Les Arts décoratifs en Orient et en France – Les Gobelins

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LES
ARTS DECORATIFS
EN ORIENT ET EN FRANCE

LES GOBELINS.

Il y a environ deux siècles, dans un quartier de Paris à peu près désert, au milieu de vastes prairies où les blanchisseuses étendaient leur linge lavé dans la Bièvre, s’élevait une teinturerie déjà célèbre en 1550. C’est là que Jean Gobelin et ses descendans, en teignant l’écarlate d’après les procédés orientaux, firent une fortune si brillante, qu’ils obtinrent des lettres de noblesse et s’allièrent bientôt aux noms les plus honorables de la magistrature. Ils cédèrent alors leur usine à des Flamands, qui aux ateliers de teinture joignirent une fabrication de tapis de haute et basse lisse. En 1662, CGolbert acheta le bâtiment principal, nommé plus spécialement Hôtel des Gobelins, afin d’y établir, la manufacture royale des meubles de la couronne. Il voulait donner à toutes les industries de luxe une perfection qui servît de modèle aux artisans du royaume, et leur montrât les efforts nécessaires pour maintenir dans un juste équilibre cette alliance de l’art et de l’industrie qui a marqué d’un caractère si original les travaux du moyen âge et de la renaissance.

Lorsque la manufacture des Gobelins fut créée, d’où venait-elle ? où voulait-elle aller ? à quelles influences fut-elle soumise ? Elle eut pour mission, on n’en saurait douter, de conserver la tradition de ce grand art décoratif qui jadis ornait de ses tentures à personnages les palais de Babylone, de la Perse et de Byzance, et fut introduit en France par l’Espagne, les Flandres et l’Italie. La richesse et la dimension des étoffes, l’éclat des couleurs, n’étaient pas les seules conditions recherchées : on voulait surtout représenter dans ce genre, comme le font de leur côté la peinture, la sculpture et la mosaïque, ces grandes scènes historiques ou religieuses qui rappellent les hauts faits des rois et des armées, des saints et des prophètes. Il fallait pour cela une pureté de dessin, une harmonie de composition et de nuances qui permît de placer cette industrie au rang des travaux d’art, et fît parfois confondre l’œuvre du peintre avec l’œuvre du tapissier. Les Gobelins cherchèrent encore à perfectionner cet art antique de l’Orient, exploité déjà par les grandes communautés religieuses du moyen âge, qui, les premières, au retour des croisades, avaient compris l’importance de ces étoffes décoratives. La tapisserie de haute lisse était ainsi depuis longtemps devenue un art français, lorsque le gouvernement en centralisa les divers procédés dans l’hôtel des Gobelins.

La création de la première manufacture royale de tapisseries remonte à l’année 1539. Les peintres et les architectes les plus célèbres furent appelés à diriger cette importante fabrication, dont le siège fut placé à Fontainebleau. Depuis ce moment, il est aisé de reconnaître, dans les produits de chaque règne, les influences diverses auxquelles durent se soumettre des artistes préoccupés avant tout de satisfaire le goût du souverain. Au XVIe siècle, le Primatice et son école cherchent volontiers à charmer le regard, sans prétendre au relief et au trompe-l’œil. Les artistes se souviennent alors qu’il s’agit non pas de tableaux, mais de tentures accrochées à la muraille, libres et flottantes, que les laines et les soies ont des couleurs spéciales, des éclats, des reflets particuliers, auxquels le goût et l’expérience doivent se soumettre. Raphaël, ainsi que le démontrent les cartons d’Hampton-Court, bien loin d’imposer au tapissier l’imitation servile de ses compositions magnifiques, acceptait au contraire toutes les conditions inhérentes au travail du tisserand et du teinturier. Il n’oubliait pas que dans cette fabrication il existe des effets spéciaux, étrangers à la peinture, résultant de la striure du tissu et des fils de soie, d’or ou d’argent, qui l’enrichissent ; ce qui lui importait, c’était la grande tournure de l’ensemble, c’était l’effet produit, c’était enfin la pureté des lignes et l’harmonie des tons. Lorsque le dessin est irréprochable, lorsque la loi des accords de couleur est respectée, les effets de lumière, d’ombre et de relief ne sont plus qu’un accessoire dont l’art peut se passer. Les fresques anciennes, qui avaient pour but de décorer les murs sans tromper le regard, en sont une preuve évidente.

Jusqu’en 1560, la manufacture de Fontainebleau respecta les conditions véritables de l’étoffe et ne franchit pas ces limites du bon goût. Au XVIIe siècle, où le type français dans les arts prend une allure décisive, ce n’est ni par un sentiment bien puissant de la forme, ni par un coloris bien lumineux, ni par des lignes bien pittoresques que se distingue notre école, mais plutôt par l’arrangement, la méditation et le bon sens. L’influence du Poussin, de Lesueur et de ses élèves fait prédominer le dessin sur la couleur. On copie ces grands maîtres tels quels, au lieu de leur demander des cartons calculés pour la décoration des tapisseries. Dès lors les difficultés naissent, la grande tradition se perd. Lebrun et son école toute française, puis l’académie de gravure établie aux Gobelins et dirigée par Sébastien Leclerc, ne songent plus qu’à l’imitation servile et complète de la peinture à l’huile. Ils s’appliquent à faire oublier complètement le tissu, et on se demande à quoi bon prendre de la laine et du canevas pour arriver si péniblement et si aveuglément à un résultat que le pinceau obtient avec tant d’aisance par un procédé plus large et plus intelligent. Toutefois, sous Louis XV, on revient à des principes plus rationnels. Les porcelaines et les étoffes de la Chine et de l’Inde font irruption et éclairent les artistes sur les lois de la couleur ; mais aussi on se jette dans l’excès contraire. La grande forme, le style élevé, le style royal, si nous pouvons ainsi dire, est abandonné. Les bergères remplacent les déesses, et si les-conditions de l’étoffe sont respectées, le dessin a perdu de sa noblesse et de sa pureté. Après cette époque, où la décoration triomphe, mais où l’art élevé décline visiblement, une réaction se fait encore. Le XIXe siècle, avec ses fougues et ses emportemens, détruit tout, par la conviction profonde qu’il fera mieux que ses devanciers. Dès lors tout ce qui restait de traditions se perd, des sentiers s’ouvrent, sentiers trop souvent dangereux et mal connus. C’est là notre état actuel ; il mérite assurément qu’on recherche la source du mal et qu’on essaie d’indiquer le remède, plus simple peut-être que nous ne l’avons cru jusqu’à présent.


I

Dès la fondation de Byzance ou, pour mieux dire, dès que les Romains se mirent par leurs conquêtes en contact avec l’Orient, l’usage de la soie et l’art de tisser les étoffes ornées de figures et d’arabesques se répandirent surtout en Espagne et en Italie. Les modèles de la Perse et de l’Inde, venus par Constantinople et Trébizonde à Palerme, à Lucques, à Cordoue, Grenade ; Venise et Gènes, en un mot dans toutes les villes d’Europe qui, dès le VIIe siècle, étaient en relations avec le Levant, furent imités dans les siècles qui suivirent. Toutefois les copies n’atteignirent jamais la perfection de l’original.

Les plus anciens tissus de soie, mêlés d’or, de fil et de coton, aussi bien que les tissus de laine, les châles et les tapis, étaient brochés et souvent à sujets. Ces sujets, dont les bas-reliefs assyriens et perses peuvent donner quelque idée, représentaient des processions de personnages, des grillons, des licornes, des basilics, des salamandres, des lions ailés et autres animaux plus ou moins fabuleux de ce bestiaire oriental auquel nous avons emprunté nos animaux héraldiques. On y mêlait parfois des roues grandes et petites, puis des roses et des fleurs-arabesques ; souvent aussi c’étaient des entrelacs de cordons et de lignes formant soit des dessins géométriques, soit des rayures de toutes proportions. Plus tard, lorsque le culte catholique s’établit sur les rives du Bosphore, les étoffes destinées à l’église furent ornées, de scènes représentant la vie du Christ et des apôtres.

Après les étoffes égyptiennes retrouvées dans les tombeaux, les plus anciennes que nous connaissions sont celles du trésor d’Aix-la-Chapelle, servant d’enveloppe aux reliques envoyées à Charlemagne par le calife Haraoun. Quelques archéologues leur assignent, bien à tort selon nous, une date précise. À moins que cette date ne se trouve inscrite dans la trame même, il est impossible, d’après le dessin, de rien conclure. En effet, les modes en Orient ne varient pas comme en Occident. L’Inde et la Perse font encore les mêmes tissus et souvent les mêmes dessins qu’à l’époque sassanide. Les étoffes d’Aix-la-Chapelle, celles de l’évêque Gunther à Bamberg, de Cuthbert à Durham, puis les chapes des églises du Mans, de Chinon, de Metz ou de Bayonne, n’ont pas d’autre date, suivant toute probabilité, que celle de l’envoi. Elles étaient offertes en cadeau ou rapportées comme de belles étoffes neuves venant des fabriques d’Asie, et nullement comme des antiquités[1]. N’oublions pas que les Romains à Byzance, de même qu’en Égypte et en Asie, avaient subi cette civilisation de l’Orient, si grande dans son imposante immobilité, traversant les âges, comme les poésies d’Homère, sans en ressentir l’atteinte, toujours jeune, toujours vivace, toujours pleine de sève. Plus on l’étudie et plus on y reconnaît le type d’une originalité puissante et spontanée, qui a tout puisé en elle-même, sans rien emprunter au dehors. De là naît cette sublime harmonie qu’il n’est donné de rencontrer qu’en Orient : hommes et choses, monumens et paysages sont dans un accord parfait, que n’ont pu troubler les invasions des conquérans. Ils se sont succédé sur cette terre ; mais, aussi loin qu’on peut s’enfoncer dans les profondeurs de l’antiquité, on voit que les vainqueurs se sont assimilés aux vaincus, au lieu de leur imposer leurs goûts, leurs mœurs et leurs idées[2].

On sait, d’après les auteurs arabes et persans, que les grandes manufactures d’étoffes de l’Asie joignaient à la beauté des dessins et des couleurs l’intérêt des scènes de la vie musulmane, et représentaient des chasses, des fêtes, des concerts, des danses d’aimées, des combats et des festins. Makrizy raconte que la garde turque, s’étant révoltée, l’an 460 de l’hégire, contre le calife El-Moustanzer-Billah, mit au pillage son palais, et y trouva, parmi les tapis de soie et d’or de toute grandeur et de toute couleur, mille pièces d’étoffes qui présentaient la suite des différentes dynasties arabes, avec les portraits des rois et des hommes célèbres. Au-dessus de chaque figure étaient écrits le nom du personnage, le nombre d’années qu’il avait vécu, ainsi que les actions remarquables de sa vie. Les tentes du calife, les pavillons et les vastes salles de son palais étaient parés d’étoffes d’or, de velours et de satin, dont quelques-unes offraient, soit tissées, soit peintes, des figures d’hommes, d’éléphans, de lions, de chevaux et d’animaux de toute espèce. La plus riche et la plus curieuse de toutes les tentes de ce calife était celle connue sous le nom de la Grande-Rotonde. Il fallait cent chameaux pour porter les diverses parties de ce merveilleux édifice, avec les cordes, les meubles et tous les ustensiles qui formaient les accessoires ; les parois de ce palais d’étoffe étaient couvertes de figures d’animaux et de peintures de la plus grande beauté. Cette rotonde, fabriquée vers la seconde moitié du Xe siècle, avait cinq ; cents coudées de circonférence, et la confection en avait occupé, pendant neuf années consécutives, cent cinquante ouvriers.

