Les Auxiliaires/XVI

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Charles Delagrave (p. 94-99).
XVI. — Les chouettes

XVI

LES CHOUETTES

Paul. — Les chouettes se distinguent des hiboux par l’absence d’aigrettes sur le front. La plus grande est la hulotte ou chat-huant, de la taille à peu près d’une poule. Le fond du plumage est grisâtre dans le mâle, roussâtre dans la femelle, différence qui les fait prendre quelquefois pour des espèces séparées. Sur ce fond sont semées des taches longitudinales brunes, moins nombreuses sur la poitrine et le ventre, de couleur blanchâtre. Les ailes sont marquées de plusieurs grandes taches blanches et rondes. La tête est très grosse, bien arrondie ; la face est enfoncée et comme encavée dans la plume. Les yeux, également enfoncés, sont bruns et environnés de petites plumes grises.

L’expression de hulotte dérive du mot latin ululare, hurler à la manière du loup ; dans le terme de chat-huant se trouve notre verbe huer, qui traduit une idée analogue. La hulotte est, en effet, remarquable par son cri, qui ressemble assez au hurlement du loup.

Lorsque, au déclin d’une sombre journée d’hiver, la brise fouette la neige et gémit entre les arbres, un effroyable cri, lugubrement prolongé, s’élève dans l’obscure épaisseur des bois : houhoû, houhoû, houhouhoû. Alors, dans la chaumière isolée, la mère se signe de frayeur ; les enfants se serrent Effraie.
Effraie.
contre elle, pleurant et disant : « Le loup est là. » — Rassurez-vous, bonnes gens, ce n’est pas le loup, c’est la hulotte qui houhoule, qui jette son cri de guerre du haut de quelque chêne caverneux et s’apprête pour sa ronde de nuit.

Pendant la belle saison, la hulotte habite les bois. Elle chasse de préférence les mulots et les campagnols, qu’elle avale tout entiers et dont elle rejette ensuite la peau et les os, roulés en pelotes. Les petits oiseaux, qui la harcèlent pendant le jour avec tant de furie, quand ils ont la joie de la surprendre en plein soleil, ne sont pas à l’abri de son bec, si l’oiseau nocturne peut les surprendre en les effrayant de son terrible houhoû. Tenez-vous bien tranquilles dans vos cachettes, pinsons, rouges-gorges et mésanges, sans vous trahir par la frayeur ; laissez hurler la chouette, ou nous êtes perdus.

Si la chasse dans la campagne devient peu fructueuse, la hulotte se rapproche des habitations et pénètre dans les granges pour y faire le métier de chat, et mériter le nom de chat-huant qu’on lui donne. Elle rivalise de patience et d’adresse avec Rominagrobis lui-même pour guetter et saisir les souris et les rats. C’est un hôte qu’il faut respecter dans nos greniers quand la faim l’engage à les visiter. Sa tournée faite, elle retourne au bois de grand matin, se fourni dans les taillis les plus épais ou sur les arbres les plus fouillés, et y passe tout le jour, silencieuse et immobile. En hiver, son domicile est toujours le creux d’un arbre. Elle pond dans les nids abandonnés des pies, des corneilles, des buses, des crécerelles ; ses œufs, d’un gris sale, ont la grosseur de ceux d’une petite poule, mais sont arrondis.

La chouette des clochers, nommée aussi effraie, est un oiseau de tournure disgracieuse, un peu plus petit que la hulotte. Son plumage ne manque pas d’élégance. Il est roux en dessus, ondé de gris et de brun et joliment piqueté de points blancs compris entre deux points sombres ; il est blanc en dessous, avec ou sans mouchetures brunes. Les yeux sont enfoncés et entourés d’un cercle régulier de plumes blanches et fines presque semblables à des poils ; une collerette rousse sur les bords encadre la face. Le bec est blanchâtre ; les serres ne sont gantées que d’un duvet blanc, très court, à travers lequel s’aperçoit la chair rose. L’oiseau n’a rien de la fière attitude du grand-duc et du scops ; son port est gauche, embarrassé, presque honteux. Le dos voûté, les ailes pendantes, la face renfrognée, le regard triste, les jambes longues et mal cambrées, telle est l’effraie au repos. Comme pour mettre le comble à sa disgracieuse pose, l’oiseau, lorsque quelque chose l’inquiète, balance ridiculement le corps de droite et de gauche, les yeux hagards, les ailes un peu soulevées.

Jules. — Et dans quel but ce balancement ?

Paul. — Dans le but sans doute d’effrayer son ennemi. Au moment du péril, la chouette des clochers a en outre pour sa défense un grincement âcre gre, grei, crei, qui en impose souvent à l’agresseur. Son cri habituel, au milieu du silence de la nuit, est un souffle lugubre chê, chêi, cheû, chiôû, semblable au râle d’un homme qui dormirait la bouche ouverte. À ces cris effrayants associez l’obscurité de la nuit, le voisinage des églises et des cimetières, et vous comprendrez comment l’innocente chouette des clochers est parvenue à inspirer l’effroi aux enfants, aux femmes et même aux hommes trop crédules ; vous vous expliquerez pourquoi elle est réputée l’oiseau funèbre, l’oiseau de la mort, qui fait entendre sa voix pour appeler au cimetière l’un des habitants de la maison qu’elle visite. Le nom d’effraie fait allusion à ces superstitieuses terreurs : il désigne l’oiseau qui effraye de son chant nocturne les gens assez sots pour croire aux revenants et aux sorciers.

