chose de nouveau sur les astres que nous pouvons étudier si facilement à l’aide de nos grandes lunettes.

On sent dans ces critiques amères le dépit de l’homme qui a perdu ses yeux à scruter le ciel, et qui assiste à l’avènement d’un art nouveau dont la prétention est de remplacer par un tour de main le patient travail qui lui a coûté tant de veilles et tant d’efforts. Il lui répugnerait de dire : « La photographie a tué l’observation, » comme Paul Delaroche, sortant d’une séance chez Daguerre, s’écriait : « La peinture est morte à dater de ce jour. » La peinture n’est pas morte, et la photographie ne tuera jamais l’observation ; mais chaque jour confirme l’espoir qu’elle en agrandira le champ d’une manière prodigieuse.

Si on a pu avec quelque raison reprocher à la photographie de rabaisser l’art parce qu’elle ne peut donner, « au lieu d’une image du vrai, qu’une effigie brute de la réalité[1], » cette fidélité de la reproduction est précisément son mérite principal dès qu’il s’agit d’une application scientifique. Le peintre, et même le graveur, doivent traduire et commenter ; mais la science préfère le mot à mot. Il est inutile d’insister sur les services que la photographie a déjà rendus et qu’elle rendra encore aux sciences naturelles par la reproduction fidèle des objets qui sont de leur domaine ; animaux et plantes, tout ce qui frappe le regard peut être instantanément inventorié et catalogué, avec tous ces détails infimes que le dessinateur le plus exercé oublie si facilement. Le microscope lui-même confie ses révélations à la plaque sensible, et la photomicrographie est devenue une branche importante de la science des infiniment petits. Mais cette facilité avec laquelle nous pouvons désormais saisir et fixer les détails d’un objet n’est peut-être pas le plus important des services que la photographie est appelée à rendre aux observateurs ; ce qui est plus précieux, c’est qu’elle permet d’enregistrer les phénomènes qui se succèdent rapidement, qui ne durent qu’un temps très court, une fraction de seconde. De ce nombre sont les phénomènes astronomiques instantanés, les variations incessantes des élémens météorologiques et celles du magnétisme terrestre, le jeu si prompt des organes vivans.


I

La photographie astronomique comprend, en premier lieu, la représentation de la surface des corps célestes assez rapprochés de nous pour que le télescope ait prise sur eux et puisse nous en donner une image grossie : on a réussi à photographier le soleil avec ses taches et ses facules, puis la lune avec tous les détails de sa surface accidentée, enfin les grosses planètes telles que Jupiter, Mars, Saturne. En second lieu, il est possible d’obtenir par ce moyen des images exactes des groupes stellaires, et de déterminer ainsi instantanément la situation relative de certaines étoiles pour une époque donnée. La photographie permet encore d’observer en quelque sorte automatiquement les éclipses, les passages de planètes au devant du soleil, les occultations de planètes par la lune, les passages des astres au méridien pour la détermination de l’heure absolue ; elle permet de reproduire le spectre solaire avec toutes ses raies, et d’en étendre les limites bien au-delà des rayons visibles.

Nous avons déjà vu que les premières tentatives de « photographie céleste » avaient été faites en France. Vers 1850, elles furent reprises dans divers pays à la fois. William Cranch Bond, à Cambridge, en Amérique, obtenait de bonnes images de la lune, des étoiles Véga et Castor ; le père De Vico essayait, sans succès il est vrai, de photographier la nébuleuse d’Orion ; le révérend J.-B. Reade faisait de la photographie stellaire à l’observatoire du docteur Lee, à Hartwell, et à son observatoire du vicariat de Stone ; le père Secchi, à Rome, et Berkowski, à Kœnigsberg, tentèrent de photographier l’éclipse du 28 juillet 1851 ; enfin M. Warren de La Rue commença en 1852 ses travaux de photographie céleste dans sa maison de Canonbury, à Londres, en substituant aux procédés de Daguerre ceux de Fox Talbot. À cette époque, le temps de pose était encore considérable, et il fallait suivre à la main le mouvement de la lune pendant toute la durée de l’opération ; mais en 1857 M. Warren de La Rue réussit à simplifier son procédé. Le temps de pose fut réduit, pour la lune, à 9 ou 10 secondes, à 12 secondes pour Jupiter, à 1 minute pour Saturne, à 2 ou 3 minutes pour les étoiles les plus brillantes. M. Warren de La Rue se fit alors construire un observatoire spécialement approprié à ce genre de recherches au village de Cranford, à 20 kilomètres à l’ouest de Hyde-Park[2]. L’instrument principal de cet établissement était un télescope newtonien, de 13 pouces d’ouverture et de 10 pieds de longueur focale, dont le miroir avait été fait par M. Warren de La Rue lui-même, et qui était monté équatorialement, c’est-à-dire de façon qu’il pût tourner autour d’un axe parallèle à l’axe du monde et suivre ainsi la progression diurne des astres sous l’impulsion d’un mouvement d’horlogerie. Obligé depuis quelques années, par l’affaiblissement de sa vue, à renoncer aux travaux de cette nature, M. Warren de La Rue a fait don de son télescope et de tout son attirail de photographie à l’observatoire savilien d’Oxford, qui a été récemment créé pour servir exclusivement aux recherches d’astronomie physique[3]. M. Warren de La Rue a obtenu de très belles photographies de la lune, du soleil, des grosses planètes ; plusieurs de ces images ont été reproduites par la gravure et figurent aujourd’hui dans beaucoup de livres populaires[4]. L’habile astronome anglais ne s’est pas d’ailleurs contenté de prendre les images de ces corps célestes à un moment donné, il en a obtenu des vues stéréoscopiques en combinant deux photographies prises à des intervalles déterminés.