Dans les archives du moyen âge, dans les comptes des trésors royaux comme dans ceux des églises, on trouve souvent ces expressions : « Une pièce d’étoffe de soie de samis vermeil, semée de paons d’or ou de lions, avec bordure de broderies à lettres de Sarrasin. » Le suaire qu’on trouve dans les tombeaux des rois et des évêques de cette époque est très souvent brodé de caractères arabes. Le musée de Cluny possède un bel échantillon de ces pièces à caractères orientaux. Cet antique usage d’envelopper les morts d’étoffes précieuses et d’étendre sur les cercueils des voiles de soie, d’or ou de cachemire, existe encore en Orient. Dans toutes les familles musulmanes, on brode à l’avance des étoffes pour les cas de naissance, de mariage ou de mort. Dans les fresques et autres peintures du moyen âge et de la renaissance, on voit continuellement les robes des anges, les nimbes des saints, les chapes des prêtres et leurs manteaux décorés de caractères cuffiques[3]. Il est curieux de penser qu’un évêque prêchait contre les infidèles ayant sur sa poitrine ce verset du Koran : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. »

Les noms orientaux de ces étoffes, dont nos trouvères font sans cesse la description dans leurs poésies, nous indiquent si elles venaient de l’Inde, de la Perse, de Byzance ou de l’Afrique. Transportées d’Orient en Occident par le commerce, elles excitaient une telle admiration que parfois les chansons les représentent comme tissées par des fées, par des ouvrières fantastiques vêtues de longues robes de soie blanche. Dans les plus anciens romans, dans les vieilles légendes, ces tissus sont dépeints comme œuvre de magie : les uns donnent toute sorte de vertus et privilèges, tels que l’oubli des chagrins, l’invisibilité, l’invulnérabilité, l’amour et la constance ; d’autres au contraire possèdent le fatal privilège de la robe de Nessus ; quelques-uns, fabriqués sans doute avec l’amiante, puisqu’ils résistaient au feu, étaient tissés, disait-on, avec le poil de la salamandre.

Avant le Xe siècle, l’Orient avait seul le monopole des soieries. L’Europe ne possédait, ni dans les arts, ni dans les sciences, les connaissances nécessaires pour établir utilement une fabrication de ce genre. C’est vers 980 que Florence, célèbre depuis dans cet ordre d’industrie, commence à fabriquer des tapis et des tentures, et pour cela elle fait venir de Constantinople non-seulement les ouvriers, mais toutes les matières premières. À peu près vers le même temps, on trouve en France des ateliers de tapisserie pour tentures destinées à la décoration des églises et des palais. En l’année 985, il existait dans l’abbaye de Saint-Florent de Saumur une fabrique où les moines tissaient des étoffes ornées de fleurs et d’animaux. Les moines historiens des XIe et XIIe siècles s’accordent tous pour vanter la beauté des tapis et des étoffes dont les abbés paraient leurs églises. En 1060, Gervin, abbé de Saint-Riquier, fit faire des tapisseries magnifiques par la manufacture qui, depuis trente-cinq ans, existait à Poitiers[4]. À cette époque, les abbés étudiaient tout, les sciences aussi bien que les métiers, et plusieurs ont laissé un nom célèbre dans les arts. Saint Bernard, évêque de Hildesheim, Adélard II, abbé de Saint-Front en 1055, Herbert, moine de Reims, ainsi que Roger, l’abbé Quiney et tant d’autres, étaient peintres de manuscrits et de vitraux, architectes ou sculpteurs. La plupart suivirent la croisade, et par leurs rapports avec les couvens de terre sainte furent à même d’apprendre les secrets des arts et métiers. Miniatures de livres, dessins d’étoffes, de mosaïques et de fresques, modèles d’architecture, sciences de toute espèce, ont été conquis, conservés et développés par ces chercheurs d’or du moyen âge. Les toiles imprimées de la Perse et de l’Inde nous servirent de modèle pour dessiner et peindre nos tissus au moyen de bois gravés et imprégnés de couleur. Les plus anciennes publications sur l’art du teinturier ne laissent aucun doute à cet égard. Aussi, dès cette époque, essayait-on déjà de rivaliser avec l’Orient, car on trouve dans l’histoire des moines de Saint-Florent que le prince Jean, prisonnier des Turcs en 1396, donna entre autres choses au sultan Bajazid, pour payer sa rançon, une pièce de tapisserie de haute lisse, exécutée à Arras et représentant une des batailles d’Alexandre. Cette fabrique d’Arras existait au XIIe siècle et luttait avec celle de Saumur, son aînée. Ces draps de haute lisse, fabriqués à l’instar de ceux de Byzance et de Perse, étaient toutefois d’une infériorité marquée, et nos rois estimaient surtout ceux qu’ils recevaient d’Orient.

L’industrie flamande, stimulée par le patronage des luxueux ducs de Bourgogne, ces Orientaux de l’Europe, écrasa les autres fabriques françaises par sa supériorité. Arras devint le centre principal des manufactures de tapis. Aussi le nom de cette ville est-il resté à toutes ces tapisseries des XVe et XVIe siècles. En Italie, en Angleterre et en Allemagne, on les nomme encore arazzi, lors même qu’elles sont de Valenciennes, d’Audenarde. de Liège ou de Bruxelles. François Ier, à son retour d’Italie, fit venir de Florence, de Gênes et aussi des Flandres, des ouvriers qui, payés à la journée, recevaient les laines, les soies, les fils d’or et d’argent, les aiguilles et les métiers nécessaires au façonnage des grandes tapisseries. Cette première manufacture, établie, comme nous l’avons vu, à Fontainebleau, fabriquait uniquement pour le roi des tapisseries de haute lisse[5] en broderie. Le Primatice surveillait ces travaux d’art, dont un de ses élèves, Sébastien Serlo, était directeur. Ils ne se préoccupaient, dans leurs compositions pour étoffes, que de la correction du dessin et de l’indication des couleurs, laissant aux tapissiers leur méthode simple de moduler les tons. Ils se seraient récriés sur ces aberrations qui prétendent, en concurrence avec les papiers peints, imiter non-seulement la peinture à l’huile, mais encore le cadre en bois doré et jusqu’aux clous et aux cordes qui l’attachent à la muraille.

Henri II continua d’encourager cette industrie naissante, et créa une autre fabrique à Paris, dans l’hôpital de la Trinité. Toutefois ce ne fut que par l’initiative de Henri IV que les manufactures de tapisseries devinrent une industrie nationale. L’édit de Nantes ayant fait cesser les guerres qui désolaient la France, l’industrie prit un nouvel essor. Le roi, avant de signer l’ordonnance qui instituait les manufactures de tapisserie, décréta l’établissement d’une fabrique de drap d’or et d’argent. Il avait attiré d’Italie d’habiles ouvriers dont le chef, nommé Turato, devait montrer à des tisserands français l’art de filer l’or avec la soie à la mode de l’Orient. Ce Turato, établi à Paris, rue de la Tixeranderie, dans l’hôtel de La Maque, par lettres patentes signées à Saint-Germain, au mois d’août 1603, faisait, dit un contemporain, « des pièces excellentes en rehaussement de fils d’or et d’argent, draps et toiles d’or frisé de toutes les façons et avec une grande naïveté, tant des estoffes que des estoffures. » On ne saurait imaginer la magnificence de ces étoffes de drap d’or. Aujourd’hui le luxe de la toilette consiste bien plus dans le changement continuel et la quantité que dans la beauté des vêtemens. Marguerite de Valois, le jour de Pâques fleuries, en 1571, à Blois, apparut à Brantôme avec une robe de drap d’or frisé, cadeau du sultan ; elle avait quinze aunes et coûtait 9,000 francs. Ces draps d’or étaient des velours de soie ou de laine une dont les rayures, les arabesques, les fleurs et les rinceaux étaient lamés d’or et d’argent.

Les Pays-Bas et les Flandres, alors soumis à l’Espagne, avaient emprunté à la civilisation arabe la plupart de ses secrets de fabrication. Beaucoup d’ouvriers musulmans étaient venus s’y établir, et quelques-uns furent attirés en France. À la même époque, Philippe III ayant chassé de ses états les restes des familles musulmanes tolérées jusque-là dans le royaume de Grenade, ces étrangers furent accueillis chez nous. Ils dotèrent nos provinces méridionales de plusieurs branches d’industrie. À Carcassonne, à Nîmes et autres lieux, ils créèrent des fabriques de feutre, de draps et de tapis. C’est à ces ouvriers experts que nous devons la fabrication des tapis dits façon de Turquie, qui a illustré la manufacture de la Savonnerie. Sous le règne de Henri IV, cette fabrique de tapis de Perse ou de Turquie, nommés aussi tapis du Levant, était placée au Louvre, à côté des ateliers où se faisait la haute lisse pour tentures. Louis XIII l’établit ensuite près de Chaillot, dans la maison de la Savonnerie, qui donna ainsi son nom à ce genre oriental, dont on a bien à tort changé le principe. Actuellement cette fabrication de tapis façon de Turquie, dits aussi moquette[6], est réunie à celle des Gobelins, qui est restée ce qu’on appelait jadis façon de Flandre, mais avec des complications de plus, c’est-à-dire que le tissu est toujours ras et strié comme un velours épingle, au lieu d’offrir, comme la moquette, une surface épaisse et moussue.

Au palais des Tournelles se trouvait encore une autre fabrique de tapis de Flandre, qui, transportée plus tard rue de Varennes, a été de même réunie à celle des Gobelins. Elle s’appliquait surtout au paysage ; le vert surabondait dans ses produits, et l’harmonie s’en ressentait trop souvent. À cette époque, où les vitraux et les fenêtres ogivales ne laissaient qu’à grand’peine entrer le jour dans les appartenons, il est difficile de comprendre comment on ne cherchait pas à éclairer les murs par des couleurs vives et claires, au lieu de ces sombres tentures, qui sont devenues le cadre obligé des histoires de revenans, de spectres et de magie, si multipliées au moyen âge.

Le système protecteur de Louis XIV encouragea hautement ces différentes fabriques, et Colbert, ayant proposé de réunir dans un même local tous les artistes qui travaillaient dans chaque industrie à l’embellissement des résidences royales, choisit pour cette communauté l’hôtel des Gobelins, qui prit le nom de manufacture royale des meubles de la couronne. Le peintre Lebrun fut le premier directeur nommé ; Mignard lui succéda. Dans la liste des seize directeurs qui depuis deux cents ans ont dirigé cette manufacture, on compte six peintres et six architectes. Il est curieux de voir, dans les pièces du temps, combien Colbert et ses prédécesseurs rencontrèrent d’obstacles pour introduire en France les procédés de fabrication des manufactures célèbres de Venise, de Florence, de Bruxelles et d’Orient. Cette opposition venait autant des magistrats que des habitans, et il fallut la volonté puissante du ministre pour empêcher le renvoi des ouvriers qu’on avait fait venir à grands frais de ces contrées dans l’unique pensée de développer l’industrie nationale. Toutefois, il faut en convenir, Colbert, né dans l’industrie, avait un sentiment de l’ordre réellement exagéré. Son esprit, tourné à l’exactitude mathématique, lui faisait tout ramener à l’unité. C’est ainsi que dans ses édits sur l’industrie il fixait jusqu’au nombre de fils dont un tissu devait se composer. C’était sans contredit pousser à l’absurde la manie réglementaire, et l’on peut dire, sans crainte d’être injuste, que de cette époque date la mortelle uniformité qui, entrée bientôt dans les académies et les instituts, eut une si malheureuse influence sur l’éducation de la jeunesse et les concours d’art, et détruisit, particulièrement dans l’architecture, ce sentiment du beau pittoresque dans les ensembles, ce charme de l’imprévu qui naît de la variété, et sans lequel l’art est impossible.

