Les Aryas et leur première patrie

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LES ARYAS ET LEUR PREMIÈRE PATRIE


§ I. — La première patrie des Aryas.

Les renseignements suivants, donnés par le premier fargard du Vendidad, indiquent dans quelle direction il faut chercher la première patrie des Aryas, que ce livre nomme l’Airyana vaeja, l’Aryane de l’origine, ou « la terre productrice des Aryas, le berceau de la race aryaque », suivant l’expression de Harlez[1].

Ormuzd crée d’abord pour les peuples anaryens une terre, lieu d’agrément, où tout pourtant n’était pas joie, qui n’avait pas tous les agréments de la fertilité ; « car, dit Ormuzd, si je n’avais pas créé ce lieu d’agrément où tout n’était pas joie, tout le monde corporel se serait transporté dans l’Airyana vaeja ».

Puis, en faveur de son peuple, les Aryas ou Éraniens, Ormuzd crée successivement seize autres « lieux et séjours excellents *, dont « le premier et le meilleur » est « l’Airyana vaeja, d’excellente nature ».

Quant aux quinze autres lieux et séjours excellents, nous allons les faire connaître dans l’ordre de leurs créations successives, en les faisant suivre de leurs homonymes plus récents, et plus ou moins altérés, après avoir rappelé qu’alors comme aujourd’hui, dans la partie de l’Asie que nous allons parcourir, un même nom était souvent donné à la province, à sa capitale et quelquefois même au fleuve qui la traversait, fait qui est loin d’être particulier à cette région du globe, qui a toujours été assez fréquent en France, et qu’on a retrouvé jusque chez les Peaux-Rouges d’Amérique.

2e lieu, Çugdha ; c’est l’ancienne Sogdiane, située entre l’ancien Iaxarte ou Syr-Daria actuel et l’ancien Oxus ou Amou-Daria actuel.

3e lieu, Moùru, aujourd’hui Manv ou Menv, capitale de l’ancienne Margiane, sur l’ancien Margus, le Marghâb ou Merghâb actuel.

4e lieu, Bâkhdhi ou Bâghdhi, la Bactres des anciens, située au sud de l’Oxus, qui était la capitale de l’ancienne Bactriane et qui conserve encore le nom de Balkh.

5e lieu, Niçaya ou Niça, nom commun dans l’antiquité à plusieurs villes, toutes situées vers les limites de la Perse et du Turkestan actuel, ce qui rend indifférent pour notre sujet que la Niça en question ait été l’une ou l’autre de ces villes.

6e lieu, Haraeva (écrit Harayou par Eugène Burnouf) ; est la ville et la province actuelle de Hérat.

7e lieu, Vaekereta, dans lequel de Harlez reconnaît le moderne Kaboul.

8e lieu, Urva, inconnu.

9e lieu, Vehrkana (le pays des loups), la Varkana des inscriptions cunéiformes ; est l’ancienne Hyrcanie.

10e lieu, Haraquaiti, ou l’ancienne Arachosie, dans le Sedjestan actuel.

11e lieu, Haetumat, qui est, suivant de Harlez, l’Etymander ou Erymander des anciens, région actuelle du miment, également dans le Sedjestan.

12e lieu, Ragha, qui serait la Ragaïa située à Test de la Parthie, suivant Kiepert et de Harlez, mais dans laquelle les gloses voient la médique Raï, la Rhagès de l’histoire de Tobie, située au sud-est de Téhéran.

13e lieu, Chakra, « probablement l’actuelle Charuch dans le Khorassan », dit Harlez.

14e lieu, Varena, où naquit Thraetaona ; paraît être l’antique Kirmân, qui est située au sud du mont Derbend, à environ 500 kilomètres au sud-est d’Ispahan, d’après l’itinéraire de M. de Khanikof, dont on peut voir la carte à la page 275 du IVe volume du Tour du monde.

15e lieu, Hapta-Hendu, qui est le Sapta-Sindhu du Véda, le Pandjab actuel, arrosé par le cours supérieur de l’Indus et par ses affluents septentrionaux.

Arrêtons-nous un instant sur les indications fournies par ces divers noms de lieux, avant d’arriver à la discussion de la position du seizième.

Dès l’an 1833, l’identification de Çughdha, de Moûru, de Bâkhdhi, de Niçaya, de Harayou ou Haraeva, de Vehrkana, de Haraquaiti et de Hapta-Hendu, avec leurs homonymes plus récents, avait été faite par Eugène Burnouf, dans son Commentaire sur le Yaçna, aux pages xcii à cxx des Notes, et il est clair que lorsque Ormuzd dit à Zoroastre qu’il a créé successivement pour son peuple la Sogdiane, la Margiane, Bactres, Nisée, le Hérat, l’Hyrcanie, l’Arachosie et le Pandjab, il ne s’agit pas là en réalité de la création successive de ces différents pays. Cela signifie simplement que Ormuzd a donné successivement ces pays aux Éraniens, comme Jéhovah a donné la terre promise aux Hébreux, ou, pour parler le langage de l’histoire, que les Éraniens ont successivement conquis ces diverses contrées. C’est la seule interprétation raisonnable qu’il soit permis de donner du premier fargard du Vendidad ; et c’est pourquoi, malgré la dénégation de quelques auteurs, cette interprétation a été celle de la plupart des savants qui se sont occupés de la question, notamment de Rhode, de Lassen, de Bunsen, de A. Piciel, de F. Lenormant, etc.

Or, les identifications d’Eugène Burnouf suffisaient déjà pour montrer qu’à partir de la Sogdiane, les conquérants éraniens se sont constamment avancés vers le sud, tout en poussant des pointes, tantôt à l’ouest, tantôt à l’est. On conçoit d’ailleurs que les Éraniens, comme tant d’autres peuples septentrionaux, aient été attirés dans cette direction par la beauté du climat et par la fertilité du sol des régions méridionales. L’un des débris de la littérature zende, traduit par de Harlez à la fin de son Aveda, l’Afrighan III, ne laisse d’ailleurs aucun doute sur le goût très-prononcé des anciens Eraniens pour les climats du sud, car aux versets 4-6, Zoroastre demande à Ormuzd quelle sera la récompense de l’homme qui récitera la prière à Rapithvan, génie qui préside à la région du midi, et il en reçoit cette réponse : « Comme le vent [soufflant] de la région à laquelle préside Rapithvan, ô saint Zarathustra, fait prospérer et grandir, comble de biens et fait croître en joie le monde corporel tout entier, [ainsi] cet homme s’assure la possession d’autant de biens ; autant est grande la récompense de cet homme qui par la prière, etc… »

À la page 224 de son Commentaire sur le Yaçna, après une dissertation sur le sens étymologique du mot Rapithvan, Eugène Burnouf ajoute : « Je ne vois pas clairement le rapport qui peut exister entre un radical signifiant se réjouir et le génie du midi ». Ce rapport est clairement indiqué par ce passage de l’Afrighan III, qui montre que pour les Éraniens le midi était la région des terres fertiles, de l’abondance, de la prospérité et de la joie.

De l’ensemble de ces considérations on peut déjà conclure que l’Airyana vaeja doit être cherchée au-delà de la Sogdiane, c’est-à-dire au-delà de l’Iaxarte. L’emplacement assigné par certains auteurs au 16e lieu, créé par Ormuzd, pourrait seul être invoqué contre notre croyance à la marche constante vers le sud de la conquête éranienne ; mais nous allons montrer, par les textes mêmes de l’Avesta, que ces auteurs se sont trompés en déterminant comme ils l’ont fait la position de ce lieu.

Ce 16e lieu est la région de la Rànha, dans laquelle Spiegel a cru reconnaître l’Iaxarte, de Harlez l’Oxus, et Windischmann l’Indus. Mais, ainsi qu’Anquetil du Perron l’a fait observer dans sa traduction du Zend-Aventa, l’arménien Moïse de Chorène a dit dans sa Géographie que la région de la Rânha était cette partie de l’Assyrie qui confinait à l’Arménie, et l’étude des textes zends va lui donner raison.

Parmi les nombreux renseignements que l’Avesta donne sur la Rânha, notons d’abord celui du yesht xx, verset 4, où Zoroastre dit au roi Vistaçpa : « Domine sur la Rânha, si large à traverser, comme Vafrô navaza », ce qui indique que la Rânha était le plus considérable ou tout au moins l’un des plus considérable des fleuves connus des Éraniens contemporains de Zoroastre.

Aux yeshts xiv, 29, et xvi, 7, la Rânha reçoit deux fois l’épithète « aux rives éloignées ». Celle épithète, copiée dans la traduction de Harlez, aurait dû faire voir à cet auteur que la Rânha ne peut pas être l’Oxus, puisqu’il reconnait comme tout le monde que les textes zends ont été composés dans l’empire bactrien, traversé par l’Oxus.

Dans le yesht v, 60-67, Vafrô navaza, averti d’un péril par la voix de son souverain Thraetaona, parvient à regagner ses domaines, situés sur les rives de la Rânha, où il offre un sacrifice à la déesse Ardwiçura anàhila, pour la remercier de sa délivrance. Harlez en conclut, dans une note relative à ces versets, que cette circonstance vient à l’appui de sa croyance à l’identité de la Rânha et de l’Uxus, alléguant que Vafrô navaza venait de combattre dans le nord. Mais c’est une erreur manifeste, puisqu’ici Vafrô navaza est averti du danger par Thraelaona, et que, d’après le même yesht v, versets 28-31 el."i2— ; 3G, Thraelaona venait au contraire de combattre Dahâka, qui est formellement désigné dans le texte comme un roi de Babylone. Il est vrai que le membre de phrase dans lequel Dahâka est représenté comme un roi de Babylone manque dans la traduction de Harlez ; mais il est évident que cet auteur avait traduit ce passage, qui doit être tombé à l’impression, puisqu’il insiste sur son véritable sens dans une note. Le yesht v porte donc déjà à croire que la Rânha traversait une province éranienne limitrophe de l’Assyrie ; et cette opinion est confirmée par un texte du yesht x, dont notre ami, M. Léon Rodet, nous a signalé toute l’importance pour la solution de la question qui nous occupe.

