Les Aventures de Nono/Texte entier

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P.-V. Stock (p. frontispice-370).

JEAN GRAVE




LES


AVENTURES DE NONO


ILLUSTRATIONS DE
MM. Alex. Charpentier, Heidbrinck,
Hermann-Paul, Camille Lefèvre, M. Luce, Mab,
Lucien Pissaro et Rysselberghe.






PARIS. — I
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Maison TRESSE & STOCK)
27, RUE DE RICHELIEU, ET 16, RUE MOLIÈRE
(Près le Théâtre-Français)
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1901





À


mes neveux et nièces,


aux petits.


 J. G.



I

LE DÉSIR


Nono est un petit garçon de neuf ans, intelligent, tapageur, mais pas mauvais diable cependant. Comme tous les enfants, il a bien quelques moments de vivacité et de turbulence où il fait enrager ses parents ; des instants où son petit être, en pleine expansion, se répand en bonds et cris de joie, ne choisissant pas toujours le moment favorable pour leur donner libre cours, se dépensant en espiègleries, sans s’occuper si les parents sont d’humeur à le supporter.

Seulement, ce qui gâte un peu son bon naturel, c’est un entêtement obstiné dont il n’y a pas moyen de le corriger. Entêté, non pas comme une mule, non pas comme deux chèvres, mais bien comme dix mille cochons.

Lorsqu’une fois il s’est mis dans la tête de ne pas vouloir faire quelque chose, c’est fini, il n’y a plus moyen de rien lui faire faire : réprimandes, coups, raisonnements, douceurs, promesses, rien n’a prise sur lui. En lui-même, il reconnaît qu’il a tort, surtout lorsqu’on lui fait comprendre que s’il ne sait pas être agréable aux autres, les autres ne feront rien pour lui faire plaisir.

Je ne veux pas dire que Nono soit roué de coups ; c’est un moyen dont les parents usent assez souvent contre les enfants obstinés ; car il est plus facile de lancer une calotte que de donner une raison, et trop souvent les parents ont recours à ce moyen. S’ils étaient obligés de donner la raison de leurs ordres, ils seraient forcés d’avouer qu’ils n’en ont pas d’autre que leur simple caprice, et d’autre droit que d’être les plus forts. Lorsqu’on est de mauvaise humeur, c’est une détente de pouvoir la passer sur quelqu’un qui ne peut répondre.

Mais les parents de Nono, s’ils ne sont pas tout à fait à l’abri de ce travers ; si, par instants, ils ont la main quelque peu leste, ils n’abusent cependant pas trop de ce moyen de réprimande, et se donnent parfois la peine de faire entendre raison au petit obstiné, en lui faisant comprendre que nous ne pouvons raisonnablement nous attendre à ce que les gens soient aimables envers nous qu’à condition de l’être nous mêmes à leur égard.

Nono reconnaît qu’il a tort de s’obstiner dans ses refus, mais il considère comme un point d’honneur de ne pas revenir sur ce qu’il a dit — surtout lorsque c’est un refus d’accomplir une chose qu’on lui demande de faire. — Pour qu’il revienne à de meilleurs sentiments, le mieux est de le laisser bouder dans son coin, et d’attendre que la réflexion l’amène à des sentiments plus sociables.

Si les parents sont, assez souvent, mal disposés, les enfants, de leur côté, ont aussi leurs moments désagréables. Chez les parents, les soucis du ménage, les inquiétudes sur le travail ; à l’atelier, le patron a été injuste, on n’a pas pu lui dire carrément ce que l’on pensait, on rentre à la maison de mauvaise humeur ; et c’est la femme et les gosses qui écopent.

Lorsqu’ils sont dans cette fâcheuse situation d’esprit, il arrive aux parents de donner, sans s’en apercevoir, leurs ordres d’un ton très impératif. Nono, lui, est très froissé de ce ton, même lorsqu’il serait le plus disposé à accomplir ce qu’on lui demande ; ce n’est alors qu’en rechignant qu’il obéit.

Bien souvent aussi, lorsqu’il ne comprend pas toujours la nécessité d’un ordre, — après tout, à neuf ans, on ne peut pas en connaître autant que ses parents, — il suffirait d’un mot d’explication, mais les parents sont trop habitués à croire que les enfants doivent obéir sans discuter, et parce que, très souvent, ils ne savent pas s’en faire comprendre, ils s’imaginent que les enfants sont dépourvus de toute compréhension, aussi ne se donnent-ils pas la peine de raisonner. « Un enfant doit obéir à ses parents sans discuter », cela dispense de toute explication.

Aussi, voilà bien des occasions de gronderies et de tiraillements, comme vous voyez.

On a fait, jusqu’ici, beaucoup de livres pour apprendre aux enfants qu’ils doivent être sages, obéissants ; mais, malheureusement, ce sont les parents qui les écrivent, et on a oublié d’en faire pour recommander aux parents de ne demander aux enfants que des choses à portée de leur âge et de leur raisonnement ; il arrive que la plupart des pères et des mères ne connaissent pas du tout leur métier de parents.

Espérons qu’on en écrira quelques-uns pour leur apprendre à être raisonnables à l’égard de leurs enfants. Peut-être un des enfants qui me lit en ce moment, se rappellera-t-il, lorsqu’il sera grand, les choses qui lui auront semblé les plus injustes dans la conduite de ses parents à son égard, et se mettra-t-il à écrire ce livre ; à moins qu’il ne trouve mieux de le leur faire remarquer de suite. Seulement, en ce cas, je ne suis pas très certain qu’il ne serait pas plus prudent à lui d’essayer d’en faire un conte. Le moindre qu’il pourrait lui en arriver, serait de se faire traiter d’effronté, d’enfant sans cœur qui ose critiquer la conduite de ses pauvres parents. Le conte serait beaucoup plus amusant à écrire que les stupidités qu’on leur donne comme compositions à l’école, les parents en seraient plutôt amusés ; et s’ils n’étaient pas trop bêtes, ils saisiraient peut-être la leçon sans se fâcher.

Du côté de l’enfant, c’est une autre histoire : il est bien dur de quitter le livre que l’on tient pour aller chercher quatre sous de beurre ou un litre de pommes de terre ; justement on en était au passage le plus intéressant : au moment où le héros du livre vient d’être pris par des brigands, ou est sur le point de faire naufrage ; on ne voudrait pas l’abandonner dans une position aussi critique. Ou bien encore on est très actionné à une émouvante partie de cache-cache avec ses camarades ; la mère est très mal venue de vous déranger pour vous envoyer chercher deux sous de sel, ou vous faire remonter pour laver la vaisselle. Aussi, il arrivait à Nono de ne pas exécuter toujours promptement les ordres reçus, et de se les faire répéter bien des fois, avant de les exécuter, non sans murmurer et traîner fortement ses pieds à terre en signe de mécontentement. C’est que, hélas ! il n’y a personne de parfait, et les bons petits enfants — comme les parents sans défauts du reste — n’existent que dans les livres qu’on leur fait lire pour leur apprendre à être bien sages.

Il arrive aussi quelquefois, à notre jeune héros, de se battre avec son grand frère Alexandre — qu’on est habitué d’appeler Titi — et avec sa sœur Cendrine. Son frère Titi est beaucoup plus âgé que lui, mais n’a guère plus de raison ; aussi, il leur arrive de se disputer comme deux chiffonniers.

Cendrine n’est que d’un an plus âgée que lui ; elle aussi, est taquine à ses moments. Mais comme Nono est le plus jeune, on exige de sa sœur qu’elle cède aux fantaisies de monsieur ; nécessité dont elle n’est pas, du reste, très convaincue, et qu’elle est moins disposée encore à subir.

On commence par se chamailler un peu ; on s’arrache les jouets, et puis, ma foi ! les poings se mettent de la partie, jusqu’à ce que quelques paires de calottes, impartialement distribuées, viennent mettre la paix entre les belligérants.

Il y a bien un autre petit frère, Paulo, mais il est si jeune, un an à peine, que ce n’est guère possible de se disputer avec lui, et on est très content de l’avoir, au contraire, car il ne finit jamais sa bouillie et ses gâteaux ; avec lui il y a toujours quelques miettes à attraper.

Mais, somme toute, les parents de Nono aiment leurs enfants ; leurs défauts tiennent des préjugés, des habitudes qu’ils ont trouvées établies, qu’ils ont prises avec l’éducation qui leur a été donnée, et non de leur caractère qui est plutôt celui de la bonté.

Nono, s’il est têtu, n’est pas un mauvais diable, il aime ses parents et, — surtout lorsqu’il a quelque chose à leur demander — sait trouver des câlineries qui ne manquent jamais leur effet et ont, plus d’une fois, fait rire le père en dedans, alors que, pour la forme, il faisait les gros yeux.

À part les fichus quarts d’heure dont nous avons parlé, on a d’assez bons moments à la maison, et les bourrasques sont vite oubliées, car personne n’y apporte de méchanceté.

Au moment où nous faisons connaissance avec la famille, Nono vient d’être d’une sagesse exemplaire. — Il y a longtemps qu’il désire que son père lui achète un livre de contes, avec de belles images ! — ses notes de la semaine à l’école sont excellentes ; il s’est acquitté avec promptitude, et sans murmurer, — en dedans seulement pour ne pas en perdre l’habitude — des commissions qu’on lui a demandé de faire ; aussi, son père lui a promis de sortir avec lui le lendemain — puisque ce sera dimanche — de lui faire visiter les boutiques où il pourra choisir un objet qui lui plaise. — Pas trop cher, car les parents de Nono sont des ouvriers, et les riches dépensent tellement d’argent à leurs futilités, que les ouvriers n’en ont presque plus pour acheter ce qu’il faut à leurs enfants. Mais cette fois-ci le père veut faire bien les choses, il promet de consacrer au moins quarante sous aux achats de Nono !

Et Nono, le cœur plein d’espoir, est allé se coucher se promettant monts et merveilles pour le lendemain. Pendant que sa mère le borde dans son lit :

— Dis donc, mère, combien ça coûterait-il un livre de contes, comme celui que m’avait prêté Charles, avec de belles images ?

« Combien ça coûterait-il » n’est peut-être pas d’accord avec la syntaxe, mais comme un enfant de neuf ans n’est pas tenu de parler aussi bien qu’un académicien, si ça ne vous fait rien, nous écrirons comme parle notre héros.

— Père, fait la mère, ton garçon demande combien coûterait un livre de contes, avec de belles images coloriées ?
Pendant que sa mère le borde dans son lit (p. 10)

— Je ne sais pas. Une pièce de trois ou quatre francs, au moins.

— Mère, fait Nono, en lui jetant les deux bras autour du cou, et en l’attirant pour l’embrasser, j’ai vingt sous dans ma tirelire, je les donnerais bien à père pour qu’il m’en achète un, si tu voulais y ajouter ce qui manquerait. Tâche de décider père ?

— Tu sais bien demander, mais seras-tu toujours sage ?

— Je te le promets, fait le garnement, en redoublant ses caresses.

— Tu promets, tu promets, tu n’es pas chiche de promettre, mais tu ne les tiens pas toujours, tes promesses !

— Tu verras, mère, je serai sage, je ferai tes commissions.

— Allons, dors ! nous verrons cela demain. Nous demanderons à père. »

Et là-dessus, deux bons gros baisers sur les yeux, avec recommandation de ne pas trop remuer pour ne pas se découvrir.

Et Nono, le nez fourré sous la couverture, est en train de réfléchir à tous les livres qu’il a vus, se demandant celui auquel il devra donner la préférence. Il en veut un avec des gravures, de belles images coloriées. Son imagination lui retrace tout un océan de volumes, parmi lesquels il ne sait où reposer sa préférence.

Cela peu à peu finit par devenir vivant et animé : Peau d’Âne, Don Quichotte, Ali-Baba, le Chaperon-Rouge, l’Oiseau Bleu dansent une sarabande effrénée autour de lui. C’est au milieu d’un peuple de fées, de génies, de lutins, d’enchanteurs, de gnomes, de farfadets, d’oiseaux fabuleux, de fleurs fantastiques qu’il s’endort, perdant la notion du réel.

Sa mère est en butte aux fureurs de la fée Carabosse ; son père tient prisonnier l’enchanteur Abracadabra et le force à fabriquer, pour Nono, un livre dont les personnages, dans les illustrations, parlent et remuent. Sa sœur Cendrine et son frère Titi sont changés en petits cochons roses par la fée Mélusine, et lui, Nono, est chargé de les garder, de les conduire à la glandée et de les empêcher de se sauver sous peine d’être lui-même changé en chauve-souris.



II

PREMIÈRES AVENTURES


Lorsque Nono s’éveilla, il faisait grand jour. Mais, chose étonnante, au lieu de se trouver dans son lit, il était couché sur un gazon épais, rempli de fleurettes élevant leurs corolles au-dessus de l’herbe verte.

Le soleil éclairait cet endroit, faisant étinceler les couleurs florales, miroiter les ailes diaprées des innombrables insectes qui voltigeaient à travers ses rayons d’or, ou couraient affairés parmi les brins d’herbe. Le ciel, d’un azur profond, était sans nuages.

Nono s’était soulevé sur son coude, et, les yeux écarquillés par l’étonnement, il regardait tout autour de lui, ne se rappelant pas avoir jamais visité ce lieu.

L’air était doux et léger ; mille parfums s’échappaient des pétales entr’ouverts des mille et une fleurs champêtres qui tapissaient le gazon. Dans les arbres, dans les buissons, sous les taillis, une multitude d’oiseaux faisaient entendre les gazouillis les plus variés.

Quelques-uns, prenant leur essor, traversaient l’espace d’un vol léger, se poursuivant jusqu’à terre avec des pépiements courroucés, se disputant, par jeu, quelque graine, ouvrant le bec et les ailes pour se défendre, se dressant sur leurs ergots, pour s’arracher le grain disputé, se dérobant mutuellement leur proie à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’un dernier larron, aux mouvements plus prestes, au vol plus rapide, vînt mettre fin à la dispute en s’enfuyant avec l’objet du litige, réconciliant ainsi les adversaires dans une commune déception.

La sécurité avec laquelle ils semblaient se jouer dans ce bocage, le vol tranquille de ceux qui cherchaient leur pâture, tout démontrait qu’ils devaient vivre là en toute sécurité, n’ayant jamais été traqués ni par l’homme, ni par aucun autre être malfaisant.

Pour mieux se rendre compte où il était, Nono s’était levé sur son séant. Lorsqu’il lui sembla être bien éveillé il se mit debout, humant l’air avec délices ; mais un tiraillement d’estomac lui rappela la bonne soupe que sa mère lui faisait chauffer tous les matins, et lui fit chercher des yeux, tout autour de lui, s’il n’apercevait pas quelques traces de sa maison, fussent même les petits cochons qu’il se souvenait d’avoir charge de garder dans son rêve.

Mais nulle trace d’habitation ou d’êtres humains en ce lieu charmant. Et tout en cherchant à découvrir quelqu’un, Nono se demandait comment il se trouvait seul dans un pays qu’il ne connaissait pas.

Continuait-il de rêver ? Qu’étaient devenus ses parents ? Du reste ses idées étaient loin d’être nettes. Parce qu’il était encore mal éveillé sans doute ; mais les sorciers, les enchanteurs, hantaient encore vaguement son imagination, et il n’était pas éloigné de croire que quelque génie malfaisant ou quelque mauvaise fée l’avait emporté loin de chez lui, loin de ses parents, après avoir fait subir quelque métamorphose à ceux-ci et à lui-même. Et il se tâta par tout le corps, pour s’assurer qu’il n’était pas changé en singe ou en quelque autre animal aussi laid.

Mais non, il était bien toujours le même, avec son habillement habituel.

— Voyons, se disait-il, je me suis bien endormi hier soir chez mes parents. Comment se fait-il que je me réveille dans un pays inconnu ? Est-ce que, réellement, il existerait des fées qui peuvent vous enlever comme cela, sans que vous vous en aperceviez ! Si c’en est une qui m’a enlevé, elle ne va pas tarder à se montrer, j’imagine.

Et il regarda autour de lui ; mais personne ne se montrait.

Nono était un petit garçon courageux, qui n’avait peur que dans l’obscurité, auquel cas, alors, il chantait tout haut pour se donner du courage. Il était dans une situation qui aurait pu l’inquiéter. L’absence inexpliquée de ses parents l’aurait, en toute autre circonstance, certainement fort alarmé. Mais il était, en ce moment, en une situation d’esprit qui lui faisait accepter cette absence comme une chose, sinon comme naturelle, assez plausible tout au moins. Aussi, loin de s’effrayer en ne trouvant aucune réponse à ses appréhensions, il se mit à chercher quelque chemin qui le conduisît à un endroit habité.