Jules. — Elle peut bien chanter sur notre toit tant qu’il lui plaira ; l’effraie ne m’épouvantera guère.

Paul. — Elle n’épouvanterait personne si chacun voulait bien écouter le bon sens au lieu d’ajouter foi à des contes ridicules. La peur, comme la cruauté, est fille de l’ignorance. Formez-vous la raison, habituez-vous à voir les choses telles qu’elles sont réellement, et la folle peur se dissipera.

L’effraie porte encore le nom de chouette des clochers, parce qu’elle habite les trous des clochers et des vieilles églises. Il peut lui arriver de pénétrer de nuit dans une église pour se livrer à la chasse aux souris. Ceux qui, les premiers, ont surpris l’oiseau malfamé au voisinage de l’autel, n’ont pas manqué de mettre un sacrilège sur son compte ; ils l’ont accusé de boire l’huile de la lampe, ou plutôt de la manger quand elle est figée par le froid. L’accusation est prise ici en flagrant délit de mensonge, car l’huile ne peut se figer dans une lampe qui brûle continuellement. Mais on n’y regarde pas de si près pour noircir la réputation de l’oiseau exécré, et j’aurai beau protester, l’on continuera longtemps, l’on continuera toujours à regarder la chouette comme un profanateur des lampes saintes ; la Provence l’appellera toujours béou l’oli[1].

En réalité, l’effraie se nourrit de souris et de rats, qu’elle prend soit dans les églises, soit dans nos greniers ; de mulots, de campagnols et de lérots, qu’elle chasse dans les jardins et les champs. Voilà certes des services qui devraient faire oublier une réputation mensongère et valoir à l’effraie l’estime et la protection de tous. Reviendra-t-on sur une condamnation que rien, absolument rien, ne motive ? absoudra-t-on un oiseau qui nous rend de très sérieux services et n’est coupable d’aucun méfait ? J’en doute fort. La superstition est trop tenace pour manquer jamais de Jean le Lorgne clouant sur la porte la chouette vivante.

L’effraie se plaît dans les lieux habités. Les toits des églises, la sommité des clochers, les tours élevées, sont sa demeure favorite. Tout le jour, elle reste blottie dans quelque trou obscur, d’où elle ne sort qu’après le coucher du soleil. Sa manière de prendre l’essor mérite d’être rapportée. Elle se laisse d’abord tomber du haut de son clocher comme une masse inerte, et ne déploie les ailes qu’après une assez longue chute verticale. Elle vole de travers, sans aucun bruit, comme si le vent l’emportait. Elle niche dans les trous des masures, dans les cavités des arbres vermoulus, parfois dans les greniers, sur quelque solive. Aucun nid n’est fait pour recevoir les œufs, qui sont déposés au point choisi, sans feuilles, ni racines, ni bourre pour matelas. La ponte a lieu vers la fin de mars. Elle se compose de cinq ou six œufs blancs, remarquables par leur forme en ovale allongé, forme exceptionnelle chez les oiseaux de proie nocturnes. Les petits, avec leurs gros yeux, leur bec vorace, leur poil follet cotonneux tout ébouriffé, sont bien les plus disgracieuses créatures qu’il soit possible de voir. La mère les nourrit avec des insectes et des quartiers de souris.

La plus petite de nos chouettes est la chevêche ou petite-chouette. Comme le scops, elle est de la grosseur d’un merle. Elle est d’un brun foncé, avec de grandes taches blanches, rondes ou ovales. La gorge est blanche ; la queue est traversée par quatre bandes étroites blanchâtres. La chevêche est d’un port vif et léger ; elle voit pendant le jour beaucoup mieux que les autres nocturnes ; aussi se permet-elle quelque fois la chasse aux petits oiseaux, mais bien rarement avec succès. Lorsqu’elle a la bonne fortune d’en prendre un, elle le plume très proprement avant de le manger, au lieu de suivre les habitudes gloutonnes du hibou et de la hulotte, qui l’avalent avec les plumes et rendent gorge après. Ses chasses sont beaucoup plus productives avec les mulots et les souris, qu’elle déchire par quartiers. Les autres ne font de la proie qu’une bouchée ; la petite-chouette la dépèce, dans le but peut-être de la savourer en fin connaisseur. Pour exprimer l’étonnement, la surprise, la crainte, l’effraie se dandine d’une façon bouffonne ; la chevêche s’y prend d’une autre manière. Elle fléchit les jambes, s’accroupit, puisse redresse brusquement en allongeant le cou et tournant la tête tantôt à droite, tantôt à gauche. On la dirait poussée par un ressort. Ce geste se répète coup sur coup à plusieurs reprises, chaque fois accompagné d’un claquement de bec. Quand elle vole, son cri ordinaire est pou, pou, pou ; posée, elle dit hêmê, êdmê, répété plusieurs fois de suite d’une voix presque humaine.

La petite-chouette habite les masures, les carrières, les vieilles tours ruinées, jamais les arbres creux. Elle fréquente les toits des églises et des maisons de village. Son nid consiste en un trou de rocher ou de muraille. Elle y dépose quatre ou cinq œufs arrondis, blancs avec quelques taches roussâtres.

  1. Qui boit l’huile.