Voulant indiquer que Mithra embrasse toute la terre, l’auteur du yesht x nomme dans le verset 104, d’abord l’orient, puis l’occident, puis la Rânha, puis les extrémités de la terre. Or, pour les Éraniens avestiques comme pour les Hindous védiques, qui les uns et les autres se tournaient vers l’orient pour prier, l’orient était le devant, l’occident le derrière, le sud la droite et le nord la gauche. Comme le devant était plus noble que le derrière, et que la droite était plus noble que la gauche, les anciens Hindous nommaient toujours les quatre points cardinaux dans l’ordre suivant : l’orient, l’occident, le sud et le nord ; l’ancienne littérature sanscrite en fournil de nombreux exemples. En raison du peu de textes zends qui nous restent et de la nature des sujets qu’ils traitent, on s’explique que le passage en question du yesht x soit, à notre connaissance, le seul exemple d’énumération des quatre points cardinaux fourni par la littérature zende. On n’en est pas moins en droit d’affirmer que dans cette énumération, les Éraniens avestiques suivaient toujours le même ordre que les anciens Hindous, d’autant plus que les textes pehlvis montrent la persistance de cette habitude chez les Éraniens des temps postérieurs. Ainsi, dans le Boundehesch, chap. ii et chap. xi, les quatre régions de la terre correspondant aux quatre points cardinaux sont nommées dans l’ordre suivant : l’orientale, l’occidentale, la méridionale, la septentrionale ; et vers la fin du chap. v du même ouvrage elles sont énumérées ainsi : l’orientale, la méridionale, l’occidentale et la septentrionale. Tous ces exemples prouvent bien qu’un ancien Éranien, pas plus qu’un ancien Hindou, ne se serait jamais permis de nommer le côté le moins noble avant le plus noble, le derrière avant le devant, ni la gauche avant la droite, d’où l’on peut conclure avec certitude que dans le yesht x, les extrémités de la terre désignent l’extrême nord, et que la Ranha est placée par ce yesht à l’extrême limite méridionale des pays connus des Éraniens avestiques, ou tout au moins aux frontières méridionales de leur empire. La Riyha ne peut donc être que l’Indus, le Tigre ou l’Euphrate ; et l’histoire de Vafrô navaza porte plutôt à croire que c’était le Tigre, sur le cours supérieur duquel aurait été située sa province ou satrapie, dans laquelle il se serait réfugié après un échec essuyé sous les yeux de son suzerain Thraetaona, en combattant le Babylonien Dahâka.

Nous savons que, suivant une certaine école, le combat de Thraetaona et de Dahâka serait toujours et partout la personnification de la lutte des éléments dans l’orage. Mais il n’en est pas moins certain que, dans les passages précités, Thraelaona et Dahâka agissent en rois ; que leur combat est ici la personnification de quelques épisodes de la lutte des Éraniens contre les populations anâryennes de la vallée du Tigre et de l’Euphrate dans les temps antérieurs à la réforme zoroastrienne, et surtout que ces passages donnent sur la géographie ancienne des renseignements que tout le monde a le droit d’interpréter, mais dont personne ne saurait nier l’importance. Du reste, le document fourni par le yesht x échappe à toute interprétation mythologique ; il suffit à lui seul pour montrer que la Rânha était située au sud de l’empire éranien, ce qui nous autorise à répéter que la conquête éranienne a suivi une marche constante vers le sud et que l’Airyana vaeja doit être cherchée au delà de l’Iaxarte.

Plusieurs causes ont contribué à tromper les savants sur la vraie position de l’Airyana vaeja ; la première se trouve dans les « créations hostiles » qu’Ahriman oppose à chacune des créations excellentes d’Ormuzd, comme on peut le voir dans le premier chapitre du Vendidad.

Dans la Géographie de l’Avesta, article du Journal asiatique (juin 1862, pp. 482-497), M. Michel Bréal enumère ainsi, à la page 484, les créations hostiles d’Ahriman dont chaque numéro correspond à chacune des seize créations excellentes d’Ormuzd : « 1. Le grand serpent et l’hiver. — 2. La guêpe qui détruit les troupeaux. — 3. Les mauvais discours. — 4. Les animaux dévorants. — 5, Le doute. — 6. La paresse et la pauvreté. — 7. La péri qui s’attache à Kereçàçpa. — 8. Les impuretés. — 9. La pédérastie. — 10. L’enterrement des morts. — 11. La sorcellerie. — 12. Le doute. — 13. L’incinération des morts. — 14. De mauvais signes et des fléaux. — 15. De mauvais signes et une mauvaise chaleur. — 16. L’hiver. »

Tout en répudiant la conclusion générale de M. Bréal, qu’il exprime en ces termes : « La géographie de l’Avesta est essentiellement fabuleuse », nous ne pouvons que donner notre assentiment à ses judicieuses observations de la page 485, qui sont celles-ci :

« Les diverses contrées de l’Iran étant attribuées à Ormuzd, et devant, selon la croyance parse, augmenter son pouvoir, la symétrie qui règne dans toute la religion mazdéenne exigeait qu’Ahriman opposât création à création ; il ne s’agit pas pour lui de nuire à telle ou telle production d’Ormuzd en particulier, mais de rétablir l’égalité entre les deux principes, en augmentant la somme des maux à mesure qu’Ahura-Mazda accroît le nombre des biens. La liste d’Ahriman se compose des fléaux ordinairement attribués au mauvais génie et des péchés le plus sévèrement condamnés par la loi zoroastrienne. Il suffit de parcourir cette liste, d’ailleurs pleine de termes vagues et de répétitions, pour se convaincre qu’elle a été intercalée sans intention aucune de la mettre en rapport historique ou géographique avec les provinces d’Ormuzd. Il n’y a pas plus de raison de placer l’hiver dans l’Âiryana vaeja que de mettre le siège du doute à Niça ou celui des mauvais discours à Moûru. Ce sont là des maux d’une nature générale, destinés à tenir en échec la création d’Ormuzd, mais non à frapper telle contrée en particulier.

« C’est pourtant l’erreur qui a servi de point de départ à toutes les conjectures. L’hiver étant créé en opposition à l’Airyana vaeja, on a supposé que cette région devait être particulièrement froide, et l’on a cherché au nord, du coté des sources de l’Oxus et de l’Iaxarle, ou vers le plateau de Pamir, quelque rude climat qui pût convenir à cette province. Le fait est d’autant plus étonnant, que l’Airyana vaeja est constamment décrite comme un lieu où les hommes vivent dans l’abondance et le bonheur, et que l’hiver est au contraire regardé dans YAvcsta comme le plus grand des fléaux. »

Si M. Bréal s’était moins pressé de déclarer la géographie de l’Avesta essentiellement fabuleuse, ce qui le dispensait d’un plus araple examen, il aurait pu chercher et trouver encore d’autres arguments, qui montrent, au moins aussi bien que les siens, l’erreur des savants qui ont placé l’Airyana vaeja dans un climat actuellement aussi rude que celui du Pamir.

Ainsi, pour en arriver là, ces savants ont été obligés de supposer qu’un refroidissement du pays, provoqué par Ahriman, a dès lors chassé les Aryas de leur première pairie, a forcé dès cette époque la totalité du peuple arya d’émigrer dans un climat plus doux. Or l’avènement de la période glaciaire pourrait seule expliquer un tel fait, car on ne connaît aucune autre cause capable de rendre inhabitable, à cause du froid, une contrée qui est représentée comme ayant été à l’origine un pays d’excellente nature. On serait donc obligé d’en inférer que les Eraniens avestiques avaient conservé, non seulement le souvenir de la période glaciaire, mais aussi celui des beaux jours qui l’ont précédée, et c’est ce qu’en général on n’admettra pas facilement. L’âge d’or primitif admis chez tant de nations n’est pas un souvenir traditionnel des temps préglaciaires ; c’est un produit d’une utilité très-contestable, créé par l’imagination d’une catégorie d’hommes qui s’est toujours beaucoup plus préoccupée de parer le passé d’ornements étrangers que de travailler à l’amélioration du présent et de l’avenir, et dont l’espèce ne parait malheureusement pas sur le point de s’éteindre.

Ajoutons que si les créations hostiles d’Ahriman avaient dû avoir pour conséquence de faire abandonner les lieux de séjour créés par Ormuzd, les hommes auraient été forcés d’abandonner toute la surface de la terre, puisque Ahriman oppose partout création à création, non seulement à l’égard des provinces éraniennes, mais aussi à l’égard de la terre anàryenne, c’est-à-dire de tout le reste du globe, comme on peut le constater au 4e verset du premier chapitre du Vendidad. Aussi la supposition d’une véritable émigration des Éraniens pré-avestique est-elle en contradiction formelle avec les renseignements fournis par la littérature zende. On n’y voit nulle part, ni dans le Vendidad ni ailleurs, que les iraniens aient abandonné l’Airyana vaeja, ni aucune des quinze autres provinces éraniennes, après qu’Ahriman en eut perverti l’excellence nature. On y constate seulement l’extension et non l’abandon de la patrie primitive. Yima en double, puis en tripTe l’étendue, et il y construit des maisons pour protéger les hommes et les animaux domestiques contre les intempéries de la mauvaise saison, mais il ne l’abandonne point (Vendidad, chap. ii) ; Pourusharpa, père de Zoroastre, vit dans l’Airyana vaeja et y voit naître son fils (Yàçna, ix, 41-44) ; et Zoroastre, contemporain de Vistaçpa, le plus récent des rois éraniens nommés dans l’Avesta, sacrifie encore dans l’Airyana vaeja (yesht v, 103-106), ce qui ne veut pas dire, bien entendu, que l’Airyana vaeja de Vistaçpa avait conservé les dimensions de l’Airyana vaeja des Aryas primitifs, pas plus que l’empire romain des Césars n’avait conservé les dimension ? du royaume de Romulus et des Tarquins.

La prétendue rigueur du climat actuel du pays qui fut l’Airyana vaeja est donc une pure illusion. Son climat ne doit d’ailleurs pas avoir sensiblement changé depuis l’époque de l’unité aryenne, et les renseignements fournis par les textes de l’Avesta, confirmés et complétés par les données de la philologie comparée, montrent que la première partie des Aryas était un pays accidenté, une région alpestre entrecoupée de nombreuses vallées, riche en mines métallifères, en torrents et en rivières, en forêts et en pâturages, possédant une flore et une faune très-variées, flore et faune indiquant le climat qui est dit tempéré, parce qu’on y souflre moins longtemps de la chaleur que sous les tropiques, et du froid que dans les régions circumpolaires.

