Les Auxiliaires/VI

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Charles Delagrave (p. 31-36).
VI. — L’odorat et l’ouïe des chauves-souris

VI

L’ODORAT ET L’OUÏE DES CHAUVES-SOURIS

Paul. — Les chauves-souris sont nocturnes, c’est-à-dire qu’elles quittent leurs retraites seulement aux approches de la nuit pour se mettre en chasse aux clartés crépusculaires du soir. En général, les animaux qui se livrent à des chasses nocturnes ont des yeux très gros, qui recueillent le plus possible de lumière et permettent ainsi la vision avec une faible clarté. Les oiseaux de nuit, la chouette et le hibou, nous en donneront plus tard un exemple remarquable. Par une exception singulière, malgré leurs habitudes nocturnes, les chauves-souris ont des yeux très petits. Comment alors se dirigent-elles dans leur vol si brusque, si variable de direction ; comment surtout sont-elles averties de la présence de leur menu gibier, teignes et moucherons ?

Elles sont avant tout guidées par l’odorat et l’ouïe, qui sont chez elles d’une finesse hors ligne. Que dites-vous des oreilles de la chauve-souris ici figurée ? Quel animal pourrait, toute proportion gardée, en offrir de semblables ? Comme elles s’épanouissent en cornets énormes, aptes à recueillir le moindre bruit ! La chauve-souris qui en est douée porte le nom expressif d’oreillard.

Jules. — Oreillard, voilà un nom comme je les aime ; à lui seul, il fait connaître la bête et semble dire qu’avant tout elle est formée d’une paire d’oreilles.

Paul. — Des oreilles si prodigieuses sont certainement faites pour percevoir des sons qui nous échappent par leur excessive faiblesse. Elles permettent à l’oreillard d’entendre à distance le battement d’ailes d’une phalène, le trémoussement d’un moucheron qui danse en l’air.

D’autres chauves-souris, moins bien partagées sous le rapport de l’ouïe, possèdent en compensation un odorat comme il n’y en a pas d’autre au monde pour la finesse. La haute perfection de ce sens est la conséquence du développementOreillard.
Oreillard.
du nez, qui recouvre une bonne partie de la face et donne à l’animal la plus bizarre tournure. Comme exemple, voici la tête d’une chauve-souris nommée fer-à-cheval. Ce large empâtement de forme étrange, qui envahit presque tout l’espace compris entre les deux yeux et la bouche, c’est le nez. Il se termine en haut par une large feuille triangulaire ; latéralement il s’étale en feuillets plissés dont l’ensemble courbé rappelle un fer à cheval, et c’est de là que vient le nom de la bête. Quelle odeur, si subtile qu’elle soit, pourrait échapper à un tel nez. Le chien, dont le flair est si renommé, chasse le lièvre sans le voir, guidé seulement par les émanations que laisse sur son trajet l’animal échauffé par la course ; mais de combien le fer-à-cheval l’emporte, lui qui chasse de la même manière une phalène, sans odeur aucune pour tout autre nez que le sien. Je me demande même si pareil nez, épanoui jusqu’au monstrueux, n’est pas apte à reconnaître certaines qualités des choses qui nous sont et nous seront toujours inconnues, faute de moyens pour les apprécier. Le nez grotesque du fer-à-cheval vous fait rire, mes petits amis ; quant à moi, il me fait songer. Je songe aux mille secrets que la nature dérobe à nos sens et qui seraient pour nous des acquisitions aussi faciles que précieuses, si nous possédions l’odorat d’une misérable chauve-souris. Qui sait ! peut-être le fer-à-chevalFer-à-cheval.
Fer-à-cheval.
prévoit, avec son nez, la tempête plusieurs jours à l’avance : il flaire le futur orage ; il sent venir du bout de la terre les nues pluvieuses ; il connaît par l’odeur les vents qui vont souffler ; il distingue l’arôme du temps qu’il doit faire ; et, guidé par des appréciations dont il ne nous est pas même possible de nous former une idée, il se précautionne pour la chasse aux insectes, tantôt abondante et tantôt infructueuse, suivant l’état de l’air.

Jules. — Si le nez du fer-à-cheval a ces aptitudes, il faut convenir que c’est un fameux nez.

Paul. — Je n’affirme rien de particulier, je n’ai que des soupçons. Tout ce qui me paraît hors de doute, c’est qu’un tel organe est pour l’animal une source de sensations inconnues à l’homme.

Émile. — Vous en direz tant, mon oncle, que je finirai par trouver le nez du fer-à-cheval bien plus curieux que laid. Il y a une autre chose que j’examine depuis un instant. Pourquoi le fer-à-cheval a-t-il les joues si grosses ? Voyez comme l’image donne à la chauve-souris une tête bouffie.