La manie d’uniformité dans les méthodes, en exigeant chaque jour une régularité plus grande de fabrication, a détruit ce libre arbitre qui donnait à l’œuvre son cachet d’individualité. Dès lors l’intelligence de l’ouvrier a disparu sous une méthode technologique invariable. Comme il arrive trop souvent dans les civilisations factices, on a voulu faire passer un art dans le domaine d’un autre. C’est ce qui est arrivé pour les étoffes. À partir du XVIIe siècle, on oublia complètement le tissu pour faire de la peinture sérieuse. Une école de dessin d’après le modèle vivant et d’après l’antique fut fondée aux Gobelins. Au lieu de s’en tenir à la fabrication d’une étoile solide, destinée soit à être tendue, soit à être flottante, au lieu de calculer la couleur et l’ornementation pour le style et la proportion des appartemens, on ne songea plus qu’à faire des tours de force. Les artistes dont les cartons servaient de modèle aux ouvriers, trop préoccupés de leur œuvre, trouvèrent naturellement que la copie ne ressemblait pas à l’original, que l’imitation n’en était pas assez rigoureuse, que la gamme des tons donnée par la palette des laines et des soies était trop bornée, enfin que les tapissiers n’étaient pas assez peintres pour comprendre le modelé, pour rendre ce trompe-l’œil, cette imitation souvent forcée de la nature qui est le résultat de la peinture à l’huile poussée à sa dernière puissance. Pour produire cette énergie des reliefs, cet éclat des lumières, on poussa toutes les couleurs au noir, et c’est ainsi qu’on obtint ces tapisseries détestables n’offrant plus qu’un ton sale, des couleurs souillées, effacées, rabattues, comme on dit en terme de tapissier, c’est-à-dire atténuées par du noir et privées par conséquent de cette fraîcheur de nuance qui est tout le charme d’une étoffe, car le véritable but à atteindre est précisément de conserver sous un dessin décoratif le caractère personnel de tissu souple et brillant, ce laisser-aller de la couleur qui ne cherche pas à dissimuler la trame, mais à montrer au contraire qu’elle est travaillée avec art et poussée au plus haut degré de perfection.

Toutefois il y eut un temps d’arrêt à ce système de haute école. Lorsque Colbert, en 1664, établit définitivement la compagnie des Indes, dont le génie de Richelieu avait déjà médité la création en 1626, notre commerce s’étendit jusqu’à la Chine. Bientôt les belles étoffes et les porcelaines de ces contrées nous arrivèrent et firent tout de suite l’admiration des artistes et de la cour. Aussi peut-on fixer à cette époque, c’est-à-dire au règne de Louis XV, le plus beau moment de notre fabrication de porcelaines et de tissus. La mode des chinoiseries, des toiles perses et indiennes, des soieries de Damas et de Lahore, des satins et pékins de la Chine brodés ou peints à la main, était devenue une sorte de fureur. Non-seulement les tissus et les bijoux, mais les éventails, les objets de toilette, et jusqu’aux formes des robes et aux coiffures, tout fut imité de l’Orient. La reine elle-même s’habilla comme une sultane, avec la poudre, les mouches, le rouge aux lèvres et aux joues, le noir au bord des yeux, l’aigrette et le turban sur la tête, le châle en ceinture et la robe à queue. Sous cette influence, les manufactures de Sèvres et des Gobelins firent des progrès rapides, surtout au point de vue de la couleur. Jamais ces produits du siècle de Louis XV ne furent dépassés. Les Watteau, les Boucher et leurs élèves étaient de véritables décorateurs. Les porcelaines et les tapisseries de cette école sont des modèles du genre. Nymphes et déesses, bergers et bergères, sont là dans tous leurs atours. Leur costume est-il rose, c’est avec du rose plus vif et du rouge que les plis et les ombres sont indiqués ; est-il bleu clair, c’est par du bleu plus foncé : jamais on ne voit salir la couleur avec du noir, jamais d’ombre vigoureuse. On ne cherchait qu’à plaire aux yeux par la fraîcheur des tons, sans essayer de les tromper par des fonds sombres, des ombres violentes qui percent la muraille et donnent aux figures un relief qui les fait sortir de l’étoffe. Le style, il est vrai, était moins noble qu’au temps passé ; mais le dessin n’en était pas moins pur, la scène moins bien composée, et la couleur, en restant harmonieuse, concourait avec les rideaux et les meubles à la décoration générale. En un mot, la condition première de laisser voir et comprendre le tissu était respectée. On pourrait faire à cette époque le reproche contraire à celui que nous adressons à la nôtre : alors la peinture à l’huile ressemblait à la tapisserie, tandis qu’aujourd’hui c’est la tapisserie qui est devenue de la peinture à l’huile.

En voyant l’espèce de langueur où végètent maintenant les manufactures de l’état, naguère si florissantes, on s’inquiète de la direction donnée à la fabrication par des établissemens fondés pour servir de types, qui ont pour mission de conserver la tradition, d’améliorer les procédés, de faire les essais, les innovations et les perfectionnemens que le progrès des sciences amène ou devrait amener, études qui seraient impossibles avec les seules ressources d’un industriel. C’est parce qu’elles doivent maintenir la succession de la pratique et les secrets du métier que les manufactures de l’état ont une si grande importance. Or ces établissemens, à la suite de tentatives sans doute ingénieuses, mais où se reconnaît l’absence des règles qui fixent le goût, sont entrés dans une voie fausse, et il est nécessaire d’indiquer ici où le péril a pris sa source. Une des grandes erreurs de notre époque, c’est de croire que les œuvres d’un artiste, statue, livre ou tableau, sont faites pour tous, que la plus grande expansion de ces objets développe l’art et le répand, que, l’art n’étant qu’une pensée, un sentiment exprimé concrètement, la matière la meilleure dans ce cas pour le représenter sera la plus voyageuse, la plus diffusible et la moins coûteuse, qu’en conséquence l’objet d’art reproduit en quantité par la mécanique et mis ainsi au niveau de tous servira par là même le progrès du goût. Soutenir cette opinion, c’est oublier que ce qui fait le mérite d’un tableau, d’une statue, d’un vase ou de tout autre objet, c’est le sentiment individuel, c’est la nuance que ne donnera jamais la machine reproductive, et qu’elle efface au contraire de plus en plus ; elle a vulgarisé la chose, et c’est tout dire. Ainsi les réductions Colas, les moulages répandus dans le public peuvent être un moyen de moralisation, d’éducation, s’ils sont faits avec soin ; mais ce n’est jamais de la sorte qu’on élèvera dans un pays le niveau de l’art. En offrant une interprétation qui n’est pas la vraie, qui manque de cette inspiration que l’artiste seul peut donner, on égare les instincts, on perd le sentiment. L’art industriel n’a jamais été si appauvri que depuis l’invention des machines. Pour les étoffes en particulier, l’emploi du tissage mécanique s’étend chaque jour davantage et en détruit tout le charme. Croyez-vous donc que cette régularité si absolue de la trame, que vous regardez maintenant comme le principal mérite de la constitution d’un tissu, en soit la vraie beauté ? Et n’est-ce pas le contraire qui est le vrai ? Que direz-vous par exemple de cette mousseline des Indes, tissée à la manière des toiles d’araignée, à mailles inégales et vaporeuses, où l’on sent la légèreté d’une main conduite par l’amour des belles choses ? Ne voyez-vous pas qu’elle cherche à copier ces écharpes de brouillard qui semblent cacher au soleil levant les mystères des vallées ? En effet, dans l’Inde, cette mousseline porte le nom de brouillard du matin, et pour qu’elle ait toute sa valeur, il faut, en la mettant sur l’herbe, qu’elle se confonde avec la rosée.

Par fortune, l’Inde a résisté jusqu’à présent à l’influence de ses conquérans. L’Angleterre a bien tenté de faire admettre ses tissus de coton, mais ses essais successifs pour y naturaliser les cotons longue soie d’Amérique, bien supérieurs pour le travail des machines aux cotons d’Asie, n’ont heureusement pas réussi. Le coton dans l’Inde donne un duvet si court que les machines les plus délicates ne peuvent utilement le transformer, et cependant il est d’une finesse telle que sous les doigts des femmes indiennes il produit un fil aussi ténu que le numéro 540 des Anglais, leur numéro le plus fin, et produit justement, à cause de ses imperfections et de l’inégalité de trame qui en résulte (ainsi s’exprimerait un filateur à la mécanique), ces tissus souples, vaporeux et charmans, qui composent de si élégantes parures.

Dans ces contrées, où la chaleur exige le travail en plein air et individuel, la nature semble donc s’opposer à la création de ces filatures qui imposent aux ouvriers un labeur continu, à heure fixe, et par agglomération nombreuse dans un local étouffant. Malheureusement chez nous la fabrication manuelle ne peut plus suffire à ces besoins factices des populations, besoins excités par la mode la plus instable. Il ne faut pas croire néanmoins que l’achat des produits de l’industrie européenne par les Orientaux soit dû au bon goût de ces produits. En réalité, c’est l’abaissement excessif des prix qui cause cette préférence. Depuis cinquante ans environ qu’a commencé la lutte de la force mécanique contre la faiblesse humaine, l’Orient, malgré l’incontestable supériorité de son goût et de sa fabrication, a succombé peu à peu sous la puissance nouvelle de l’association, sous cette force des capitaux anglais et sous le bon marché des produits de la machine infatigable. C’est un affligeant spectacle pour celui qui aime l’art que la décadence de plus en plus rapide des habiles manufactures de l’Asie. Brousse, Alep, Damas, Constantinople, Kachan, Lahore, Cachemir et Madras, avec leurs belles étoffes, ne sauraient résister à ces cotonnades anglaises ou françaises aussi laides de dessin et de couleur que mauvaises de teinture et de qualité, mais dont les prix infimes tentent les acheteurs. Cet art merveilleux de l’Orient, déjà vieux lorsqu’Homère le chantait, disparaît aujourd’hui devant les médiocres productions de l’Occident. Les draps grossiers, les mousselines suisses, les toiles de Manchester et de Mulhouse, peintes de tant de couleurs ennemies, remplacent désormais ces admirables toiles perses, ces mousselines d’or et d’argent, ces velours et ces brocarts lamés des plus riches métaux, ces cachemirs si harmonieux et si souples. C’est en vain que les gouvernemens de la Perse et de la Turquie ont essayé de résister à cet envahissement destructeur ; il leur a fallu plier devant la ténacité des commerçans, devant les menaces même des agens diplomatiques de ces nations qui s’intitulent volontiers les protectrices de l’Orient.