On sait que la perception du relief repose sur la coexistence des deux images d’un objet qui se peignent sur les rétines des deux yeux, et qui correspondent à deux points de vue différens. Le stéréoscope produit de même l’illusion du relief en présentant à chaque œil, au moyen de deux photographies prises de deux points de vue convenables, les images que l’œil recevrait de l’objet lui-même, placé à la distance de la vision distincte. L’angle formé par les axes optiques des deux yeux dirigés sur un même point qui s’aperçoit nettement est de près de 16 degrés, en supposant que les deux yeux sont écartés de 6 centimètres 1/2, et que la distance de la vue distincte est de 24 centimètres ; on peut donc admettre que l’angle stéréoscopique, ou l’écart angulaire des points de vue, nécessaire pour faire naître la sensation du relief, est tout au plus de 16 degrés. Lorsqu’il s’agit du soleil, la rotation de cet astre produit en peu de temps le changement de position voulu ; mais la lune nous montre toujours la même face, et le problème paraît, à première vue, insoluble. Heureusement l’immobilité de la face lunaire n’est pas absolue ; on y remarque une sorte de balancement apparent qu’on désigne sous le nom de libration, et qui produit des changemens de position qui peuvent aller jusqu’à 16 degrés. Il s’ensuit que les phases de la libration nous offrent le moyen d’obtenir des vues stéréoscopiques de notre satellite, qui font de la carte plate du disque lunaire un plan de relief.

Les vues stéréoscopiques font nettement ressortir la sphéricité des corps célestes qu’elles représentent. Les cratères de la lune, l’anneau de Saturne, les taches et les facules du soleil, y prennent un relief saisissant ; on voit que les facules sont des élévations, et les taches des creux. Un astronome russe, M. Goussef, en discutant des mesures micrométriques prises sur deux photographies lunaires, est arrivé à cette conclusion que la lune est un sphéroïde légèrement allongé dans la direction de la terre.

Les photographies lunaires de M. Warren de La Rue ont gagné en perfection à mesure que se perfectionnaient les méthodes elles-mêmes entre les mains des nombreux amateurs qui cultivent cette application de la chimie. Puis d’autres astronomes sont arrivés à lui disputer la palme sur ce terrain : le père Secchi à Rome, M. Rutherfurd à New-York, M. Ellery à Melbourne, M. Neyt à Gand, M. Gould à Cordoba (Amérique du Sud), M. Janssen à Paris. — M. Rutherfurd a obtenu de très belles épreuves de la lune avec des temps de pose qui ont varié d’un quart de seconde, dans la pleine lune, à 2 secondes, pour le premier et le dernier quartier. En présentant à l’Académie des sciences, au mois de novembre 1872, des spécimens de ces photographies, M. Faye disait : « Il suffit d’un coup d’œil sur ces magnifiques épreuves pour faire apprécier les services qu’elles pourraient rendre à l’étude de la géologie lunaire. Les grandes lignes lumineuses, sortes de cassures dessinant des arcs de grand cercle, se croisent suivant des angles qu’il est possible de mesurer avec une certaine exactitude… Les cirques, les cratères, et jusqu’aux moindres fosses circulaires que la surface de la lune nous présente en si grand nombre, y sont représentés à grande échelle, avec une fidélité saisissante, qu’aucune carte topographique ne saurait reproduire. On pourra y étudier pas à pas les variétés nombreuses de ces types divers, si semblables, de prime abord, à nos volcans éteints, et si différens toutefois, à certains égards, de leurs analogues terrestres. Ici la photographie donne les hauteurs (dans la région des ombres portées) aussi bien que les ! dimensions linéaires dans le sens horizontal. » La teinte sombre des « mers lunaires » ressort avec énergie du milieu éclatant des contrées montagneuses ; on est frappé de l’idée que l’on a sous les yeux de vastes épanchemens figés qui ont effacé les accidens antérieurs de la surface.

En fixant une image parfaite de notre satellite sur la table de travail, ces photographies permettent des recherches suivies à tête reposée. Or M. Élie de Beaumont a montré quel parti les géologues pourraient tirer de l’étude de la surface lunaire, dont les accidens n’ont jamais été dénaturés par l’action destructive des eaux, ni par l’action plus lente d’une atmosphère quelconque. Ajoutons que la comparaison des épreuves obtenues à de longs intervalles permettrait de décider s’il survient encore des changemens à la surface de la lune, ou si l’activité des forces volcaniques y est définitivement épuisée.

Une expression d’Herschel, mal comprise de ceux qui le citaient, a fait croire un moment qu’il avait aperçu dans la lune des volcans en ignition. Herschel s’était servi du mot de volcans pour désigner des points faiblement lumineux qui restaient visibles dans les régions lunaires envahies par l’ombre ; mais il ajoutait qu’il n’employait ce mot que pour abréger le discours. Les points lumineux, en question n’étaient autre chose que les cratères rayonnans Aristarque, Kepler et Copernic, tous trois situés dans l’Océan des Tempêtes, qui se distinguent par l’éclat particulier de leur surface : on les voit encore faiblement briller au sein de la partie obscure du disque lunaire, qui n’est éclairée que par la « lumière cendrée, » empruntée à la terre. Les mêmes points, et beaucoup d’autres, s’aperçoivent pendant les éclipses de lune, comme de petites taches rougeâtres sur le fond brun foncé de la surface de l’astre éclipsé. Il est clair qu’il ne s’agit là que d’effets de lumière, et nullement de phénomènes volcaniques. Mais tout récemment deux observateurs anglais, MM. Webb et Birt, ont signalé plusieurs faits d’où il résulterait que, d’après l’expression de M. Élie de Beaumont, « la vie géologique existe encore dans l’intérieur du globe lunaire. » Ils ont remarqué de grandes différences entre les dessins que Schrœter d’abord, en 1792, puis, quarante ans plus tard, Beer et Mædler, avaient donnés du cratère Cichus ; ils ont constaté eux-mêmes des changemens de forme dans les deux cratères Messier, qui en 1857 ne ressemblaient plus guère au dessin de Mædler, lequel avait été vérifié bien des fois de 1829 à 1837. Enfin, au mois d’octobre 1866, M. J. Schmidt, directeur de l’observatoire d’Athènes, annonçait que le cratère Linné, situé dans la Mer de la Sérénité et marqué sur la carte de Mædler, qu’il avait étudié lui-même en 1841, semblait avoir disparu, c’est-à-dire qu’il n’en restait qu’un point noir à peine perceptible au milieu d’une large tache blanche. Plusieurs astronomes en possession de bons instrumens, notamment MM. Huggins, Secchi, Wolf, d’Arrest, s’empressèrent d’examiner avec soin le cratère en question : tout ce qu’on peut conclure de la discussion de leurs observations, c’est qu’il n’est pas impossible que la cavité dessinée par Mædler ait été comblée en grande partie par une éruption récente de matières blanchâtres. Toutefois les modifications d’aspect que produisent les conditions très variables de l’illumination sont si considérables que les faits qui viennent d’être cités ne suffisent pas à nous convaincre de la réalité de changemens survenus à la surface de la lune. De bonnes photographies, prises à des intervalles réguliers, jetteraient évidemment un grand jour sur cet intéressant problème d’astronomie physique. La photographie fournirait aussi d’utiles indications sur les variations d’aspect des bandes de Jupiter, des taches de Mars, etc.