C’est donc un tel pays qu’il faut chercher au-delà de l’Iaxarte, et à peu de distance de ce fleuve, puisqu’à partir de l’entrée des Éraniens dans la Sogdiane, qui fut leur première conquête, le Vendidad donne une liste de contrées successivement occupées et assez rapprochées les unes des autres, tandis qu’il ne mentionne aucune contrée occupée entre l’Airyana vaeja et la Sogdiane.

Le passage suivant, emprunté au xxve chapitre du Boundehesch, ouvrage traduit du pehlvi par Anquetil du Perron, fournit aussi un précieux renseignement :

« [Ormuzd] parlant dans la Loi de l’œuvre de la Loi [dit] : J’ai fait les productions du monde en trois cens soixante-cinq jours…… Il faut compter premièrement le jour, et ensuite la nuit, parce que le jour a été d’abord : la nuit est venue ensuite Le [plus longj jour d’été est égal aux deux [plus] courts jours d’hiver ; la [plus longue] nuit d’hiver est égale aux deux [plus] courtes nuits d’été. [Le jour] d’été est de douze hesars et la nuit de six hesars ; la nuit d’hiver est de douze hesars et le jour de six. »

La première phrase de ce passage est la seule qui doive être rectifiée de la manière suivante d’après la traduction allemande de Justi, ce qui n’en modifie d’ailleurs pas sensiblement la signification :

« Au sujet des institutions religieuses, il est dit dans l’Écriture sainte, par moi [Ormuzd] : J’ai fait, etc. »

Volney a le premier signalé l’importance de ce document dans le chapitre xvii de ses Rechercher nouvelles sur l’histoire ancienne, où il dit :

« Un pareil ordre de choses n’a lieu que sous le 49e degré 20 minutes de latitude, où le plus long jour de l’année est de 16 heures 10 minutes et le plus court de 8 heures 5 minutes. Or cette latitude est d’environ 12 degrés plus nord que les villes de Bactre ou Balkh et Ourmia, où l’histoire place le théâtre des actions de Zoroastre. Celle latitude sort infiniment au-delà des frontières de l’empire persan, à quelque époque qu’on le prenne. Elle tombe dans la Scythie, soit au nord du lac d’Aral et de la mer Caspienne, soit aux sources de l’Irtisch, de l’Ob, du Jenisei et de la rivière Sclinga ; elle se trouve dans le pays des anciens grands Scythes (ou Massagètes), qui disputèrent d’antiquité avec les Égyptiens, selon Hérodote[2]. »

Quoique la compilation du Boundehesh ne paraisse pas remonter au-delà du règne des Sassanides, le fond du passage précité n’en est pas moins très-ancien, puisqu’il est donné par l’auteur comme un discours d’Ormuzd parlant dans l’Écriture sainte, qui est l’Avesta. Ce discours est donc la traduction pehlvie d’un passage de l’un des livres perdus de l’Avesta primitif en 21 naskas. Nous sommes donc bien en présence d’une très-ancienne tradition éranienne, se rapportant à un ordre de choses que les Éraniens n’ont pu connaître que par l’observation directe, ce qui indique que l’Airyana vaeja doit être cherché vers le 49e degré de latitude.

L’anecdote suivante montrera combien l’observation directe devait être nécessaire pour convaincre les anciens Éraniens de l’existence d’un pays où la durée du plus long jour de l’année est double de celle du plus court. En 1808, près de trente ans après l’occupation de Miliana par les Français, un thaleb de cette ville avait la réputation, probablement méritée, d’être l’un des plus savants Arabes des états barbaresques. Ce thaleb nous donna un jour, comme une preuve de l’ignorance et de la sotte crédulité des savants français, leur croyance à l’existence dans le nord de l’Europe de pays où le soleil reste quelquefois pendant plus de vingt heures visible au-dessus de l’horizon. Dans l’impossibilité où il était de concevoir que des pays plus éloignés que le sien de la route parcourue par le soleil puissent cependant en être éclairés plus longtemps à une certaine époque de l’année, cet honnête musulman considérait la croyance à ce fait prétendu imaginaire comme le résultat d’un profond aveuglement d’esprit, juste punition infligée par Allah aux infidèles Roumis.

Aux pages 110 et 113 du tome Ier des Origines indo-européennes, Pictet a montré par des inductions tirées de la philologie comparée, non seulement que les Aryas primitifs ont connu une mer, mais aussi que cette mer était située à l’ouest de leur pays. Ce fait est si important, et d’autre part on a quelquefois tellement abusé de la philologie comparée, que nous rappellerons brièvement les considérations sur lesquelles Pictet s’est appuyé. Presque tous les dialectes aryens européens anciens et modernes, le latin, l’irlandais, le cymrique, le comique, l’armoricain, le gothique, l’anglo-saxon, le Scandinave, l’ancien allemand, le lithuanien, l’ancien slave, le russe, le polonais, l’illyrien, possèdent un nom commun, analogue à notre mot mer, pour désigner la mer. On peut déjà en conclure qu’un accord aussi général ne saurait être le résultat d’une transmission d’un peuple à l’autre, et qu’il doit remonter à l’origine de toutes ces langues, c’est-à-dire à une époque antérieure aux migrations aryennes. Si un mot germanique et un mot slave se rattachent à la fois aux sens de mer et d’occident, on peut à la rigueur supposer que la dernière acception leur a été donnée postérieurement à l’arrivée des Germains et des Slaves sur les bords de la mer occidentale. Mais on ne peut faire une supposition semblable à l’égard des Hindous, chez qui l’occident s’appellent varuni, c’est-à-dire la région de la mer, puisque pour eux la région de la mer est le sud et non l’occident ; on peut donc inférer de ces faits que la mer des Aryas était réellement à l’ouest de leur patrie.

Si nous ajoutons que l’Avesta place le fameux mont Hara barezaiti à l’est de l’Airyana vaeja, tous les éléments du problème à résoudre se trouveront posés, ou plutôt le problème sera résolu pour tout lecteur qui a bien voulu nous suivre, et qui jettera les yeux sur une carte de la région de l’Asie où nous l’avons conduit. La mer près de laquelle les Aryas primitifs ont vécu ne peut être en effet que le lac Balkach, aussi appelé lac Tenghiz ou mer de Dzoungarie, qui n’est qu’à environ cinq cents kilomètres au nord-est du Syr-Daria ou ancien laxarte, pris à la hauteur de la ville nommée Turkestan, et située à quelques lieues de la rive droite de ce fleuve, vers le tiers septentrional de son cours. L’Airyana vaeja était donc la partie du Turkestan russe actuel qu’on nomme district d’Alatau, contrée située à l’est du lac Balkach et à l’ouest de la chaîne de l’Alalau ou monts Barloucks, ramifications occidentales de l’Altaï. Ce pays est bien connu depuis que les Russes en ont fait la conquête (1846-1855), et il satisfait à toutes les conditions exigées pour être déclaré la patrie primitive des Aryas.

Il est en effet situé au-delà et à proximité de la Sogdiane, au nord-est du Syr-Daria, comme le demandent les renseignements fournis par le premier chapitre du Vendidad,

Cette position assignée à l’Airyana vaeja satisfait également à la donnée philologique qui exige la proximité d’une mer située à l’occident, car le lac Balkach est une véritable mer intérieure, sans issue, où se rendent une foule de rivières, mais d’où il n’en sort aucune.

Ce lac est situé à 325 mètres d’altitude, ou 314 mètres au-dessus du lac d’Aral et 350 mètres au-dessus de la mer Caspienne. Sa plus grande largeur ne dépasse guère 80 kilomètres, mais il a une longueur d’environ 500 kilomètres, depuis son extrémité sud-ouest, située au 45e degré de latitude, jusqu’à son extrémité nord-est, située au 47e degré de latitude. Or on admettra bien que, tout en ayant ce lac à l’occident de leur patrie, les Aryas ont pu avoir leur frontière septentrionale à deux degrés plus au nord, vers le 49e degré de latitude, ce qui leur a permis de connaître des jours d’été deux fois aussi longs que les plus courts jours d’hiver, comme l’indique le Boundehesch.

L’Alatau, sur le versant oriental duquel l’Irtich prend sa source, a une altitude moyenne de 2.000 mètres ; plusieurs de ses pics sont élevés de plus de 4.000 mètres et couverts de neiges éternelles. Cette chaîne de montagnes renferme des mines d’or, d’argent, de plomb, de cuivre, de fer, de soufre et de sel ; ses forêts fournissent des bois de construction ; ses nombreuses vallées et les plaines situées à sa base sont d’ailleurs très-fertiles, riches en pâturages ; enfin la faune et la flore de ce pays sont celles que les Aryas ont connues avant de commencer leurs grandes migrations, ce qui achève de satisfaire à toutes les conditions exigées pour qu’on puisse identifier cette contrée avec l’Airyana vaeja.

Sans entrer dans des détails sur sa flore et sa faune, nous ferons seulement observer que les Aryas ayant connu le tigre, les savants auraient hésité, il y a une cinquantaine d’années, à admettre que ce peuple est originaire des pentes occidentales de l’Alatau ; mais les renseignements suivants, fournis par un témoin oculaire, sont venus confirmer ceux de la philologie comparée : « Les monts Alatau, élevant leur cimes bien au-delà de la zone des neiges éternelles, et plongeant leurs racines dans des plaines basses où il n’est pas rare de voir, en été, le thermomètre monter à 50 degrés, ont une faune des plus variées. A leur base, le tigre, le vrai tigre, prélève de nombreuses contributions sur les troupeaux des nomades ; dans les anfractuosités de leurs vallées élevées, l’ours du nord épie ces mêmes troupeaux, lors de leurs migrations, et à leur défaut, chasse l’argali et le cerf[3]. »

Les monts Alatau sont donc le Hara barezaiti, que l’Avesta place à l’est de l’Airyana vaeja, dont il fait le séjour des dieux, et sur le sommet duquel Yima sacrifie (yesht v, 24-27) pour obtenir la souveraine puissance et la victoire sur les populations anâryennes. On reconnaît également la mer Vouruskasha, située au sommet du Hara barezaiti, et répandant ses eaux sur la terre, dans les glaciers éternels de l’Alalau. Le récit mythique du yesht viii, relatif à la victoire de Tistrya, génie de l’Orient, remportée prés de la mer Vouruskasha, sur Apaosba, démon de la sécheresse et de la stérilité, est d’ailleurs une allusion très-claire à l’origine orientale des rivières qui étaient alimentées par les glaciers éternels de l’Alalau, et qui arrosaient l’Airyana vaeja.