II

À quelle époque ce funeste mouvement de transformation prit-il naissance ? Il est facile de l’indiquer, et nous ne reculerons pas ici devant quelques détails techniques. Ce ne fut guère qu’à la fin du XVIIe siècle que l’élément scientifique fut sérieusement représenté à la manufacture des Gobelins, et, chose étrange, les nouvelles théories chimiques, en ajoutant sans aucun doute plus de précision aux procédés de teinture, n’améliorèrent en aucune façon les résultats. Toutefois les encouragemens de l’administration supérieure ne manquèrent pas ; on accorda des privilèges et des pensions à ceux qui apportaient quelques procédés inconnus, quelque perfectionnement nouveau. L’art de teindre le coton en rouge incarnat d’Andrinople fut plusieurs fois récompensé ; mais ce n’était là qu’une méthode ancienne, renouvelée des Phéniciens : ce n’était pas une découverte. Il fallait aux savans de nouvelles recherches, il leur fallait un laboratoire pour faire des essais plus sérieux. C’est alors que la chimie s’installe dans la rue Mouffetard et y domine toutes les autres questions. Malheureusement, depuis que la teinture a fait par la science d’immenses progrès, elle a perdu toute solidité, tout sentiment de la nuance, parce qu’elle a voulu résoudre ce problème : remplacer les couleurs solides et invariables, mais chères, par des couleurs composées, d’un prix très inférieur, ainsi l’indigo de la Chine et de l’Inde par un bleu de Berlin détestable, le cobalt, le bleu lapis ou azur d’outremer par le bleu qui porte le nom de l’inventeur, M. Guimée, et ainsi de suite. Ces procédés ont fait, il est vrai, la fortune des fabricans ; mais pense-t-on que les arts aient à s’en réjouir ? Croit-on que le bleu de Guimée par exemple, lors même qu’il aurait toute la fixité désirable, puisse remplacer les nuances du lapis et du cobalt ? Pour un œil exercé, c’est une note fausse à côté d’une note juste. L’habileté des chimistes a mis le comble aux discordances en fabriquant une quantité de rouges, de verts et de jaunes à bon marché. En partant de ce principe vrai, que le temps est un bénéfice, on a voulu le remplacer dans les longues préparations de teinture par des réactifs qui agissent vite, mais qui détruisent l’étoffe et manquent de tenue. Dans ces beaux pays d’Orient, où l’on croit à un lendemain, les travaux se font avec une sage lenteur, seule méthode qui permet d’obtenir la force et la durée.

Le reproche que nous faisons aux procédés de teinture, nous l’adressons aussi aux peintres, qui se servent intrépidement de ces couleurs sans se douter qu’elles sont mortelles pour le coloris. Suivant nous, la palette des peintres, beaucoup trop compliquée et surtout mal composée, est à refaire, à étudier de nouveau. De là vient ce manque d’ensemble qu’on remarque dans le coloris moderne, et qui ne se trouvait pas dans la peinture traditionnelle ; alors la palette, limitée aux couleurs-mères, était la même pour tous.

On regarde comme un grand progrès à la manufacture des Gobelins l’amélioration apportée récemment aux couleurs dites rabattues. Au lieu de ternir les douleurs avec la composition appelée rabat, composition qui ressemble à de l’encre, on se sert aujourd’hui de couleurs bon teint qui sont complémentaires ; on fait par exemple le rabat noir avec de l’indigo et de l’ocre rouge, et ainsi de suite. C’est un progrès sans doute ; mais encore une fois ces teintes grises, ajoutées aux couleurs franches, jouent un rôle funeste dans la coloration des étoffes. Dans ce genre de décors, porcelaines ou tapisseries, les tons ne doivent être rabattus que par des couleurs franches d’une nuance plus haute ou plus basse. Ainsi le point essentiel, la condition indispensable pour faire de la couleur lumineuse et non pas de l’obscurité, c’est de rejeter absolument ces mélanges complémentaires qui donnent à l’ensemble un aspect triste et confus.

Le principe inverse, celui du contraste des couleurs, n’est pas moins important. Lorsque deux couleurs juxtaposées sont à des tons différens d’intensité, celle qui est plus foncée le paraît plus encore, et la couleur claire semble, de son côté, plus claire qu’elle n’est en réalité. Pour contre-balancer, pour équilibrer ces différences, il suffit d’ôter à chacune de ces couleurs son uniformité, sa monotonie, c’est-à-dire de lui donner plusieurs notes dans le même ton. Si c’est du rouge par exemple, que ce rouge soit à deux, trois ou quatre degrés d’intensité ; dès lors il s’harmonisera toujours avec la couleur voisine, pourvu que celle-ci se comporte d’après le même principe.

Le directeur des teintures aux Gobelins, le savant M. Chevreul, a eu l’idée, cherchée depuis longtemps avec plus ou moins de succès, de faire pour la couleur ce qui a été fait pour la musique, une gamme d’harmonie, des tons servant de points de repère pour diviser ensuite en demi-tons, quarts de ton ; mais la musique, cette expression déjà si haute de la poésie, est moins vague peut-être et plus facile à fixer que la couleur. Tracer à celle-ci des règles propres à obtenir des effets exactement définis nous semble bien difficile, et on ne pourra jamais, en tout cas, remplacer l’action libre de l’instinct. Ce qu’il faut pour la direction des teintures et le choix des accords, c’est un coloriste inné. Les dix cercles chromatiques de l’habile chimiste, composés, le premier des couleurs franches, les autres des mêmes couleurs rabattues avec plus ou moins de noir[7], ne nous paraissent bons qu’à faire ces imitations de la peinture à l’huile qui offrent tant de prise à la critique. Le but a été de donner aux fabricans d’étoffes et de tapis le moyen : 1o de définir et de nommer les couleurs d’après une méthode précise et expérimentale, 2o de se rendre compte de leur mélange et des effets de leur contraste. Malgré les principes si bien présentés par le savant chimiste sur le contraste simultané des couleurs, sur le contraste successif et la neutralisation des couleurs complémentaires, nous pensons qu’il s’est trompé dans sa méthode de rabattre les couleurs à l’aide du noir. La théorie a prévalu sur l’observation directe. Cette adjonction du noir dans les couleurs franches arrive fatalement à perdre le coloris, à détruire tout sentiment de la couleur dans la fabrication des étoffes. Le noir, c’est la nuit, c’est l’absence de toute couleur. À notre sens, le noir n’existe pas avec la lumière, et l’ombre ne peut être que bleue et transparente. Avec le noir, vous salissez, mais vous n’harmonisez pas ; vous anéantissez les couleurs, mais vous n’en créez pas. Euler a prouvé que la force, l’intensité, la hauteur d’une couleur dépend des vibrations de la lumière. Ainsi un rayon rouge faisant dix mille vibrations dans une seconde produira un rouge plus intense que le rayon rouge qui ne fait que cinq mille vibrations dans le même temps. C’est ce mouvement de la couleur sur elle-même qui est la base de toute harmonie, qui ôte la dureté, la monotonie, et permet de regarder sans confusion et sans fatigue l’assemblage de couleurs le plus compliqué. Dans les cercles chromatiques de M. Chevreul, on ne voit ni le rose, ni le bleu turquoise, ni le vert-de-gris, ni le lilas et la couleur de chair, ni une foule de couleurs franches que les fleurs nous montrent. C’est avec du noir qu’il compose ses gammes de couleurs, tandis que si nous avions à faire des cercles chromatiques, ce serait avec le blanc, c’est-à-dire avec la lumière intense, que nous composerions les nôtres. On le voit, la différence est grande. Avec du blanc et du rouge ou avec de l’orange, vous faites des roses de toute nuance ; avec du noir et du rouge ou du bleu et du rouge, cela est impossible. Nous savons très bien qu’en dehors de ce cercle chromatique, on fait aux Gobelins les tons les plus fins. Chaque teinte a sa gamme de vingt-quatre tons, se dégradant du plus intense au plus pâle, du rouge vif par-exemple au rose blanc. La dégradation en est même trop insensible ; c’est là son défaut. Les trente séries produites par les trois couleurs primitives, le jaune, le rouge et le bleu, donnent quatorze mille couleurs, dites indispensables pour les produits de Beauvais et des Gobelins. Le grand inconvénient à cette quantité de nuances plus ou moins rabattues, c’est le chaos qui en résulte. Comment se retrouver dans ces quatorze mille quatre cent vingt tons qui composent l’arsenal chromatique des Gobelins ? C’est un combat véritable, une mêlée confuse où les nuances s’annulent et se détruisent en s’entre-choquant. Ainsi, au lieu de rabattre avec du noir, de salir les laines qui sont employées dans une tapisserie, laissez donc l’œil faire lui-même ce travail de complément en allant de l’une à l’autre des couleurs qui s’y trouvent placées.

Au lieu de cercles chromatiques, nous croyons qu’il serait bien autrement utile d’avoir des gammes d’harmonie, des séries de tons, disposées non pas seulement par série croissante et décroissante, mais par accord de deux ou trois tons qui sympathisent. Les ouvriers, pour peu que leur organisation s’y prête, deviendraient ainsi coloristes ; ils apprendraient qu’un bleu clair sur un certain bleu plus foncé, un vert-de-gris sur un bleu lapis, produisent de ces harmonies dont la nature nous donne à chaque instant l’exemple. Que les rouges-amarante, garance ou écarlate soient mis à côté les uns des autres, puis corroborés par des oranges, des roses vifs et des jaunes, non pas les premiers venus, mais essayés pour produire l’accord ; que certains bleus combinent leurs nuances avec des tons lilas et violets, et vous obtiendrez alors des effets d’harmonie bien plus agréables que ces effets de contraste violent, dont il faut être sobre. En outre les contrastes, grâce aux vibrations de chaque couleur, seront accordés, atténués, rabattus en un mot, sans rien perdre de leur pureté, sans s’éteindre et se salir, comme cela est inévitable avec le noir.

Dans toutes les productions de la nature, on retrouve toujours une loi suprême, la variété dans l’unité. De là cette merveilleuse harmonie des ensembles. Jamais vous n’y trouverez cette égalité implacable dans le ton qui, pour vos yeux mal exercés par notre froide lumière, semble la perfection idéale. Dans le ciel, si uni qu’il soit, combien de dégradations et de nuances ! Dans ce gazon, le plus anglais que vous pourrez choisir, le plus dépouillé de mousses, de pâquerettes et de boutons-d’or, le plus uniforme en un mot, vous trouverez toute la gamme des verts réunie dans un indicible accord. Cueillez maintenant le premier venu de ces brins d’herbe, examinez-le de près, et dites combien de modulations vous apercevez encore dans les hachures de son tissu. Observez avec quel art sont disposées les nuances de cette reine-marguerite, dont la régularité est presque géométrique. Une violette, une capucine, qui de loin semblent bien unies de couleur, ont également toutes les plus fines dégradations du même ton et vous montreront toujours la même loi présidant à l’accord. Si maintenant vous en regardez au microscope une minime partie, vous verrez aussitôt les détails infinis qui ôtent insensiblement à une couleur qui paraît unie sa sécheresse et sa dureté. C’est en cela, c’est dans ces vibrations de la couleur, que réside le grand secret mélodique, le charme et la vie. Maintenant, au lieu d’une fleur unicolore prenez-en une à deux tons, non pas contrastans, mais placés à chaque extrémité de la vibration et, comme on dirait en musique, à l’octave l’un de l’autre, par exemple ce géranium rose pâle avec sa large flamme de carmin foncé, ou bien cet œillet jaune jaspé de feu. Admirez quel heureux assemblage et par combien d’intermédiaires, par combien de vibrations ces deux nuances ont dû passer pour éviter un choc !

D’où nous est donc venue cette malencontreuse idée moderne d’ajouter du noir pour rabattre les couleurs des étoffes et obtenir des dégradations savantes, comme on dit aux Gobelins ? Sans aucun doute, elle est due aux peintres, qui, ne trouvant pas de lien entre les diverses couleurs qu’on emploie, s’apercevant qu’elles étaient trop vives, trop crues, qu’elles se heurtaient au lieu de s’harmoniser, ont pensé qu’en les effaçant, en les ternissant avec du noir, on obtiendrait par cette adjonction uniforme un accord entre elles. On a voulu de même dans les tapisseries éteindre les lointains, sacrifier les accessoires pour laisser prédominer le sujet principal, comme si la décoration d’un vase ou d’un tissu n’était pas soumise à une autre loi, n’avait pas un but tout différent. Voilà le régime barbare à l’aide duquel, chez nous, on cherche l’harmonie. S’agit-il de décorations pour un palais, peintures, étoffes ou porcelaines, ce sont des méthodes équivalentes qu’on emploie. Chaque jour on s’enfonce davantage dans ce système faux et déplorable. Les manufactures de l’état semblent s’être posé ce problème : faire des tapisseries qui ne conservent plus trace de leur nature et qui soient au contraire une contrefaçon si matérielle de la peinture à l’huile que l’œil y soit trompé. Pour cela, le choix du tableau importe peu ; cependant, comme il faut avant tout dérouter le public, on choisit plutôt les peintres-dessinateurs que les coloristes. Les Rubens, les Véronèse ou les Watteau rentreraient trop, par leurs tons clairs et fins, par leurs étoffes chatoyantes, dans les conditions essentielles des tissus. On pourrait, dans ce cas, prendre la reproduction pour ce qu’elle est réellement, pour une tapisserie, tandis que la Pêche miraculeuse de Raphaël, un portrait de Rembrandt ou le Christ au tombeau du Tintoret, en montrant le nu, forcent à vaincre des difficultés véritables et ne permettent pas de jouer avec la couleur, comme s’il s’agissait d’une draperie ou d’un vêtement.