Quoique jeune, il possédait déjà une certaine dose de raisonnement. Il se disait qu’un endroit si joli devait certainement attirer des visiteurs et qu’il n’aurait pas grand chemin à faire pour trouver soit une habitation, soit des promeneurs.

Un sentier s’étendait devant lui, il le suivit à l’aventure. Ayant machinalement, en marchant, mis la main dans sa poche, il en tira un petit canif dont son oncle lui avait fait cadeau pour tailler ses crayons à l’école. Cette découverte lui donna l’idée de se couper une baguette dans un des taillis qui bordaient la route ; l’envie ne se fut pas plus tôt formulée que, déjà, il était à la besogne. Il eut bientôt une canne dont il se servit pour fouiller le sable en marchant, faire le moulinet, ou décapiter les hautes herbes des bords du sentier.

Il marcha ainsi quelque temps, sans avoir aucune idée de l’endroit où pouvait aboutir le sentier qu’il suivait. Il avait dû s’éveiller très tard dans la matinée, car le soleil commençait à être haut dans le ciel, et ses rayons, quoique tamisés par le feuillage, ne cessaient de chauffer l’atmosphère. Nono, que la soif commençait à tenailler, cherchait autour de lui s’il n’apercevrait pas quelques fruits pouvant le désaltérer en même temps qu’ils tromperaient sa faim.

Mais rien, que des arbres forestiers, lorsqu’en traversant une clairière, son attention fut attirée par une scène palpitante : un petit pinson, dont les pépiements annonçaient la détresse, se tenait sur une branche, essayant de se cacher. Son corps était agité d’un tremblement convulsif, ses yeux fixés sur un émouchet qui, après avoir plané un instant dans les airs, commençait à descendre en spirales de plus en plus serrées pour fondre sur la pauvre bestiole affolée.

Prompt comme la pensée, Nono leva sa badine et comme l’émouchet allait atteindre sa proie, d’un coup sec il le jeta à terre la poitrine brisée.

La peur avait tellement paralysé le pinson qu’il était tombé à terre, le corps agité de petits frissons. Nono le ramassa tout palpitant et le prit délicatement dans ses mains en l’embrassant.

Peu à peu l’oiselet se remit de sa frayeur et, par un gazouillis plaintif, fit comprendre à son sauveur qu’il désirait reprendre sa liberté.

Nono ouvrit les mains, l’oiseau agita ses ailes avant de prendre son essor ; puis, joyeux, il s’éleva en l’air, claironnant à son sauveur, en guise d’adieu, un chant d’allégresse.

Cet intermède avait fait oublier à notre voyageur la soif qui le pressait ; mais lorsqu’il eut vu disparaître l’oiseau, il la sentit le chatouiller un peu plus fort. Il reprit donc sa marche, continuant à quêter d’un œil inquiet quelque fruit à une branche d’arbre, et surtout si, à travers le gazon, il ne découvrirait pas une source fraîche ou il pût se désaltérer à longs traits.

Mais rien ne se présentait à ses regards déçus, qu’un insecte pris par une patte, empêtré dans les brindilles d’un buisson, étalant son ventre noir au soleil, et se démenant désespérément sans arriver à se raccrocher pour reprendre son équilibre et sortir de sa position périlleuse.

Déjà visiblement fatigué, ses efforts devenaient moins vigoureux et plus espacés. Placée au-dessus, une mésange charbonnière aiguisait son bec à la branche qui la portait, s’apprêtant à fondre sur cette proie assurée.

Nono courut au buisson, faisant s’enfuir la mésange, et détacha délicatement l’insecte qu’il trouva être un superbe carabe des jardins, aux élytres d’un beau vert doré, aux reflets métalliques.

Le sauveteur remit à terre l’insecte qui, passant ses pattes de devant sur ses antennes, sembla lui faire un salut de remerciement avant de disparaître ensuite dans l’herbe du gazon. Et Nono reprit sa marche.

À l’angle d’un petit sentier obliquant sur la gauche de celui qu’il suivait, il retrouva son pinson perché sur un des arbres bordant le chemin. L’oiseau, qui semblait l’attendre, s’envola dans la direction du nouveau chemin.

Nono quitta le sentier qu’il suivait et s’engagea dans celui suivi par l’oiseau. Mais celui-ci se mit à battre des ailes, s’éleva en gazouillant, et alla se poster sur un arbre plus loin, semblant de nouveau attendre son sauveur.

— Tu as donc peur de moi ? fit Nono, se parlant plutôt à lui-même qu’à l’oiseau.

Comme s’il avait compris, celui-ci vint voltiger autour de lui ; toujours méfiant, se posa un instant sur son épaule, pour reprendre ensuite son vol, et aller se poser plus loin.

Nono ne connaissait rien de l’endroit où il se trouvait ; il suivit donc la bestiole, indifférent à une route autant qu’à une autre. Ils arrivèrent ainsi à une clairière, à l’extrémité de laquelle un amas de roches rougeâtres s’élevaient, couvertes de lichens, de mousses et de bruyères.

Sur une des parois des rochers, filtrait une petite source d’eau claire et vive qui descendait en cascatelles, sur le flanc taillé en gradins, pour tomber, au pied d’un rocher, dans une sorte de vasque naturelle formée par le roc qu’elle avait creusé et d’où elle s’échappait en un ruisseau limpide qui serpentait à travers la clairière pour aller se perdre sous bois. Un magnifique bouleau, à l’écorce argentée, qui avait pris racine dans une fissure de la roche, l’abritait de son feuillage délicat, un peu retombant comme la chevelure d’une naïade éplorée.

Nono courut à la fontaine, où il s’agenouilla pour puiser avec ses mains l’eau dont il se désaltéra goulûment, et qui lui sembla si délicieuse qu’il la trouva la meilleure de toutes les boissons.

— Tout de même, pensa Nono, sans le pinson, je ne serais pas venu ici. C’est pour le suivre que j’ai quitté ma première route, et il le chercha des yeux pour le remercier. L’oiseau avait disparu.

Nono se pencha à nouveau vers la source pour boire encore une fois de cette eau si fraîche. Enfin rassasié, il allait se relever, lorsqu’il aperçut une pauvre abeille qui se débattait au milieu de la vasque, et que, malgré tous ses efforts, le courant allait entraîner et submerger dans ses remous. De sa badine qu’il n’avait pas quittée, Nono sortit la bestiole de l’eau et la posa délicatement sur la mousse, où donnait le soleil, pour qu’elle pût se sécher, s’attardant à voir ce qu’elle allait faire, malgré les tiraillements d’estomac que lui faisait éprouver la faim qui, elle, n’était pas calmée.

Pendant un moment, l’insecte se traîna lourdement sur la mousse, le corps alourdi par l’humidité, les ailes froissées par le contact de l’eau, ayant du mal à se tenir sur les pattes. Puis, lorsqu’elle eut un peu repris la liberté de ses mouvements, elle commença à se passer les pattes de derrière sur les ailes afin de les sécher. Enfin, lorsqu’elle fut assez forte à son gré, elle prit son vol et s’élança dans l’espace en bourdonnant.

Mais, chose étrange, il semblait à l’enfant étonné que ce bourdonnement prenait forme de langage ! Il lui sembla comprendre que l’insecte lui disait : « Tu as eu soif, l’oiseau que tu as sauvé t’a mené à cette fontaine où tu as pu te désaltérer, et où je me serais noyée sans ton secours. Suis-moi, je te guiderai là où tu pourras te rassasier. »

Nono savait fort bien que les insectes ne parlent pas ; mais il avait tellement lu des livres de contes où l’on faisait parler les animaux, tellement récité de fables à l’école où l’on faisait parler non seulement les animaux, mais aussi les insectes les plus infimes, jusqu’aux plantes et aux minéraux qui faisaient des discours que bien des êtres humains auraient été incapables de tenir, et dont très peu de gens seraient à même de comprendre la sagesse, — lorsque ces discours s’avisaient d’être sages — ce qui n’était pas toujours le cas.

Notre affamé ne fut donc pas étonné outre mesure, non pas d’entendre parler l’abeille — il n’était pas très sûr qu’elle lui eût tenu ce petit discours, convaincu plutôt que c’était le fruit de son imagination — mais, il aimait à penser qu’elle pouvait le lui avoir tenu. Il suivit donc l’abeille tout réconforté ; le vol de l’insecte, du reste, lui permettant de le suivre sans fatigue.

Ils traversèrent ainsi le bois qui commençait derrière les rochers, et arrivèrent à un vallon agreste, tout rempli de fleurs des champs. Toutes les variétés qui, ailleurs, fleurissent à des époques différentes, se trouvaient là, réunies, en pleine floraison.

Coquelicots étalant leurs pétales d’un rouge éclatant, bleuets d’un beau bleu plus sombre s’élevaient à côté pendant que les genêts mariaient leurs fleurs d’un suave jaune d’or au violet sombre des campanules, au carmin des digitales. Ailleurs, les pâquerettes étalaient leur disque d’or entouré de blancs pétales, et les saponaires roses donnaient une note plus discrète.

Le serpolet, le fenouil, la menthe, embaumaient l’air de leurs balsamiques senteurs, tandis que dans l’herbe, sous les buissons, s’épanouissaient violettes et primevères de toutes sortes, que le muguet ouvrait ses clochettes au doux parfum ; les narcisses, les jonquilles et les jacinthes formaient des tapis diaprés des couleurs les plus diverses, alors que le chèvrefeuille montait à l’assaut des arbres dans les branches desquels il s’accrochait, étalant sa floraison aux senteurs de miel.

Nono s’arrêta émerveillé, sans se demander comment il se faisait que toutes ces fleurs s’épanouissent en même temps. À neuf ans, on n’est pas tenu de posséder les connaissances d’un jardinier, et cela ne le choquait pas plus de les voir, là, pousser sous ses yeux, que de le lire dans l’œuvre d’un romancier à la mode.

Jamais notre petit ami n’avait vu tant de fleurs réunies ; ce n’était pas la tentation d’en cueillir un bouquet pour sa mère qui lui manquait, mais la peur de voir paraître un jardinier bourru ou quelque gardien non moins hargneux, qui l’empêcherait d’y porter la main et le chasserait honteusement. Et puis, il faut bien le dire aussi, la faim surtout, qui le talonnait et lui faisait avoir hâte de trouver un endroit où il pût la satisfaire.

Mais l’abeille, qui avait vu Nono s’arrêter, vint bourdonner plus fort un moment près de lui, et notre affamé reprit inconsciemment sa marche, guidé sur le vol de l’insecte qui se dirigea à l’orée du bois, vers un gros arbre autour duquel voltigeaient en grand nombre d’autres abeilles qui s’avancèrent vers l’arrivante.

Mais elles ne l’eurent pas plutôt reconnue, qu’elles cessèrent leur bourdonnement de guerre, pour en faire entendre un plus doux, semblant lui souhaiter la bienvenue, et la gronder de les avoir laissées dans l’inquiétude par suite de sa longue absence.

Nono les examinait curieusement, les voyant se frotter les antennes les unes contre les autres, signes qu’elles répétaient aux nouvelles compagnes qui sortaient constamment de la ruche, et quand toutes se furent communiqué ce qu’elles avaient appris, elles vinrent voltiger autour de Nono, semblant le regarder curieusement, sans chercher à lui faire du mal. Mais ce dernier, qui savait combien sont douloureuses leurs piqûres, battit prudemment en retraite.

Les abeilles continuaient leur vol autour de lui, parfois elles s’arrêtaient pour frotter leurs antennes contre celles d’une camarade, semblant échanger quelque réflexion, puis, à un moment, elles reprirent toutes leur vol vers l’arbre qui servait de ruche, pendant que quelques-unes, revenant vers le voyageur, reprenaient ensuite leur vol vers la ruche, semblant par là l’inviter à les suivre.

Mais Nono n’avait garde de comprendre, et se rappelait les histoires de ceux qui, par trop téméraires, avaient payé d’horribles souffrances l’imprudence de s’approcher trop près de l’habitation de ces insectes susceptibles. De plus, parmi ce flot mouvant d’insectes, tous pareils, de même couleur, il ne reconnaissait plus celle qu’il avait sauvée de l’eau. Il lui sembla être, cette fois-ci, tout à fait perdu et abandonné, et il se laissa aller, tout découragé, sur un tronc d’arbre couché à terre, se demandant anxieusement ce qu’il allait devenir.


III

ON S’INSTRUIT EN VOYAGEANT


Elles n’étaient pas gaies les réflexions de notre petit ami : En quel pays était-il ? trouverait-il à manger ? Était-il destiné à périr de faim, ou, nouveau Robinson, serait-il forcé d’accommoder sa vie, loin de tout semblable ?

Robinson, dans son naufrage, avait pu sauver des armes, des outils, des vivres, il avait abordé dans une île pourvue de gibier, de fruits comestibles ; dans sa promenade Nono, à part les petits oiseaux, n'avait rien vu de mangeable ; comme arme et outil, il possédait tout juste un petit canif incapable d'abattre des arbres, de scier des planches et d'attraper un merle au vol.

Et il en revenait toujours au point de départ de ses réflexions : Pourquoi se trouvait-il là tout seul ? Où étaient ses parents, ses frères, sa sœur ? Décidément, il y avait quelque chose d'incompréhensible dans son cas.

Complètement absorbé dans ses réflexions, Nono ne percevait plus rien de ce qui se passait près de lui, lorsqu'il en fut tiré par un bourdonnement fort et prolongé que produisait une abeille voltigeant autour de lui afin d'attirer son attention.

Et, nouvel étonnement de Nono, ce bourdonnement, d'abord confus, indistinct, prenait peu à peu forme de langage et lui devenait intelligible.

— ... « Calme ton chagrin », lui semblait-il entendre, « nous ne t'abandonnerons pas. Viens vers mes sœurs, viens que je te présente à notre mère, et nous te soulagerons dans ta détresse ».

Et ayant levé la tête, Nono reconnut sa protégée qui lui faisait des signes, qu'il comprit immédiatement cette fois-ci. L'abeille lui indiquait de se lever et de la suivre.

Il obéit aussitôt, se leva, suivit sa conductrice qui se dirigeait vers l'arbre qui servait de ruche. Mais au fur et à mesure qu'ils s'en approchaient, le vieux tronc perdait sa forme ; ses contours s'atténuaient, son aspect se transformait, et lorsque Nono n'en fut plus qu'à quelques pas, il avait devant lui un magnifique palais, placé sur une vaste terrasse à laquelle on accédait par un large escalier aux rampes de marbre.

Une élégante colonnade, formant vestibule, entourait le monument, où se pressaient la foule des abeilles affairées et remuantes, s'occupant, les unes d'aérer les différentes pièces du palais, d'autres de transporter le butin qu'elles rapportaient des champs ; d'autres encore travaillaient à réparer les murs du palais, façonnaient les appartements aux besoins auxquels elles les destinaient.

Mais chose plus étrange encore, ces abeilles n'étaient plus de vulgaires insectes : au fur et à mesure que le tronc se transformait en palais, les mouches également grandissaient, se transformaient en êtres humains tout en rappelant cependant leur forme primitive, conservant les ailes diaphanes qui leur permettaient de voltiger dans l'espace.

L'abeille qui conduisait Nono subissait la même transformation. Et elle voltigeant, Nono gravissant les marches de l'escalier monumental, ils arrivèrent devant une dame assise sous le vestibule en un riche fauteuil au large dossier. Près d'elle s'empressait la foule des abeilles que n'appelaient pas d'autres travaux, lui apportant des coussins pour s'appuyer, une nourriture exquise et parfumée, des boissons à l'odeur délicieuse.

Son visage était empreint d'une très grande douceur. Elle fixait Nono d'un air de bonté aimable, lui faisant signe d'approcher.

Et comme Nono n'osait s'avancer :

— Je te fais donc peur, mon enfant ? dit-elle d'une voix suave et mélodieuse.

Chez son père, Nono avait bien entendu dire que les rois, les reines, les empereurs et les impératrices n'étaient pas faits d'une pâte autre que celle du commun des mortels, et n'en différaient que par le costume ; mais, à l'école, on les entretenait tant de leurs actes, de leur puissance, leur attribuant tant d'action sur les événements, sur les destinées des peuples, qu'il ne pouvait pas ne pas s'imaginer qu'ils ne fussent d'une essence supérieure. Et comme il avait aussi entendu dire que les abeilles étaient gouvernées par une reine, il ne douta pas un seul instant qu'il ne fût devant cette redoutable personne.