Enfin la situation attribuée à l’Airyana vaeja satisfait en outre à une donnée des « commentaires du Véda, qui sont eux-mêmes d’une époque reculée et en langue védique et nous montrent les populations aryennes de l’Inde venant du nord-ouest avec leurs croyances et leurs dieux. » On lit, dans cette phrase, nord-est au lieu de nord-ouest, à la page 180 de La science des religions de M. Em. Burnouf ; mais c’est une faute d’impression ; M. Em. Burnouf nous l’a déclaré lui-même, et sa rectification nous avait déjà été indiquée par le sens général de son alinéa et par la comparaison de plusieurs passages de son Essai sur le Véda.

Certaines autres régions de l’Asie satisferaient certes à un plus ou moins grand nombre des données qui viennent d’être exposées ; mais le district d’Alatau est le seul qui satisfasse à toutes, et l’on est par conséquent forcé de reconnaître que c’est lui qui est l’ancienne patrie des Aryas, c’est-à-dire le lieu où ils ont acquis les principaux éléments de leur civilisation, où ils ont perfectionné leur langue aryaque, mère de tous les dialectes aryens anciens et modernes, et d’où ils sont partis en divers sens pour conquérir et civiliser tant d’autres contrées du globe, après avoir couvert d’une population de plus en plus nombreuse, devenue exubérante, tout le bassin du lac Balkach, dont ils n’occupaient d’abord que la partie orientale.

C’est du reste uniquement faute d’avoir tenu compte de toutes ces données que personne n’était encore parvenu, que nous sachions, à fixer avec précision l’emplacement de l’Airyana vaeja. Ainsi, par exemple, les auteurs qui ont indiqué soit le plateau de Pamir, soit les vallées du Bolor ou de l’Hindou-Kbouch, n’ont pas eu égard au passage du Boundehesch qui nous reporte une dizaine de degrés plus au nord.

Quant à M. Menant, il s’était déjà, en 1864, autorisé du passage du Boundehesch et de la judicieuse remarque de Volney, pour dire à la page 19 des Écritures cunéiformes : « C’est au-delà de la Bactriane et beaucoup plus au nord, dans le pays où le plus long jour d’été est égal aux deux plus courts d’hiver, qu’il faut chercher l’origine des croyances religieuses qui ont fait vivre la Perse. » Il est donc certain que, s’il avait fait usage de la donnée qui exige la présence d’une mer, il eût dès lors attribué à l’Airyana vaeja la position que nous venons de lui assigner.

Enfin, la présence d’une mer dans la patrie aryenne nous fùt-elle contestée, sous prétexte que cette donnée repose uniquement sur des considérations philologiques, que nous n’en persisterions pas moins à considérer les environs du lac Balkach comme l’Airyana vaeja, car nous ne voyons nulle part, à proximité de la Sogdiane, vers le 49e degré de latitude, à l’ouest d’un important massif de montagnes, aucun autre endroit ayant pu servir de berceau aux Aryas.


§ II. — Les Aryas dans leur première patrie.

L’histoire de Yima, racontée dans le deuxième chapitre du Vendidad, va maintenant nous montrer les Aryas dans leur première patrie. Pour l’école dont il a été question page 106, la lutte de Yima contre Dahàka, qui le détrône, serait encore, toujours et partout, la personnification de la lutte des éléments dans l’orage. Sans nous arrêter plus qu’il ne convient à montrer ce qu’il y a d’exagéré dans une pareille opinion, nous ferons observer que certains épisodes de cette lutte prouvent qu’il ne s’agit pas toujours du combat des éléments. Les textes zends ont certainement peint dans la lutte de Dahâka contre Yima, puis contre Thraetaona, nous ne saurions trop le répéter, les premiers combats des conquérants aryens contre les populations anâryennes qui s’opposaient à l’extension de leurs frontières vers le sud.

La critique a le devoir de démêler les faits historiques , enfouies au milieu des mythes des légendes éraniennes ; mais prétendre que tout est mythe dans ces légendes serait juste aussi raisonnable que de nier le fond historique de la légende dorée, des chansons de geste, du règne de Clovis, etc., sous prétexte que la fiole d’huile destinée au baptême de ce roi fut apportée par le Saint-Esprit sous la figure d’une colombe, et que la légende dorée et les chansons de geste fourmillent d’histoires aussi ridicules.

Peu nous importe que Yima ail été d’abord un phénomène naturel devenu dieu, puis roi, ou que ce soit un homme devenu dieu, comme on en a vu tant d’exemples depuis moins de deux mille ans, à Rome et ailleurs. En admettant même comme incontestablement démontré que Yima est un phénomène naturel divinisé, puis transformé en roi par les légendes, on n’aurait pas le droit d’en inférer qu’il n’y a rien d’historique dans quelques-uns des actes qui lui sont attribués. Les anciens Égyptiens ont placé sous le règne de quelques-unes de leurs divinités, Ptah, Osiris, Horus, etc., les actes qu’ils ont accomplis pendant les périodes théocratiques de leur histoire ; malgré la différence des temps, en 1611, le protestant Jacques Bongars a intitulé Gesta Dei per Francos, son recueil de chroniques sur les croisades, souvent cité à cause de la sublimité de son titre, disent les biographes ; et jusqu’à nos jours, certains historiens n’ont vu, dans l’histoire de l’humanité, rien autre chose que l’action continue de la providence faisant manœuvrer les hommes comme des pantins, ce qui explique suffisamment comment les anciens Éraniens ont pu attribuer à Yima, même considéré comme divinité, les actes qui ont marqué les premiers développements de leur puissance et leur passage de la vie nomade à la vie sédentaire. C’est d’ailleurs uniquement de ces faits, et non des combats d’Yima et de Dahâka, que le deuxième chapitre du Vendidad va nous entretenir.

Ajoutons que c’est du reste par métaphore que, à l’exemple de l’Avesta, et pour éviter des périphrases, nous avons considéré et nous considérerons Yima comme un roi, comme un personnage réel, car le verset 10 du yesht ix fait régner Yima pendant mille ans en nombre rond. Yima est donc en réalité la personnification d’une longue période historique dont la durée ne parait pas parfaitement déterminée, ce qui n’empêche pas que ce nom a pu être à l’origine, soit le nom d’une divinité, soit le nom d’un personnage réel, et probablement l’un et l’autre, puisque nous avons encore en France des hommes qui portent le nom de Dieu et celui de l’archange Michel.

Dans les seize premiers versets du deuxième chapitre du Vendidad, Ormuzd raconte à Zoroastre que Yima, fils de Vivanhat, est le premier homme auquel il a révélé sa loi ; que Yima ne s’est pas reconnu les qualités d’un propagateur ou prédicateur de cette loi ; qu’il a seulement accepté de développer les biens terrestres créés par Ormuzd, de les faire croître, d’être le protecteur, le nourricier et le maître des êtres terrestres ; puis Ormuzd continue ainsi dans la traduction de Harlez :

« 17-19. Alors je lui apportai des instruments [convenables], moi qui suis Ahura-Mazda : une charrue d’or[4] et un aiguillon fait d’or. Yima est établi dans la plénitude du pouvoir royal.

« 20-22. Trois cents régions échurent en partage au roi Yima. Et cette terre se remplit de troupeaux, de bêtes de trait, d’hommes, de chiens, d’oiseaux et de feux brillants et ardents. Aussi les troupeaux, les bêtes de trait et les hommes n’y trouvaient plus de place[5].

« 23. Or j’avertis Yima, et je lui dis : Yima éclatant de beauté, fils de Vivanhao, la terre est entièrement couverte de troupeaux, de bêtes de trait, d’hommes, de chiens, d’oiseaux, de feux brillants et ardents. Les bestiaux, les bêtes de trait et les hommes n’y trouvent plus de place.

« 24-25. Yima donc s’avança à la plus grande clarté du jour, à l’heure de midi, suivant la route que parcourt le soleil. Il entr’ouvrit la terre avec son soc d’or ; il la perça de son aiguillon, parlant ainsi : Sois [moi] favorable, auguste Armaïta ; soulève-toi, étends-toi, en vertu de ma prière, pour porter des troupeaux, des bêtes de trait et des hommes.

« 26-28. Alors six cents régions échurent en partage au roi Yima. Et cette terre se remplit de troupeaux, de bêtes de trait, d’hommes, de chiens, d’oiseaux, de feux brillants et ardents. Aussi les bestiaux, les bêtes de trait et les hommes n’y trouvaient plus de place.

« 29. (Répétition du verset 23.)

« 30-31. (Répétition des versets 24-25.)

« 32-35. Alors neuf cents régions échurent au roi Yima. Et cette terre se remplit de troupeaux, de bètes de trait, d’hommes, de chiens, d’oiseaux, de feux brillants et ardents. Aussi les bestiaux, les bêtes de trait et les hommes n’y trouvaient plus de place.

« 36. (Répétition du verset 23.)

« 37-41. Ainsi Yima étendit cette terre et la rendit plus grande d’un tiers qu’elle n’était auparavant. Puis il étendit encore cette terre et la rendit des deux tiers plus grande qu’elle n’était d’abord. Il l’étendit [enfin une troisième fois] et la rendit des trois tiers plus grande qu’elle n’était auparavant[6]. Alors les troupeaux, les bêtes de trait et les hommes purent y circuler à leur gré, à leur aise et selon le bon plaisir de Yima.

« 42-45. Ahura-Mazda, le créateur, réunit une assemblée de Yazatas célestes dans la célèbre Airyana vaeja, [la terre] de création parfaite. Le brillant Yima, pasteur des peuples justes, réunit en assemblée les meilleurs des hommes dans la célèbre Airyana vaeja, la terre de création parfaite. A celle assemblée le brillant Yima, chef des peuples justes, vint avec les meilleurs des hommes dans l’Airyana vaeja, terre de création parfaite.

« 46-51. Alors Ahura-Mazda dit à Yima, éclatant de beauté, fils de Vivanhao : Sur les êtres corporels va fondre l’hiver et ses maux ; avec lui, un froid pénétrant et destructeur. Sur les êtres corporels va fondre l’hiver et ses maux ; par lui, il tombera des flots abondants de neige sur les cimes des montagnes et sur les flancs des collines élevées.