Le premier mérite d’une étoffe consiste, il nous semble, dans la beauté du tissu, dans le velouté ou le moiré des reflets, souvent même dans la richesse des plis. Or un tableau en tapisserie, imitant, à s’y méprendre, une peinture à l’huile, ne remplit plus son rôle d’étoffe ; il faut absolument le tendre sur une planche et l’encadrer comme l’original. À quoi bon alors se donner tant de mal pour faire avec de la soie et de la laine ce que l’on fait bien mieux et plus simplement avec un pinceau ? On conçoit assurément la possibilité de dessiner une tête, une figure, au moyen de lignes droites ; mais avec les cubes d’une mosaïque et les points de la tapisserie le trait, le contour ne saurait être ni rectiligne, ni régulièrement curviligne : il restera toujours dentelé. À une certaine distance, et lorsqu’on ne cherche que le décor, cet à-peu-près n’en vaut que mieux, particulièrement pour les fleurs et les ornemens, dont les contours n’ont rien d’absolu ; mais si vous allez au-delà, si vous luttez avec la peinture d’art, vous vous attaquez dès lors à une impossibilité. D’un autre côté, la surface de la tapisserie, loin d’être plane et unie comme la planche ou la toile sur laquelle on peint, est cannelée par les fils de la chaîne, et ces cannelures sont elles-mêmes striées par les fils de la trame, qui leur sont perpendiculaires. Il en résulte que cette surface présente des parties saillantes qui réfléchissent, la lumière et des sillons qui l’absorbent en partie ; sur cette toile filamenteuse, les lumières et les ombres ne sauraient avoir la force, la transparence et l’éclat qu’on obtient par les procédés de la peinture à l’huile. Il est aisé d’observer combien la disposition superficielle des tissus qui composent les fleurs naturelles en fait varier les nuances, suivant le côté dont la lumière les frappe. Il en est absolument de même pour les étoffes, dont le grain ou la trame est plus ou moins marqué ; c’est là ce qu’on appelle vulgairement le reflet. Ainsi, lorsque le jour frappe un satin blanc uni dans le sens de la trame, il parait gris et bleu ; dans l’autre sens, il est jaune cuivré. De deux plaques de cuivre semblables, polies dans deux sens contraires et exposées au même jour, l’une est rouge vif et l’autre est jaune pâle. C’est le cas peut-être ici de dire un mot sur les théories de la lumière, qui feront comprendre que ce n’est pas l’imagination qui nous entraîne à combattre le système suivi aux Gobelins.


III

Depuis la découverte fondamentale de Newton, on sait que toute coloration est produite par une décomposition de la lumière blanche, décomposition qui s’effectue, soit par réfraction comme dans le cas du prisme, soit par réflexion comme sur un corps opaque, sur une glace par exemple. Souvent même, lorsqu’un corps est à la fois opaque et transparent, les deux phénomènes de réflexion et de réfraction se combinent. Une feuille d’or très mince est jaune, puis, lorsqu’elle est vue par transparence, elle apparaît verte. Elle est jaune par réflexion et verte par transmission. Les expériences de Newton sur les combinaisons des couleurs sont infinies ; d’autres savans les ont continuées avec succès. Ainsi la lumière, telle qu’elle nous arrive du soleil sur la terre, toute blanche qu’elle est, se compose de rayons colorés qui peuvent se séparer, se disjoindre par la réfraction ou la réflexion. Lorsque la lumière traverse un prisme par exemple, elle est décomposée, c’est-à-dire que les rayons violets vont vers un point, les rouges vers un autre, et ainsi de suite. Les rayons sont donc, suivant les corps qu’ils frappent, différemment déviés ; de là vient cette coloration si variée des corps. Il résulte de ces lois que la lumière est nécessaire pour que nos yeux soient affectés par les couleurs. Lorsque le soleil paraît, il crée absolument la couleur des arbres, des fleurs, des moissons, de tout enfin. On en trouve la preuve en éclairant une substance par certains rayons du spectre ; dans ce cas, elle n’aura que la couleur de ces rayons et perdra celle que lui donnait la lumière composée, c’est-à-dire la lumière blanche. En été, les rayons de la lumière solaire n’ayant pas la même direction qu’en hiver et tombant perpendiculairement, les couleurs du prisme sont plus nettes, les corps mieux colorés. Il arrive ainsi qu’en Orient, sous la ligne ou bien sous le cercle polaire, les effets de couleur sont très différens, et l’on ne peut s’étonner que les peuples du nord n’aient pas, comme les peuplés du midi, l’organe de la vision sensible aux nuances. Là se trouve l’explication de notre infériorité en ce qui est de la couleur et des fréquentes aberrations de la vue qu’on remarque chez nous[8].

La couleur n’est donc pas inhérente au corps qui la présente, elle n’existe réellement que dans et par la lumière même, et elle dépend sans doute en grande partie de la texture des substances qui réfléchissent ou réfractent les rayons. Les feuilles des arbres, par exemple, décomposent la lumière, absorbent la plupart des rayons et ne réfléchissent que les verts. Si une fleur est rouge, c’est qu’elle ne renvoie que les rayons rouges. Par conséquent l’on peut dire qu’un corps n’est coloré qu’autant qu’il est éclairé et qu’il peut décomposer la lumière qu’il reçoit. Aux derniers jours de l’automne, lorsque les feuilles des arbres rougissent ou jaunissent, c’est que la nature intime de leur substance, la disposition de leurs fibres, présentent à la lumière des modifications qui déterminent des effets différens. Il en est de même de tous les corps. Ainsi les riches couleurs de ces coquilles nacrées ne sont dues qu’à la forme de leur surface, qui est striée et ondée par lignes excessivement serrées ; ces rayures, en brisant le rayon lumineux, déterminent l’irisation et les tons d’opale qu’on y admire. Il est aisé d’en acquérir la preuve en prenant avec une cire noire très fine l’empreinte de la coquille ; la cire, en adoptant cette forme, se trouve soumise aux mêmes effets. Les élytres ou fourreaux de certains insectes, leur carapace, grâce à des surfaces rayées, cannelées ou moirées, brillent des diverses nuances de l’arc-en-ciel. Les reflets métalliques des plumes de paon, des pigeons et des oiseaux-mouches, ainsi que des papillons, nous offrent d’admirables exemples des décompositions de la lumière. L’examen de toutes ces variétés serait une intéressante étude, car on n’a pas encore découvert la texture qui réfléchit telle ou telle couleur. Des observations assidues sur l’étoffe des fleurs, suivant qu’elles se modifient à chaque heure de leur courte existence, feront sans doute reconnaître un jour cette loi de coloration spéciale qui produit tant de nuances dans la même texture, suivant ses inclinaisons, ses inégalités, ses rétractions et dilatations, ses hachures droites ou croisées, enfin suivant l’âge de cette trame qui, dans les végétaux aussi bien que dans les animaux, vit, se développe et meurt. Choisissez une fleur du ton le plus uni, observez-la à toutes les heures du jour, suivez-la dans son développement, soit que la trame se contracte ou se relâche, qu’elle soit veloutée, satinée, striée, terne ou polie, selon ses plis, sa courbure, son exposition au soleil, et vous serez étonné de voir par combien de tons dans le même accord, par combien de modulations elle passera. Les fleurs sont des tissus merveilleusement disposés pour recevoir et décomposer le spectre solaire ; on peut dire que c’est la toile sur laquelle le soleil combine ses nuances. Les Orientaux n’oublient jamais dans leurs étoffes cette observation de la texture des plantes, cette disposition de leurs nuances, ces modulations de la couleur, qui permettent de passer d’un ton à un autre ton sans secousse et sans dureté, si opposés qu’ils soient. Dans la nature, il faut en outre tenir compte de l’épaisseur de l’air qui estompe les ensembles et fait vivre pour ainsi dire la couleur, car on sait que toute substance qui éclaire produit des vibrations de l’éther, des ondes lumineuses, tout comme le son produit des ondes sonores. Euler compare le soleil à une cloche immense dont les mouvemens, transmis par l’éther, agissent sur le nerf optique de la même façon que les vibrations de l’air sur le nerf auditif. L’éther vibre aussi d’une façon très variable, et ce sont là les différences qui produisent sous nos yeux des effets si divers et si multipliés.

En variant le grain des tissus par divers procédés de fabrication, par des glaçures, des écrasemens ou des redressemens en sens inverse, on obtient ces effets de moiré, de velouté ou de satiné, et tant d’autres reflets et jeux de lumière auxquels on ne réfléchit pas, et qui cependant modifient absolument la couleur générale de l’étoffe. La tapisserie elle-même subit jusqu’à un certain point ces variations de couleurs ; comment alors avoir la prétention ridicule de reproduire des peintures à l’huile avec de semblables matériaux ? Si à ces obstacles vous ajoutez le soin d’un choix tout spécial et brin à brin des laines et des soies, puis la nécessité de les teindre exprès pour certains tableaux, afin d’arriver à l’exacte imitation d’une vieille peinture, alors vous comprendrez comment on est conduit à des dépenses qui dépassent toute raison.

Lorsqu’on est du métier et qu’on sait avec quelle peine, au moyen de toutes les ressources de la peinture, on parvient à donner un aspect de vie à la tête qu’on cherche à reproduire, on se demande comment on a songé à faire de la peinture sérieuse avec ce procédé mécanique, ce travail fait à l’envers, aveuglément et sans que l’inspiration, l’élan ou l’imagination y puisse avoir la moindre part. Ah ! si l’on nous offre simplement un spécimen d’adresse et de difficulté vaincue, rien de mieux : nous faisons accueil à l’exception, coûtât-elle 100,000 francs et dût-elle être mangée aux vers l’année suivante ; mais que l’exception soit le but unique d’une fabrique ou pour mieux dire de plusieurs fabriques, voilà ce qu’il faut blâmer sévèrement, car cette fausse direction a entraîné à sa suite toute la peinture des étoffes. Nous ne demandons pas pour cela qu’on supprime dans les tapisseries de tentures la représentation humaine et qu’on ne fasse que des fleurs et des arabesques. Les belles tapisseries assyriennes, byzantines, sassanides et européennes à certaines époques composaient des scènes de personnages traitées uniquement pour un but décoratif. Et c’étaient là, comme dans les vitraux des premiers temps, de belles pages où la couleur s’étalait aux yeux dans toute sa pompe.