Sir John Herschel avait mis en avant, dès 1854, l’idée de faire photographier le soleil d’une manière suivie dans l’un des nombreux observatoires que possède l’Angleterre. On pouvait se promettre d’obtenir ainsi, sur la formation, la durée et le mouvement de taches solaires, des notions plus exactes et plus complètes que celles auxquelles on était arrivé en dessinant laborieusement les détails de structures observés directement à l’aide d’une lunette munie d’un verre noir. Le projet de sir John Herschel fut repris en 1857 par M. Warren de La Rue, qui proposa au conseil de la Société astronomique de le mettre à exécution à l’observatoire de Kew, qui appartient à la fois à l’Association britannique pour l’avancement des sciences, à la Société royale de Londres, etc., et qui est aussi l’observatoire météorologique central de l’Angleterre. La proposition fut acceptée, et dès le mois d’août 1858 un photohéliographe construit sous la direction de M. Warren de La Rue, commençait à fonctionner à Kew. C’est une lunette de 1m,50 de longueur focale, montée équatorialement et mue par un mouvement d’horlogerie ; elle fournit une image solaire de 30 centimètres de diamètre[5] qui vient se peindre sur une plaque collodionnée que l’on introduit dans la chambre noire fixée à l’extrémité du tube. En 1860, l’année même de la grande éclipse de soleil que M. Warren de La Rue alla observer en Espagne et dont il obtint trente et une épreuves, le photohéliographe fut transporté à Cranford, l’installation du service météorologique à Kew absorbant alors toutes les forces de cet établissement, et pendant trois ans on fit à Cranford des photographies du soleil et de la lune ; mais en 1863 l’instrument fut ramené à Kew et réinstallé dans son ancien dôme. En dix ans, — de 1862 à 1872, — on a fait avec cet instrument, sous la direction de MM. Warren de La Rue, Balfour Stewart et Benjamin Lœwy, 2,778 photographies du soleil, obtenues en 1,721 jours d’observation[6]. M. Warren de La Rue s’était engagé à supporter les frais de ces observations pendant cette période de dix ans, qui prit fin en 1872. Le photohéliographe fut alors démonté et envoyé dans les ateliers de M. Dallmeyer pour y subir quelques retouches ; depuis le mois d’octobre 1873, il est installé à l’observatoire de Greenwich, tandis qu’à Kew on continue d’observer le soleil par l’ancienne méthode des projections. Vers la même époque, M. Dallmeyer fut chargé de construire des photohéliographes pour les observatoires de Wilna et de Lisbonne, où ces instrumens fonctionnent régulièrement.

Mais le rôle de la photographie n’est pas borné à la reproduction fidèle des détails que l’œil peut saisir lorsqu’il est armé d’une puissante lunette ; elle peut devenir, entre des mains habiles, un instrument de découvertes. Les études que M. Janssen a commencées en 1874 et qu’il poursuit depuis deux ans à l’observatoire de Meudon, avec la lunette qui avait été construite pour le passage de Vénus, ont montré que dans certaines-circonstances l’image photographique du soleil peut révéler des phénomènes qui se dérobent à l’observation directe. C’est ainsi que les photographies solaires que M. Janssen a obtenues dans ces derniers temps l’ont conduit à la découverte de ce qu’il appelle le réseau photosphérique.