« 52-60. Trois espèces de troupeaux devront s’éloigner [de leur séjour habituel], ô Yima ! Ceux qui vivent dans des endroits dangereux [redoutables], ceux qui vivent dans les profondeurs des vallées, ceux qui vivent au sommet des montagnes ; [ils devront se retirer] en des demeures protégées par des murs. Avant cet hiver, la terre était couverte de prairies. Les inondations violentes qui suivent la fonte des neiges [des glaces], et l’absence complète de route pour les êtres doués d’un corps, désoleront cette terre sur laquelle se voient maintenant les traces des petits troupeaux[7].

« 60-64. Fais-toi donc, Yima, un vara de la longueur d’un caretus mesuré en tous sens[8]. Tu y porteras le germe producteur des bestiaux, des bêtes de trait, des hommes, des chiens et des feux brillants et ardents. Construis donc un vara long d’un caretus en tous sens, pour [servir de] demeure aux hommes ; fais-le de la longueur d’un caretus en tous sens, pour qu’il soit le lieu de parcage des bœufs.

« 65-69. Tu y rassembleras les eaux, sur un espace grand d’un hathra. Près de ces eaux établis la demeure des oiseaux sur cette terre toujours verdoyante et qui produit des aliments sans faiblir jamais. Tu y feras des habitations : des maisons, des portiques, des cours[9], des lieux clos de toutes parts.

« 70. Porte dans ce vara le germe producteur des hommes et des femmes, des plus beaux, des meilleurs qu’il y ait sur la terre.

« 71-79. Porte aussi le germe producteur de tous les genres d’animaux de pacage, des animaux les plus grands, les meilleurs et les plus beaux qu’il y ait sur la terre. Porte la semence des arbres de tout genre, de tous ceux qui sur cette terre sont les plus élevés et répandent la meilleure odeur. Porte également le germe de toutes les espèces différentes d’aliments, [des aliments] les plus savoureux et de la plus suave odeur. Dispose tout cela par couples, et que tout cela soit impérissable aussi longtemps qu’il y aura de ces hommes dans le vara.

« 80-86. Qu’il n’y ait dans ces lieux ni querelles, ni paroles malveillantes, ni infidélité, ni méchanceté, ni tromperie, ni bassesse, niaflliclion [ou corps courbé]. Qu’il n’y ait point de dents d’une grandeur démesurée, point de corps difforme, ni de membres disproportionnés, ni aucun de ces signes, marques certaines d’Anro-Mainyus qu’il imprime sur [les corps] des hommes.

« 87-92. A l’extrémité supérieure établis neuf passages, au milieu six, au bout inférieur trois. Près des premiers passages dépose les germes de mille hommes et de mille femmes ; prés des passages du milieu, ceux de six cents ; près des derniers, ceux de trois cents. [Répands] ces germes dans le vara avec le soc d’or[10]. [Qu’il y ait] à cette enceinte un haut mur et une lumière qui éclaire par elle-même de l’intérieur.

« 93-96. Yima cependant se mit à penser : Comment pourrai-je faire ce vara comme me l’a indiqué Ahura-Mazda ? Alors Ahura-Mazda lui dit : Yima, éclatant de beauté, fils de Vivanliao ! fends la terre du talon, creuse-la de tes mains, de la même manière que les hommes creusent la terre amollie. »

Les versets 97-128 reproduisent textuellement, sous forme narrative, les versets 60-92, et ils montrent ainsi que Yima a exécuté à la lettre toutes les prescriptions d’Ormuzd.

Tel est le deuxième fargard du Vendidad, auquel de Harlez a donné ce singulier titre : « Légende de Yima. — Développement de la création.Règne heureux de Yima.Irruption des eaux diluviales.Construction du vara. » Et pour qu’on ne puisse se méprendre sur le sens de ce titre, rappelons que Harlez ajoute ailleurs : « Yima, le héros de cette légende, est, chez les Iraniens, le représentant d’Adam et de Noé, confondus dans le souvenir de ces peuples (t. Ier, p. 89), » et que cet auteur avait dit auparavant, à propos de Zoroastre : « A l’époque où il vécut, l’Asie, bien que polythéiste, n’avait point perdu toute connaissance du vrai Dieu ; l’histoire de Job en fait foi. Rien ne prouve que cette connaissance ait complètement disparu de la terre d’Éran ; le contraire est même de la plus grande probabilité (t. Ier, p. 34). »

Il faudrait vraiment être doué d’une foi bien robuste pour reconnaître, même dans la traduction de Harlez, « un développement de la création » dans les extensions successives du royaume de Yima, et pour reconnaître un souvenir du prétendu déluge universel des légendes sémitiques dans les neiges tombant « sur les cimes des montagnes et sur les flancs des collines élevées, » et dans « les inondations violentes qui suivent la fonte des neiges, » phénomènes qui, au lieu d’inonder les plaines, forcent au contraire Yima de quitter la montagne avec ses troupeaux et de s’établir au pied de cette montagne, « sur une terre toujours verdoyante et qui produit des aliments sans faiblir jamais, » comme l’indiquent les versets 65-69.

Un commentaire de la légende de Yima nous paraît toutefois nécessaire pour montrer au juste quelle en est la portée historique, et peut-être n’est-il pas inutile de rappeler auparavant que la connaissance de la langue zende ayant été presque complètement oubliée pendant bien des siècles, et ayant été remise en lumière seulement de nos jours par Eugène Burnouf et par ses successeurs, le sens d’une foule de mots zends ne peut être deviné que par la comparaison des mots analogues des divers dialectes aryens, notamment du sanscrit, de sorte qu’il est toujours possible de donner plusieurs acceptions différentes à ces mots zends et que le contexte indique seul quelle en est l’acception vraie. Aussi de Harlez dit-il (t. II, p. 30) que le traducteur « doit s’attacher surtout à l’étude comparative du texte et des exigences du contexte. Des phrases sans signification précise, ou de sens forcé, ne peuvent rendre la pensée de l’auteur, » judicieuse remarque que de Harlez semble avoir oubliée en traduisant certains versets précités, ainsi que nous allons le montrer.

Imbu de l’idée que Yima est tout à la fois Adam et Noé, de Harlez le fait agir, dans sa traduction, comme s’il eût été le seul maître de la terre, comme s’il n’avait pas eu à lutter contre des peuples étrangers pour étendre ses possessions. Il en fait donc un paisible personnage n’ayant qu’à tracer des sillons en dehors de son premier domaine pour en accroître les dimensions, et en conséquence il lui fait donner une charrue et un aiguillon par Ormuzd, traduisant çufra par charrue et astra par aiguillon. Mais cette manière de voir est déjà en contradiction formelle avec l’histoire des premiers âges de l’humanité reconstruite par la science moderne, et aussi avec l’histoire des Aryas et avec celle de Yima, comme on le verra plus loin. L’une des autres causes qui ont déterminé de Harlez à traduire çufra par charrue, il le dit lui-même (t. Ier, p. 93) : « C’est l’usage que Yima fait de cet instrument au § 127. » Or nous allons montrer que c’est au contraire ce verset 127 qui prouve avec la dernière évidence que cet instrument ne peut pas être une charrue, ce qui nous force d’examiner la question de la construction du vara avant d’aborder celle de l’extension du territoire de Yima.

On a dû remarquer combien la description que l’Avesta fait du pays habité par ce roi convient au district d’Alatau, donné dans le paragraphe précédent comme la première patrie des Aryas. Au début du régne de Yima, les troupeaux de son peuple encore nomade vont paître dans les vallées, sur les sommets et jusqu’au bord des précipices des monts Alatau, pendant toute la belle saison, alors que la végétation de l’herbe des plaines est arrêtée par l’élévation de la température et la sécheresse du sol. Mais à l’arrivée de l’hiver, les neiges et les torrents gonflés rendent le pacage et la circulation impossibles dans la montagne. Les troupeaux descendent donc dans la plaine, où fort heureusement le climat est moins rigoureux, où ils pourront passer l’hiver tant bien que mal, jusqu’à ce que le remplacement de la vie nomade par la vie sédentaire ait permis de leur donner plus de bien-être par la construction des abris et par la récolle des fourrages et des céréales. Cette dernière amélioration dans le régime du peuple arya est l’œuvre de Yima, ce qui, bien entendu, n’empêchera pas les troupeaux de retourner paître les riches pâturages de la montagne au retour des chaleurs, pendant que les moissonneurs leur prépareront des réserves alimentaires pour la mauvaise saison. Les versets 12-16 du yesht x suffiraient à eux seuls pour le prouver, puisqu’ils parlent « du sol aryaque, où de hautes montagnes, abondant en pâturages et en eaux, produisent ce qui est nécessaire à l’entretien do bétail, » ce qui indique bien que le passage des Aryas de la vie nomade à la vie sédentaire ne les a pas empêchés de continuer à envoyer leurs troupeaux dans les montagnes pendant la belle saison. Ce passage du yesht x se rapporte d’ailleurs à une époque relativement récente de la vie des Eraniens, puisqu’on y voit qu’ils occupent déjà la Sogdiane, la Margiane, le Hérai, et d’autres contrées dont nous ne connaissons pas l’identification. En lisant le deuxième fargard du Vendidad, on croit donc assister, non pas au fantastique déluge universel, mais à l’une de ces scènes de transhumance qui, de nos jours encore, se renouvellent tous les ans, aussi bien dans le district d’Alatau que dans une foule d’autres régions du globe, notamment en Espagne, en Grèce, en Italie, dans le sud-ouest et dans le sud-est de la France.

Yima donc choisit au pied des montagnes un emplacement convenable, vaste, à l’abri des grandes intempéries de l’hiver, et dont la salubrité est garantie par une inclinaison sufïisante du sol, puisqu’on y signale une extrémité supérieure, un milieu et un bout inférieur. Il y bâtit des maisons dans une enceinte carrée, entourée de murs qui paraissent construits en briques séchées au soleil, et qui sont évidemment destinés à en interdire l’accès aux bêtes féroces et aux maraudeurs. Le diamètre de cette enceinte ne peut pas être évalué à moins de 60 kilomètres par quiconque sait quel trajet un cheval oriental peut parcourir chaque jour sans dépérir. On est donc plutôt en dessous qu’au-dessus de la vérité en évaluant à 3.000 kilomètres carrés la superficie de cette enceinte ou vara.