— Oh ! non, madame la reine, s'empressa-t-il de répondre.

— Qui t'a dit que j'étais reine ? fit la dame en souriant.

— Oh ! madame, ça se voit bien, fit l'enfant qui s'enhardissait.

— Ah ! Et à quoi t'en es-tu aperçu ?

— Parce que je vois toutes les autres abeilles s'empresser près de vous et vous servir ; aussi à la couronne d'or que vous avez sur la tête.

— Enfant ! va, fit la dame, en riant cette fois franchement ; ce sont mes cheveux que tu prends pour une couronne ; quant aux abeilles que tu vois si empressées à me servir, elles ne sont, apprends-le, ni esclaves, ni dames de la cour, ni servantes, ce sont des filles dévouées qui ont soin de leur mère, qu'elles aiment. »

Nono, tout décontenancé, se rappela en effet que l'abeille qui l'avait conduit, lui avait parlé de « notre mère », et comme il la voyait se tenir près de lui, avec un petit sourire railleur, il devint rouge comme une pivoine. Mais il retrouva la force de dire, pour s'excuser que c'était à l'école qu'on lui avait appris que les abeilles étaient gouvernées par une reine.

— Mon enfant, fit la dame, en reprenant sa gravité, tout en continuant à sourire avec bonté, ton professeur est un ignorant. Il parle de ce qu'il ne connaît pas. En étudiant la vie de nos ruches, les hommes ont jugé de nos mœurs d'après les leurs.

Le premier qui a pu pénétrer les secrets de notre vie, voyant les abeilles prendre des soins spéciaux pour une d'elles, s'évertuant à lui épargner tout travail et toute fatigue, en a conclu que celle-là était un être privilégié, tout aussi inutile qu'un roi, que les autres lui devaient obéissance, que c'était sa volonté qui réglementait les travaux de la ruche. Il a fait imprimer cela. C'était bien trop semblable à ce qui se passe chez vous, pour qu'on ne l'eût pas accepté comme vérité. Les partisans de l'autorité en ont tiré un argument en sa faveur, et l'on continue à enseigner dans les écoles que les abeilles sont gouvernées par une reine.

Chez nous, cependant, ce n'est pas cela. Chacune de nous remplit la fonction inhérente à sa nature, mais il n'y a pas de reine, il n'y a pas de fonction imposée, les unes font le miel, d'autres soignent les jeunes ; si les besoins de la ruche l'exigent, quelques-unes des habitantes peuvent même changer de fonction, mais sans que personne l'ordonne, seulement parce qu'elles sentent que c'est le salut général qui l'exige.

Quant à moi, je ne suis pas une reine, mais simplement une mère, chargée de fournir les œufs qui donneront des travailleuses à notre République, de futures mères pour les essaims nouveaux ; et si les autres abeilles me choient, me soignent, me dorlotent, c'est tout simplement parce que j'accomplis un travail qu'elles ne peuvent faire n'ayant pas de sexe, et que son accomplissement m'empêche de m'occuper de toute autre besogne. Admets que je sois une mère Gigogne, mais de reine, nous ne connaissons pas cela ici. »

Nono écoutait, ébahi, cette petite leçon d'histoire naturelle, qui renversait toutes ses notions acquises. Mais au fond, comme il était tant soit peu espiègle, et gardait un petit grain de rancune contre son professeur qui l'avait quelques fois réprimandé ou puni à tort, il se formula intérieurement l'intention de le prendre, à son tour, en flagrant délit d'ignorance, lorsqu'il viendrait lui parler de la royauté chez les abeilles. Et un sourire malicieux vint plisser le coin de ses lèvres.

— Espiègle, va, fit la mère abeille. Et lui tapotant les joues : « Souviens-toi du bien et du mal qu'on te fait, mais ne sois jamais injuste.

« Mais je te tiens, là, à te faire des discours qui te paraissent, sans doute, très ennuyeux, et ton amie me fait rappeler que tu as grand faim, et moi, je n'ai que très peu de temps à moi, il me faut retourner à ma besogne. Assieds-toi à cette table ; mes filles l'ont dressée à ton intention, et apaise ton appétit.

En effet, l'émotion éprouvée par Nono lui avait d'abord fait oublier sa faim, mais depuis quelques instants, ses yeux affamés ne pouvaient se détacher d'une table qu'un groupe d'abeilles avait garnie de rayons de miel posés sur des feuilles de figuier, excitant l'appétit de notre jeune affamé par le doux parfum qu’ils dégageaient, lui chatouillant les narines.

Sans se le faire répéter, il se mit à table et goûta au miel. Dans une coupe de cire modelée à son intention, les abeilles avaient distillé le doux nectar qu’elles recueillent dans le calice des fleurs. Nono était extasié, et se régalait avec délices.

Il avait déjà largement entamé le miel, puisé à la coupe, sa faim se calmait un peu, et il n’éprouvait plus autant de plaisir à mordre dans le miel, à boire le nectar, commençant à les trouver trop sucrés.

La ruche, les abeilles avaient disparu, sans qu’il s’en rendît compte, son attention étant attirée en ce moment par un grouillement qui sortait du bois en face de lui. Cela miroitait au soleil, avec des reflets d’or. Et cela s’avançait vers Nono qui était très intrigué, ne pouvant rien distinguer.

Comme cela s’avançait toujours, il finit par démêler un grouillement d’êtres. Hanté par ses lectures, il ne douta pas un seul instant que ce ne fut une armée de chevaliers en marche. Il voyait même déjà distinctement des guerriers aux cuirasses dorées, aux casques surmontés de cornes, d’aigrettes, faisant miroiter au soleil les reflets verts de leurs boucliers d’émeraude. Ce n’était qu’à cause de leur éloignement qu’il les voyait si petits.

Mais quand cela fut plus près, Nono dut s’avouer qu’il avait été là, encore, trompé par son imagination. Il n’avait devant lui que de vulgaires carabes dorés.

Et comme ils avançaient, il les voyait se dresser sur leurs pattes, n’apercevait plus que leur ventre tout noir. Adieu brillants guerriers, riches cuirasses, boucliers étincelants ! En se dressant sur leurs pattes, ils grandissaient, grandissaient, jusqu’à devenir grands comme des poupées d’un sou, mais, ô déception cruelle, il semblait à Nono n’avoir devant lui qu’une troupe de croque-morts lilliputiens.

Une douzaine d’entre eux marchaient deux à deux, portant sur chaque épaule une brindille, coupée aux buissons d’alentour, formant une civière sur laquelle reposait une large feuille de Paulownia dont ils avaient froncé les bords en les attachant avec des épines de façon à en former un semblant de corbeille : de ces corbeilles, les unes étaient remplies de ces succulentes fraises des bois si parfumées, d'autres contenaient des framboises au parfum plus acide.

Derrière chaque civière marchait un groupe de carabes d'où se détachaient de temps à autre ceux qui relayaient les porteurs fatigués.

Tout cela se dirigeait processionnellement vers Nono, assis sur le tronc d'arbre en quoi sa chaise s'était transformée, la table disparue.

Lorsque le cortège fut arrivé devant lui, les carabes se rangèrent en demi-cercle, les porteurs de brancards un peu en avant.

Un d'eux s'en détacha et grimpa sur le genou de Nono. Arrivé là, il fit un salut, se dressa sur ses deux pattes de devant, le derrière en l'air, et, de ses pattes postérieures, se frotta vigoureusement les élytres, en tirant un son fort peu harmonieux, mais que goûta fort Nono, car voici ce qu'il crut comprendre :

— Jeune enfant, je suis celui que tu as secouru pendant que j'étais en danger. Sans t'en rendre compte, tu as mis en pratique la grande loi de solidarité universelle qui veut que tous les êtres s'entr'aident les uns les autres. Nous ne pouvons, comme les abeilles, t'offrir un régal, fruit de notre travail ; mais voici des fraises et des framboises excellentes, cueillies à ton intention. Elles te plairont, j'espère, et compléteront le champêtre repas offert par nos sœurs. »

Et ayant fait un signe, les porteurs vinrent déposer leurs fardeaux aux pieds de celui auquel ils étaient destinés.

Mais avant d'aller plus loin, je vois un sourire d'incrédulité se glisser sur les lèvres de mes jeunes lecteurs ; je les entends se chuchoter que mon orateur a pris une drôle de position pour prononcer son discours. Vous ne voyez pas très bien votre maître d'école faisant sa leçon en marchant sur les mains, ou votre proviseur, à la distribution des prix, prononçant sa harangue la tête en bas, les pieds en l'air.

Mais, mes chers enfants, la mère abeille nous l'a appris, il ne faut jamais juger des choses d'après soi-même, et croire que ce que nous faisons doit servir de règle à l'univers. Et si nombre de nos orateurs, politiques ou autres, étaient forcés de faire ainsi leurs harangues, cela leur ferait peut-être descendre quelques idées dans la tête, que leur lourdeur empêche sans doute d'y monter pendant la station debout, tant leurs discours sont vides et creux.

À la vue des fruits appétissants, Nono sentit l'eau lui venir à la bouche. Mais il commençait à se former, il comprit qu'il devait, avant de s'attabler comme un goulu, remercier les carabes de leur don généreux.

— Monsieur le carabe, vous et vos camarades, êtes vraiment trop aimables, et je suis ravi de votre présent ; c'est de grand cœur que je vais manger ces fraises qui me font l'effet d'être excellentes. Mais, en vérité, je ne mérite pas tant, vous exagérez le service que je vous ai rendu. Vous étiez pris dans un lacis de branches, vous voyant dans l'embarras, je vous en ai tiré sans aucune peine pour moi. Vous voyez que l'action n'a rien de bien méritoire, et je suis confus de mériter si peu vos louanges.

— Oh ! fit le carabe, si on mesure le service à la peine qu'il coûte, le tien est de minime importance. Mais comme c'est la vie que je te dois, ça mérite considération pour moi. Mais un service ne se mesure pas ainsi. Ce que l'on prise, c'est la façon dont il est rendu, la spontanéité et la bonne grâce qui l'accompagnent.

Prends donc ces fruits d'aussi bon cœur que nous te les offrons. Tu nous feras plaisir. »

Et le carabe ayant agité ses antennes en guise de salut, se prépara à redescendre de la tribune qu'il avait choisie.

— En ce cas, merci, fit Nono, vous le voyez, j'use de la permission. »

Et le carabe ayant quitté son genou, Nono se baissa, prit une des corbeilles, et l'eut bientôt dévorée en deux bouchées, passant à une deuxième.

Les carabes, le voyant attablé, reprirent leur forme d’insectes et s’envolèrent vers le bois.

Et Nono qui les regardait s’envoler, en eut un petit serrement de cœur, en pensant qu’il allait encore se trouver seul. Il les vit se perdre sous le feuillage. Il lui semblait que c’étaient des amis de vieille date qui le quittaient.



IV

AU PAYS D’AUTONOMIE


Le soleil continuait sa course. S’il ne voulait pas de laisser surprendre par la nuit dans sa solitude, il ne fallait pas que notre égaré se laissât abattre par le chagrin. Il lui fallait, au contraire, rappeler à lui toute son énergie et se remettre en route.

Secouant donc la tête, en signe de résolution et comme pour chasser les idées importunes, il se mit debout, pour reprendre sa marche, non sans avoir noué dans son mouchoir deux des corbeilles de fruits, qui lui restaient, et les avoir attachées à son poignet.

Mais, sans qu'aucun bruit lui eût révélé sa venue ni sa présence, une grande et belle femme se tenait devant lui. Son visage et son regard étaient aussi doux que celui de la mère des abeilles, mais on sentait, sous le charme du sourire, une volonté forte, une énergie puissante.

Nono s'arrêta intimidé, regardant curieusement la dame.

— Tu es brave, mon enfant, et c'est ce que j'aime chez les petits garçons ; mais je ne veux pas te laisser plus longtemps dans l'inquiétude. C'est moi qui, t'ayant remarqué depuis longtemps, et t'ayant entendu exprimer le désir d'avoir un livre de contes, ai voulu te donner le plaisir de le vivre toi-même.

J'ai commencé par t'enlever de chez tes parents, sans que tu t'en aperçusse. Sois sans inquiétude à leur égard. Ils savent où je t'ai emmené, et seront tenus au courant de ce que tu feras, et de ce que tu verras. Quant à ce qui t'arrivera, à ce que tu verras, cela dépendra de toi. Je te mettrai aux prises avec les circonstances. Comme tu agiras, elles seront bonnes ou néfastes pour toi. C'est donc toi qui, en définitive, feras tes aventures, et les ornementeras par ta façon de te comporter.

— Madame la fée, je vous promets d'être bien sage, fit Nono, intimidé par ce long discours, où il n'avait guère compris que ceci, c'est qu'il faudrait être sage et obéissant.

— Sage ! obéissant ! c'est, en effet, ce qu'on demande aux habitants du monde d'où tu viens. Ici, que l'on te demandera, c'est d'être d'abord toi-même, d'être franc, loyal, de dire toujours ce que tu penses, d'agir en conformité avec ta pensée, de ne jamais faire à tes camarades ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fissent, d'être à leur égard ce que tu voudrais qu'ils fussent envers toi, le reste ira de soi.

Je te parle peut-être un langage un peu incompréhensible pour ton âge. Mais lorsque, par ignorance et non par mauvais cœur, tu te seras trompé, je serai là pour te venir en aide.

N'aie donc pas peur, viens, je vais te mener près de camarades de ton âge qui t'apprendront, mieux que moi, à être ce qu'il faut. »

Et Nono vit près de lui un beau char attelé de six belles cigognes.

Sur un signe de la dame, muet d'admiration, il prit place près d'elle sur le char, et les cigognes, prenant leur vol, s'élevèrent dans les airs. Le jeune voyageur vit peu à peu disparaître les détails de la campagne qui semblait défiler sous lui, les bois devenant de plus en plus petits, jusqu'à ce que le vert de leur feuillage ressembla au tapis d'une prairie.

Après avoir plané un certain temps, les cigognes abaissèrent leur vol, se rapprochant de terre, Nono vit se dessiner d'abord les collines. les rivières au-dessous de lui, puis il distingua les arbres, puis un bâtiment qui lui sembla

grand d'abord comme un jouet, au milieu d'un jardin immense que l'on devinait à ses pelouses, à ses corbeilles aux couleurs variées. Dans ce jardin se promenaient une foule de personnes qui semblaient se divertir.

C'est vers ce jardin que se dirigèrent les cigognes, venant déposer les voyageurs au pied du perron de la construction entrevue qui était un palais magnifique.

À l'arrivée du char, ceux que Nono avait aperçus dans le jardin et qui étaient des petites filles et des petits garçons dont le plus vieux ne dépassait pas une douzaine d'années, étaient accourus, et lorsque la compagne de Nono en descendit, tous se précipitèrent vers elle avec des acclamations de joie :

— C'est Solidaria, notre amie Solidaria, s'écriaient-ils. Nous vous cherchions sans pouvoir deviner où vous étiez passée ? Vous nous aviez quittés sans nous avertir.

— Là là, fit la dame, qui avait du mal à satisfaire toute cette cohue se cramponnant à elle dans l'espoir d'attraper une caresse, un baiser, ou une bonne parole, si vous vous jetez ainsi sur moi, vous allez me faire tomber.

C'est une surprise que je vous réservais : Voyez, je suis allée vous chercher un nouveau camarade. Je compte sur vous pour le mettre au courant de notre genre de vie, et la lui rendre assez agréable pour qu'il s'y plaise.

Mais, une dernière recommandation, ajouta-t-elle, en se tournant vers Nono, ne t'éloigne jamais trop de tes camarades. Notre ennemi, Monnaïus, roi d'Argyrocratie, envoie ses émissaires rôder dans les bois qui entourent notre petit domaine ; ses janissaires s'emparent, pour les mener en esclavage, des imprudents qui se mettent hors de portée d'être secourus. »

Puis, ayant adressé un dernier sourire d'encouragement aux enfants, elle disparut dans un nuage qui la déroba à leurs yeux.

Les enfants s'étaient dispersés ; quelques-uns pourtant étaient restés à examiner le nouvel arrivant.