Depuis deux siècles et demi, l’attention des astronomes s’était principalement concentrée sur ces accidens de la surface solaire que l’on désigne sous le nom de taches et de facules ; or il semble que l’étude de ces grands bouleversemens est presque épuisée aujourd’hui, et qu’il faudra désormais, pour faire avancer nos connaissances sur la constitution du soleil, aborder d’une manière plus sérieuse l’étude de la photosphère normale. La grande difficulté était jusqu’ici de bien reconnaître, dans cet océan de feu, la forme des granulations, de ces « grains de riz » ou a feuilles de saule » que l’on distingue vaguement et qui semblent former des courans de matière à demi liquide. Les clichés photographiques d’une faible dimension ne nous apprenaient rien de plus sur ces agglomérations mystérieuses. La raison de cet insuccès doit être cherchée dans un phénomène d’irradiation qui fait que l’image formée par une lumière très vive déborde un peu son contour et prend sur le cliché des dimensions plus grandes que ses dimensions réelles. C’est ce qu’on a constaté sur toutes les photographies d’éclipsés totales : les images des protubérances empiètent sur le disque lunaire de quantités qui peuvent aller à 10 et à 20 secondes[7]. Des effets de ce genre doivent se manifester aussi pour l’œil, puisque la vision résulte en définitive d’une impression photochimique produite sur la rétine. Or le diamètre moyen des granulations de la photosphère n’est que d’une seconde d’arc ; on comprend dès lors qu’une irradiation même très faible suffit pour noyer dans une lumière confuse tous les détails de leurs contours. M. Janssen a réussi à lever la difficulté en agrandissant l’image et en abrégeant notablement la durée de l’exposition. L’irradiation diminue rapidement à mesure qu’on augmente le diamètre des images, surtout si le temps de pose diminue aussi ; en outre, les détails se distinguent plus facilement et les imperfections de la couche sensible ont moins d’importance lorsqu’on opère sur une échelle plus grande. Enfin M. Janssen a reconnu que, dans les très courtes poses, les rayons qui agissent sur la plaque sensible se réduisent à un groupe presque monochromatique, circonstance qui contribue beaucoup à la netteté de l’image. Les épreuves que l’on obtient maintenant à l’observatoire de Meudon ont un diamètre de 30 centimètres 1/2 ; le temps de pose n’est qu’une faible fraction de seconde. La préparation du collodion et le développement des clichés sont l’objet de soins tout particuliers. « Les images solaires, dit M. Janssen, demandent des procédés photographiques d’une très grande perfection ; ici les plus petits défauts sont révélés impitoyablement, et, comme les détails à mettre en évidence sont d’une délicatesse extrême, il faut que la couche soit d’une finesse et d’une pureté extrêmes. » Grâce à toutes ces précautions, la constitution de la photosphère du soleil cessera peut-être bientôt d’être un mystère pour nous.

On remarque d’abord une fine granulation générale qui couvre toute la surface du soleil ; les grains, plus ou moins arrondis, ont des diamètres qui varient de quelques dixièmes de seconde à 3 et 4 secondes. Le pouvoir éclairant de ces élémens granulaires est très inégal, sans doute parce qu’ils sont situés à des profondeurs très différentes : les élémens les plus lumineux n’occupent qu’une petite fraction de la surface de l’astre. Mais le résultat le plus curieux que révèle l’inspection de ces images, c’est que la photosphère est divisée en une multitude de compartimens, à contours arrondis ou polygonaux, dont les dimensions atteignent quelquefois une minute et plus (le diamètre du disque entier est d’environ 32 minutes). Dans les intervalles qui séparent ces figures, les grains sont nets, bien terminés ; « dans l’intérieur, ils sont comme à moitié effacés, étirés, tourmentés ; le plus ordinairement même, ils ont disparu pour faire place à des tramées de matière qui remplacent la granulation. » On dirait que, dans ces espaces, un bouillonnement violent a brassé et confondu les élémens granulaires. C’est une nouvelle confirmation de ce fait, que l’activité de la photosphère est toujours très grande, même lorsqu’il n’y a pas de taches.

L’Annuaire du bureau des longitudes pour 1878, qui vient de paraître, renferme une épreuve obtenue par M. Janssen le 10 octobre dernier, et grandie trois fois, où l’on reconnaît très bien les détails dont il vient d’être parlé. Ce qui empêche de constater l’existence du « réseau photosphérique » par l’observation directe, c’est que les forts grossissemens restreignent beaucoup le champ des lunettes ; en examinant au contraire une épreuve photographique avec une loupe qui embrasse une certaine étendue de l’image, on voit tout de suite que les parties à granulation distincte dessinent des courans qui circonscrivent les espaces où les grains sont effacés. On aperçoit aussi, entre les granulations, des points très noirs où la couche photosphérique doit avoir une épaisseur très faible. Nul doute qu’en poursuivant cette investigation si bien commencée, on n’arrive à bien d’autres révélations sur la nature intime du globe solaire.


II

C’est ensuite pour l’observation de phénomènes astronomiques d’une très courte durée, comme les éclipses ou les passages de planètes au devant du soleil, que la photographie pourra être substituée avec avantage à l’observation directe. Une éclipse de soleil peut durer quelques heures, mais la durée de l’obscurité totale ne dépasse jamais 8 minutes, et elle est généralement beaucoup plus courte. Or il s’agit, dans ce bref délai, d’explorer tout le contour du disque solaire caché par la lune, de noter la forme et la position des protubérances roses, de déterminer l’étendue de la couronne, d’observer en outre les instans des contacts qui marquent le commencement et la fin de la totalité. Naturellement, tout cela se fait avec une hâte fiévreuse, et il est difficile de garder tout son sang-froid en présence des splendides phénomènes qu’il faut inventorier pendant les quelques minutes qu’un coin du voile de lumière qui nous les cache reste levé.

J’ai déjà parlé des tentatives qui furent faites en 1851 par divers observateurs pour obtenir des daguerréotypes d’une éclipse de soleil. L’éclipse du 15 mars 1858, qui était visible à Paris, fut photographiée, sous la direction de M. Faye, dans les ateliers de l’opticien Porro, à l’aide d’une lunette de 52 centimètres d’ouverture et de 15 mètres de longueur focale. C’était un lundi, jour des séances de l’Académie des sciences, et une heure après M. Faye put présenter à l’illustre compagnie un cliché au collodion sec, où le diamètre de l’image solaire, obtenue directement au foyer, sans agrandissement ultérieur, était de 14 centimètres. Les mesures micrométriques prises sur les épreuves de cette éclipse ne laissèrent aucun doute sur la précision à laquelle il est possible d’atteindre par cette méthode. En outre, la facilité relative avec laquelle MM. Porro et Quinet avaient réussi à obtenir des clichés satisfaisans fut aux yeux de M. Faye un argument décisif en faveur de l’emploi des objectifs à très long foyer qui dessinent immédiatement sur la plaque sensible une image de grande dimension. La méthode généralement suivie, qui consiste à employer un objectif à court foyer donnant une très petite image focale qu’on agrandit à l’aide d’un appareil spécial pour la projeter sur la plaque sensible, permet, il est vrai, de faire usage d’instrumens plus maniables, mais cet avantage est compensé par les inconvéniens qui résultent de la déformation de l’image agrandie[8].