Afin de ne pas être accusé d’injustice, expliquons bien notre pensée, car nous luttons ici contre l’admiration qu’excite chez la foule la peinture en tapisserie. Nous voulons surtout faire ressortir l’idée fausse qui préside à la fabrication des tissus en général, lors même qu’il n’est plus question de portraits de souverains, et qu’il s’agit uniquement d’ornementation, de fleurs ou d’arabesques. Dans ce cas, c’est encore le relief, les ombres noires et vigoureuses, la peinture à l’huile en un mot qu’on prend pour type d’exécution. En effet, s’agit-il d’un simple tapis de plancher ou même de rideaux, la donnée, quoique bien différente, reste toujours dans la même voie. C’est un amalgame monstrueux de toutes les formes et de toutes les couleurs, c’est le désordre du travail à sa plus haute puissance. Il ne semble pas possible de faire, avec plus de talent d’exécution, rien de plus illogique, de plus laid que ce qui se fabrique aujourd’hui en tapis d’appartemens, de se donner plus de peine, de se créer plus de difficultés pour obtenir un plus détestable résultat. Le plus grand tapis à l’exposition universelle de 1855, placé dans la rotonde, représentait une forêt vierge ; un escalier de pierre montait en spirale au milieu de pins-parasols à fleurs de rhododendron, le tout garni de singes, de tigres et d’oiseaux de toute espèce. Si ce tapis, dont la couleur était encore plus détestable que la forme, avait eu au moins pour destination un panneau de galerie, on eût pu le justifier comme tableau ; mais il était composé et fabriqué pour être mis sous les pieds : il fallait écraser ce tigre rebondi, aplatir ce perroquet aux ailes déployées, marcher sur ces abîmes, sur ces cascades, sur cette mer agitée, sur les flèches aiguës de cette cathédrale gothique. Il est déplorable de songer que les Gobelins, la Savonnerie, Beauvais, Aubusson, toutes les fabriques d’étoffes, suivent également ces faux principes. Les produits de Beauvais sont cependant plus harmonieux que les autres ; mais encore les noirs, trop dominans, salissent-ils l’ensemble. Ignorant complètement la loi des vibrations de couleur, on cherche à éteindre les tons criards au moyen du rabat. C’est toujours, nous le répétons, ce système de la nuit, de la pluie ou de la poussière qui harmonise bon gré, mal gré, des nuances bien accouplées, mais dont la crudité produit la discorde. Bref on fait du vieux, du terni, du passé, de la couleur de loques, pour mettre un peu d’accord dans cette absence de toute hiérarchie mélodique.

Les vrais dessins d’étoffes, ceux qui satisfont à la fois l’œil et le bon sens, sont les dessins plats, les fleurs-arabesques, les entrelacs géométriques, dont l’Inde et la Perse nous offrent de si parfaits modèles. Dans ces contrées où l’art se confond sincèrement avec le but industriel, on n’a jamais eu l’idée, comme en Occident, de faire du trompe-l’œil. Les peintres de fleurs, d’insectes et de nature morte ont atteint, par la finesse du trait, le charme de la couleur et la vérité naïve de reproduction, un degré de perfection qui dépasse tout ce que nous pouvons faire en ce genre. Les étoffes orientales reproduisent avec une science merveilleuse les couleurs, les étoffes et l’ornementation des fleurs. De tels artistes ont dans l’œil la géométrie des choses et savent en tirer le parti voulu. Un oiseau, une plante restent ainsi plante et oiseau tout en devenant ornement. Un tapis de pied n’est-il pas destiné à remplacer la mosaïque d’un parquet de bois ou de marbre, à simuler ces tapis de mousse et de gazons jonchés de fleurs, dont les prairies donnent la plus exacte idée ? Tel est le but défini par les limites du goût. Le champ n’est pas moins vaste et moins inépuisable que les combinaisons de notes pour la musique ou les assemblages de lettres pour représenter les idées. Les lois de la couleur seraient-elles donc moins vraies que celles de la musique ? L’harmonie ne doit-elle pas les régir également ? Malheureusement l’ignorance de ces lois est si absolue dans tout l’Occident, que les leçons et les exemples restent incompris de nos fabricans, lancés comme ils sont à toute vapeur dans les voies du hasard. Malgré les merveilleux tissus que l’Orient avait déployés aux yeux de tous aux expositions universelles de Londres et de Paris, notre fabrication n’a pas su se les assimiler.

Devant toutes ces merveilles de l’art oriental, nous nous reportions aux grandes époques de l’histoire, aux richesses de Babylone et d’Alexandrie, à ces grandes batailles des Perses où l’éclat des costumes, des armes et des pierreries brille dans la poussière lumineuse du passé. La mémoire retrouve dans ces tissus charmans les vêtemens des bas-reliefs de Thèbes, de Ninive et de Memphis. Ce sont les mêmes gazes transparentes et constellées, les mêmes trônes, les mêmes palanquins, les mêmes éventails, et des bijoux aussi délicatement travaillés ; c’est encore ce tapis merveilleux qu’Alexandre le Grand trouva dans la tente de Darius, et qu’il partagea entre ses lieutenans. Chaque morceau de la grandeur de la main, grâce aux perles et aux rubis dont il était brodé, représentait une somme fabuleuse. Devant l’imagination se déroule ainsi tout le luxe des splendeurs antiques. Dans ces contrées du soleil, le goût du beau est un sentiment inné. Rien n’est assez précieux ; l’or couvre la soie, les pierreries couvrent l’or. Et qu’on ne croie pas que ce soit là une richesse lourde et abusive, que l’ornementation, faite au hasard, soit dessinée par le caprice, comme dans nos étoffes d’Europe. Non, l’art vaut ici plus encore que la matière ; la science décorative la plus pure, le goût le plus exquis a brodé, découpé, soutaché, niellé ou ciselé ces entrelacs, ces fleurs, ces animaux, dont la complication infinie, mais toujours géométrique, met l’esprit en quête de la loi qui crée ces arabesques merveilleuses. Voyez quelle entente profonde de la couleur au milieu de ces éclats d’or et d’argent, de ces flamboiemens de pierreries, de ces associations de tons si divers ! On sent là le soleil de Bacchus et d’Ariane, on est saisi des rapports qui existent entre cette belle nature de l’Inde, ces oiseaux chatoyans, ces fleurs, ces insectes et les étoffes qui s’y fabriquent. La même cause ne doit-elle pas nécessairement amener des effets semblables ? Les rayons d’un soleil et d’une lune inconnus à nos ciels brumeux sont ici reproduits par un art dont nous ignorons les secrets.

Tel est le grand privilège des pays du soleil : vivre en contact immédiat avec la nature, dans tous ses développemens, dans toutes ses beautés. Comment alors le corps aussi bien que l’esprit ne recevraient-ils pas l’empreinte de ces splendeurs que le ciel leur envoie, que cette lumière seule peut donner ? On retrouve ici ces robes du conte de Peau-d’Ane, couleur du soleil et de la lune, ces gazes étoilées de diamans et de saphirs comme le manteau d’une nuit d’été, ces étoffes lamées de vert pâle et d’argent imitant l’onde frémissante des lacs de Lahore sous les reflets nacrés de la lune. Ce sont toujours et partout ces teintes si fines auxquelles vient s’ajouter le chaud glacis du soleil, et dont le calice des fleurs a dévoilé le secret divin à ces yeux amoureux de la couleur. Ces étoffes de soie et d’or, si finement tissées qu’on n’en devine pas la trame, et qu’on les dirait peintes à la main sur un fond métallique, comme des manuscrits byzantins, viennent de Dapouta, et sont faites par les Hindous de Bénarès ; ces châles et ces écharpes, du royaume de Cachemir, ces tapis en moquette de soie ou de laine, miracles de couleurs, de dessin, de tissage et de solidité, sont fabriqués par les Persans à Ellora, dans la présidence de Madras. Voyez dans ces trois petits tapis comme le rouge carmin prédomine, et comme la bordure orangée vient s’y joindre en accord du même ton, puis comme le fond rouge est lui-même modulé. Que de nuances dans cette gamme, et quel heureux contraste établissent ces marguerites et ces jasmins blancs semés sur le tout ! Quel instinct merveilleux de l’équilibre entre les formes et les couleurs ! Admirez comme cette loi de la hiérarchie est respectée, et comme par suite les yeux sont satisfaits de cette méthode, qui ne détruit ni la variété, ni la plus libre fantaisie, mais arrête l’anarchie et la discordance !

Les étoffes légères ne sont pas moins parfaites. Les tulles brodés dans le Moultan, les brocarts d’Agra, d’Ahmed-Abad et de Kirpour dépassent tout ce que le décorateur peut rêver de plus complet. Ici c’est une gaze de soie d’un bleu si tendre que les passiflores ou les pétales du lin, lorsqu’ils s’entr’ouvrent au premier rayon du soleil, peuvent seuls en donner quelque idée. Des fils d’argent cachés dans la trame étincellent de place en place, comme les lueurs phosphorescentes des lucioles ou des vers luisans. Là au contraire, c’est un épais brocart tissé en zigzag comme la feuille de fougère, et dont un côté est fleur de pêcher, tandis que l’autre à la couleur du citron. Une large bande d’or sur le rose, une autre d’argent au revers forment les marges de chaque lé. Vous retrouvez là les tons si fins des azalées, des glaïeuls et des balsamines, avec leurs modulations et leurs vibrations, passant par les plus habiles transitions, sans effets criards, sans bizarreries mélodiques. Ces habiles tisserands connaissent à fond les effets que la lumière produit sur la trame, et y soumettent le grain de l’étoffe en l’élevant ou l’écrasant, en le disposant de biais, en carré ou en zigzag. C’est ainsi qu’ils arrivent à reproduire tous les reflets, tous les moirés, toutes les nuances changeantes des papillons, des insectes et des oiseaux. Voyez ce tulle d’or et cette mousseline du Bengale où se sont accrochées les ailes d’émeraude et de rubis des scarabées, des cantharides et des mouches de feu. Ne dirait-on pas la rosée, dont chaque goutte, traversée par un rayon du soleil levant, forme un véritable arc-en-ciel ? D’autres étoffes, et ce ne sont pas les moins élégantes, restent unies et souples comme ces toiles d’araignée dont elles imitent la trame inégale et moelleuse. Ce sont véritablement des vapeurs tissées. L’imagination rêve déjà sous cette brume transparente les corps rosés des bayadères, leurs bras et leurs cous étincelans de pierreries, leurs cheveux enfermés sous le réseau de fleurs du stéphanotis, dont l’enivrant parfum reste encore sur ce vêtement impalpable.

Laissons de côté tout ce luxe écrasant d’or, d’argent, de velours et de cachemire, où l’étoffe succombe sous la broderie, ruisselante comme le métal en fusion. Malgré la beauté du travail, malgré la valeur considérable des matériaux, ces étoffes n’ont pas pour l’artiste le charme qui naît de la beauté dans la simplicité ; mais les tapis, les simples étoffes de soie, de laine ou de coton, quels chefs-d’œuvre, et quels artistes que les gens qui les font ! Pour qui sait voir, comme ce spectacle démontre l’ignorance profonde où nous sommes des lois de la couleur et de l’harmonie ! Vous tous, fabricans, ouvriers et dessinateurs d’ornemens, étudiez et tâchez de comprendre ces lois naturelles, ce sentiment du beau qui marque de son timbre l’œuvre la plus légère. La moindre loque de ces pays est un modèle à étudier pour tous. Les lignes de ces arabesques, dans leurs savans méandres, composent parfois des dessins aussi bien applicables à l’architecture et à la peinture qu’à la broderie. Cet art du travail au métier et à l’aiguille a été dans tous les siècles chanté par les poètes : il n’a pas besoin d’or et d’argent pour être riche, comme le prétendent nos fabricans, afin de se dispenser de l’imiter. Il sait à peu de frais être magnifique, car le goût en fait toute la valeur.