La lumière qui éclaire par elle-même l’intérieur du vara (verset 92) est évidemment un autel du feu, preuve de l’antiquité du culte de cet élément qui, de l’Airyana vaeja, s’est répandu dans l’Inde, en Perse, en Asie-Mineure, en Grèce et en Italie, avec les migrations aryennes.

En sage administrateur, Yima se préoccupe de former un peuple aussi bien doué au physique qu’au moral, et possesseur de belles espèces animales et végétales, ce qui est l’un des côtés typiques du caractère arya, plus que partout accusé dans les indications constantes du Véda ; et c’est dans ce but qu’il transporte dans le vara tous les « germes producteurs » capables de concourir à l’accomplissement de ses désirs (versets 70-86).

Quoique le sens de ces versets soit assez clair pour être compris par tout le monde, nous ferons cependant sur le mot taokhman, germe, qu’emploie l’auteur du deuxième fargard, quelques réflexions nécessaires pour bien montrer que le çufra de Yima ne peut pas être une charrue. Ce mot taokhman qui a tous les sens propres et figurés de notre mot « germe, » a toujours dans ce fargard le sens d’agent producteur, témoin la prescription du verset 61 : « Tu y porteras le germe producteur des bestiaux, des bêtes de trait, des hommes, des chiens et des feux brillants et ardents. » Le germe producteur du feu est évidemment le briquet, de quelque nature qu’ait pu être cet instrument chez les Aryas. Les germes producteurs des bons aliments sont de bonnes graines de plantes céréales et potagères de choix. Les germes producteurs des beaux arbres sont de bonnes graines d’arbres de choix. Ce n’est certainement pas à ces diverses catégories de germes, mais seulement aux deux catégories suivantes, que s’applique la prescription du verset 77 : « Dispose tout cela par couples. » Les germes des beaux animaux domestiques sont en effet de beaux couples d’animaux domestiques ; et les germes producteurs d’hommes et de femmes aussi bien doués que possible sont des couples humains capables d’engendrer de tels êtres. On assiste donc réellement ici à la naissance d’une colonie agricole dirigée par un homme intelligent, et les versets 87-91 vont montrer l’usage que Yima fait du çufra dans l’installation de cette colonie.

On voit d’abord aux versets 87-90 que Yima établit 18 perethu dans le vara, 9 à l’extrémité supérieure, 6 dans la région du milieu, 3 au bout inférieur, et qu’il dépose 1.900 germes d’hommes et 1.900 germes de femmes près de ces perethu, c’est-à-dire 1.900 couples humains ou 1.900 ménages, à raison d’une centaine par perethu ; 100 est même le nombre exact de ménages établis près de chaque perethu des régions moyenne et inférieure du vara.

De Harlez traduit le moi perethu par « passages », Spiegel par « ponts » et Windischmann par « routes ». De ces trois traductions, celle de VVindischuiann nous parait celle qui satisferait le mieux aux exigences du contexte. Le vara aurait dans ce cas été traversé par neuf routes ou rues, longues d’environ 60 kilomètres chacune, éloignées les unes des autres d’environ 3 kilomètres, tracées horizontalement dans le sens perpendiculaire à la direction de haut en bas du vara, et une centaine de ménages ou de maisons auraient été réparties sur toute la longueur de chacune de ces rues. On peut à la rigueur admettre une pareille disposition, qui serait très-favorable à l’exploitation agricole, mais peu capable de favoriser les relations sociales des habitants de la colonie. Aussi nous rangeons-nous de préférence à une quatrième opinion qui nous a été inspirée par M. Léon Rodet. L’adjectif sanscrit prthu signifiant « large, étendu », il est permis d’admettre le sens d’étendue pour le nom zend perethu, et c’est précisément le sens de notre mot place, du latin platea et du grec πλατεια. Nous pensons donc que les 18 perethu du vara étaient 18 places publiques autour de chacune desquelles Yima installa une centaine de ménages ou de maisons. En d’autres termes Yima a réparti, dans l’intérieur du vara, 18 villages possédant chacun 200 kilomètres carrés de terre, à raison de 2 kilomètres par famille de cultivateurs, puisque le vara avait 3.600 kilomètres de superficie ; et il put ainsi favoriser les relations sociales, sans nuire à la facilité de l’exploitation agricole.

Quelle que soit d’ailleurs la façon dont Yima ait installé ses 1.900 ménages, le verset 91, répété textuellement par le verset 127, dit qu’il fit cette installation avec le çufra, et nous insistons sur les deux points suivants : la phrase dont se compose ce verset n’a point de verbe, et il ne s’agit plus ici ni des germes des feux, ni des germes des végétaux, ni même des germes des animaux domestiques ; mais il s’agit uniquement de 1.900 germes d’hommes et de 1.900 germes de femmes, c’est-à-dire de 1.900 couples humains.

Eh bien ! c’est ce verset que de Harlez invoque pour se justifier d’avoir traduit çufra par charrue, et il dit : « Répands ces germes dans le vara avec le soc d’or. » En vérité, on reste confondu en pensant qu’un savant comme de Harlez ait pu être conduit à cette idée monstrueuse de faire répandre des couples humains avec une charrue, par un roi désireux d’obtenir un peuple d’élite. Et notons bien que la phrase zende étant dépourvue de verbe, ce ne serait pas « répands » qu’il faudrait dire, ce serait « enterre, enfouis ces couples humains, » si l’on admettait que c’est d’une charrue que Yima s’est servi, car le mot charrue introduit dans la phrase ne laisse plus le choix du verbe. Ajoutons que les mots germes d’hommes et germes de femmes ne sont susceptibles que de deux autres interprétations : si l’on voulait voir, dans ces germes d’hommes et dans ces germes de femmes, des garçons et des filles au maillot, l’acte de Yima resterait tout aussi monstrueux ; si l’on voulait y voir des spermatozoïdes d’hommes et des ovules de femmes, l’acte de Yima serait insensé. Hors de ces trois interprétations, il n’y a plus rien. Le çufra de Yima n’est donc pas une charrue. C’est l’insigne de la royauté : c’est le sceptre. Yima se sert de son sceptre, de son autorité royale, pour assigner aux ménages qui peuplent sa colonie les places qu’ils doivent occuper dans le vara.

C’est en effet par le sceptre et par l’épée, non par la charrue et par l’aiguillon, qu’aux versets 17-19 Ormuzd établit Yima « dans la plénitude du pouvoir royal, » ou, littéralement, « au plus haut point, » comme de Harlez le dit en note, c’est-à-dire que Yima est établi, de droit divin, roi des Aryas et conquérant des terres des infidèles anûryens ; les versets 24-27 du yesht v et les versets 7-12 du yesht ix ne peuvent laisser aucune espèce de doute à cet égard. On y voit en effet Yima, « maître de la souveraine puissance sur les dêvas et les hommes, faisant perdre tout ensemble l’abondance et toutes choses utiles, la fertilité et le bétail, la jouissance des biens et la puissance aux Yâtus et aux Pairikas, aux Çathras, aux Kavis et aux Karapans, » c’est-à-dire aux faux dieux et à leurs adorateurs. Ce n’est pas avec une charrue ni un aiguillon à piquer les bœufs de labour qu’on exécute de tels actes.

Nous ne connaissons pas la traduction de l’Avesta de Spiegel, mais nous savons, par son Commentaire de cette traduction, qu’au lieu de traduire çufra et astra par charrue et aiguillon, il traduit ces mots par lance et poignard, ce qui justifie encore notre manière de voir. Car nous ne prétendons pas décider quelle était la forme réelle de ces deux instruments ; une connaissance exacte des insignes du roi et du chef militaire chez les Aryas avestiques pourrait seule trancher la question, et ces insignes ont naturellement varié suivant les temps, comme ils varient encore suivant les pays. Ainsi, pour en citer un seul exemple, l’insigne de la royauté serait le sabre en Turquie, si nous nous en rapportons à cette phrase de Michelet : « Bajazet ceignit le sabre à Stamboul, » qui est prise dans le sens de : « Bajazet monta sur le trône de Constantinople, » et que nous citons d’ailleurs de mémoire. Toujours est-il que, en français, le sceptre étant l’insigne de la royauté et l’épée l’insigne du commandement militaire, c’est par ces mots qu’on doit traduire en notre langue les mots çufra et astra du deuxième fargard du Vendidad. On peut même remarquer que Yima ayant affaire à son peuple dans le vara, s’est uniquement servi du çufra, de son autorité royale, tandis qu’en arrivant sur le territoire ennemi il agira en roi et en guerrier : il se servira du sceptre et de l’épée, du çufra et de l’astra.

Quoique l’or ne paraisse pas avoir été rare chez les Aryas, nous pensons aussi que le qualificatif « d’or » donné au sceptre et à l’épée de Yima est pris au figuré, pour indiquer l’importance des fonctions dont ce roi est revêtu, de même que les mots « Aphrodite d’or » signifient, dans Hésiode, « l’aimable, la désirable Vénus, » de même encore que les mots « mon trésor » signifient « cher enfant, mon chéri, » dans la bouche d’une mère.

Le passage des Aryas du régime pastoral au régime agricole ne fut pas postérieur, mais antérieur aux conquêtes de Yima ; et si, dans le deuxième fargard, ces conquêtes sont racontées avant la construction du vara, c’est évidemment parce qu’on trouve parfois une intervention complète des idées dans certains chapitres du Vendidad. Il est en effet certain que les Aryas étaient agriculteurs et habitaient des maisons avant leur dispersion, dès l’époque de l’unité ; c’est l’une des découvertes indéniables de l’étude comparative des divers dialectes aryens, et cette donnée n’est pas seulement en concordance avec l’histoire des conquêtes de Yima, mais encore elle achève d’éclairer cette histoire.

La transition du régime pastoral au régime agricole a pour résultat de décupler la quantité des produits alimentaires de l’homme et des animaux, et d’augmenter dans la même proportion le nombre des hommes et des animaux sur une surface donnée. C’est pourquoi, sous l’intelligente administration de Yima, le pays qu’il gouverne se remplit d’hommes et d’animaux domestiques, à ce point que l’exubérance de la population le pousse à agrandir son empire (versets 20-22 et 20-28), et le même phénomène se reproduit partout à mesure que de nouvelles contrées sont conquises par Yima, guerrier et agriculteur, sur les hordes nomades ses voisines (versets 20-28 et 32-35).