L’éclipse totale de soleil du 18 juillet 1860, qu’un grand nombre d’astronomes étaient allés observer en Espagne, fut photographiée avec succès par M. Warren de La Rue, à Rivabellosa, et par le père Secchi, au Desierto de las Palmas. On constata que les protubérances émettent une lumière beaucoup plus intense que la « couronne » qui enveloppe tout le contour du soleil, de sorte que le temps de pose est plus long lorsqu’on veut obtenir de bonnes images de la couronna que lorsqu’on s’attache à reproduire la forme des protubérances. La comparaison des photographies obtenues par M. Warren de La Rue et par le père Secchi permit aussi de trancher la question de l’origine des protubérances : il fut démontré que ces appendices roses n’étaient nullement de simples apparences produites par des illusions d’optique, mais des phénomènes réels, ayant leur siège dans le soleil. Depuis cette époque, grâce à M. Janssen et à M. Lockyer, on a trouvé le moyen de les observer tous les jours, en dehors des éclipses.

M. Faye avait fait construire, pour cette éclipse, tout un attirail photographique ingénieusement combiné ; mais au dernier moment il dut renoncer à prendre part à l’expédition organisée par l’Observatoire de Paris, qui ne fit usage que des instrumens de mesure ordinaires[9]. En Algérie, M. Laussedat avait réussi à photographier le soleil à l’aide d’une lunette horizontale fixe, à laquelle le miroir mobile d’un héliostat renvoyait l’image de l’astre. C’est cette disposition qui a été plus tard adoptée par beaucoup d’astronomes pour l’observation photographique du passage de Vénus.

L’éclipsé totale du 18 août 1868 a été photographiée à Guntoor, dans l’Inde, sous la direction du major Tennant, et à Aden, sous la direction de M. Vogel. Celle du 7 août 1869 a fourni aux Américains l’occasion d’entrer dans l’arène à leur tour ; une centaine de photographes, munis de trente lunettes, furent distribués en une foule de stations choisies principalement dans l’état d’Iowa, et 279 bonnes épreuves de l’éclipsé furent obtenues sous l’intelligente direction de MM. Morton, Gould et Whipple. Une expédition anglaise envoyée en Sicile pour observer l’éclipsé du 22 septembre 1870 fut moins heureuse : le mauvais temps empêcha la plupart des observations. L’éclipse du 12 décembre 1871 a été photographiée dans l’Inde et à Java ; en 1873 et en 1875, on a aussi observé des éclipses par ce moyen.

Le passage de la planète Vénus sur le soleil, qui a eu lieu le 6 décembre 1874, a fourni à la méthode photographique une belle occasion de faire ses preuves. Les préparatifs qu’on faisait en vue de cet événement étaient gigantesques[10]. En Angleterre, on construisait huit photohéliographes, dont trois pour la Russie, sur le modèle de celui de Kew. En août, une vingtaine d’expéditions étaient munies d’appareils photographiques qui ont parfaitement fonctionné. « Voilà, disait M. Faye en annonçant ces préparatifs, ce que produit l’idée simple, mais féconde, de supprimer l’observateur et de remplacer son œil et son cerveau par une plaque sensible, reliée à un télégraphe électrique. C’est, dans le système des observations modernes, un progrès presque comparable à celui qui a été réalisé il y a deux siècles par l’application des lunettes aux instrumens de mesure. »

Dans ce grand tournoi scientifique, la France a été dignement représentée par six expéditions qui comprenaient, outre deux naturalistes (MM. Filhol et Delisle), quinze observateurs, astronomes ou physiciens, aidés d’autant d’auxiliaires, et mettaient en mouvement plus de cinquante personnes, Les crédits alloués par l’assemblée nationale pour les frais de ces missions ont atteint la somme de 425,000 francs. On avait choisi trois stations dans l’hémisphère austral (l’île Campbell, l’Ile Saint-Paul, Nouméa), et trois dans l’hémisphère boréal (Pékin, Nagasaki, Saigon) ; chacune de ces stations disposait d’une lunette de 6 pouces, et les quatre stations les plus importantes (Campbell, Saint-Paul, Pékin, Nagasaki) avaient en outre des équatoriaux de 8 pouces ; enfin toutes ces stations, à l’exception de Saïgon, étaient munies de lunettes photographiques du modèle que nous avons décrit, sans compter les appareils spéciaux qui avaient été construits pour M. Janssen.

La commission française chargée d’arrêter un plan d’observations avait en définitive recommandé l’emploi de lunettes de 4 mètres de longueur focale et de 14 centimètres (5 pouces) d’ouverture, installées dans une position horizontale et combinées avec un miroir mobile ; l’image solaire devait être obtenue directement au foyer de l’objectif, sur une surface d’argent ioduré, le procédé de Daguerre ayant paru préférable à l’emploi du collodion[11]. De son côté, M. Janssen avait imaginé, pour son propre usage, un « revolver photographique, » où la plaque sensible tourne de manière que tous les points de sa circonférence défilent devant une petite ouverture par laquelle arrive la lumière.