Ce n’est pas tout. Les méthodes de l’Orient pour teindre les étoffes en différentes couleurs, les semer de fleurs et d’ornemens, prouvent à quel point on y est habile en chimie industrielle. Les procédés d’impression décrits par Pline sont exactement les mêmes que ceux qu’on emploie de nos jours. En Égypte, en Phénicie, où les Grecs venaient chercher les tissus de pourpre, de laine blanche et de lin, les objets de parure et les parfums, on était parvenu à teindre les étoffes des plus riches couleurs et avec une solidité, une fraîcheur de nuances dont rien n’approche. Cette pourpre de Tyr, si célèbre, ne se composait pas, comme on le croit généralement, d’une couleur unique, le rouge écarlate, mais d’un système de teinture à l’aide de couleurs animales produites par certains coquillages, et qui diffèrent entièrement de la couleur végétale. On comptait à Sidon et à Tyr neuf couleurs simples de pourpre, depuis le blanc pur jusqu’au noir, et cinq mélangées. les conchylifères employés à ces teintures étaient de deux espèces : le buccin (buccinum) et la pelagia ou purpura conchyle proprement dite. Le premier se trouvait sur les écueils et les rochers, la seconde se pêchait à la ligne dans la mer. La coquille des deux mollusques est également roulée en spirale ; mais celle du buccin est ronde, et l’autre pointue. Elles ont autant de circonvolutions que le mollusque a d’années. Ces coquillages étaient très abondans non-seulement sur les côtes de Phénicie, mais encore sur celles de la Méditerranée et de l’Atlantique. Les rives de l’Adriatique et de la Sicile donnaient le plus beau violet et celles de la Phénicie le ponceau le plus estimé[9]. La couleur servant à la teinture était contenue sous forme de liqueur dans une glande ou vessie blanche placée au cou de ce mollusque et nommée fleur. Enfin l’éclat, la pureté des couleurs qu’on trouve aujourd’hui encore dans les étoffes de laine, de soie et de coton fabriquées à Tripoli, à Tunis ou au Maroc, prouvent que les traditions s’y sont conservées, et que les procédés anciens sont bien supérieurs à ceux de la science moderne. L’art de teindre est devenu trop scientifique. On emploie, comme en médecine, une pharmacie trop compliquée. Alors c’était une étude attentive de la nature et de ses produits qui révélait ces moyens précieux.

À l’exposition universelle de 1855, lorsque, sur la demande du jury et en présence des commissaires lyonnais, le directeur de la compagnie des Indes ouvrit ses caisses les plus précieuses, nous étions présent, et nous devons dire que ce fut de la stupeur qui se peignit sur les visages. Malgré leur vanité de fabricans, malgré l’orgueil national, ils furent obligés de reconnaître que non-seulement ils étaient incapables de produire de semblables merveilles, mais qu’ils ne comprenaient même pas par quels procédés on pouvait les obtenir, comment il était possible, par le simple mécanisme d’un bambou, si ferme que puisse être la main qui le conduit, de confectionner des étoffes d’une façon si supérieure, si préférable à tout ce que produisent nos machines perfectionnées. C’est qu’une machine n’aura jamais cette science du coloris, cet art de rompre les nuances, de les opposer ou de les unir, de les employer par masses ou par rayures, que possède l’intelligence humaine. La brodeuse de Lahore ou de Constantinople, le teinturier et le tisserand de Brousse ou de Damas, le potier de Tébriz, le tapissier d’Ispahan ou de Chiraz, l’émailleur de Bagdad ou de Téhéran en savent plus long sur la couleur et la forme que tous nos chimistes, nos dessinateurs, nos peintres ornemanistes et nos fabricans ensemble. Ils ont pour eux la vraie science, celle des ancêtres, transmise dans le sang, si l’on peut ainsi dire. Nous avons beau composer des cercles chromatiques, faire des tables de couleurs pour servir de loi aux teinturiers, aux tisseurs d’étoffes ou de tapis ; tout cela ne donne pas cette justesse, cette sensibilité qui font saisir la nuance qu’un œil privé du sentiment de la couleur ne saurait apprécier. Sans doute, sous le ciel froid du nord, la couleur arrive altérée ; mais toujours est-il que nous ne savons guère associer deux tons sans qu’ils soient ennemis. Quoi qu’on ait justement dit du goût parisien, voyez encore combien, dans les étalages de nos magasins, les étoffes se nuisent entre elles. Au contraire, dans un bazar, dans une foule en Orient, malgré la bigarrure de ces vêtemens divers, de ces feredgés, de ces gandhouras, de ces cafetans et de ces abbaïls unis ou rayés, malgré l’éclat des broderies et les contrastes les moins calculés, l’œil admire et se repose, exactement comme sur un parterre de fleurs. C’est que la loi d’harmonie est observée là, instinctivement peut-être, comme le veut la nature.

Notre but, en insistant de la sorte sur le mérite des fabrications orientales, est de montrer que le succès des belles étoffes byzantines, sassanides et vénitiennes, si recherchées des antiquaires et des connaisseurs, ne tient aucunement à leur vieillesse, mais bien à leur supériorité réelle. Les tissus de l’Inde, de la Perse et de la Chine, fabriqués encore aujourd’hui comme ils l’étaient alors, en offrent la preuve évidente. Et qu’on ne s’imagine pas que ces étoffes, ces bijoux, ces meubles, en conservant toujours le même caractère, le même principe rationnel, manquent pour cela de variété. Est-ce que la rose, qui fleurit tous les ans, obéissant aux lois de sa constitution, ne varie pas de mille façons et n’offre pas des charmes toujours nouveaux dans sa beauté soumise ? Est-ce que l’homme aussi n’a pas dans son visage et dans tout son être une disposition qu’il ne saurait enfreindre sans manquer aux règles du beau et sous peine de monstruosité. Et cependant, depuis le commencement du monde, où trouver deux êtres semblables ? Quelle infinie variété ! Quels attraits sans cesse renouvelés ! C’est ce frein, ce sont ces lois respectées par quiconque a le sentiment du beau pittoresque que nous opposons énergiquement au dévergondage de nos modes, à l’instabilité de notre goût de plus en plus vicié par une civilisation pleine de troubles et d’inquiétudes. Oui, c’est encore, c’est toujours en Orient qu’il faut choisir nos modèles pour l’art décoratif. Comment un soleil qui dore les faisans de la Chine et de l’Himalaya, qui irise et change en reflets métalliques les plumes des colibris et des soui-mangas, tandis que le nôtre colore en gris nos oiseaux et nos insectes, comment ce soleil qui produit toutes les matières premières servant à la teinture, les eaux et les substances qui les rendent solides, ne donnerait-il pas à l’heureux habitant de ces contrées un sentiment de la nuance qui ne peut exister chez nous ?

Les yeux font une étude involontaire, une gymnastique sous l’influence de la lumière, dont notre esprit ne se rend pas compte. Ce qu’on a tenté d’efforts depuis quarante ans pour imiter les cachemires sans réussir jamais prouve non-seulement la difficulté de l’entreprise, mais encore la mauvaise route qu’on a suivie. Malgré les machines, malgré la chimie, malgré les capitaux, ou, pour mieux dire, à cause de tout cela, nos produits restent plus inférieurs aux châles de Lahore qu’une symphonie de Mozart exécutée par l’orgue de Barbarie ne l’est à la même symphonie exécutée au Conservatoire ; car si l’orgue manque de sentiment, de finesse et de nuances, au moins n’est-il pas toujours faux, et nous n’en saurions dire autant des tissus français. Il n’y a pas deux siècles encore, ces industries de l’Orient livraient à notre consommation et à notre admiration tout ce qu’il y a de plus exquis en étoffes, en broderies, en porcelaines, laques, marqueterie, damasquinage, niellure et autres objets de luxe, car à cette époque nous n’avions pour ainsi dire pas d’industrie, et ce fut en les copiant tant bien que mal que nous avons pu nous soustraire à cet impôt. Aujourd’hui ces traditions si anciennes et si précieuses de l’industrie orientale ne sont pas même chez nous le sujet d’une étude, d’une comparaison. Les fanfarons du nouveau, peu inquiets de savoir où est le bien, où est le juste, où est le beau, en concluent que « l’unique moyen d’apprécier l’état de civilisation des peuples est de comparer les prix de leur fabrication, et que cet examen entre l’Europe et l’Orient ne permet aucune discussion sur les avantages ou les inconvéniens des découvertes modernes. — La plus belle mousseline française, ajoutent-ils, ne coûte que 2 francs le mètre, tandis que la belle mousseline de l’Inde se vend jusqu’à 10 et 15 francs. Il est donc évident que filer et tisser à la main, ce serait, en réduisant l’ouvrier à la misère, faire payer sept fois la valeur de la marchandise filée et tissée mécaniquement. » Établir entre ces deux étoffes une similitude, c’est exactement comme si on voulait prouver qu’un cachemire français étant moins cher qu’un cachemire de l’Inde, le premier est préférable au second. Que diriez-vous d’un individu qui soutiendrait qu’une copie de Rubens coûtant 100 francs est par cela seul préférable à l’original, qui vaut cent fois plus, et ajouterait imperturbablement qu’il en fabrique ainsi à la douzaine ? On peut voir là le triomphe de la machine ; mais ce n’est certainement pas la preuve de l’état de haute civilisation d’un peuple, ainsi que le prétend la commission de l’exposition universelle de Londres dans son rapport sur la fabrication des cotons en Angleterre, en France et en Orient.

Chose vraiment curieuse, les fabricans de Lyon regardent les soies de la Chine et de l’Inde, de l’Asie-Mineure et de la Syrie surtout, comme les plus détestables qu’il y ait. Ils donnent pour raison que la soie n’est pas suffisamment ouvrée, c’est-à-dire mise dans l’état qui rend plus facile le tissage à la mécanique, que les soies grèges, chargées de matières hétérogènes, au lieu d’être épluchées, gommées, égalisées, ne peuvent, suivant eux, convenir qu’aux emplois communs. Cette croyance dans la perfection de la mécanique, dans cette implacable régularité du fil et du tissu, dans cette uniformité de ton, dans tout ce système enfin qui anéantit le sentiment de l’ouvrier, leur fait dire que l’Orient n’a que des procédés arriérés, qu’une routine qui arrête tout progrès. Ils paraissent ignorer que les manipulations que l’on fait subir au fil avec des colles diverses, des acides de toute sorte, pour l’unir, l’ébarber et le rendre droit comme du laiton, de telle sorte que le métier renvideur ne trouve aucun arrêt, aucun obstacle dans son aveugle travail, sont une des causes les plus certaines, non-seulement de la monotonie des tissus comme trame et comme nuance, mais aussi de leur médiocre durée. Ce qu’on nomme ici barbarie, c’est tout simplement la tradition des grandes époques où la civilisation avait atteint la perfection ; ce qu’ils nomment routine, c’est le métier naïf qui n’est que le côté matériel de l’art, le moyen à l’aide duquel des doigts intelligens savent produire des chefs-d’œuvre que n’exécutera jamais la machine la plus parfaite.

Ce qu’on appelle d’ailleurs les mêmes dessins, les mêmes procédés, varie à un degré infini ; il y a chez les Orientaux un si vif sentiment du décor appliqué aux diverses industries, qu’on ne peut comparer cette variété prodigieuse et inépuisable qu’à celle des fleurs, des oiseaux et des insectes, qui, se reproduisant sans cesse et suivant la même loi, ne sont cependant jamais pareils. S’agit-il de tissus : à la diversité des couleurs ils ajoutent la diversité de la trame, qui imite la texture des fleurs, des feuilles ou des plumes, les rayures, les mouchetures et les chinures des animaux et des végétaux. Eh quoi ! parce qu’en fabriquant ces châles inimitables ou ces tapis dont le velours est chatoyant comme la mousse au soleil ils ne cherchent pas à faire des tableaux sur une robe ou sur une draperie, on en conclut que c’est un art qui s’est imposé des limites, un art qui tourne toujours dans le même cercle sans faire de progrès ! Mais ces limites, pourrait-on dire aux fabricans modernes, sont celles de la raison, du goût, du beau ; ce sont les lois de la nature elle-même. Sous ce nom de haute nouveauté que vos réclames affichent à chaque saison, quel triste chaos de formes et de couleurs étalez-vous ! En extase devant un morceau de soie qui imite une gravure en taille-douce, vous vous écriez que c’est seulement en France qu’on est parvenu à une telle perfection de tissage, et que partout ailleurs on remarque des parties où la main se trahit, car la main, si par hasard elle prend l’aiguille ou le burin, ne doit montrer, comme l’inflexible machine, ni émotion, ni sentiment, rien en un mot de ce qui indique la vie, de ce qui fait le charmé, de ce qui constitue l’art !