— Comment t'appelles-tu ? fit, en s'adressant à Nono, une petite fille à l'air futé, jeune personne paraissant avoir au plus huit ans.

— Nono, fit notre héros tout intimidé de voir tous les yeux braqués sur lui.

— Moi, je m'appelle Mab, reprit l'espiègle, si tu veux nous serons camarades, tu as une figure qui me plaît. Je te montrerai à quoi nous jouons. Tu verras, on s'amuse ici. Pas de maîtres pour vous mettre en pénitence, ou vous ennuyer tout le temps pour vous faire tenir tranquille. Et puis, je te ferai faire connaissance avec mes amis Hans et Biquette. Ce sont mes meilleurs camarades, mais il y en a d'autres, tu feras connaissance avec tous.

N'est-ce pas, Hans, tu veux bien être camarade avec le nouveau ? fit la fillette.

— Moi, certainement, je veux bien, fit le personnage, qui pouvait bien avoir dix ans, à condition que ce soit un bon zigue. Quel âge as-tu ? fit-il en s'adressant à Nono.

— Neuf ans !

– D'où viens-tu ? fit une autre petite fille, une blondinette de sept ans.

— Oh, cette Sacha, ce qu’elle est curieuse ! fit Mab.

— Demande-lui donc ce que ça peut lui faire ? fit un autre.

» Ici on ne s’occupe pas d’où l’on vient. Pourvu que l’on soit de bons camarades, c’est suffisant.

Allons nous amuser, plutôt. »

Et prenant Nono par la main.

— Nous allons visiter le jardin, veux-tu !

— Oui, je veux bien.

— Tu oublies qu’il va être l’heure d’aller faire la cueillette pour notre souper », fit une autre demoiselle de neuf ans ; c’était la Biquette dont avait parlé Mab.

— Ah ! oui, j’oubliais. Du reste, tu auras le temps de le voir demain. Allons chercher nos corbeilles. »

Et la bande se dirigea vers une pelouse où se tenait un homme de haute taille à l’aspect vigoureux. Ses bras musculeux étaient à nu ; son visage aux traits énergiques, encadré d’une barbe noire soyeuse, respirait la force et l'énergie ; des yeux très doux corrigeaient ce que l'expression du visage aurait pu avoir de trop sévère.

Entouré par les enfants, il leur distribuait de petites corbeilles et de petits sécateurs appropriés à leurs forces. Tous tendaient les mains, criant : Moi ! moi, Labor !

— Et ma sœur Liberta n'aura donc personne pour l'aider aujourd'hui ? fit Labor en souriant et montrant une jeune femme en grande robe flottante, couleur vert d'eau, la chevelure dénouée retombant sur les épaules.

— Moi j'y suis allé ce matin, firent plusieurs garçons et filles.

— Oh ! moi, je veux bien y aller, fit Biquette.

— Moi aussi, moi aussi, firent plusieurs autres, et s'emparant de petits seaux que la jeune femme leur tendait, ils la suivirent vers un bâtiment situé à l'extrémité de la pelouse.

Nono regardait sans rien dire, se tenant près de Mab et de Hans, qui étaient restés près de Labor.

— Prends donc une corbeille, fit Hans, en poussant Nono du coude, Labor ! une corbeille pour le nouveau.

— Ah ! c'est toi que Solidaria a pris sous sa protection, fit Labor. Approche, mon garçon. Je vois que tu t'es déjà fait des amis. Crois-tu que tu te plairas ici ?

— Je crois que oui, fit Nono en prenant la corbeille et le sécateur que lui tendait Labor.

— Moi, j'en suis certain. Va avec tes camarades qui t'attendent. Ils t'apprendront ce qu'il faut faire. »

La distribution des corbeilles terminée, les jeunes espiègles s'étaient divisés par groupes, se répandant dans le verger qui attenait à la pelouse dont il était séparé par des murs soutenant des treilles aux fruits dorés, et toutes sortes d'arbres à fruits.

— Viens, fit Sacha, les autres sont partis avec Liberta, ils vont traire les vaches. Moi j'aime bien le lait, mais ça ne m'amuse pas d'être derrière les vaches, j'ai toujours peur qu'elles m'envoient quelque coup de pied. C'est plus amusant de grimper sur les arbres.

— Oh ! moi, reprit Hans, j’aime bien travailler aux étables. Il n’y a pas de danger que les vaches vous fassent de mal, ce sont de bonnes bêtes, bien tranquilles, mais j’y suis
allé ce matin, et je n’aime pas à faire deux fois de suite la même chose.

Quelques autres enfants s’étaient joints au groupe Nono, Hans et Sacha.

— Qu’est-ce que vous allez cueillir ! fit l’un d’eux.

— Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu aimes, toi ? fit Hans en s’adressant à Nono. Tu vois, il y a des raisins, des pêches, des poires, des prunes, des bananes, des ananas, des groseilles, des fraises. Tu n’as que l’embarras du choix. »

Et du geste, il montrait à Nono, le vaste verger où se trouvaient réunis, non seulement les fruits de toutes les latitudes, mais où murissaient en même temps les fruits de toutes les saisons ; où les arbres de la même espèce se montraient à tous les degrés de maturité, depuis la fleur en bouton, jusqu’au fruit mûr et succulent prêt à être cueilli.

Ils étaient en ce moment au pied d’un superbe cerisier portant de belles « guignes » noires et dodues.

— Oh ! des cerises, il y a longtemps que je n’en ai pas mangé, fit Nono, alléché par les fruits qui pendaient au-dessus de sa tête.

— Eh bien, grimpe, je vais te faire la courte échelle. »

Et s’étant adossé à l’arbre, il entrelaça ses deux mains, faisant signe à Nono d’y mettre le pied, puis de grimper sur ses épaules.

Mais, hélas ! Il n’était pas encore assez haut pour atteindre les branches les plus basses, et, élevé à la ville, il n’avait jamais appris à grimper à un arbre.

— Tiens, regarde, fit un des enfants, gros garçon roux et trapu, qui était resté avec le groupe, voilà comment on fait. »

Et, ayant embrassé l’arbre, il grimpa comme un singe, et fut bientôt installé entre deux branches d’où il ne tarda pas à faire pleuvoir une avalanche de fruits dans le tablier d’une camarade, jeune personne de six ans, que l’on nommait Pépé, à cause du jouet qu’elle avait toujours en ses bras.

Nono regardait d’un œil d’envie le garçon dans l’arbre.

— Attends, fit Hans, je reviens à l’instant. Et il courut vers une sorte de hangar d’où il ne tarda pas à rapporter une échelle légère qu’il appliqua contre le cerisier.

— Maintenant tu peux aller rejoindre Sandy.

Mais tu n’aimes pas que les cerises ? As-tu goûté aux bananes, aux ananas ?

— Non, je n’en ai jamais vu, fit Nono déjà installé dans l’arbre, la bouche pleine de cerises.

— Eh bien, je vais en cueillir pour notre dîner. »

Mab, elle, s’était attachée à de superbes groseillers à grappes, qui croissaient en buissons touffus près du cerisier.

— Hein ! fit Sandy, c’est amusant de cueillir soi-même son dîner.

— Oui, c’est très agréable » fit Nono, en engouffrant une poignée de guignes qu’il venait de cueillir, sa main prenant plus souvent le chemin de sa bouche que celui de son panier. Mais comme les branches pliaient sous les fruits, il put amplement satisfaire sa gourmandise, et, malgré cela, emplir sa corbeille et celle de Sandy qui était descendu, il y avait déjà longtemps, s’étant rappelé que personne n’avait parlé d’aller cueillir des feuilles. Il en fallait pour décorer les fruits à table. Il avait laissé sa corbeille à Nono pour aller vers les treilles où il choisit les plus belles feuilles.

Comme Nono s’attardait à picorer de ci, de là, quelques groseilles, Mab qui avait fini sa récolte depuis longtemps, le prit par la main, l’entraînant vers la place où Nono avait aperçu Labor et où chacun des enfants rapportait sa moisson, qu’il versait sur la pelouse pour la ranger ensuite en pyramide dans les corbeilles.

Personne, en effet, n’avait pensé à faire provision de feuilles, aussi Sandy fut-il acclamé de tous lorsqu’il arriva avec une ample provision.

Quand les corbeilles furent garnies, et bien parées, les enfants se dirigèrent vers le château que Nono n’avait fait qu’entrevoir à sa descente du char.

Toto, Mab, Biquette et Sacha qui, décidément, l’avaient pris sous leur protection, marchaient avec lui.

Nono s’étonnait qu’ils fussent abandonnés à eux-mêmes, Solidaria, Liberta, Labor, à part les courtes apparitions où il n’avait fait que les entrevoir, avaient disparu sans plus donner signe d’existence.

— Cela t’étonne, répondit Hans, c’est tous les jours comme cela. Nous ne les apercevons que lorsque nous avons besoin d’eux. Alors, pas besoin de les chercher. Nous les voyons à côté de nous, comme s’ils devinaient que nous avons besoin de leur aide.

— Et lorsqu’on n’est pas sage, comment vous punit-on ? Qui est-ce qui vous punit?

— Personne, fit Mab. Comment veux-tu que l’on ne soit pas sage, quand on n’a personne sur le dos pour vous empêcher de vous amuser, ou pour vous forcer à faire ce qui ne vous plaît pas.

— Oui, mais qu’est-ce qui prend soin du jardin et des arbres, et des vaches qui donnent le lait que vous buvez ?

— Nous, donc ! c’est très agréable, tu verras, de bêcher, d’arroser, de semer, surtout que, s’il est nécessaire, Labor est là pour nous aider avec sa troupe de petits lutins qui n’ont qu’à mettre la main au travail le plus dur pour qu’il se fasse sans effort.

Mais tu auras tout le temps de voir cela puisque tu vas rester avec nous. Nous voici arrivés.


V

LA GOURMANDISE PUNIE


Le château vers lequel s’étaient dirigés les enfants s’élevait sur une large esplanade bien sablée, coupée de vastes pelouses, dont quelques-unes étaient plantées d’arbres.

Sous ces arbres, ceux des enfants qui n’avaient pas été employés à la récolte des fruits, ou à la traite des vaches, avaient dressé de grandes tables carrées, que, ce soir là, en l’honneur du nouveau venu, on avait ajoutées bout à bout, mais que, ordinairement, on dressait séparées les unes des autres, couvertes de belles nappes, supportant des plats et des assiettes enjolivés de dessins naïfs aux couleurs crues.

Des chaises indiquaient la place de chaque convive.

Les arrivants rangèrent leurs fruits sur des coupes de la même faïence que les assiettes. Il y avait un échantillon de presque tous les fruits, non seulement pommes, pêches, raisins, abricots, dattes, oranges, bananes, mais une foule d’autres que Nono n’avait jamais vus. Des pâtisseries de toutes formes, dues à l’ingéniosité de Labor, étagées dans de jolies coupes, alternaient avec les fruits. Des fleurs dans des vases aux formes graciles et variées ajoutaient l’éclat de leurs couleurs plus vives à la teinte plus effacée des fruits.

D’autres enfants transvasaient le lait crémeux en de jolis petits pots de grès aux formes élégantes, aux tons chauds et harmonieux. Cela flattait l’œil, en même temps qu’un parfum discret chatouillait les narines, amenant l’eau à la bouche des moins gourmands.

Quand tout le petit monde fut arrivé que la récolte fut rangée sur les tables, chacun prit place selon ses goûts et préférences, se plaçant à côté du camarade qui, provisoirement, l’attirait le plus.

Nono était entre ses nouveaux amis qui lui nommèrent ceux qui étaient le plus près. En face d’eux, il y avait Gretchen, Fritz, Lola, Wynnie, Beppo, Pat, Stella. Il semblait que tous les noms de la terre y étaient représentés.

Du reste, non loin de lui, Nono put voir de petites frimousses noires et jaunes, aux yeux bridés.

Tous riaient, babillaient, comme l’avait dit la petite Mab, sans s’occuper de quel coin de la terre ils étaient venus.

On fit circuler les coupes autour de la table, chacun choisissait à sa convenance ; les uns prenaient de tout, pendant que d’autres se bourraient de l’espèce qui, pour l’instant, était l’objet de leur préférence. Mais la distribution se fit très cordialement, l’appétit le plus vorace sachant qu’il aurait toujours de quoi se satisfaire amplement.

— Tiens ! c’est moi qui vais te servir, fit Mab en prenant une coupe, qu’est-ce que tu préfères : pêches, raisins ?

— Non, fit Hans, voici des bananes que j’ai cueillies à son intention. »

Et chacun mettait sur l’assiette de Nono ses fruits préférés.

— Je veux bien goûter de tout, fit Nono. Et il se mit à peler une banane, Hans lui ayant fait voir qu’il fallait enlever la pelure. »

Mais, dès la première bouchée, il dut s’arrêter.

— Tu n’aimes donc pas cela demanda Hans un peu déçu ; car il s’attendait à des exclamations de plaisir.

— Si, fit Nono, ce n’est pas mauvais ; pourtant il me semble que je préfère le raisin ; et il mordit à même la grappe que Mab avait mise sur son assiette. Mais après en avoir avalé quelques grains, il dut s’avouer vaincu. Reposant la grappe sur son assiette, il repoussa doucement celle-ci, regardant d’un œil navré les coupes aux fruits si divers et si appétissants dont il lui semblait, avant de se mettre à table, ne pas pouvoir se rassasier, et que, maintenant, son estomac bourré, se refusait à avaler.

— Eh bien ! qu’as-tu donc ? firent à la fois Mab et Hans, ses voisins de droite et de gauche, en le voyant s‘arrêter de manger et repousser son assiette.

— Je n'ai pas faim ! fit-il, d'un ton qui n’aurait pas été plus triste s‘il avait eu à annoncer la perte d’une moitié de sa famille.

— Comment, t’as pas faim ! fit Mab, de si beaux fruits ! »

Nono, secoua la tête.

— Tu es malade, alors? fit Hans.

— Tu as du chagrin ? » ajouta Mab.

Biquette, Sacha, s’étaient levées et maintenant, autour de Nono, s’enquéraient, elles aussi, de ce qu’il avait.

Honteux et confus, Nono finit par se laisser arracher que, déjà gavé du miel des abeilles, et des framboises et des fraises, dons des carabes, sa gourmandise l’avait poussé à se bourrer encore de cerises pendant qu’il les cueillait. Son estomac distendu se refusait à avaler quoi que ce soit.

— Bois un peu de lait, fit Sacha, cela les fera descendre, tu mangeras cette belle pêche ensuite. »

Nono essaya d’en avaler quelques gouttes, mais le lait ne voulait pas descendre lui non plus.

Et jetant un dernier regard de convoitise sur les fruits succulents qui attiraient ses regrets, le jeune gourmand dut se contenter de regarder manger ses camarades qui, rassurés, s’étaient remis à becqueter les fruits de leurs préférences, se promettant, lui, d’être plus sage à l’avenir, et de modérer sa gourmandise.

Il dut leur raconter ses aventures avec les abeilles et les carabes, la mention qu’il avait faite de son repas dans le bois ayant éveillé leur curiosité.

Quand tout le monde fut rassasié, l'on se mit à desservir les tables, rapportant les nappes à la lingerie, la vaisselle à la cuisine, où des machines inventées par Labor, lavaient et essuyaient plats et assiettes, que l'on n’avait plus ensuite qu’à ranger dans les buffets qui ornaient la cuisine, située en un bâtiment un peu éloigné du château, caché par un rideau d’arbres, d’arbustes et de fleurs ; les tables et les sièges furent rangés sous des hangars y attenant.

Lorsque tout fut en ordre, les enfants se répandirent dans le jardin, discutant des jeux auxquels ils allaient se divertir. La plupart des filles voulaient jouer à la maman ou à la maîtresse d'école, vagues réminiscences de leurs jeux avant l’arrivée à Autonomie, les garçons à saute-mouton, à chat perché ; et après avoir bien discuté, tous finirent par s’organiser en groupes d’après leurs préférences.

Mais, peu à peu, quelques-une se détachaient du groupe dont ils faisaient partie, attirés qu’ils étaient par d’autres à côté, qui semblaient mieux leur convenir ; quelques garçons se laissèrent attirer par les douceurs du jeu de la poupée ; quelques filles, parmi les plus « diables », avaient mis leurs jupons en culotte, et jouaient bravement à saute-mouton.

Insensiblement les groupes s’étaient mêlés, il en était sorti d’autres pour jouer à colin-maillard, à cache-cache, à pigeon-vole, et autres divers jeux.