Les six missions ne furent pas également favorisées par la fortune. Tandis que MM. Mouchez, Cazin, Turquet de Beauregard, à l’île Saint-Paul, — André et Angot, à Nouméa, — Fleuriais, Blarez, Lapied, à Pékin, — Janssen, Tisserand, Picard, Delacroix, au Japon, — Héraud, à Saïgon, obtinrent un succès plus ou moins complet, à l’île Campbell, où s’étaient rendus MM. Bouquet de la Grye, Hatt et Courrejoles, le passage ne put être observé. Ce n’est pas tout : trois hommes de l’équipage furent atteints de la fièvre typhoïde, et deux succombèrent. L’expédition de l’île Campbell, pour avoir été moins heureuse que les autres, n’en avait pas moins fait son devoir avec une abnégation digne des plus grands éloges. Au reste, si le but principal de la mission ne fut pas atteint, M. Bouquet de la Grye a rapporté une riche moisson de documens intéressant la physique du globe et l’histoire naturelle ; les collections recueillies par M. Filhol remplissaient vingt-deux caisses.

La commission de l’Académie des sciences avait fait fabriquer 2,000 plaques daguerriennes (400 pour chacune des cinq stations qui avaient des appareils photographiques) ; on y avait employé 10 kilogrammes d’argent. Les épreuves obtenues, au nombre de 800, furent confiées à M. Fizeau, qui fit immédiatement commencer les mesures micrométriques dont la discussion doit fournir la valeur de la parallaxe du soleil et par suite celle de la distance du soleil à la terre. Ces mesures sont exécutées par MM. Cornu, Angot, Mercadier, Baille et Gariel, à l’aide de quatre machines micrométriques pourvues de moteurs électro-magnétiques. Les résultats qui se déduisent de l’ensemble des observations n’ont pas encore été publiés ; les calculs sont longs et d’une nature particulièrement délicate. La France n’est pas d’ailleurs, sous ce rapport, en retard sur les autres nations ; l’astronome royal d’Angleterre, M. Airy, n’a encore publié que le résultat des observations directes du passage ; la discussion des photographies n’est pas terminée.

On peut maintenant se demander si tant d’efforts auront servi à nous procurer une valeur de la parallaxe solaire ! plus exacte que celles qu’on avait déjà obtenues par d’autres méthodes. Tout ce qu’on sait jusqu’à présent, c’est que le chiffre de la parallaxe que M. Airy a déduit des observations directes des astronomes anglais (8",76) est un peu plus petit que celui que M. Newcomb avait trouvé en prenant la moyenne des meilleures déterminations connues (8",85), M. Le Verrier, qui voyait avec déplaisir les sacrifices [12] énormes faits pour ces expéditions, ne se lassait pas de répéter « qu’on allait courir les mers pour faire un peu mieux peut-être qu’il y a cent ans, mais rien de plus quant aux méthodes, et cela en négligeant ce qu’on avait chez soi. » Un jour, il s’échappe à dire : « Je démontrerai <ue ces observations sont sans valeur. On sera obligé d’avouer qu’on n’a pas obtenu de résultat[13]. « L’unanimité avec laquelle les astronomes des autres pays se sont prononcés en faveur de ces expéditions proteste contre cette appréciation pessimiste. En admettant même que la discussion du passage de 1874 ne donne pas encore la valeur définitive de la parallaxe du soleil, on aura du moins recueilli des matériaux d’observation qui ne peuvent être obtenus que très rarement, et qui dans l’avenir pourront acquérir une importance imprévue. D’ailleurs, comme l’a si bien dit M. Dumas, il ne faut pas oublier que, si le passage de Vénus sur le soleil ne revient que de siècle en siècle, il se répète deux fois à chaque période, à huit années de distance, — « comme si, pour chaque génération qui doit en être témoin, il y avait un premier passage d’essai destiné à éprouver toutes les méthodes que la science de l’époque peut fournir, et un second passage définitif, offrant l’occasion d’appliquer celles qu’on aura reconnues d’abord comme les plus correctes. » Les résultats des expéditions de 1874 serviront donc subsidiairement à préparer le choix des méthodes qu’on devra préférer pour les expéditions de 1882. Il a été déjà reconnu, en tout cas, qu’on avait eu raison de préférer l’image focale directe à l’image agrandie par un oculaire, mais qu’il eût mieux valu supprimer les miroirs, qui nuisent à la netteté des images. L’examen des photographies a permis aussi d’affirmer l’existence d’une atmosphère autour de Vénus. En dehors de ces résultats positifs, il y a tout cet ensemble de recherches et d’expériences auxquelles a donné lieu la préparation des expéditions, ce « labourage » en un mot qui a remué profondément le champ des idées, en concentrant sur un même problème les efforts d’une foule de chercheurs. N’oublions pas non plus Les observations de M. Bouquet de la Grye sur les marées à l’Ile Campbell, les collections de M. Filhol, le plan de Pékin levé par M. Lapied, etc. C’est cette utilité indirecte de ces grandes entreprises scientifiques qu’on n’apprécie pas assez : elle fait qu’en définitive les dépenses sont toujours productives. Ajoutons enfin que les instrumens dont on a fait l’acquisition pourront être utilisés de diverses manières. Le Bureau des longitudes a fait installer quelques-unes des lunettes devenues disponibles dans le parc de Montsouris, où les officiers de la marine viennent s’initier aux observations astronomiques. M. Janssen continue de tirer parti de sa lunette photographique à l’observatoire de Meudon ; deux équatoriaux sont destinés aux nouveaux observatoires de Lyon et de Bordeaux.

Il restait à faire servir la photographie à l’étude des groupes stellaires, c’est-à-dire à la détermination rapide et précise des positions relatives d’étoiles massées dans un espace restreint. C’est M. Rutherfurd qui a le premier résolu le problème, et depuis plusieurs années il poursuit ses travaux dans cette direction avec un remarquable succès. L’observatoire de M. Rutherfurd est situé à l’intérieur de la ville de New-York, dans un quartier tranquille et qui n’est pas trop éclairé la nuit. L’instrument qui sert à photographier les étoiles est une lunette de 13 pouces (33 centimètres) d’ouverture, montée équatorialement et mue par un mouvement d’horlogerie.