La direction des conquêtes de Yima est donnée par les versets 24 et 30, qui répètent deux fois, d’après la traduction de Harlez, que Yima s’avança e à l’heure de midi, suivant la route que parcourt le soleil. » Mais ce n’est pas habituellement à l’heure de midi que les armées se mettent en marche, et le mot que de Harlez traduit par « heure de midi » est Rapithvan, qui signifie le génie du midi, la région du midi et l’heure de midi. Spiegel a en conséquence dit que Yima s’avança vers le sud en suivant la route que parcourt le soleil. Harlez a tort de prétendre, en note, que les deux indications sont contradictoires ; une marche vers le sud en suivant la route que parcourt le soleil signifie clairement une marche au sud-ouest. C’est précisément la direction de la conquête de Yima qui, parti de l’Airyana vaeja, du bassin du lac Baikach, s’avança successivement jusque dans le sud du Turkestan, au moins jusqu’en Margiane et jusqu’en Hircanie, en suivant la marche indiquée par le premier chapitre du Vendidad. Ce qui prouve que Yima doit s’être avancé au moins jusque-là, c’est qu’il finit par être battu par Dahàka (yesht xix, 40), lequel était roi de Babylone ou d’Assyrie (yesth v, 28-31) ; que le roi éranien Thraetaona, le vainqueur de Dahâka, est né à Varena (Vendidad, i, 67-71, et yesht v, 32-30), et que toutes les gloses s’accordent, soit à placer Varena au sud de la mer Caspienne, soit à l’identifier avec Kinnan, ce qui revient au même.

Enfin, pour se rendre un compte exact de la façon dont Yima se servit du çufra et de l' astra chaque fois qu’il arriva sur la frontière ennemie, il faudrait savoir au juste ce qu’étaient ces deux instruments, c’est-à-dire quelles étaient chez les anciens Éraniens les deux armes insignes de l’autorité royale et de l’autorité militaire. Il est néanmoins assez vraisemblable que le çufra était un vrai sceptre ou bâton de commandement dont Yima pressait, c’est-à-dire touchait le sol ennemi en signe de prise de possession, puisque l’une des acceptions attribuées au verbe aibhishvat du verset 25 est « pressait. » Yima lançait très-probablement l' astra, insigne du guerrier éranien, sur le territoire ennemi, en signe de déclaration de guerre, car le verbe çifat du même verset 25 signifie « perçait ; » et l’on sait que le fécial romain lançait une javeline sur le territoire ennemi pour déclarer la guerre. On sait aussi qu’en débarquant sur les côtes d’Asie, Alexandre y lança son javelot, qui se fixa en terre (Diodore, xvii, 17 ; Justin, xi, 5). et qu’au moment de franchir l’Hellespont Xercès y lança un glaive perse appelé acinacès, après avoir demandé au soleil la conquête de l’Europe (Hérodote, vii, 54).

En résumé, dans plusieurs passages de l’Avesta, le légendaire Yima est la personnification du peuple éranien agissant pendant une longue période historique d’une durée indéterminée, que le yesht ix, 10, évalue à mille ans en nombre rond. Les deux premiers chapitres du Vendidad sont une page d’histoire, écrite dans le style métaphorique par lequel ont débuté toutes les littératures anciennes. Il est possible que ces deux chapitres aient d’abord appartenu, comme de Harlez le suppose, à deux naskas différents de l’Avesta primitif. Il n’en est pas moins vrai que les documents fournis par le premier chapitre servent à éclairer la première moitié du second, qui raconte la même histoire sous une forme différente et plus succincte. Cette histoire est celle de la conquête de tout le Turkestan et des provinces septentrionales de la Perse par les Éraniens. Quant à la seconde moitié du deuxième chapitre, ce n’est pas, comme de Harlez le prétend, « une reproduction défigurée des actes de Noé, » c’est-à-dire une peinture infidèle du fantastique déluge universel ; c’est une description très-claire d’un événement très-important dans la vie des Aryas : celui de leur passage de la vie nomade et pastorale à la vie sédentaire et agricole, dès l’époque de leur séjour dans leur première patrie, l’Airyana vaeja, située aux environs du lac Balkach, à l’ouest des monts Alalau, ce qui ne veut pas dire que les premiers villages des Aryas aient été construits sur le type du vara décrit dans la légende de Yima.


§ III. — Le type âryen.

Les Aryas ayant plus ou moins mêlé leur sang avec celui des peuples conquis et de ceux qui les ont quelquefois assujettis dans la suite des temps, l’aire géographique sur laquelle la civilisation Aryenne s’est répandue est actuellement occupée par une population peu homogène, composée en grande partie de métis et de quelques groupes d’hommes ayant conservé assez purs les caractères typiques des races primitives qui ont combattu pour acquérir ou recouvrer la puissance dans cette aire géographique. Un tel état de choses s’est jusqu’à ces derniers temps opposé à ce que l’on puisse reconnaître avec certitude à quel type appartenaient les Aryas primitifs, et il a permis d’avancer les opinions les plus contradictoires sur ce sujet.

Ainsi, dans son Histoire des Perses, t. I, p. 35, M. de Gobineau peint les Aryas conquérants de la Perse ou Iran comme des « hommes grands, blancs, blonds, aux yeux bleus, à l’aspect belliqueux. » Cette opinion pourra flatter l’amour-propre des Germains et des individus qui, chez les autres nations, sont issus ou se croient issus des anciens Germains conquérants des provinces de l’empire romain ; mais M. de Gobineau ne donne aucune preuve à l’appui de son assertion, et tout semble au contraire démontrer que les Aryas primitifs étaient des hommes aux cheveux bruns.

En effet, la Loi de Manou, liv. iii, stance 8, défend au dwidja, ou membre de l’une des trois castes supérieures chez les Hindous, d’épouser « une fille ayant les cheveux rougeâtres. » Si le sens de celle défense avait besoin d’une explication, on la trouverait dans la première phrase de la description que Sitâ, femme de Râma-tchandra, fait d’elle-même dans l’antique Ramàyana. Nous ferons d’ailleurs connaître cette description, ce portrait de Sità en entier, comme corollaire des versets 80-80 du deuxième chapitre du Vendidad cités plus haut, pour achever de montrer quelle importance les anciens Aryas attachaient à la perfection des formes du corps humain et à sa complète symétrie.

« Mes cheveux sont fins, lisses, noirs, dit Sità ; mes sourcils ne se rejoignent pas ; mes cuisses rondes ne sont pas velues ; il n’y a point de vide entre mes dents.

« Ces deux mains et ces deux pieds sont égaux entre eux ; mes talons courbes, mes doigts bien appareillés et mes jolies ongles en suivent exactement la courbure.

« Mes deux seins ne sont-ils pas égaux, potelés, séparés d’un intervalle ? Leur mamelon apparaît-il en saillie ? Mon ombilic ne plonge-t-il pas dans les muscles de mon giron ? Mes deux flancs et mes deux hanches ne sont-ils pas l’un à l’autre pareils ?

« Ma couleur aimable est douce, dulcesque pili[11] ; ma voix sans rudesse parle toujours avec douceur.

« Mon sourire est candide ; je suis toujours avenante et jamais fâchée ; on dit que mon destin a pour base douze signes fortunés.

« Mes mains et mes pieds sont, comme on le voit, entiers, pareils, sans défaut ; ma démarche est calme, non troublée, empressée avec grâce[12]. »

Les classes supérieures, dominatrices, chez les Aryas conquérants de l’Inde, étaient donc composées d’hommes aux cheveux noirs ou bruns, d’après la Loi de Manou et d’après le Râmâyana.

La littérature zende ne nous fait pas connaître la couleur des anciens Éraniens ; elle nous montre seulement que leurs législateurs se sont également préoccupés de ne pas laisser absorber leur sang par le mélange avec celui des vaincus, puisque dans le Yaçna (xviii, 123-124), Ormuzd dit à Zoroastre que l’union sexuelle entre les mazdéens et les infidèles est l’offense la plus grave qu’on puisse lui faire. Mais depuis le voyage de M. de Ujfalvy dans l’Asie centrale, nous savons au juste ce qu’étaient ces anciens Éraniens, car il en a retrouvé des débris dans le Kohistan, c’est-à-dire dans les hautes vallées du Zérafchane et de ses affluents supérieurs, fleuve qui, sorti du massif montagneux formé par le Pamir et l’extrémité occidentale des Monts Célestes, se perd aujourd’hui dans les sables du Turkestan, au lieu de gagner l’Oxus, dont il était autrefois l’un des affluents septentrionaux. En 1878, M. de Ujfalvy a consigné les résultats de ses observations dans son livre intitulé : Le Kohistan, le Ferganah et le Kouhlja, et M. Girard de Rialle a résumé en ces termes, dans le journal la République française du 16 janvier 1870, les faits relatifs à la question qui nous occupe :

« Les hautes vallées du Zérafchane et de ses affluents supérieurs sont habitées par des tribus sur lesquelles on n’avait, avant le voyage de M. de Ujfalvy, que des renseignements extrêmement incomplets. Ces montagnards, appelés Galchas, qui portent aussi le nom de Tadjiks des montagnes, au lieu d’être un mélange de Tatars et d’Éraniens, comme la population du reste du Turkestan, sont des Éraniens, c’est-à-dire des Indo-Européens de race pure ; la langue qu’ils parlent est un dialecte éranien ; leur complexion physique est celle d’Indo-Européens ; leurs coutumes enfin ont conservé, en dépit de l’islamisme qu’ils professent, des traces nombreuses et profondes des antiques institutions de l’Éran et du mazdéisme ; c’est ainsi qu’ils ont gardé pour la pureté de la flamme un respect tout particulier, et que, contrairement aux autres Tadjiks, Persans, etc., qui n’ont point une horreur marquée pour le mensonge, ils sont restés francs et loyaux. Enfin les mensurations anthropologiques opérées par M. de Ujfalvy, avec un soin et un zèle des plus louables, ont démontré qu’il existe entre les Galtchas du Kohistan, débris demeurés intacts de l’ancienne race éranienne, et les populations de l’Europe qui appartiennent le plus certainement à la famille indo-européenne, d’incontestables et frappants rapports. »

Les populations de l’Europe auxquelles M. Girard de Rialle vient de faire allusion sont les descendants des vrais Celtes de la Gaule celtique de César, c’est-à-dire, en les énumérant dans l’ordre de la pureté de la race : les Savoyards de la montagne, descendants des anciens Allobroges ; les Auvergnats, descendants des anciens Arvernes ; et les Bas-Bretons, descendants des anciens Armoricains.