Nono, qui avait débuté en jouant à chat perché avec Hans, Mab, Biquette et Sacha, se trouvait à la fin engagé dans une partie de colin-maillard, avec une vingtaine d’autres garçons ou filles, et y comptait déjà une demi-douzaine d’amis des deux sexes qui avaient nom Gretchen, May, Pat, Beppo, Coralie, jolie petite mulâtresse de la Guadeloupe, et Doudou, un solide noir Congolais.

Mab, Hans, faisaient partie d’un groupe très occupé à résoudre des devinettes que chacun


posait à son tour. Biquette et Sacha sautaient à la corde.

Ceux qui étaient fatigués de jouer, venaient s’asseoir sur le perron, où, étendus sur les marches, ils suivaient du regard les jeux de leurs camarades.

Le soleil était couché depuis un moment déjà, l'obscurité tombait lentement, mais la soirée était douce, les étoiles s'allumaient une à une dans le ciel, les éclats de voix des joueurs s’éteignaient eux aussi, peu à peu.

Solidaria parut sur le haut des marches du perron:

— Mes enfants, dit-elle, une surprise aujourd’hui. Une troupe de gymnasiarques est venue nous offrir de vous donner ce soir une représentation de leurs exercices. Il s’agit de tout préparer pour bien les recevoir. Où voulez-vous qu'ait lieu le spectacle ? dans la salle de théâtre ou dehors ?

— Dehors, dehors, firent les enfants qui étaient accourus, et qui se sentaient sous le charme de cette soirée.

— Eh bien, alors, à l’œuvre. Voici Labor qui vous aidera. »

Et les enfants, enthousiasmés, se mirent à battre des mains, sautant de joie.


VI

FIN DE SOIRÉE


Les enfants avaient couru à la remise où l’on conservait les outils et les accessoires, et là, aidés de Labor, et de quelques-uns de ses petits génies, ils en tirèrent des poteaux, des bâches, qu’ils apporteront sur l’esplanade.

Là ils dressèrent une immense tente carrée faisant face aux marches du perron qui devaient servir de gradins pour les spectateurs.

Nono était émerveillé de voir courir les lutins de Labor ; avec leur aide, les mâts les plus lourds étaient soulevés par une demi-douzaine d’enfants sans plus d’efforts qu’une baguette d'osier, les bâches qui formaient la tente, malgré leur poids, étaient soulevées et tendues sans le moindre effort apparent.

Ces lutins étaient de petits hommes tout contrefaits, pas très beaux à voir, couverts de capes rouges, comme Nono en avait vu dans les livres de contes qu’il avait lus ; mais lestes comme des singes, forts comme des bœufs et, malgré leur aspect peu aimable, de très joyeux compagnons au fond, aimant parfois, à faire quelques farces. Là, entre autres, Dick occupé au dressage d'un mât, ayant déjà taquiné l’un d’eux, qui se trouvait près de lui, s’amusa de nouveau à le tirer par sa cape. Le lutin parut ne rien sentir mais s’arrangea de façon à agrafer la culotte de Dick au mât qu’on levait en ce moment. Et Dick suspendu en l’air, agitait bras et jambes comme une araignée au bout d'une ligne. On se dépêcha de le sortir de cette position périlleuse. À part cet incident, tout alla bien, et, en très peu de temps, la salle de spectacle fut improvisée, avec trapèzes, anneaux, barres fixes. C’était la fée Électricia, autre compagne de Labor, qui s’était chargée de l’éclairage de la salle. Et elle avait fait magnifiquement les choses. D’énormes lampes, du haut des pylônes auxquelles elles étaient suspendues, versaient une lumière d’un blanc légèrement bleuté comme un rayon lunaire. On y voyait clair comme en plein jour.

— Bon ; voilà qui va bien, fit Labor, après s’être assuré de la solidité des amarres des trapèzes et des barres. Nos artistes peuvent venir, nous sommes prêts à les recevoir.

— Et voici une collation qu’on leur a préparée, » fit Solidaria, en soulevant la portière qui cachait l’entrée d’une autre tente formant un élégant salon où pouvaient se tenir les artistes. Petit réduit arrangé avec goût, qu’ornaient toutes sortes de fleurs fournies par les parterres d’Autonomie.

— Alors, tout est en ordre, commençons à prendre nos places, fit Labor.

Électricia peut avertir les artistes que leur salle est prête, ajouta Solidaria.

Et, suivis des enfants, ils se dirigèrent vers le perron, où chacun prit la place qui lui convenait.

Lorsque chacun fut assis et que le silence se fut établi, un orchestre invisible se fit entendre, préparant ainsi la venue des artistes.

À peine eut-il égrené ses dernières notes que les artistes parurent.

Ils étaient cinq. Quatre d’entre eux ressemblaient à d’énormes grenouilles aux tons verts et jaunes ; le cinquième, plus petit, s'était affublé de la peau d’une rainette verte.

Se plaçant en ligne, face au perron, ils firent un salut à l’assemblée, ouvrant une grande gueule et des grands yeux bêtes qui firent rire aux éclats tout ce petit monde.

Puis ils commencèrent, aux anneaux, ensuite aux trapèzes, une série de tours qui faisaient ressortir la grâce et la hardiesse des artistes. La petite rainette qui, certainement, était le clown de la troupe, reprenait les mêmes tours en les chargeant d’une façon si comique, que ce fut elle qui eut la plus grande part des applaudissements.

Lorsqu’ils eurent ainsi fait une série de contorsions et de cabrioles inénarrables, de renversements insensés, de rétablissements, de suspensions et de chutes hardies ou comiques, les artistes revinrent se mettre en ligne, saluant l’assemblée qui applaudissait enthousiasmée.

Mais, instantanément, disparut leur défroque de grenouilles, ils apparurent habillés de maillots bleu-ciel dont les broderies et les paillettes d’argent les faisaient ressembler à de jolis papillons.

Et les jeunes spectateurs reconnurent cinq de leurs camarades qui, en cachette, leur avaient préparé cette surprise.

Les applaudissements redoublèrent lorsqu’on les eût reconnus.

Eux, impassibles, saluèrent, et commencèrent aux barres parallèles, composées de quatre rangs, une série de tours d’équilibre et de sauts, qui soulevèrent à nouveau les applaudissements enthousiastes de la jeune assistance, qui frappait encore énergiquement des mains après que les petits artistes se furent retirés dans le salon qui leur avait été préparé, et le spectacle finit.

Pendant la durée des exercices, la musique n’avait cessé de se faire entendre, mais en sourdine, mêlant son rythme aux mouvements des gymnasiarques.

Nono ouvrait des yeux grands comme des portes cochères. « As-tu vu, dit-il à son voisin Hans, le petit comme il était rigolo ? Comment qu’il s’appelle ?

— C’est Ahmed, fit Hans qui était non moins enthousiasmé. As-tu vu le grand ? comme il se tenait par ses talons à l’échelle, la tête en bas.

Et tous échangeaient leurs réflexions, ne tarissant pas d’enthousiasme sur les tours qui les avaient le plus frappées.

— Là, là, c’est bien, fit Amorata, autre sœur de Solidaria, en paraissant, maintenant, il va falloir penser à aller se coucher ; vos yeux commencent à se gonfler de sommeil, mais auparavant je vous apporte des nouvelles de vos parents, comme je vous ai promis d’en donner chaque soir. »

Et sur un signe qu'elle fit, une bande des gnomes de Labor apporta, derrière le groupe des enfants, un appareil, pendant qu’une grande toile blanche était tendue au fond de la tente, l’obscurité se fit tout à coup, et un jet lumineux partant de l’appareil, vint tracer un énorme cercle sur la toile blanche.

Nono se demandait ce que cela voulait dire, étant anxieux de savoir si, lui, nouveau venu, allait avoir aussi des nouvelles de sa famille ?

Les yeux fixés sur le cercle lumineux, il ne vit d’abord qu’un brouillard léger qui s’agitait, se divisait, pour se rassembler ensuite en points qui finirent par former une image distincte, que Nono reconnut de suite.

C’était la chambre où sa famille prenait ses repas. Une porte entr’ouverte laissait voir une autre pièce, où le grand frère se préparait à se coucher.

Assis à table, dans la première pièce, le père lisait son journal ; sa sœur Cendrine, près du père, écrivait ses devoirs ; la mère, à un autre coin de la table, reprisait un vêtement.

À un bruit qui venait de la porte, elle dressa la tête, puis se levant, alla ouvrir. C’était la concierge qui apportait une lettre.

La concierge avait bien l’air de vouloir tailler sa petite bavette, mais les parents qui paraissaient animés du plus vif désir de connaître le contenu de la lettre, ne firent rien pour la retenir. Aussitôt partie, la mère ayant ouvert la lettre, la lut à haute voix. C’était Solidaria qui envoyait des nouvelles de son protégé.

Cendrine qui avait écouté attentivement exprima le désir d’avoir de belles aventures comme son frère. Mais on lui répondit que ce n’était pas fait pour les petites filles.

En quoi se trompaient ses parents, opina en lui-même Nono qui voyait, parmi ses camarades, les filles aussi nombreuses que les garçons.

Titi, lui, exprima le désir de trouver un pays où l’on pourrait aussi bien vivre sans être forcé d’aller s’enfermer douze heures dans un atelier.

Puis, l’image s’effaça, le cercle lumineux se resserra, et finalement, disparut, la lumière inonda la salle à nouveau.

— Hein ! fit Nono, s’adressant à Mab, tu as vu papa et maman ?

— Oui, et aussi ma sœur May qui jouait avec Pussy[1] notre petit chat noir et blanc qui est si joli.

— Mais non, je te parle de mon père et de ma mère à moi.

— Ah, j’oubliais, fit Mab en riant, je ne sais pas comment cela se fait, il n’y a qu’une image sur la toile, mais chacun de nous y voit ceux qu’il aime, et rien autre.

— Oui, c’est une drôle de lanterne magique, fit Hans. Toi, tu as vu tes parents, moi j’y ai vu les miens, Mab, les siens, chacun de nous tous ici, de même, sans rien voir de ce que les autres y voyaient. »

Nono n’en revenait pas, mais habitué, en cette journée, à voir des choses plus extraordinaires les unes que les autres, s’il n’avait pas encore perdu la faculté de s’étonner, il se faisait peu à peu aux choses les plus extraordinaires.

La petite population d’Autonomie gravit les marches du perron. Nono suivant ses camarades, ils se trouvèrent sous le péristyle où s’ouvrait une grande baie donnant accès à un vestibule où s’ouvraient plusieurs autres portes, ainsi que différents escaliers conduisant aux étages supérieurs.

— Viens, fit Hans, nos chambres sont au premier. Il y en a une de vide à côté de la mienne, tu la prendras. »

La foule des enfants s’était dispersée par les escaliers. Hans, Nono, Mab, Biquette montèrent les marches de celui qui se trouvait à leur droite.

— Tu vois, fit Hans en entrant dans une pièce et en tournant un bouton qui fit jaillir la lumière, voilà où tu peux te mettre ; ma chambre est à côté, celle de Mab en face, celles de Biquette et de Sacha sont plus loin, mais dans le même couloir. »

Et Nono vit que cette pièce, assez spacieuse, éclairée pendant le jour par une grande fenêtre donnant sur les jardins, était coquettement meublée d’une petite couchette aux draps fins et d’une blancheur éclatante. En un coin, la table de toilette : une armoire, deux chaises, complétaient l’ameublement.

— Tiens, fit Mab arrivant avec trois ou quatre livres qu’elle était allée chercher dans sa chambre, nous avons oublié de passer à la bibliothèque ; mais si tu veux lire avant de t'endormir, voilà des volumes où tu pourras choisir en attendant. »

Et Hans, lui montrant une petite cruche de lait sur la table, près du lit : voici de quoi boire, si tu as soif la nuit.

— Si la lumière te gêne, ajouta Dick qui était entré, tu n’auras qu’à tourner ce bouton. »

Et, joignant le geste à la parole, il fit l’obscurité dans la chambrette.

Ayant tourné à nouveau le bouton, la lumière reparut.

Nono, un peu fatigué de tant d’émotions, remercia de tout cœur ses camarades, leur souhaita le bonsoir en les embrassant ; chacun regagna sa chambre, et le silence se fit dans le palais.



VII

LE TRAVAIL À AUTONOMIE


Il faisait grand jour, le lendemain, quand Nono fut éveillé par une bande de ses camarades qui avaient envahi sa chambrette.

— Hou ! le paresseux, fit Mab, en lui faisant les cornes, le paresseux qui dort encore et le soleil qui l’aveugle. Hou ! hou !

— Allons ! lève-toi, fit Hans, nous venons te chercher pour aller jardiner.

— Non, fit Mab, il m’a promis hier soir de venir voir traire les vaches avec moi, je l’emmène.

Nono s’était lestement levé, avait passé sa culotte, s’habillant en un clin d’œil. — Les garçons avaient mis bas couvertures et draps, remué les matelas et fait le lit, pendant que les petites filles époussetaient, balayaient et rangeaient partout.

Quand ce fut fini, les enfants l’entraînèrent à une des pièces du sous-sol, organisée en salle de bains. Deux grandes piscines tenaient la plus grande partie de la pièce. Dans l’une de l’eau fraîche, dans l’autre de l’eau tiède pour les frileux. Autour de la salle, des appareils pour toutes sortes de douches. Se déshabiller, et se jeter à l’eau fut l’affaire d’un instant pour toute la bande espiègle.

Puis lorsqu’on se fut séché, l’on passa dans une autre grande pièce qui servait de salle à manger où les enfants étaient en train de déjeuner : avalant qui du lait chaud, d’autres du chocolat, d’autres du café. Biquette, qui avait filé à la cuisine, en revint avec un pot plein de chocolat dont elle versa une grande tasse à Nono.

— Tiens, fit-elle, nous l’avons préparé à ton intention.

— Et voici de la bonne galette bien beurrée » fit Sacha qui, depuis un instant, était actionnée à étendre le beurre sur la galette bien chaude.

Nono remercia ses amis et se mit à déjeuner avec appétit, pendant que les autres faisaient de même.

Quand tous furent restaurés, la bande se dispersa. Mab, prenant Nono par la main, l’entraîna du côté des étables. Mais déjà les vaches étaient parties aux pâturages.

En traversant les étables, Mab fit remarquer à son compagnon comme elles étaient propres, bien tenues, et différentes de celles qu’ils avaient vues à la campagne, celles-ci toujours sombres, sales, sentant mauvais, la litière ressemblant plus à du fumier qu’à de la paille.

Ici rien de semblable. C'était de grandes salles spacieuses, parfaitement éclairées, dallées de larges pierres, bien unies et cimentées entre elles, allant légèrement en pente de façon à conduire le liquide vers de petits canaux qui l’entraînaient au dehors.

De solides cloisons, en planches façonnées d’une manière élégante, séparaient chaque bête lui formant une case où elle pouvait se mouvoir à l’aise. Les râteliers étaient pleins de foin, une litière de paille bien fraîche était répandue à terre. Une jolie plaque de marbre à chaque box donnait le nom de sa locataire.

— Tu vois comme nos bêtes sont bien ici, remarqua Mab. Tiens, voilà la loge de ma préférée ; c’est celle que j’aime à soigner. (Indiquant la plaque :) tu vois, c’est Blanchette qu’elle s’appelle. Viens, maintenant, nous allons les retrouver dans le pré. »

Et traversant l’étable, ils ouvrirent une porte donnant sur un grand pré où les vaches paissaient et s’ébattaient à l’air.

Quelques-uns des Autonomiens étaient en train d’en traire.

— Voilà ma Blanche », fit Mab, en courant à une des vaches, qui poussa un meuglement joyeux en voyant accourir sa jeune maîtresse, qui, passant ses deux bras autour de son cou, l’embrassa sur le mufle.

— Regarde comme elle est propre. Nous sommes camarades, toutes les deux. Elle sait aussi que je lui porte des friandises.

Et ce disant, elle tira de sa poche une poignée de sel que la bête sembla savourer avec délices.

Puis, s’emparant d’un petit banc et d’un seau, Mab se mit en devoir de traire la vache.

Au bout d’un instant de cet exercice, elle proposa à Nono d’essayer à son tour. Nono prit sa place, mais ses doigts inexpérimentés servant mal sa bonne volonté, il ne parvint pas à extraire une seule goutte de lait ; à son grand déplaisir, car à voir la facilité avec laquelle Mab le faisait couler dans le seau, rien ne lui avait semblé aussi facile.