Lorsqu’il s’agit de photographier des étoiles, la durée de l’exposition doit nécessairement suppléera la faiblesse de la lumière. La durée de pose varie avec les circonstances atmosphériques ; mais M. Rutherfurd a trouvé que quatre minutes suffisaient généralement pour les étoiles de 10e grandeur. Pendant ce temps, le mouvement d’horlogerie fait marcher la lunette de manière que les étoiles qui sont dans le champ de l’appareil y paraissent immobiles ; dès lors les images qu’elles donnent sont de simples points. Cependant, comme les impuretés du collodion pourraient produire, lors du développement du négatif, des points noirs que l’on prendrait pour des étoiles, on fait toujours une seconde épreuve après avoir déplacé la plaque d’un millimètre environ ; chaque étoile se trouve ainsi représentée par deux points noirs espacés d’une quantité toujours la même. L’épreuve ainsi obtenue fournit donc une représentation fidèle des positions et des distances relatives des étoiles qui étaient dans le champ de la lunette. Mais il faut encore pouvoir évaluer ces distances en mesures angulaires, il faut pouvoir les exprimer en secondes d’arc. Pour faciliter cette évaluation, on arrête le mouvement d’horlogerie, et on laisse les étoiles traverser le champ ; les plus lumineuses, celles qui ne descendent pas au-dessous de la 4e ou de la 5e grandeur, laissent alors sur la plaque sensible une trace continue, et la longueur du sillon noir tracé pendant une minute fait connaître la valeur angulaire d’un millimètre mesuré sur la plaque. On peut ainsi faire, en une seule nuit, une dizaine d’épreuves du même groupe. Les distances des étoiles sont ensuite relevées sur chaque épreuve à l’aide d’un appareil composé de deux microscopes portés par un chariot ; on les mesure au centième de millimètre près.

M. Rutherfurd a obtenu par ce procédé des cartes très exactes des Pléiades, du groupe de Præsepe, de celui de Persée, des étoiles voisines de la 61e du cygne, dont Bessel avait signalé le mouvement propre. Plus récemment, M. Gould, directeur de l’observatoire de Cordoba, dans la république argentine, a également obtenu de remarquables succès dans cette voie. Au mois de novembre dernier, il possédait déjà des épreuves propres aux mesures micrométriques de 84 objets célestes, dont les trois quarts sont des amas stellaires. Le cliché qui représente l’amas stellaire d’Éta du Navire montre 180 étoiles dont beaucoup sont de la 9e grandeur. M. Gould a aussi obtenu de très belles images de la lune, des planètes Jupiter, Mars et Saturne, etc.

Le professeur Peirce, dont l’autorité en ces matières est considérable, parle avec enthousiasme du progrès réalisé par l’application de la photographie aux recherches d’astronomie sidérale. « Pour des recherches originales sur la position relative d’étoiles voisines, dit-il, les photographies peuvent être en toute sécurité substituées aux étoiles elles-mêmes, vues au travers des plus puissantes lunettes. Les photographies une fois prises constituent des faits indiscutables, à l’abri de l’influence des erreurs personnelles d’observation, et conservent pour les âges futurs la position actuelle des étoiles ainsi relevées. »

Il faut pourtant parler maintenant de certaines difficultés que l’on rencontre dans l’application de la photographie aux recherches astronomiques, et qui n’ont pas été surmontées sans peine. J’ai déjà rapporté comment M. Janssen est parvenu à éviter les effets de l’irradiation dans le cas où il s’agit d’une lumière très forte, comme celle du soleil. Un autre inconvénient consiste dans le retrait du collodion après les lavages et la dessiccation. M. Paschen et M. Rutherfurd, qui avaient étudié ce sujet, étaient arrivés à des résultats très différens : tandis que M. Paschen avait constaté un retrait qui allait parfois à 1/1500’ M. Rutherfurd n’avait trouvé que 1/28,000 au maximum. Les résultats plus récens de M. Vogel se rapprochent de ceux de M. Rutherfurd. M. Vogel a employé un procédé qui avait été recommandé par M. Faye, et qui consiste à photographier sur une couche de collodion un réseau de traits tracés au diamant sur une plaque de verre ; on compare ensuite à la loupe le réseau du collodion à celui du verre, et on mesure la quantité dont le premier s’est contracté. Il paraît que l’emploi de plaques préalablement albuminées fait disparaître cette cause d’erreur. Cependant l’humidité a toujours une grande influence sur le collodion ; c’est pour cette raison que la commission du passage de Vénus a donné la préférence aux plaques métalliques de Daguerre.

Une autre difficulté naît de la différence qui existe entre la rétine et une surface photographique au point de vue de l’achromatisme nécessaire à la netteté des images. On sait que l’objectif, ou ce qu’on pourrait appeler l’œil de la lunette, doit être achromatique, en d’autres termes, qu’il doit montrer les objets sans ces bandes colorées qui les enveloppent lorsqu’on les regarde au travers d’un prisme ou d’une lentille simple. On obtient ce résultat par l’association d’une lentille de verre ordinaire’(crown) et d’une lentille de cristal (flint), taillées de façon à réunir, après la réfraction, en un même foyer les principaux rayons colorés. Mais les objectifs achromatiques ordinaires ne conviennent pas à la photographie, car les rayons qui sont les plus importans pour la vision ne sont pas ceux qui produisent le plus d’effet chimique, et le « foyer chimique » ne coïncide pas avec le « foyer optique. » Il faut donc employer pour la photographie des objectifs achromatisés d’une manière spéciale. Il est vrai qu’on peut tourner la difficulté en substituant à la lunette un télescope à réflexion, car le télescope possède cet avantage que tous les rayons concourent exactement au même foyer, de sorte que l’image est rigoureusement achromatique. Quelques astronomes, comme M. Warren de La Rue, ont en effet employé de préférence des télescopes pour la photographie : par malheur, les miroirs sont trop sensibles aux changemens de température, et il en résulte des déformations qui troublent l’image ; aussi préfère-t-on aujourd’hui se servir de réfracteurs convenablement achromatisés.