Paul. — Pour la chauve-souris, la chasse est de courte durée ; elle ne comprend qu’une heure ou deux, enfin le peu de temps compris entre le coucher du soleil et l’obscurité de la nuit. Le reste des vingt-quatre heures se passe au repos, dans la tranquillité de quelque grotte. L’animal ne fera-t-il donc qu’un seul repas dans ce laps de temps ? Et puis manque-t-il de soirées où la chasse est impraticable ? Le ciel est trop obscur, il fait du vent, il pleut, les insectes se cachent. La chauve-souris serait ainsi exposée à de longs jeûnes s’il lui était impossible de faire des provisions. Ces provisions, il faut les amasser à la hâte, au vol, sans discontinuer un moment la chasse, de si courte durée. À cet effet, des sacoches sont indispensables, des sacoches profondes, où le chasseur entasse son gibier à mesure qu’il le saisit. Les joues précisément font cet office : elles peuvent se distendre au gré de la bête, se gonfler, se bouffir en pochettes où s’empilent les insectes tués d’un coup de dent. À ces sacoches de réserve on donne le nom d’abajoues. Les singes gloutons en possèdent. C’est là que la guenon friande met le morceau de sucre qu’on lui donne, et le laisse délicieusement fondre pour le savourer à l’aise. Eh bien, la chauve-souris en chasse commence par satisfaire son appétit ; puis, surtout lorsque son nez, le fameux nez que vous savez, lui prédit pour les jours suivants un temps non propice, elle redouble d’ardeur, amassant papillon sur papillon au fond de ses poches élastiques. Elle rentre au logis les abajoues toutes rebondies. Maintenant, sans crainte de famine, elle peut attendre plusieurs jours s’il le faut. Appendue immobile par une patte de derrière, elle se nourrit de ses conserves alimentaires ; elle grignote un à un, à ses heures d’appétit, les insectes savoureusement amollis dans le réservoir des joues.

Il est plus que temps d’en finir avec les chauves-souris ; leur histoire serait trop longue si je voulais tout dire. Je demanderai seulement à Jules ce qu’il pense maintenant de ces animaux qu’il qualifiait de hideux au début.

Jules. — Franchement, mon oncle, ils m’inspirent plus d’intérêt que de répugnance. Leurs ailes singulières, façonnées aux dépens des mains, leur nez prodigieux et leurs immensesL’oreillard.
L’oreillard.
oreilles qui suppléent à la faiblesse de la vue, leurs joues gonflées en poches de réserve, m’ont beaucoup intéressé.

Émile. — Les abajoues, où la bête met son gibier confire, et le nez qui flaire l’orage m’ont le plus amusé.

Louis. — Pour moi, je n’oublierai jamais de combien d’ennemis les chauves-souris nous délivrent.

Paul. — Vous comprenez maintenant, je l’espère : utiles en détruisant une foule d’insectes ravageurs, dignes de notre attention par leur singulière structure, les chauves-souris ne doivent pas nous inspirer une répugnance que rien ne motive, et encore moins une stupide rage d’extermination. Laissons en paix ces pauvres bêtes qui gagnent vaillamment leur vie à défendre nos récoltes ; ne leur faisons pas du mal sous le sot prétexte qu’elles sont laides, car leur prétendue laideur est en réalité un admirable accommodement de la structure au genre de vie de l’animal.

Nous avons en France d’assez nombreuses espèces de chauves-souris, qu’on divise en rhinolophes[1], vespertilions[2] et oreillards. Les rhinolophes ont le nez garni de membranes, de franges, de crêtes d’une ampleur et d’une conformation bizarres. Tel est le fer-à-cheval, dont vous venez d’admirer le nez étrange ; il habite les grottes profondes et les vieilles carrières. Les oreillards se reconnaissent aux dimensions exagérées de leurs oreilles ; ils fréquentent les bosquets et les forêts. Les vespertilions ont le nez et les oreilles de moyennes dimensions. La plupart vivent en société, se cachant le jour dans des réduits obscurs, tels que des creux d’arbre, des trous de mur, des greniers, des cheminées où l’on ne fait pas de feu, des excavations de rochers, des cavernes. Les plus connues sont la sérotine, à pelage roux, qui passe le jour dans les trous caverneux des arbres et recherche les endroits où il y a de l’eau ; la noctule, hôte de nos maisons, qui sort de sa retraite plus tôt que la sérotine et se montre vers le coucher du soleil ; la pipistrelle, la plus petite et la plus commune des chauves-souris, qui fréquente nos greniers et le chaud abri de nos cheminées. C’est cette dernière, seule ou associée à la noctule, que vous voyez voler autour des habitations.

  1. Du grec rhin, nez ; lophos, frange.
  2. Du latin vesper, soir.