Cependant, à force d’essais et d’explications de la part de son amie, il parvint à en faire jaillir quelques gouttes. Ce fut alors un transport de joie de la part des deux enfants comme s’ils avaient accompli une merveille, et Nono, qui commençait à se décourager, reprit du cœur à la besogne. Mais Mab, toujours remuante, reprit sa place et ne s’arrêta que lorsque le seau fut plein.

Nono, que le rôle de spectateur n’amusait plus, s’était mis à cueillir des fleurs dont était émaillée la prairie. En ayant fait une ample moisson, et voulant faire une surprise à ses amies Mab et Sacha, qui avaient été si prévenantes pour lui, il alla s’installer à l’ombre d’un énorme noyer, et là, se mit à tresser, avec les fleurs qu’il avait cueillies, de belles guirlandes, mariant les couleurs selon la disposition qui lui semblait le plus harmonique.

Il avait terminé sa deuxième guirlande et commencé une troisième, lorsque, levant les yeux, il vit Mab qui le contemplait.

— Mâtin ! tu es joliment occupé, fit-elle. Pour qui donc ces belles guirlandes ?

— Il y en a une pour toi, fit Nono, en la lui arrangeant sur les cheveux.

— Pour moi, cette belle guirlande ? fit Mab, enthousiasmée, en courant se mirer à un ruisseau qui coulait au bord du pré. Puis, revenant : il faut que je t’embrasse. Et ce disant, elle lui appliqua deux bons gros baisers sur les joues.

— Celle-ci, fit Nono, qui venait de terminer, est pour Sacha, l’autre pour Biquette. Et les plaçant autour de son cou, pour ne pas les froisser, il alla chercher le seau de Mab, pour le porter à la laiterie. Puis ils se mirent à la recherche de leurs deux amies.

Ils allèrent au jardin, et y trouvèrent Hans qui, avec quelques autres camarades, bêchait un coin de terrain où ils se proposaient de faire quelques expériences.

Ils avaient lu dans un livre de jardinage, qu’en greffant des arbres de même espèce, on pouvait faire porter différentes sortes de fruits sur le même tronc, des roses de différentes couleurs, sur le même rosier. Désireux de s’assurer du fait, ils voulaient faire des plantations de sujets qu'ils se proposaient de greffer. Nono admira l’ardeur avec laquelle ils remuaient la terre, bêchant, creusant, préparant les engrais qu’on leur avait indiqués comme les plus convenables aux essences qu’ils se proposaient d’expérimenter.

Hans ignorait où se trouvaient Biquette et Sacha.

Nono et Mab allèrent plus loin. Ils trouvèrent Biquette dans une des serres, y faisant la toilette aux plantes que l'on y cultivait.

À la vue de la belle guirlande, elle claqua des mains, sautant de joie. Toutes ses compagnes lâchèrent leur travail pour venir l’admirer aussi, et Nono dut leur promettre de leur apprendre comment en fabriquer de semblables.

Interrogée sur l’endroit où devait se trouver Sacha, Biquette assura qu’on la trouverait dans la partie du jardin affectée à la culture des graines.

Mab et Nono se dépêchèrent d’y courir ; ils y trouvèrent Sacha, un petit pinceau à la main, prenant, avec ce pinceau, une petite poussière jaune que plus d’un de vous a sans doute remarquée dans les fleurs lorsqu’elles sont complètement épanouies.

Avec ce même pinceau, Sacha barbouillait de cette poudre jaune le calice d’autres fleurs différentes.

— À quoi donc t’amuses-tu là ? firent Mab et Nono intrigués.

Sacha raconta que leur professeur Botanicus leur avait expliqué qu’en mariant certaines plantes entre elles, on en obtenait des graines d’une espèce différente de formes et de couleurs. C’est ce qu'on appelait les hybrides.

Et comme Nono ne comprenait pas, n’ayant jamais ouvert un livre d’histoire naturelle, elle lui expliqua comment se formait la graine dans les fleurs.

Cette poussière jaune qu’elle recueillait sortait d‘une petite poche nommée anthère, cette poussière était recueillie par une autre partie de la fleur que l’on nomme le stigmate ; car le plus souvent, les deux organes sont dans la même fleur ; mais il y a certaines espèces où ces organes sont sur des pieds séparés.

Dans le premier cas, la plante est dite hermaphrodite, dans le second cas, les pieds qui portent les anthères sont dit mâles, ceux qui recueillent cette poussière sont les femelles. Et ce sont ceux-là seulement qui produisent la graine.

Le stigmate conduit les grains de poussière jaune qu’il a recueillis dans une glande que l’on appelle ovaire, là ils grossissent, pendant que grossit aussi l'organe qui les a recueillis. C’est ce qui forme les fruits, comme les pommes, les poires ; les pépins à l’intérieur sont la graine produite par les grains de poussière jaune.

À l’état libre ce sont les insectes qui, en venant chercher leur nourriture dans les fleurs, transportent cette poussière jaune d’une fleur à l’autre. Ici, Sacha remplissait, avec son pinceau, le rôle des insectes, seulement au lieu de porter la poussière jaune, appelée pollen, dans des fleurs identiques, c’était sur des fleurs de genres différents, afin de créer une nouvelle variété.

Mais tout en donnant ces explications et en montrant à Nono, dans une fleur qu’elle avait cueillie, les organes qu’elle nommait, Sacha jetait des regards d’admiration sur la guirlande que portait Mab et sur celle que Nono avait à son bras.

— C’est pour toi, fit Nono en la lui posant sur la tête.

Sacha fut non moins enthousiasmée que Mab et Biquette. À ses amies qui étaient accourues, Nono dut également promettre de leur en apprendre la fabrication.

Ce fut un véritable succès ; pendant huit jours, à Autonomie, on ne pensa plus qu’à fabriquer des guirlandes. Les prés, à la fin, ne fournissant plus assez de fleurs, les jardins furent quelque peu pillés, et je ne sais pas si les serres auraient été épargnées, si un jeu nouveau n'était venu opérer une diversion, faisant abandonner les guirlandes.

Mais avec tout cela, l’heure du déjeuner était venue. Les tables furent servies encore au dehors, sur l’esplanade, car il faisait un temps superbe.

Nono qui, cette fois, avait faim, put goûter non seulement aux fruits qu’il aimait, mais à une foule d’autres qu’il ne connaissait pas. Et, ne pouvant plus manger, comme s’il avait eu peur d’en manquer il fourra dans sa poche une demi douzaine de fruits presque semblables à des pommes, dont il ne connaissait pas le nom, mais qui lui semblaient excellents, et que, lorsqu’on se fut levé de table, il courut porter à sa chambre.



VIII

L’ÉCOLE


En se levant de table, les enfants s’étaient répandus sur les pelouses, où ils avaient organisé toutes sortes de jeux. Nono, redescendu de sa chambre, était venu se mêler à eux. Mais un groupe de jeunes demoiselles de cinq à sept ans voulut qu’il commençât de suite ses leçons sur l’art de tresser les fleurs, et il avait accédé à leur désir.

C’est au milieu de ce groupe qu’une heure plus tard vinrent le chercher Hans, Mab et compagnie.

— Nous allons à l’école, lui dirent-ils, tu viens avec nous ?

— Tu verras comme on s’y amuse, ajouta Dick qui s’était joint à eux.

Nono, qui ne demandait pas mieux que de voir du nouveau, promit à ses élèves de reprendre sa leçon le lendemain et suivit le groupe des étudiants.

Ils entrèrent en une salle spacieuse, au rez-de-chaussée du palais, où étaient rangés des tables, des bancs et des chaises ; mais non de ces grandes tables, longues comme des jours sans pain, qui encombrent toute la salle et que l’on ne peut changer de place. C’était de petites tables carrées que l’on pouvait transporter à la place que l’on désirait, et disposer comme on voulait ; car les écoliers avaient la faculté de se réunir par groupes.

Nono et ses amis allèrent se placer à une de ces tables où ils s’installèrent à leur aise. Nombre de leurs camarades avaient déjà pris place en différents endroits de la salle.

C’était Liberta qui présidait aux leçons, mais cherchant plutôt à s’attirer les questions des enfants que de leur farcir la tête d’idées que, la plupart du temps, ils ne comprennent pas.

Lorsque tout le monde fut assis, Liberta demanda aux écoliers ce qu’il fallait mettre à l'étude ?

— Racontez-nous l’histoire de l’imprimerie, crièrent quelques voix.

— Non, faites-nous de l’astronomie, firent quelques autres.

— Oh ! non, expliquez-nous la formation de la terre.

— La géographie, c’est plus amusant.

— On en a fait hier, protestèrent quelques autres voix.

— Eh bien ! des problèmes, fit tout un groupe de garçons de dix à douze ans.

— Tout ce que vous voudrez, fit Liberta en souriant, mais il faudrait pourtant vous entendre. Par quoi commençons-nous ?

— Que l’on commence par les problèmes si l’on veut, fit un autre groupe, mais que l’on continue ensuite par la géographie.

— Oui, et ensuite on n’aura pas le temps de faire de l’astronomie, grognèrent quelques mécontents.

— Ni de parler de la formation de la terre, ajoutèrent d’autres.

— Ni de nous raconter quelque jolie histoire, renchérit un groupe de plus petits.

— Eh ! bien, si vous voulez, fit Liberta, il y a moyen de tout arranger. Voulez-vous que la première partie de notre journée soit consacrée à résoudre des problèmes, ensuite nous passerons à la géographie. Et demain, sans faute, nous raconterons des histoires, nous étudierons ensuite la formation de la terre. Quant à l’astronomie, ce soir, après dîner, cela me semble tout indiqué de l’étudier en plein ciel, alors que brillent les étoiles.

— Oui ! oui ! crièrent la plupart des élèves.

Mais en un coin, le groupe des jeunes qui voulait des histoires, protestait, ne voulant pas attendre au lendemain, voulant partir si on ne leur donnait pas satisfaction.

Liberta prit un livre sur la table devant elle et le leur donna.

— Puisque vous voulez absolument des histoires, dit-elle, voici de quoi choisir. Vous y trouverez celle de Gutenberg et de l’imprimerie. Vous pouvez vous mettre dans un coin, ou aller au jardin, comme il vous plaira, et lire tout ce que vous voudrez. »

Les choses ainsi arrangées, on put commencer, le silence s’était rétabli.

On se mit donc à l’étude des problèmes. Liberta commença par en dicter quelques-uns qu’un des élèves venait résoudre au tableau. Puis ce fut le tour aux élèves d’en dicter, que leurs camarades devaient résoudre.

Nono remarqua un des élèves qui voulait toujours parler avant son tour, haussait les épaules lorsqu’un de ceux interrogé semblait embarrassé, et qui voulait toujours trouver des solutions meilleures.

— Jacquot, — c’était le nom de l’élève — Jacquot, fit Liberta, à votre tour, dictez un problème.

Jacquot énonça un problème où il était question d’heures, de secondes, de litres, et de mètres. Un problème très compliqué et qu’il était fier d’avoir trouvé.

C’était si compliqué que personne ne put le résoudre, et que l’auteur lui-même invité à l’expliquer, s’embarrassa si bien dans ses opérations qu’il ne put en sortir.

Comme il était pas mal vaniteux, les autres enfants se moquèrent de lui, et Liberta lui fit remarquer qu’il valait mieux prendre des problèmes plus simples et bien les raisonner que d’en prendre de si compliqués et ne pas les comprendre. Puis elle lui fit voir en quoi péchait son problème, et pourquoi il était impossible de lui trouver une solution.

Jacquot, très mortifié, alla à sa place. Mais il profita d’un moment où l’on ne faisait plus attention à lui, pour s’esquiver.

À un moment, ce fut au tour de Nono de dicter. Et il en dicta un qu’il se rappelait avoir fait à l’école où il s’agissait d’un marchand qui ayant acheté tant de pièces de drap, de tant de mètres, pour la somme de tant, on demandait ce qu’il fallait qu’il le vendît le mètre pour faire un bénéfice de tant.

— Ton problème est bien posé, fit Solidaria qui venait de paraître parmi les enfants, mais il est posé selon les règles égoïstes que l’on vous enseigne aux écoles d’un monde où l’on ne travaille qu’en vue de spéculer sur ses semblables.

Ici, le problème se pose tout autrement ; à ta place, je dirais : « Étant donné qu’un homme a tant de pièces de drap, qu’il peut, dans chaque pièce, tirer tant d’habits, à combien d'amis pourra-t-il faire plaisir, en en donnant un à chacun ? »

Va, mon enfant, ajouta-t-elle, en embrassant Nono, tu es peut-être encore un peu jeune pour bien en saisir la différence, mais lorsque tu seras en âge de comparer, tu comprendras. »

Cela termina la leçon d’arithmétique, et l’on passa, comme il était convenu, à celle de géographie.

Liberta expliqua aux enfants ce que c’était qu’un continent, un cap, une île, une presqu’île, un archipel. Et, au moyen d’un appareil semblable à une lanterne magique, elle faisait passer sous leurs yeux, la représentation de ce qu’elle leur expliquait.

Pour que sa leçon fût moins aride, elle l’entrecoupait de récits se rapportant à ses explications, et pendant qu’elle racontait, l’appareil faisait défiler sur le mur, les scènes animées de l’anecdote racontée.

Les partisans de l’histoire avaient eux-mêmes fini par déserter leur coin, venant écouter les récits de Liberta.

D’autres, au contraire, que cela ennuyait ou qui éprouvaient le besoin de se dégourdir les jambes, s'étaient levés sans bruit ; filant du côté des jardins.

Aussi Liberta, qui savait qu’il ne faut pas abuser de l’attention des enfants, même lorsqu’ils sont intéressés, le jeune âge éprouvant le besoin de se remuer, de s'agiter, courir, faire du bruit, leva la séance. Et les enfants, libres, coururent au jardin où Labor, avec quelques-uns ceux qui avaient préféré le grand air, présidait aux travaux de culture.

Nono fut attiré en un groupe qui, près d’une forge portative, travaillait à réparer les bêches, fourches et autres instruments aratoires.

Il voyait les étincelles bleues et rouges, pareilles à des feux d’artifices, jaillir du fer incandescent sous les coups de marteau. Et lui aussi, voulant en faire jaillir de semblables, se mit à marteler le fer, se faisant expliquer comment il fallait le façonner pour que son travail fût utilisable.

Le soir arriva, que Nono, qui s’était mêlé à tout, croyait n’être encore qu’au milieu de la journée, tant elle lui avait semblé courte.

Après la leçon d’astronomie, qui eut lieu après le dîner, dans un observatoire arrangé sur une tour du château, Amorata leur donna des nouvelles de leurs parents, puis tout le monde alla se coucher.

Mais, auparavant, les amis de Nono l’emmenèrent à la bibliothèque où il fit choix de deux volumes dont les titres et les images semblaient lui promettre des merveilles.

Monté dans sa chambre, Nono, qui avait encore, au dîner, fourré dans sa poche quelques fruits de la table, voulut les joindre à ceux qu’il avait pris à midi ; mais, en ouvrant le tiroir de l’armoire où il les avait mis, il ne fut pas peu surpris de voir à leur place d`affreux petits lutins qui lui faisaient des grimaces, pendant que ceux qu’il apportait se changeaient, dans sa main en d’aussi horribles gnomes qui se cramponnaient après lui, essayant de l’entraîner.

Nono, effrayé, jeta un cri perçant.

Solidaria, près de lui, n'eut qu’à faire un signe pour faire disparaître ces effrayantes petites apparitions.

Nono était tout tremblant.

— Ce qui t'arrive est de ma faute, fit Solidaria, j`aurais dû te prévenir qu’en ce pays, ce n’est plus comme en le monde d’où tu viens. Il n’y a pas à craindre de jamais manquer de rien. Ces fruits que tu mets de côté, tu n’aurais jamais pu les manger, puisque tu as, à table, toujours plus qu’il ne te faut. Ce seraient des

ordinaires, ils se gâteraient pour rien.

Mais ici, comme c’est un défaut sans excuse de mettre à part des choses dont on ne peut tirer aucun parti soi-même, alors qu’elles peuvent être utiles à d’autres ; pour punir les avares, elles se changent en lutins qui, s’ils avaient été plus nombreux, t’auraient entraîné chez notre ennemi Monnaïus avant que je puisse te venir en aide.

