Les Aventures de Huck Finn/15

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Traduction par William Little Hughes.
Hennuyer (p. 126-135).


Deux ou trois jours, deux ou trois nuits s’écoulèrent. La vieille histoire recommençait. La nuit, nous descendions le fleuve qui, dans ces parages, atteignait parfois une largeur d’un mille et demi. Dès l’aube, le radeau, amarré dans une anse, disparaissait sous des branches de cotonnier. Après avoir posé nos lignes, nous nagions pour nous dégourdir, puis nous nous allongions sur le sable afin d’attendre la venue du jour. Sans le coassement des grenouilles, on aurait cru le monde endormi. La première chose que l’on apercevait, en regardant de l’autre côté du fleuve, était une ligne sombre qui annonçait la lisière d’un bois dont les arbres demeuraient encore invisibles. Peu à peu l’horizon s’éclairait ; au loin la surface de l’eau prenait une teinte grise, on voyait des points noirs — sans doute des bateaux marchands — et de longues raies noires qui ne pouvaient être que des radeaux. Parfois on entendait le clapotement d’une rame ou un bruit de voix confus. Au milieu d’un silence aussi profond, les sons nous arrivaient de très loin. Par degrés la brume disparaissait comme en s’enroulant sur elle-même et on distinguait vaguement sur la rive opposée un village ou un chantier.

Enfin il fait jour, tout sourit au soleil, et les oiseaux s’en donnent à cœur joie. Il est encore de trop bonne heure pour qu’un peu de fumée attire l’attention. Nous relevons nos lignes et Jim prépare un bon déjeuner.

Le repas terminé, nous regardions couler l’eau. Comme ce spectacle manquait de nouveauté, nos yeux se fermaient bientôt, mais ils ne tardaient guère à se rouvrir et nous apercevions un vapeur qui s’éloignait en toussant. Puis il n’y avait rien à voir, rien à entendre. Au bout d’une heure peut-être un radeau se montrait. Une hache brillait en l’air et s’abattait, car ils sont presque toujours en train de fendre du bois sur les radeaux. Aucun bruit. La hache se levait de nouveau, et quand elle était au-dessus de la tête du bûcheron, nous entendions un tcheunk ! Il avait fallu tout ce temps pour que le son du premier coup parvînt jusqu’à nous.

J’aperçus deux hommes qui couraient de mon côté.
J’aperçus deux hommes qui couraient de mon côté.

Un matin, par un épais brouillard, chaque radeau qui passait nous donnait un véritable charivari ; on battait la grosse caisse sur des casseroles pour prévenir les steamers. Une embarcation arriva si près de nous que nous entendions rire des gens que nous ne voyions pas.

Dès que la nuit venait, nous passions au large et, arrivés au milieu du fleuve, nous laissions le radeau suivre le courant. Nos pipes allumées, les jambes dans l’eau, nous causions. Nous restions à peu près nus, quand les moustiques ne nous tourmentaient pas. Les habits que la famille de Georges, m’avait fait faire étaient encore trop neufs pour ne pas me gêner et rien ne m’empêchait de me mettre à mon aise.

À minuit, tout le monde était couché le long de la côte ; les faibles lueurs qui trahissaient la présence d’une cabane s’éteignaient. Ces lueurs nous servaient d’horloge ; dès qu’elles reparaissaient, elles nous annonçaient qu’il ferait bientôt jour et qu’il fallait chercher un endroit pour cacher le radeau.

Un matin, vers l’aube, je partis à bord d’un canot que nous avions arrêté au passage et je remontai, en pagayant, une crique boisée où j’espérais récolter du fruit. Après m’être avancé d’un mille environ, j’arrivai en face d’une sorte de sentier de vaches, et j’aperçus deux hommes qui couraient de mon côté. Lorsque je voyais quelqu’un jouer des jambes, je m’imaginais toujours que l’on courait après moi ou après Jim. Ma première idée fut donc de déguerpir au plus vite ; mais avant que j’eusse dégagé mon aviron, empêtré dans les roseaux, ils étaient déjà à portée de voix. Ils me crièrent que des gens à cheval les poursuivaient avec une meute de chiens et ils me suppliaient de leur sauver la vie. Arrivés au bout du sentier, ils voulurent sauter dans le canot.