L’achromatisme photographique peut s’obtenir en premier lieu, comme l’achromatisme ordinaire, par la courbure que l’on donne aux surfaces des lentilles ; les constructeurs y arrivent soit par tâtonnement, soit par des méthodes plus directes. C’est le moyen qui est le plus souvent employé, et c’est d’après ce principe qu’a été taillé l’objectif photographique de l’observatoire de Cordoba ; mais il faut alors renoncer à se servir de la lunette pour la plupart des observations ordinaires. M. Rutherfurd, qui désirait conserver son bel objectif, achromatique pour l’œil, a réussi à l’approprier à la photographie par l’adjonction temporaire d’une troisième lentille. Ce procédé, qui fait de la lunette un instrument à deux fins, a été adopté aussi par M. Langley, à l’observatoire d’Allegheny, où un réfracteur de 13 pouces est employé à l’étude de la surface du soleil. M. Langley fait tailler une lentille supplémentaire qui lui permettra de photographier les taches, qu’il s’est jusqu’à présent contenté de dessiner. Un de nos physiciens les plus habiles, M. A. Cornu, professeur à l’École polytechnique, est parvenu, en 1873, à une solution beaucoup plus simple, qui a été immédiatement adoptée par la commission du passage de Vénus pour la construction des lunettes photographiques que devaient emporter les expéditions françaises. Ce qui fait l’originalité de sa méthode, c’est qu’elle n’exige aucun instrument spécial. « Toute lunette peut être immédiatement adaptée aux observations photographiques, à l’aide d’une disposition mécanique qui n’altère en rien les qualités optiques de l’instrument : il suffit en effet de séparer les deux lentilles qui composent l’objectif d’une quantité dépendant de la nature des verres, mais dépassant rarement 11/2 pour 100 de la distance focale. Cette opération raccourcit cette distance d’environ 6 ou 8 pour 100. La théorie et l’expérience prouvent que l’achromatisme primitif des rayons visibles est transformé en achromatisme des rayons chimiques. » Cette méthode a été appliquée par M. Cornu avec un plein succès à une lunette que possède l’Observatoire de Paris. C’est le grand équatorial de la tour de l’est, dont l’objectif a 38 centimètres d’ouverture et près de 9 mètres de distance focale. L’instrument, commandé par Arago, n’avait jamais fonctionné, par suite de l’altération superficielle de l’un des verres. L’objectif fut remis en bon état, il y a quelques années, quand M. Cornu en fit usage pour une détermination nouvelle de la vitesse de la lumière, et c’est à la suite de ces expériences qu’il entreprit d’adapter l’instrument aux travaux de photographie astronomique. Un dispositif très simple permet désormais d’écarter les verres et de faire fonctionner l’instrument aussi bien pour les observations directes que pour la photographie ; ajoutons que, pour l’observation directe des astres d’un faible éclat, on peut sans inconvénient conserver l’ajustement photographique. Les images de la lune et du soleil qu’on obtient avec cet appareil mesurent 8 centimètres de diamètre, et M. Cornu s’abstient de les amplifier, afin de leur conserver toute leur précision primitive. Voici comment la difficulté qui naît du mouvement propre très rapide de la lune a été surmontée : on profite de la transparence du collodion pour observer directement un point de la surface, et le maintenir sur un repère en rectifiant sans cesse la marche de l’équatorial. — Il est vrai que ce n’est pas tout de corriger l’achromatisme des objectifs ; il faut aussi remédier à la déformation des images qu’entraîne la courbure donnée aux surfaces des lentilles, et qui se fait sentir surtout vers les bords. Le problème optique que soulève la construction d’une lunette photographique parfaite est donc fort complexe ; mais il n’est point insoluble, et ne tardera pas sans doute à être résolu.


R. RADAU.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er avril 1850, la remarquable étude de M. H. Delaborde sur la Gravure et la photographie.
  2. Voyez l’Astronomie pratique et les observatoires en Europe et en Amérique, par MM. C. André et G. Rayot, 1874.
  3. Oxford possède en outre un célèbre observatoire astronomique connu sous le nom de Radcliffe Observatory, et dont la construction fut commencée en 1771 à l’aide d’un legs du docteur Radcliffe. L’observatoire nouveau porte le nom de sir H. Saville, qui a fondé une chaire d’astronomie à l’université d’Oxford.
  4. On en trouve des spécimens dans l’excellent ouvrage de M. Amédée Guillemin, le Ciel (5e édit., Paris, 1877. Hachette).
  5. Ces dimensions résultent de l’agrandissement de l’image focale par l’oculaire.
  6. Le nombre des jours d’observation varie de 125 à 223 par an.
  7. D’après le père Secchi, cet empiétement s’expliquerait plutôt par le mouvement de la lune.
  8. On a vu pourtant que M. Janssen trouvait l’agrandissement des images avantageux pour la reproduction des détails de la surface solaire.
  9. C’est à cette occasion que M. Faye présenta à l’Académie un cliché obtenu à l’aide d’une petite lunette méridienne de M. Porro, où l’image solaire était imprimée avec le réticule de la lunette, pendant qu’un enregistreur électrique notait le temps.
  10. Voyez la Revue du 15 Janvier 1874.
  11. Voyez la Revue du 15 janvier 1874.
  12. Rapport de M. Fizeau, du 3 mars 1873.
  13. Procès-verbaux des séances de la commission du passage de Venus, p. 201. Ces procès-verbaux, qui remplissent un volume in-4o de près de 500 pages, forment la première partie du recueil de documens relatifs au passage de Vénus que publie l’Académie des sciences.