Pour cette fois-ci, sois-en quitte pour la peur, mais ne recommence pas. »

Et, ayant embrassé Nono, elle disparut comme elle était venue, tandis que ce dernier, tout penaud, se glissait tout frissonnant dans le lit, craignant de voir reparaître les horribles monstres qui l’avaient tant effrayé.



IX

LA PROMENADE


Nono se trouvait à Autonomie, depuis un certain temps, et ce temps semblait avoir passé comme un rêve.

Le temps s’était écoulé calme ; chaque jour amenant des travaux et des plaisirs variés, qui empêchaient les enfants de s’ennuyer un seul instant.

Nono connaissait maintenant tous ses camarades par leur nom, savait qui étaient leurs parents, ce qu’ils étaient, de quel pays ils venaient.

La plupart du temps, les heures d’école se dépensaient dans les jardins, sur les pelouses ; mais, pour varier, on avait projeté, depuis longtemps déjà, une longue promenade à travers les bois qui avoisinaient le pays d’Autonomie. Et ce jour était venu.

La veille, on avait préparé tout l’attirail nécessaire à cette excursion qui devait être, en même temps, une leçon d’histoire naturelle.

On devait emporter de petites cannes, munies de marteaux, pour détacher les morceaux de rochers, de petits fers de bêche, pour sortir de terre, avec leurs racines, les plantes que l'on désirerait étudier, ou ramener à Autonomie… Des filets pour attraper au vol les insectes complétaient cet attirail de naturalistes.

Les vivres étaient entassés dans de petits sacs ajustés aux épaules des petits garçons qui, étant plus forts, avaient charge de porter l’approvisionnement de la troupe. Chacun avait, de plus, une musette, son bidon, et un gobelet pendu à son côté.

Lorsque tout le monde fut prêt, on se mit en route, dès le matin, avant que le soleil, trop chaud, ne rendît la marche trop fatigante.

Initiativa, autre bon génie de Autonomie, sœur de Liberta et de Solidaria, conduisait la colonne.

Les enfants marchaient en babillant entre eux, ou en chantant des ballades que Harmomia, fille de Solidaria, avait composées à leur intention.

Ce ne fut que lorsqu’on eut atteint les sentiers moins connus, que l’on commença à s’occuper de découvrir quelques espèces moins communes devant servir de base à la leçon de la halte. Chacun partit à la découverte, le long du sentier, sous les taillis, ayant soin seulement de marcher dans la direction de la halte.

Pour sa part Nono découvrit de superbes fleurs en forme de vase au col allongé. Il courut, tout essoufflé, montrer sa trouvaille à Botanicus, un de leurs professeurs, en lui disant :

— Regardez donc, monsieur Botanicus, la belle cage à mouches que je viens de trouver ! et il entr’ouvrit tout doucement une des fleurs qui était déchirée, mais, malgré ses précautions, il s’en envola deux ou trois petites mouches aux reflets vert-dorés.

Botanicus prit les fleurs, puis assujetissant ses lunettes d’or sur son nez, déclama :

— Ceci est l'Aristolochia clematitis ; une plante de la famille des aristolochiées, et non une vulgaire cage à mouches. Ce qui a pu vous faire croire cela, c’est que, en effet, lorsque cette plante est en fleur, celle-ci est conformée de façon à laisser pénétrer les petits insectes semblables à ceux que vous voyez prisonniers. Mais, vous voyez ces poils qui sont plantés en biais le long du col à l’intérieur de la fleur et dont la pointe se dirige vers le fond ?

Et il leur montrait l’intérieur de la fleur ouverte.

— Eh bien, tant que la fleur n’est pas fécondée, ces poils qui laissent bien entrer les mouches, les empêchent de sortir. Les mouches en se débattant, laissent tomber sur les stigmates de la fleur, le pollen qu’elles ont apporté du dehors. Aussitôt que la fleur est fécondée, les poils tombent et laissent échapper les prisonnières ; mais, auparavant, les anthères se sont ouvertes, ont laissé échapper le pollen qu’elles contiennent, et les mouches vont le porter sur d'autres plantes.

Et il leur montra une autre fleur plus avancée, où en effet, les poils de l’intérieur étaient tombés.

Ce Botanicus était un être original qui, depuis peu, habitait Autonomie. Il connaissait toute l’histoire naturelle par cœur ; à première vue, il pouvait dire le nom, la famille, le genre, l’espèce, l’habitat, l’époque de la floraison, si c’était une plante ; de la ponte, si c’était un insecte. C’était un vrai dictionnaire ambulant.

Mais, en dehors de son histoire naturelle, il était d'une naïveté phénoménale. Maladroit de ses doigts, il était incapable de tout travail manuel. Lorsqu’il voulait aider les autres habitants de la colonie, c’était rare qu'il ne lui arrivât pas quelque accident. S’il voulait, par exemple, aider à mettre le couvert, on était sûr de le voir mettre en pièces une pile d’assiettes, ou renverser sur la nappe un ou deux pots de lait.

Dans les débuts, les enfants avaient essayé de lui faire comprendre qu’ils auraient plus vite fait sans lui ; mais Botanicus, qui voulait absolument se rendre utile, persistait à vouloir venir en aide chaque fois qu’un travail se présentait ; de sorte que les Autonomiens en avaient pris leur parti, s’ingéniant seulement à prévenir les accidents lorsqu’ils les voyaient près de se produire.

Avant de venir à Autonomie, il occupait une place de professeur de physiologie végétale dans un laboratoire de Paris. S'il avait eu la moindre parcelle d’ambition, un peu de souplesse d’échine, su flatter les hommes au pouvoir, et possédé un peu plus d’aptitude pour donner des entorses aux vérités et aux

rapprochements qui se dégageaient de ses leçons, nul

doute qu’il n’eût obtenu une haute place, de grands honneurs et de gros appointements.

Mais, absorbé par sa passion favorite, l’étude, il s’occupait fort peu de ces mesquineries. Il était ravi lorsqu'il avait pu classer quelque espèce nouvelle, ou lorsqu’il venait de découvrir de quelque insecte un trait de mœurs ignoré.

Plus d’une fois, au cours de ses leçons, il lui arrivait d’émettre des aperçus nouveaux qu’il tirait de ses études pour les appliquer à la vie sociale, ce qui, le plus souvent, allait à l’encontre des théories que faisaient enseigner les hommes au pouvoir.

Botanicus était loin de faire cela par esprit d’opposition. À vrai dire, le plus souvent, il émettait ses idées, les plus subversives, sans se douter qu’il formulât une critique contre la société dans laquelle il vivait ; mais elles n’en étaient que plus terribles par leur vérité scientifique. Aussi, places, honneurs et gros émoluments allaient à des collègues moins savants, dont la science était plutôt faite de leçons apprises que d’études personnelles, mais qui savaient ingénieusement habiller et déguiser les vérités, lorsqu’il s’en trouvait par hasard dans leurs leçons.

Et un beau jour, sous prétexte d’économies à réaliser, on supprima la chaire de Botanicus, pour se débarrasser du professeur gênant.

Botanicus entra dans un lycée où l’on apprenait la science officielle aux petits rejetons de ceux qui s’intitulent les « classes dirigeantes » ; mais, là encore, il ne sut pas retenir sa langue, et comme il était d’un caractère très indulgent, ne savait prononcer aucune parole de sévérité, encore moins punir, les horribles petits morveux qui tremblaient sous leur précédent professeur qui les accablait de pensums, de mauvaises notes, et les privait de sortie, ne tardèrent pas à se moquer du nouveau, à lui jouer les tours les plus terribles ce qui servit de prétexte à la direction pour le remercier et le mettre sur le pavé.

Solidaria, qui le connaissait, l’avait fait venir à Autonomie, mettant à sa disposition plantes, insectes, instruments et tout ce dont il aurait besoin pour ses études, à la seule condition d’enseigner aux autres ce qu’il savait. Botanicus avait accepté avec joie ; car il n’y avait pas pour lui de plus grand plaisir, lorsqu’il avait fait une découverte, que d’en faire part à tous.

Après avoir vécu un peu de temps à Autonomie, il n’avait pas tardé à se rendre compte combien ses facultés avaient été faussées en s’enfermant exclusivement en une seule étude ; c’est pourquoi il essayait de se refaire aux choses ordinaires de la vie ; mais, à chaque maladresse, il comprenait que c’était trop tard. Aussi, avec un bon sourire résigné il disait aux enfants :

— Je suis trop vieux pour changer maintenant. Il faut, mes enfants, me prendre comme je suis. Mais que mon exemple vous serve de leçon. Que vos préférences ne vous empêchent pas de vous rendre compte, même de ce qui vous semble le moins important.

Tel était l’homme. Mais revenons à notre promenade. Justement, je vois Pat qui s’avance avec une plante qu’il vient de déraciner et qu’il semble considérer avec grand intérêt.

— Monsieur Botanicus, voyez donc la drôle de plante. Je crois que c’est un piège à mouches !

— Çà, fit Botanicus, assurant ses lunettes, et en élevant la plante à hauteur de ses yeux c’est la Dionée attrape-mouches, genre de plante de la famille des Droséracées aux feuilles radicales, coupées sur les bords de profondes dentelures dont les deux moitiés — comme vous pouvez le voir — et il leur fit admirer la plante — sont teintes d’un beau rose de chair et se reploient brusquement, à la façon d’un piège à loup, sur l’insecte qui, attiré par l’éclat de cette couleur, est assez imprudent pour venir s’y poser.

Non seulement, cette plante les fait prisonniers, mais elle les mange ! »

Et comme les enfants ouvraient des yeux interrogateurs.

— Mais oui, elles les mange ! non pas comme vous mangez une pomme avec une bouche et des dents. Mais laissez-la quelque temps avec cette mouche qu’elle vient de prendre, la feuille qui s’est fermée se rouvrira, mais il n'y aura plus de mouche. Elle l’aura digérée !

— Monsieur Botanicus ! monsieur Botanicus, fit Mab en accourant. Venez donc voir un insecte noir, qui roule une boule dix fois grosse comme lui.

— Ça, fit Botanicus, lorsqu'il fut arrivé, toujours armé de ses lunettes, près des insectes, c’est le Scerabeus sacer, coléoptère qui se distingue par un front râpeux, dont le prothorax est sur les côtés, garni de petits points élevés, aux élytres marqués de six sillons longitudinaux peu prononcés. Les cuisses postérieures sont sans dent à leur bord postérieur ; il a des franges noires à la tête, au corselet et aux pattes. Les femelles les ont rouge brun aux jambes postérieures. Une coloration noire faiblement luisante achève de caractériser le scarabée sacré. Les Égyptiens l’avaient en grande vénération. Ils en avaient fait le symbole de la vie.

Cette boule que vous le voyez rouler, il va l’enterrer ; à l’intérieur, un œuf y est déposé. Lorsque le petit sera éclos, il n’aura qu’à manger son berceau, fait des parties les plus délicates de cette boule que vous voyez triturer par cette bande de scarabées de toutes sortes qui méritent ainsi le nom de bousiers qu'on leur donne. »

Botanicus s’arrêta pour respirer, pendant que les enfants examinaient les insectes fort affairés.

On les voyait, en effet, se remuer au milieu de la pâte gluante. On pouvait assister à la confection de la boule qui avait tant intrigué les enfants.

Un Scarabée sacré ramenait sous son ventre, les parties qu’il avait choisies, et leur donnait une première façon puis faisant rouler la bonde avec ses pattes, il finissait de l’arrondir en y ajoutant graduellement de la matière.

— Si nous avions le temps, fit Botanicus qui avait repris haleine, nous pourrions suivre cet insecte dans sa besogne. On en a vu qui faisaient des boules grosses comme une pomme. Il y en a qui en font de la grosseur du poing. Puis vous pourriez admirer leur ingéniosité à les rouler jusqu’au lieu où ils ont résolu de l’enfouir, puis aussi, comment, parfois, il se trouve de leurs congénères qui, sous prétexte de les aider s’emparent du fruit de leur travail, tout comme cela se passe chez les hommes. — Mais cela nous prendrait trop de temps. Il nous faut nous remettre en route. »

Et, peu à peu, la bande se répandait par les chemins, à travers les taillis, à la recherche de quelque curiosité. On faisait halte de temps en temps pour rallier les retardataires.

En marche depuis quelques heures déjà, les enfants commençaient à sentir l’appétit s’éveiller, lorsqu’ils arrivèrent à une large clairière, tapissée d’un beau gazon court et serré. Au centre s’élevait un cèdre magnifique sous lequel on installa le couvert.

Non loin de là, ombragée d’un énorme saule, sourdait une source fraîche, où l'on alla s'approvisionner, pour la mélanger aux excellentes liqueurs fabriquées avec les fruits que l’on récoltait à Autonomie.

Les provisions déballées, on leur fit honneur, car les promeneurs avaient amassé de l’appétit. Puis, lorsqu’il fut un peu calmé, les enfants heureux et exubérants accablèrent Solidaria, Botanicus, Initiativa, de questions et de demandes sur toutes sortes de choses.

Botanicus, pour sa part, avait fort à faire de répondre à tous, sur le nom d’une plante, sa classification, l’utilité de tel ou tel organe, ses propriétés, ses particularités.

Pour les insectes, lorsqu’on les avait bien examinés, on leur rendait la liberté, dont les papillons, surtout, n’étaient guère à même de profiter après tant de manipulations, leurs ailes légères ayant subi trop d’avaries pour pouvoir leur être de quelque utilité.

C’était la grande recommandation de Solidaria de ne prendre que ceux dont on avait absolument besoin, et de déployer pour les attraper, la plus grande adresse, afin de ne pas leur froisser les ailes.

Enfin quand tout le monde fut reposé, on se remit en route. Mais on avait assez d’herborisation, Botanicus conduisit la petite troupe à une carrière où il devait leur donner quelques notions de géologie.

C’était une carrière de sable à ciel ouvert, au fond de laquelle on pouvait descendre. Botanicus leur fit remarquer que la masse de terre était formée de plusieurs couches de teintes et de matériaux différents, leur expliquant que cette différenciation des couches était due à ce que des causes variées y avaient coopéré ; que c'étaient des dépôts amenés par les eaux et qui étaient lentement accumulés, chaque couche exigeant des milliers et des dizaines de milliers d'années.

Puis, ayant fouillé dans le sable, ils eurent la chance de découvrir quelques-uns de ces silex taillés par les hommes primitifs pour leur servir d’instruments, d'outils et d’armes, et dont Botanicus leur avait déjà parlé lors d’autres excursions.

Cette fois-ci, il leur montra comment on reconnaissait un silex taillé intentionnellement, leur dessinant les différentes formes de ceux que l'on connaissait.

Ayant déterré un rognon de silex, et s’armant d’une autre grosse pierre ronde, il essaya de leur donner quelques notions de la façon dont on supposait que s’y prenaient nos ancêtres pour obtenir ces lames longues, minces et coupantes sur les bords, que l’on suppose avoir été des couteaux ; ces autres larges, presque quadrangulaires, que l’on désigne sous le nom de haches. Mais, malgré toutes ses tentatives, il ne réussit qu’à obtenir des spécimens bien imparfaits et bien informes comparés à ceux qu’ils avaient découverts.

Pourtant tels quels, cela suffit à donner aux enfants une idée du mécanisme de l’opération. L’imperfection des essais, leur expliqua Botanicus, provenait du manque d’habitude. Les facilités de la vie actuelle nous ont tellement gâtés, que s’il nous fallait revenir aux conditions d'existence de l’homme préhistorique, il nous faudrait déployer, pour faire ce qu’il faisait avec un cerveau rudimentaire, une somme énorme d’efforts et d’intelligence.

Plus loin, se dressait un dolmen. Botanicus y conduisit ses auditeurs. Il leur fit remarquer le poids énorme des larges pierres dont il était formé. En France ajouta-t-il, on a longtemps attribué leur construction aux Gaulois, prétendant y reconnaître les autels où ils accomplissaient leurs sacrifices ; mais si les Gaulois ont pu s’en servir pour cet objet, on sait maintenant qu’ils existaient bien avant eux.

C’étaient les monuments funéraires d’une population inconnue qui a laissé ainsi sa trace à travers l’Europe et l’Afrique. Des fouilles opérées à l’intérieur ont permis d’y découvrir des poteries et des instruments contemporains des hommes qui taillaient la pierre.

Mais comme il se faisait l’heure de rentrer, on refit à la hâte une légère collation des restes du déjeuner, et on reprit gaiement la route de Autonomie en se tenant par groupes.