Pourquoi la voix humaine est-elle, comme on l’a dit souvent, le plus émouvant des instrumens ? C’est qu’elle est l’émanation directe des nerfs et de la vie, qui n’ont pas besoin, pour se faire sentir, de passer par un intermédiaire, par une machine, orgue, piano, flûte ou violon. Ces nations à la fois si vieilles, puisque leur civilisation remonte aux temps antiques, et si jeunes, puisqu’elles ont gardé leur originalité, vous les appelez barbares, parce qu’elles ont marché à travers les siècles, au milieu des guerres et des ébranlemens d’empires, des misères et des prospérités, conservant toujours, avec un véritable sentiment de piété filiale, leurs traditions de religion, d’art et de poésie ! Et vous qui, après avoir copié toute votre vie, vous figurez tout à coup que vos pastiches, vos emprunts faits de droite et de gauche, sans goût et sans discernement, sont des créations originales, vous qui, dans vos journaux, vous décernez la palme de la civilisation suprême, comment devrait-on vous appeler ? D’où vient donc cette différence entre vos modes éphémères si vite dédaignées, entre ces créations vieillies avant d’avoir vu le jour, et cet art stable, toujours plein de charme, de jeunesse et de beauté, quels que soient son âge et son immobilité ?

Afin de ne pas laisser les fabricans dans la conviction funeste de leur supériorité, nous voudrions pour eux la création d’un musée d’étoffes anciennes et modernes, étrangères et françaises, tout comme il y a un musée à Sèvres, de même qu’il y a des musées de toute sorte au Louvre. Alors les décorateurs, les tisseurs et les fabricans pourraient étudier, copier, reproduire avec soin les étoffes de la Perse, de l’Asie-Mineure, de l’Inde, de l’Afrique et de la Chine. Là ils en apprendraient plus par la vue et la comparaison que dans tous ces cours industriels où la science transcendante les égare. « Voyez, nous disait un fabricant de tapis, à quel point nos imitations de Smyrne surpassent l’original ! Ces gens-là ne savent pas teindre ! Regardez de près et observez combien les fonds sont inégaux et marbrés : on sent que cela est fait au hasard, sans soin ni précaution. Quelle différence avec mes produits ! comme les couleurs en sont plus égales et plus vives ! » Nous perdîmes notre temps à lui expliquer son erreur ; il ne comprit pas que ces gens-là sont les premiers teinturiers du monde, que c’est bien volontairement et par calcul qu’ils réunissent de la sorte plusieurs nuances dans le même ton, afin de composer un accord, qu’il en est des couleurs comme des sons, et qu’avec une seule note, ou, pour mieux dire, avec des sons sans vibration, on ne saurait faire de l’harmonie.

Si donc nous insistons sur la création d’une collection intelligente des plus belles étoffes, c’est que nous voyons là un moyen certain de faire la lumière dans les esprits égarés des ouvriers, des chefs de fabrique, et surtout de leurs dessinateurs. L’institution des Arts et Métiers est-elle fondée pour atteindre ce but, ou plutôt le but d’une semblable direction industrielle est-il atteint par cette fondation ? Nous ne le pensons pas. Au palais de la rue Saint-Martin, on ne s’occupe guère que des machines ; c’est la seule collection à peu près complète qui s’y trouve. Dans la salle du rez-de-chaussée où se voient les divers modèles de métiers à tisser, il n’existe qu’une misérable vitrine où sont entassés quelques coupons d’étoffes anglaises, puis cinq ou six tableaux encadrés imitant, en soie tissée, des lithographies et des peintures. C’est donc aux Gobelins mêmes qu’il conviendrait de créer un musée, ainsi qu’une succursale pour la fabrication d’étoffes d’art, comme Henri IV l’avait fait pour les draps d’or et de soie.

Ainsi donc, en face des résultats donnés par l’exposition universelle de 1855, l’orgueil ne nous est pas permis. Pour la mode et les colifichets, nous pouvons être les arbitres de ce goût dépravé dont se contente le monde moderne ; mais on ne saurait nous assigner une place équivalente dans la grande fabrication, celle qui répond à la consommation de tous aussi bien qu’au luxe raffiné de quelques-uns. Les gens désintéressés qui se préoccupent de l’art industriel ont reconnu, en voyant ce désordre des idées, ce gaspillage d’inventions et de capitaux, que sans l’art l’industrie épuiserait bien vite ses forces surexcitées et dirigées à faux, que sans l’art les machines n’étaient rien, et que les symptômes menaçans d’une décadence trop visible n’avaient pas d’autre cause que cette substitution de la force inintelligente de la mécanique à la force intelligente de l’homme. Les académies, la Sorbonne, les musées, l’Opéra, le Conservatoire de musique, Sèvres et les Gobelins, sont les grands ateliers chargés d’inspirer et de diriger l’intelligence humaine dans ses routes diverses. Fortifions-les donc, relevons ceux de ces établissemens qui s’affaiblissent et dégénèrent, et tâchons, chacun dans notre sphère d’artiste, d’éclairer la voie par nos méditations et notre amour du beau. C’est dans cette pensée que nous demandons à la manufacture des Gobelins, qui bientôt doit être reconstruite, 1° la création d’un musée d’étoffes de la Chine, de l’Inde, de la Perse et d’Asie-Mineure, disposé comme celui de Sèvres pour la céramique ; 2° la création d’ateliers pour la fabrication d’étoffes-modèles ; 3° un changement complet dans le système décoratif des tapisseries de haute lisse, de telle sorte que les peintres et les tapissiers n’aient qu’une préoccupation, celle de la pureté du trait et de la couleur, abandonnant complètement l’idée du trompe-l’œil, des ombres et du relief ; 4° la création de tableaux d’harmonie où des laines et des soies de couleurs franches soient associées de la façon la plus simple, la plus agréable à l’œil, et suivant les lois de la vibration des tons, ainsi que les fleurs nous en donnent l’exemple.

De cette façon, nous en avons l’espoir, on pourra rentrer dans les conditions vitales de la fabrication des étoffes. Alors celle de nos industries où l’art tient une place importante n’aura plus rien à craindre de ce mot terrible de libre échange qui effraie nos commerçans engourdis. C’est à ce prix que l’industrie française des étoffes gardera son rang en Europe. Si nous nous trompons, et si avec nous se trompent aussi tous ceux qui, soit par leurs études sur l’art, soit par leur fortune héréditaire, leurs habitudes de luxe et les traditions du goût, cherchent dans le bric-à-brac ces tapis, ces châles, ces porcelaines, ces meubles que notre haute civilisation ue peut pas leur donner ; si vous enfin, fabricans et industriels[10], vous êtes aussi certains que vous le dites de votre force, de vos progrès de géant, de votre science et de votre goût, acceptez alors le combat, levez les barrières, ouvrez vos portes à ces productions orientales si arriérées, si inférieures, et dormez tranquilles sur vos lauriers, assurés comme vous l’êtes d’une éclatante victoire !


ADALBERT DE BEAUMONT.

  1. En voyant sur ces étoffes sassanides des aigles brodées, M. Lenormant y croyait retrouver les aigles romaines et remarquait que le prestige du peuple-roi ne s’était jamais effacé aux yeux des Orientaux. Il en voyait une preuve nouvelle dans l’aigle aux ailes éployées qui se trouve à la proue de la galère du sultan. Nous ne trouvons à cela qu’une légère difficulté : cette aigle du kaïk impérial est une colombe, symbole pour les Orientaux de rapidité et de bonne direction. Si imparfaite que soit cette sculpture, il n’est pas permis de s’y tromper ; elle est d’ailleurs argentée, tandis qu’une aigle serait nécessairement dorée. L’aigle des étoffes sassanides, de même que les coqs, les lions, les guépards et autres animaux, appartient à l’Assyrie, à la Perse, qui la connaissaient bien avant l’invasion romaine.
  2. Le sire de Joinville, dans son Histoire de saint Louis, dit qu’il se tenait à Jérusalem, dès le temps d’Haraoun, des foires où tout l’Orient envoyait ses marchandises, que souvent les croisés dépouillèrent les caravanes chargées d’étoffes de soie et de pourpre, de draps d’or, de coussins de soie habilement brodés à l’aiguille et de tentes d’un grand prix, qu’ils rapportèrent dans leur pays.
  3. On appelle ainsi cette écriture arabe, inventée à Koufa, sur les bords du Tigre, et dont les caractères réguliers se prêtent admirablement à la décoration architecturale.
  4. Lettre de Guillaume, comte de Poitiers, à l’évêque de Verceil.
  5. On appelle lisses les ficelles qui servent au tapissier à ramener d’arrière en avant les fils placés parallèlement les uns aux autres dans un morne plan, et qui sont, à bien dire, la trame principale. Dans le métier de haute lisse, la chaîne est tendue verticalement comme les cordes d’une harpe ; dans celui de basse lisse au contraire, elle est tendue horizontalement, et le tapissier est penché sur elle ; il travaille d’ailleurs à l’envers comme au métier de hante lisse. Les tapisseries des Gobelins sont de haute lisse, tandis que celles de Beauvais sont de basse lisse. C’est la seule différence entre les deux fabrications, car le point du tissu est semblable. La traîne est en laine pour les ombres, en soie pour les lumières. Le métier de haute lisse se prête à toutes les exigences du modèle le plus grand ; il est donc essentiellement consacré à reproduire les tableaux d’histoire. En résumé, la manufacture des Gobelins représente la fabrication des tapisseries pour tentures du plus grand style. La manufacture de Beauvais représente la fabrication des tapisseries pour meubles : elle fut aussi fondée par Colbert en 1664.
  6. Moquette, mocade et kamokat, tapis en usage au moyen âge et fabriqués à Damas. Le nom de ces tapis dérive du nom arabe de cette ville, Di-Mochk ou Dimachk, d’où l’on a fait moke ou mokette par corruption.
  7. Cercles chromatiques de M. Chevreul, exécutés par M. Digeon.
  8. Dans le nord, bon nombre de personnes sont affectées de chromatopseudopsis, c’est-à-dire de l’incapacité de distinguer les nuances. « Cette affection, dit le professeur Wartmann dans ses mémoires scientifiques, est beaucoup moins rare qu’on ne le croit généralement ; non-seulement elle empêche de distinguer les couleurs, mais donne une appréciation imparfaite des objets. Cette affection atteint souvent les personnes qui doivent, par état, savoir distinguer les nuances. J’ai connu quatre peintres, deux papetiers, deux teinturiers, un fabricant de châles, un drapier et un émailleur, ne pouvant distinguer le vert du rouge et le bleu du vert. D’après certaines statistiques, le chiffre des personnes affectées de ce désordre serait de 1 sur 20 et de 5 sur 40. »
  9. Ponceau, du latin puniceus ; vient de punicum, sous-entendu malum, grenade punique dont le rouge est éclatant.
  10. Nous nous hâtons d’excepter le remarquable rapport de M. Bernoville, manufacturier, qui rend complète justice au sentiment artiste de l’industrie orientale. — Voyez tome IV des Travaux de la commission française sur l’industrie des nations à l’exposition universelle de 1851, page 53.