— Pas de ça, s’il vous plaît, dis-je en donnant un coup de rame. Rien ne presse — les chiens et les chevaux m’ont l’air d’être encore loin. Filez à travers les buissons et quand je serai sûr qu’on est à vos trousses, je vous laisserai monter de façon à ne pas risquer de chavirer. En marchant dans l’eau, vous dépisterez la meute.

Ils ne se le firent pas dire deux fois, et me voilà en route de mon côté. Ils n’avaient pas menti. Une dizaine de minutes plus tard j’entendis aboyer au loin ; un quart d’heure après, les fugitifs respiraient à l’aise dans un bois de cotonniers où Jim avait établi sa cuisine.

Le plus âgé des deux ne devait guère avoir moins de soixante et dix ans. Il était chauve ; en revanche, il avait une barbe blanche qui lui donnait un air respectable. Un chapeau mou, une chemise de laine bleue, un pantalon de toile dont le bas disparaissait dans la tige de ses bottes et des bretelles en tricot composaient son costume — non, pas des bretelles, car il lui en manquait une. Il portait sur le bras un habit de drap noir un peu râpé, mais dont les boutons de cuivre semblaient tout neufs. De même que son compagnon, il tenait à la main un vieux sac de voyage bien rembourré. Ledit compagnon avait trente ans environ et n’était pas beaucoup mieux mis.

Ils s’assirent pour déjeuner avec nous, comme si c’eût été une affaire entendue, et se mirent à causer. J’appris bien vite qu’ils ne se connaissaient pas.

— Pourquoi vous êtes-vous sauvé, vous ? demanda la tête chauve à l’autre.

— J’ai inventé une poudre qui enlève le tartre des dents et j’en ai vendu pas mal là-bas. Seulement ma poudre enlève aussi l’émail au bout d’un certain temps, et je suis resté dans la ville un jour de trop. C’est pour cela que je m’en allais sans avertir mes clients lorsque je vous ai rencontré. Vous m’avez dit que l’on croyait avoir à se plaindre de vous et vous m’avez prié de vous aider à filer. Comme je me trouvais dans le même cas, j’ai offert de vous tenir compagnie. Voilà mon histoire — à votre tour.

— Moi, j’avais entrepris là-bas une petite campagne contre l’ivrognerie. Cela marchait très bien. Pendant huit jours, j’ai été la coqueluche de toutes les femmes de la ville, jeunes ou vieilles, car je tombais à bras raccourci sur ces gredins qui empoisonnent les gens avec leurs boissons frelatées. Chaque conférence me rapportait jusqu’à cinq ou six dollars. Mais le bruit s’est répandu que je ne prêchais pas d’exemple et que je buvais en cachette autre chose que de l’eau. Un bon nègre m’a averti ce matin que les mécontents organisaient une chasse à mon intention, qu’ils rassemblaient leurs chiens et qu’ils me donneraient une demi-heure d’avance. Je n’ai pas attendu l’heure du déjeuner — je n’avais pas faim.

— Vous m’avez l’air d’un vieux malin, dit le jeune homme. Il me semble que nous pourrions nous atteler à la même voiture.

— Je ne demande pas mieux. Quelle est votre spécialité, sans indiscrétion ?

— Typographe, par état ; phrénologue, artiste dramatique, dentiste, magnétiseur, conférencier, maître de danse ou de géographie, débitant de médecines plus ou moins brevetées, selon l’occasion. Il n’y a pas de sot métier, pourvu qu’il n’exige pas trop de travail. Et vous ?

— J’ai fait un peu de tout cela dans mon temps. La bonne aventure et le magnétisme étaient mon fort, quand je trouvais un compère habile. Aujourd’hui, je m’en tiens aux conférences sur l’abus des liqueurs fortes. Si les ivrognes — on en rencontre partout — ne se dérangent guère pour venir m’entendre, leurs femmes accourent et d’assez grosses recettes récompensent mes faibles efforts.

Il y eut un moment de silence ; enfin, le jeune poussa un profond soupir et s’écria :

— Hélas ! hélas !

— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda le vieux.

— Ah ! lorsque je songe que je suis réduit à voyager sur un radeau, en compagnie de gens dont…

Il s’arrêta pour tirer un mouchoir de sa poche et s’essuya le coin de l’œil.