Au reste, un crâne galtcha, rapporté par M. de Ujfalvy, a été présenté, dans la séance du 6 juin 1878 de la Société d’antropologie, à côté d’un crâne du type savoyard de la montagne ; tous les membres présents, même ceux qui sont le moins habitués aux études d’anatomie comparée, ont pu s’assurer de l’identité des formes de ces deux crânes, et M. le docteur Topinard a pu dire avec raison : « L’Iranien des montagnes orientales du Turkestan a donc le type du Savoyard de la montagne…… Les brachycéphales celtiques étaient jusqu’ici des Aryens seulement pour la linguistique ; ce sont à présent des Aryens également pour l’anthropologie[13]. »

Les renseignements de l’anthropologie viennent donc confirmer et compléter ceux de la Loi de Manou et du Râmâyana : les Aryas étaient des hommes du type brachycéphale aux cheveux bruns ou noirs, comme le sont encore leurs descendants les plus purs chez les Galtchas, chez les Savoyards, chez les Auvergnats et chez les Bas-Bretons.

Mais à côté de cette race aryaque, une autre race a joué un rôle très-important dans l’extension de la civilisation aryenne sur le globe, tant dans l’ancien que dans le nouveau continent ; c’est la race dolichocéphale à cheveux blonds, qui occupait déjà, depuis un temps immémorial, la Gaule Belgique à l’époque de César, et à laquelle appartiennent notamment toutes les populations germaniques. Malgré les opinions contraires qui ont été émises, cette race blonde ne parait donc pas être une race aryaque, mais seulement une race aryanisée. Il reste à déterminer à quelle époque ont été aryanisés les premiers représentants de celle race blonde qui ont adopté la civilisation aryenne ; et il nous paraît certain que cette époque est antérieure à celle des premières grandes conquêtes et migrations des Aryas ; ou en d’autres termes, que dès l’époque de leur séjour dans l’Airyana vaeja, les Aryas ne constituaient déjà plus un peuple de race pure, qu’ils avaient déjà admis parmi eux des hommes de race blonde.

D’abord, de temps immémorial comme aujourd’hui, la présence de cette race blonde a été signalée aussi bien dans diverses régions de l’Asie centrale qu’en Europe, ce qui montre que les Aryas primitifs ont pu l’avoir pour voisine, aussi bien que la race mongolique ou tartaro-finnoise.

On sait en outre que, même chez les groupes d’hommes qui ont conservé avec le plus de pureté les caractères du type aryen, chez les Bas-Bretons, les Auvergnats, les Savoyards, les Galtchas, les Hindous aryens, etc., il existe une plus ou moins grande proportion d’hommes, soit au crâne plus ou moins dolichocéphale, soit aux cheveux châtains et même blonds, indices certains des croisements de la race brachycéphale brune avec la race dolichocéphale blonde ; et la dolichocéphalie paraît surtout être fréquente chez les Hindous aryens, si l’on s’en rapporte au petit nombre de crânes hindous que nous connaissons en France. Un tel fait pourrait à la rigueur s’expliquer chez les Aryens du rameau celtique par les conquêtes des populations germaniques qui ont envahi les provinces de l’empire romain ; mais il n’en est pas ainsi à l’égard des Galtchas et des Hindous. Au reste, si la prescription de la Loi de Manou indique que les Aryas étaient bruns, elle montre également l’antiquité de la présence des hommes blonds au milieu d’eux, puisqu’elle défend aux Aryas d’épouser leurs filles.

Nous croyons donc qu’une ou plusieurs tribus de race blonde avaient déjà été aryanisées dès l’époque de l’unité aryenne, et qu’une partie de ces hommes blonds ont suivi les Aryas dans leur conquête de l’Inde, où ils n’ont pas eu assez d’influence pour obtenir l’égalité des droits civils dans la Loi de Manou.

La race blonde doit avoir également suivi les Aryas qui ont envahi l’Asie-Mineure, puis la Grèce, où elle a même fini par obtenir l’égalité des droit politiques, puisque beaucoup de héros de la guerre de Troie, tant asiatiques qu’européens, sont désignés les uns comme des hommes bruns, les autres comme des hommes blonds par Homère ; et les portraits qu’il fait de Vénus et d’Hélène prouvent d’ailleurs que les Grecs n’avaient point les mêmes préventions que les législateurs hindous contre la couleur blonde. On trouve un indice de l’importance numérique de la race blonde chez les anciens Phrygiens tians ce fait raconté par Hérodote (iv, 191), que les Maxyes de la Libye se disaient issus des Troyens, car on sait que ces Maxyes étaient les Maschuashs châtains et blonds dont le type est représenté sur le tombeau du pharaon Menephtah de la xixe dynastie. L’antiquité du mélange de la race aryenne avec la race blonde dans le Latium est également indiquée par les poètes et par les historiens latins, car dans les Fastes, liv. i, vers 763, Ovide parle des cheveux blonds (flavi capilli) de Lucrèce, femme de Tarquin Collatin ; et dès le règne des Tarquins, la famille Domitia, d’où sortit plus tard le blond Néron aux yeux bleus, s’était déjà divisée en deux branches dont l’une avait pris le nom d’Ænobarbus (à la barbe couleur d’airain), au rapport de Suétone (Néron, i et li) et de Plutarque (Paul-Emile, 25). Enfin, une légende des yeshts xv, 10-13 et xix, 29, celle de Takhma-urupa, prédécesseur de Yima, domptant et soumettant à ses volontés Anro-mainyus, le dieu ennemi des Aryas, nous parait indiquer avec certitude que les Aryas avaient soumis des tribus anâryennes, avant de donner à leur empire les premiers agrandissements sérieux que le Vendidad attribue à Yima.

De la comparaison des documents fournis par l’anthropologie et par les littératures anciennes, il paraît donc résulter que les Aryas primitifs appartenaient à la race brachycéphale aux cheveux noirs du type dit caucasien ; que dès l’époque de l’unité aryenne ils s’étaient associé une ou plusieurs tribus de la race dolichocéphale à cheveux blonds, et que ces hommes blonds aryanisés ont suivi les Aryas dans toutes leurs migrations.

Ces données sur l’ancienne composition du peuple aryen nous paraissent à elles seules suffisantes pour expliquer ce que l’histoire et l’anthropologie savent aujourd’hui de l’état ancien et de l’état actuel des populations aryennes. Mais il est possible que des découvertes ultérieures finissent par montrer que la composition du peuple aryen primitif était plus complexe, car les races humaines sont assez anciennes pour que plusieurs d’entre elles aient pu concourir à former le peuple aryen, avant que celui-ci ne soit devenu assez puissant pour commencer à répandre sa civilisation hors de sa première patrie.

C.-A. Piétrement.

Post-scriptum. — Depuis la rédaction de cet article, j’ai traité plus complètement à la Société d’anthropologie (séance du 6 mars 1879) la question de l’ancienne existence d’une population blonde chez les Aryo-Hindous aux cheveux noirs. J’ai aussi fait observer, dans la même séance, que les Germaniens ou Γερμάνιοι (Germanioi) signalés par Hérodote (i, 125) comme une tribu soumise aux Perses avant le règne de Cyrus, pourraient bien avoir été une tribu de race germanique ; ce qui expliquerait, en la rectifiant, l’assertion précitée du comte de Gobineau. C.-A. P. 


  1. Avesta, traduit par de Harlez, chanoine honoraire de la cathédrale de Liège, professeur à l’Université de Louvain, 3 vol. in-8. Paris et Liège, Maisonneuve et Cie, 1875-1877, t. 1, p. 82.
  2. Hérodote dit au contraire : « Selon les Scythes, la plus récente de toutes les nations est la leur (iv, 5). » C’est Justin qui affirme que « le peuple des Scythes a toujours été regardé comme le plus ancien de l’univers, quoique les Égyptiens lui aient longtemps disputé ce titre (ii, 1), » remarque qui est répétée par Ammien Marcellin (XXII, 15).
  3. T.-W. Alkinson, Voyage sur les frontières russo-chinoises et dans les steppes de l’Asie centrale, en 1848-1854, traduit dans Le Tour du Monde, t. VII, 1863, p. 376.
  4. Nous montrerons plus loin, en commentant l’histoire de Yima, que cet instrument n’est pas une charrue, et que de Harlez s’est en conséquence trompé dans la traduction de quelques-uns des versets suivants.
  5. Depuis le verset 23 jusqu’au verset 36 inclusivement, le numérotage des versets présente des interversions dans le texte et dans la traduction. Nous avons rétabli un numérotage sans interversion pour la facilité du commentaire.
  6. Aucune des diverses interprétations dont ces trois dernières phrases sont susceptibles n’est compatible avec les indications des versets précédents. Ces phrases doivent avoir été ajoutées ou altérées par un copiste maladroit, qui n’était même pas fort en mathématiques si l’interprétation de Harlez est la vraie, car aucun nombre augmenté du un tiers, de deux tiers et de trois tiers, ne peut donner 300, 600 et 900.
  7. « Le sens de ces trois paragraphes est le suivant : Cette terre que pâturaient les plus petits troupeaux sera couverte de neige et inondée au point de ne plus offrir de voie praticable. > (Harlez.)
  8. « Littéralement, d’un caretus dans les quatre sens. — Caretus, mesure du chemin qu’un cheval peut parcourir chaque jour sans se nuire. C’est la mesure favorite de l’antiquité aryaque. » (Harlez.)
  9. Harlez fait remarquer en note que le sens des mots rendus par portiques et par cours est incertain.
  10. Nous avons mis le mot répands de cette phrase entre parenthèses, bien que Harlez ait oublié de le faire, parce qu’il n’existe point de verbe dans le texte zend de cette phrase.
  11. Nous avons replacé dans le texte les mots latins que le traducteur avait rejetés en note, pour expliquer l’acception dans laquelle doit être entendue son expression : « et doux sont mes cheveux, » qui ne rend pas le sens du sanscrit.
  12. Valmiki, Râmâyana, liv. VI, chap. 23. t. VIII, p. 166, de la traduction de Fauche.
  13. Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, année 1878, pp. 248 et 249.