— Dites donc, riposta la tête chauve d’un ton revêche, notre société en vaut bien une autre !

— Certes, et je ne vous adresse aucun reproche. Loin de là. Ce n’est pas vous qui m’avez tout enlevé : nom, honneurs, fortune, famille. Par bonheur, il est une chose que le monde ne peut m’enlever : la tombe où mon pauvre cœur brisé goûtera enfin le repos éternel !

Et il porta de nouveau son mouchoir à ses yeux.

— Le diable emporte votre pauvre cœur brisé ! s’écria le vieux monsieur. Pourquoi nous le jetez-vous à la tête ? Nous n’y sommes pour rien.

— Je le sais. Encore une fois, je ne vous adresse aucun reproche. Je ne maudis que ceux qui m’ont fait tomber de si haut.

— Tomber de si haut ? De quel étage êtes-vous tombé ?

— Ah ! vous ne me croiriez pas… Pleurez, pleurez, mes yeux, et fondez-vous en larmes… Que vous importe, d’ailleurs, le secret de ma naissance ?… Cependant, je vous le confierai, ce secret, et vous joindrez vos larmes aux miennes… Vous avez devant vous un duc dont on a méconnu les droits.

Les yeux de Jim s’écarquillèrent et les miens aussi. Nous savions, pour l’avoir entendu dire à Tom Sawyer, qu’il y a en Angleterre des ducs qui se regardent comme de si grands personnages qu’ils ne donneraient pas une poignée de main au président de notre république. Le vieux parut un peu surpris ; mais il se contenta de répondre :

— Ah bah ?

— Oui. Mon grand-père, fils aîné du duc de Bridgewater, s’est enfui en Amérique à la fin du siècle dernier afin de respirer l’air pur de la liberté. Il s’y est marié et il y est mort, laissant un fils. La même année, son propre père mourut. Le second fils du duc s’empara du titre et des propriétés. Le véritable héritier réclama en vain ses droits. Je suis le descendant légitime de cet héritier. Je suis le vrai duc de Bridgewater, réduit à errer sans escorte sur la terre étrangère, pauvre, méprisé, alors que chacun devrait s’incliner devant lui. Triste, triste, ô triste !

— Voyons, massa, dit Jim, ça ne sert à rien de se désoler.

Le duc comprit à notre mine que nous le plaignions.

— Braves cœurs, reprit-il, vous voudriez me consoler ? Eh bien, vous n’avez qu’à me traiter avec les égards dus à mon rang. Il faut me saluer en m’adressant la parole et m’appeler « Votre Grâce » ou « Votre Seigneurie ». Vous pouvez même m’appeler Bridgewater tout court, car ce nom est à lui seul un titre de noblesse. Quant aux repas, je ne demande pas à faire table à part ; seulement, je vous rappellerai qu’un duc…

— Soyez tranquille, répondis-je. Jim a servi chez des gens civilisés et il vous soignera.

En effet, durant le dîner, le nègre se tint derrière Bridgewater, auquel il passa les meilleurs morceaux. On voyait que ces attentions faisaient grand plaisir au duc ; mais le vieux, tout en s’empiffrant, sembla fort contrarié. Il n’ouvrit guère la bouche que pour manger. Je crus d’abord qu’il était fâché de n’avoir que de l’eau à boire. Son appétit satisfait, il alla se promener à l’écart. Au bout d’une demi-heure, il revint vers nous et dit :

— Bridgewater, vous n’êtes pas le seul qui ayez à vous plaindre de l’injustice des hommes.

— Non ?

— Non. D’autres sont tombés de plus haut.

— De plus haut ? Hélas ! ça me paraît difficile.

— D’autres pourraient attendrir le monde en révélant le secret de leur naissance…

Et le vieux se mit à pleurer à son tour.

— Hein ? Qu’entendez-vous par là ?

— Mon cher duc, continua le vieux en sanglotant, je puis me fier à vous ?

— À la vie, à la mort ! répliqua le duc en serrant la main qu’on lui tendait. Le secret de votre naissance — parlez !

— Eh bien, Bridgewater, je suis feu le Dauphin ! Pour le coup, Jim ouvrit de grands yeux.

— Feu qui ? demanda le duc.

— Mes amis, ce n’est que trop vrai. Vous contemplez l’infortuné Dauphin Louis XVII, fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette.

— Vous ? à votre âge ? Feu Charlemagne, je ne dis pas.

— Le chagrin a tout fait, Bridgewater. Le chagrin a blanchi cette barbe avant l’heure et causé cette calvitie précoce. Vous avez dû beaucoup souffrir ; mais que sont vos souffrances à côté des miennes ? Si vous connaissiez l’histoire du malheureux Dauphin…

— Je la connais, dis-je, et Jim aussi — du moins, je lui ai lu un livre où on parle de vous et qui fait un joli éloge de votre geôlier Simon.

— Simon ? répéta le vieux d’un air étonné… Oui, je lui dois beaucoup à mon brave geôlier.

— Comment ! Ce gueux de savetier qui vous donnait des coups d’étrivières et vous appelait Capet ?

Eh bien, je suis feu le Dauphin !
Eh bien, je suis feu le Dauphin !

— Oh ! on s’est trompé sur son compte, comme on s’est trompé en croyant à ma mort. Devant le monde, il feignait de me maltraiter ; mais dès que nous étions seuls il se jetait à mes genoux, et… C’est grâce à lui que j’ai pu gagner l’Amérique… Pauvre Simon, on a refusé de reconnaître ton maître et on te calomnie… Bridgewater, convenez que le roi de France a aussi le droit de dire : « Coulez, coulez, mes pleurs ! »

De grosses larmes mouillaient ses joues. Aussi ce bon Jim le plaignait-il encore plus qu’il n’avait plaint le duc. Pour ma part, je me reprochais d’avoir traité de gueux le fidèle Simon, et en même temps j’étais fier de voyager avec un Dauphin. Nous essayâmes donc de le consoler, comme nous avions cherché à consoler l’autre.

— Merci, dit-il. Le duc a raison, vous êtes de braves cœurs. Vous voudriez me voir oublier mes chagrins ? Eh bien, apppelez-moi « Votre Majesté » ou « Votre Altesse », et servez-moi toujours le premier. Je ne vous demande pas de vous tenir tête découverte devant moi, parce que ce serait vous exposer à attraper un coup de soleil ; seulement sachez qu’on ne s’assoit pas en présence du roi sans qu’il vous y ait invité… C’est là un privilège qui n’appartient qu’aux princes et aux ducs, ajouta-t-il en se tournant vers Bridgewater qui semblait sur le point de se rebiffer.

Après avoir ainsi établi ses droits, sa majesté retrouva sa bonne humeur, bien que Jim s’obstinât à l’appeler massa ; mais le duc devint fort grincheux. Cependant le roi lui parla très amicalement ; il déclara qu’il se souvenait que son père estimait beaucoup les Bridgewater et les invitait à dîner deux ou trois fois par semaine. Le duc, toutefois, conservait son air grognon. Enfin, un matin, j’entendis le roi qui lui disait :

— Voyons, Bridgewater, il est probable que nous serons obligés de passer quelque temps sur ce radeau. À quoi bon vous faire de la bile ? Ce n’est pas ma faute si je ne suis pas né duc et ce n’est pas la vôtre si vous n’êtes pas né roi. Il faut prendre les choses comme elles viennent, en attendant mieux. Voilà ma devise. Nous aurions pu tomber plus mal. Les vivres ne manquent pas et nous n’avons qu’à nous croiser les bras. Nous ne gagnerions rien à nous quereller. Allons, votre main, duc, et soyons amis.

À ma grande joie, le duc y consentit ; je dis à ma grande joie, parce que des fois ils se regardaient d’un air si méchant que Jim avait peur de les voir se jeter l’un sur l’autre.

Il ne me fallut pas beaucoup de temps pour deviner que ces deux fourbes se gaussaient de nous, qu’ils n’étaient pas plus duc ou dauphin que Jim. Mais je gardai mon opinion pour moi ; Jim se serait fâché et nous n’aurions peut-être pas été les plus forts. Si je n’ai pas appris grand’chose de mon père, j’ai tout de même appris de lui que le meilleur moyen de se tirer d’affaire avec des gens de cette espèce, c’est d’avoir l’air de les croire jusqu’à ce que l’on trouve l’occasion de leur brûler la politesse.