X

LA RENCONTRE


La troupe revenait donc tout doucement, sans se presser, lorsque Nono vit un superbe sphinx tête de mort. Il eut tout de suite l’idée de s’en emparer. Mais, lorsqu’il croyait s’en saisir, l’insecte, d’un coup d’aile imprévu, échappait au filet et venait voltiger, comme pour le narguer, tout près du chasseur qui, emporté par l’ardeur de la chasse, se trouva bientôt entraîné loin de ses camarades.

Enfin, arrivé près d’un gros chêne, le papillon semblant à portée, Nono crut le moment propice pour en faire la capture. Il calcula la distance qui le séparait de l’insecte, assujettit le manche du filet et le lança... en plein sur le nez d’un gros monsieur, ventru, richement habillé, à la figure vulgaire, au nez plat ; une énorme chaîne d’or se balançant sur sa bedaine. Des diamants ornaient le plastron de sa chemise, une grosse escarboucle brillait au nœud de sa cravate ; ses doigts étaient garnis de bagues. Il s’appuyait sur une canne d’or.

— Eh bien, mon petit, fais donc attention. Un peu plus tu m’aplatissais le nez. — Nono remarqua intérieurement que ça aurait été difficile de le rendre plus plat. — Tu n’as pas l’intention, que je sache, de me prendre en ton filet ? Il me semble un peu petit, du reste.

Et, content de ce qu’il prenait pour une fine


plaisanterie, le gros monsieur rit bruyamment aux éclats. Seulement son rire sonnait faux, et sa figure était loin d’inspirer la sympathie, lorsqu’on l’étudiait de près.

Mais Nono était un peu jeune pour être physionomiste. Et s'il fut effrayé, ce fut de l’apparition subite du gros monsieur, et de se voir éloigné de ses camarades, se rappelant les recommandations de Solidaria.

Cependant, comme il entendait, par intervalles, les chants et les éclats de rire de la petite troupe, il comprit qu’ils ne devaient pas être fort éloignés, ce qui le rassura un peu.

Cependant, il ne s’expliquait pas très bien comment il se trouvait un gros monsieur sous son filet alors que c’était un sphinx qu’il chassait.

— Monsieur, je vous demande pardon ; je ne vous avais pas vu. Je poursuivais un papillon que je croyais prendre lorsque je vous ai frappé de mon filet. Vous ai-je fait du mal ?

— Non, ce n'est rien, tu ne m’as attrapé que le bout du nez, fit le gros monsieur en se le frottant. Mais comment se fait-il que tu sois là tout seul à courir après les papillons ?

— Oh ! je ne suis pas seul, répliqua vivement Nono, toujours dominé par une vague crainte. Mes camarades sont en train de jouer dans le bois... Vous les entendez ! Et il prêta l’oreille.

— Ah ! Et vous êtes venus vous promener ici, avec vos maîtres ?

— Nous n’avons pas de maîtres, dit fièrement Nono. Ce sont des amis ! Ils travaillent avec nous, jouent avec nous, nous enseignent ce qu’ils savent, mais ne nous forcent jamais à faire ce que nous ne savons pas, ou ne voulons pas faire.

— Oh ! mon petit coq, comme tu te gendarmes », ricana le gros monsieur. « C'est ce que je voulais dire. Tu es d’Autonomie à ce que je vois. Et ça te plaît de ne jamais être qu’avec des enfants de ton âge, de toujours faire et voir la même chose ?

— Nous ne faisons pas toujours la même chose. Nous changeons de travaux et de jeux comme nous voulons, quand ça nous plaît.

— Oui, mais ça n’empêche pas que c’est toujours la même existence. Vous voyez toujours le même pays, les mêmes personnes. Ça ne te plairait pas de voyager, de voir des pays nouveaux ?

Dans le pays que j’habite, moi, continua le gros monsieur, on voyage tout le temps. On va à la mer, on va dans les montagnes. Ainsi, moi, je n’ai à m’occuper de rien, que de me promener. Il suffit d’avoir une baguette magique comme j’en ai une — et il montra sa canne — pour avoir tout ce que l’on désire.

Ainsi, te voilà en nage d‘avoir couru après un insecte que tu voulais, et que tu n’as pas pu attraper. Moi, sans me déranger, je vais te donner ce Bombyx qui voltige là, au-dessus de ce buisson que tu vois, près de toi. »

Et le personnage, levant sa baguette dans la direction qu’il indiquait, fit un signe, et le Bombyx se trouva dans les doigts de Nono.

L’enfant prit craintivement l’insecte et le considéra attentivement. C’était une femelle du genre des Lépidoptères. Il lui sembla que l’insecte le considérait d’un air suppliant pendant que ses pattes étaient agitées d’un tremblement convulsif.

— Tiens ! voici une épingle pour le piquer dans ta collection, fit le monsieur en tendant une fine épingle d’or à Nono. »

Mais celui-ci ouvrit les doigts, donnant la volée à l’insecte qui s'envola en bourdonnant.

— Tu as eu tort, fit le gros monsieur, c'est une espèce très rare, Tu aurais pu en tirer un bon prix, si tu n’en fais pas collection. As-tu faim ? as-tu soif ? Assieds-toi, bois et mange, le couvert est mis. »

Il avait de nouveau étendu sa baguette dans la direction du gros chêne. Nono ébahi vit se dresser des tables portant une variété de plats garnis de viandes, de sauces, de pâtisseries. Des fioles contenant des boissons de toutes les couleurs rafraîchissaient dans des seaux d’argent remplis de glace.

— Non, je n’ai pas faim, fit Nono que le gros homme commençait à intéresser et qui lui semblait moins vilain.

— Tu m’as l’air tout plein gentil, et tu me plais, reprit le gros homme. J’aimerais avoir un fils comme toi. Veux-tu me suivre ? je te montrerai tout plein de jolies choses que tu ignores.

— Je vous remercie, mais je ne vous connais pas. Je ne veux pas quitter mes amis d'Autonomie. Ils seraient trop inquiets s'ils ne me voyaient pas revenir.

— Tu vois que je peux tout ce que je veux, J’ai un moyen de les prévenir.

— Non, répliqua l'enfant, revenu à ses appréhensions. Je veux retourner vers Solidaria.

— Tu crois que je mens ? que je ne suis pas capable de te faire voir ce que je te promets ? Tiens ! petit entêté, prends cette lorgnette. Regarde les spectacles auxquels tu pourrais te mêler tous les jours ! »

Ce disant, il ramena sur se bedaine un étui qui pendait par une courroie à son côté et en tira une magnifique jumelle qu’il tendit à l’enfant.

Celui-ci la porta à ses yeux. Il distingua d’abord une grande salle où étaient rassemblés une multitude d’enfants. On leur distribuait toutes sortes de friandises.

Puis, on les revêtait d’habits magnifiques ; on les faisait monter dans de belles voitures tirées par de jolies chèvres blanches que conduisaient de petits cochers coiffés de perruques poudrées, chaussés de grandes bottes à revers, couverts d’habits galonnés sur toutes les coutures.

Puis, on les faisait monter dans des voitures plus solides, c’était la plaine, la mer ; puis la montagne qu’ils grimpaient sur des mulets. Et puis des fêtes partout. On voyait qu'ils n’étaient occupés qu’à se distraire.

Cependant Nono remarquait sur leur visage, par moments, un air de contrainte et d’ennui, qu’il ne connaissait pas depuis qu'il était à Autonomie.

Les scènes changeaient encore. Il voyait à nouveau une grande salle en demi-cercle, garnie de grandes draperies aux franges d’or. Depuis le plancher jusqu’au plafond, cette salle était divisée en loges garnies, elles aussi, de draperies et de franges d’or. Dans ces loges, des messieurs aux chemises éblouissantes de blancheur, en habits noirs, des femmes décolletées couvertes de diamants, des enfants richement habillés.

Au fond de la salle, sur des planches, une autre foule de gens, encore plus richement habillés, lui parut-il, se remuaient, se trémoussaient au son d’une musique tantôt douce et mystérieuse, tantôt vive et alerte.

Nono, ébloui de tout ce mouvement, des lumières innombrables qui éclairaient la salle, ôta, émerveillé, la jumelle de ses yeux.

— Eh bien ? questionna insidieusement le tentateur.

— Oh ! que c’est beau ! » Et en lui-même, il se demanda s’il n’allait pas suivre l’homme.

Puis, voulant jeter un dernier coup d’œil, il porta à nouveau la jumelle à sa vue. Mais l’ayant, par mégarde, changée de bout, ce fut un horrible spectacle qu’il vit.

Il eut à peine le temps de distinguer des rues sales, tortueuses, des maisons comme des casernes, aux logis sordides, habités par une population misérable, loqueteuse, aux figures souffrantes, occupée à des besognes qu'il n’eut pas le temps de distinguer, mais qui lui semblèrent répugnantes.

Cela n’eut que la durée d’un éclair. La jumelle lui fut violemment arrachée des mains par le gros homme qui, d’une voix rude, lui dit :

— Ne regarde pas de ce côté, ce n'est pas ton affaire, et ça n’en vaut pas la peine, du reste. »

Nono, interloqué, fixait l’homme d’un air effrayé !

Mais celui-ci avait repris sa mine doucereuse et ce fut d’une voix pateline qu’il reprit :

— Je t'ai fait peur ; mais c’est que j'ai été effrayé moi-même. C’est une pièce unique au monde, je ne donnerais pas cette lorgnette pour quoi que ce soit, et j’ai vu le moment où tu allais la laisser échapper.


Nono se demandait s’il avait réellement vu, ou si ce n’était pas une illusion. Il se calma un peu, mais ses premières appréhensions lui étaient revenues. Il se recule de l’homme, et, d’une voix altérée, il cria : Hans ! Mab !

— Que t’es bête, reprit l’homme, en essayant de lui prendre la main, décide-toi, et je t’emmène. Mais fais vite, car je suis pressé !

On entendait la voix de Hans, Dick et Mab, qui appelaient leur camarade absent.

Et Nono reculant encore de l’homme, appela ses amis.

— Où donc te caches-tu ? fit la voix de Hans qui, cette fois, paraissait tout près.

— Par ici, par ici, cria Nono.

Et il vit déboucher Hans d’un fourré, puis Dick, puis Mab d’un sentier voisin.

— Ce que tu nous as fait peur, firent-ils, tous ensemble. On te croyait perdu. Voilà une heure que l’on te cherche. » Et tous lui sautèrent au cou.

Le gros homme avait disparu.

Nono allait raconter à ses amis son aventure ; mais comme à un moment donné, il avait été bien près de se laisser séduire et de suivre l’homme, il n’osa pas avouer à ses amis qu’il avait été sur le point de les oublier et de les abandonner ; une fausse honte le retint. Il résolut de taire son aventure, racontant seulement qu’entraîné à la poursuite du sphinx il s’était égaré. Expliquant son émotion par la crainte qu'il avait éprouvée en se voyant seul, isolé, craignant de ne plus pouvoir rejoindre ses camarades.

— Ah ! pas de danger que l’on t’oubliât, fit Hans ; nous aurions plutôt passé la nuit à te chercher. »

Et comme les autres enfants appelaient, on se dirigea vers le gros de la colonne en répondant à leurs appels.

Les dernières paroles de Hans furent un cruel reproche pour Nono qui sentit davantage son ingratitude à leur égard, s’accusant d’avoir voulu les quitter pour le premier inconnu venu.

Il fut de plus en plus persuadé qu’il devait taire son aventure, persistant dans son mutisme à cet égard.

En quoi il eut encore plus tort, car Solidaria l’aurait alors prévenu que le gros monsieur n’était autre que Monnaïus, l’éternel ennemi de Solidaria et de ses enfants : cela l’aurait mis sur ses gardes, et lui aurait évité de plus grands malheurs par la suite. Mais il est rare qu’une première faute n’en entraîne pas d’autres, et qu’un premier manque de confiance ne soit pas suivi d’un et même de plusieurs mensonges.


XI

LES SUITES D’UNE PREMIÈRE FAUTE


En regagnant Autonomie, Nono prit peu de part à la conversation. Il réfléchissait à tout ce qu’il venait de voir.

Gamin de Paris, enfant d’ouvriers dont les plus grands voyages qu’ils pussent se permettre étaient une promenade au bois de Clamart ou de Meudon, — c’était un événement lorsqu’on poussait jusqu’à celui de Verrières — il ne connaissait de la mer que les descriptions enthousiastes qu’il avait trouvées dans quelques livres. En fait de montagnes il ne connaissait que les buttes Chaumont et Montmartre ; mais dans les mêmes livres, il avait lu la description de tableaux grandioses d’ascensions, il avait toujours, depuis, rêvé à de semblables voyages. Aussi les suggestions du gros monsieur étaient-elles venues attiser ses désirs.

Puis, sans vouloir faire de morale, trop relative qu’elle est, changeant avec les latitudes, climats, mœurs et éducation — chose que mes petits lecteurs apprendront plus tard, lorsque, sortis de l’école ou du lycée où on leur apprend un tas de choses fausses, ils éprouveront le besoin de refaire leur éducation eux-mêmes, pour se décrasser le cerveau des niaiseries qu’on leur aura enseignées ; — je le répète, sans vouloir faire de la morale, il faut reconnaître que lorsqu’on a fait quelque chose qu’on n’aurait pas dû faire, on est assez mal satisfait de soi-même. Et cela vous rend pointu et fort grincheux, parce que, au lieu de franchement avouer ses torts, on aime mieux exhaler sa mauvaise humeur. C’est ce qui arriva à Nono.

Tourmenté par ses désirs, par le reproche de sa conscience — qui n’est pas une voix mise au dedans de nous par un dieu que l’on n’a jamais vu comme l’affirment les prêtres, mais bien une opération de notre jugement qui nous indique que nous avons fait quelque chose qui n’est pas juste, — Nono resta taciturne jusqu’à l’arrivée à Autonomie, ne répondant que par monosyllabes à l’empressement de ses amis.

Il était donc dans un état très électrique, lorsqu’en dressant le couvert, il alla se buter contre un des membres d'un groupe moins lié avec le sien. La pile d’assiettes qu’il tenait lui échappa des mains et se brisa à terre.

Quoique ce fût sa faute à lui, Nono, qui avait marché sans faire attention, l’autre ayant bien essayé de se garer, c’était une trop bonne occasion d'épancher sa mauvaise humeur pour que Nono n’en profitât pas :

— Fais donc attention, animal ! » et, furieux, il lui détacha un coup de poing.

Le pauvre en resta si interloqué qu'il ne sut que répliquer, s’attendant peu à cette algarade. Pleurant, il alla se réfugier près de ses camarades habituels.

— Ho ! le méchant, fit Mab qui se trouvait là avec Hans, et avait assisté à la scène complète. C’est toi qui es allé te buter contre lui, c’est toi qui as tort et tu le bats.

— Hé bien ! pourquoi se trouvait-il sur mon chemin ? » fit Nono rendu plus furieux encore, parce qu’il sentait bien que le reproche était mérité. »

D’autant plus qu’en donnant le coup de poing, il avait entrevu Solidaria s’éloignant de lui, les yeux pleins de reproches.

Labor qui, au milieu des autres enfants, avait pour eux le visage aussi aimable et avenant que d'habitude prenait, au contraire, lorsque ses yeux se tournaient vers Nono, une physionomie dure, revêche et renfrognée qui le paralysait.

— Eh bien, mauvaise tête, fit Biquette en intervenant, veux-tu bien vite aller t’excuser auprès de Riri, lui dire que c’est un moment de vivacité, que ça ne t'arrivera plus ?

— N...on ! fit Nono revenu à son obstination, non, c'est de sa faute.

— Voyons ! Riri ne peut pourtant pas venir te demander pardon du coup de poing qu’il a reçu ? » fit Hans intervenant à son tour, et cherchant à tourner la chose en plaisanterie, afin de dérider Nono qu’il voyait s’ancrer de plus en plus dans son obstination.

— Hé, fit Nono, hargneux, je ne lui demande pas cela. Qu’il reste où il est. Qui est-ce qui lui demande quelque chose ? »

À cette réponse, le visage des enfants qui entouraient Nono prit une expression sévère.

Ils le regardèrent tout étonnés, ne comprenant rien à son attitude.

Mais comme il méritait une leçon, ils affectèrent de s’éloigner de lui, et de ne plus lui adresser la parole.

Cependant, avant de s’éloigner, Mab tenta un dernier effort :

— Alors, c'est bien décidé ! Tu ne veux pas faire des excuses à Riri ?

Nono secoua énergiquement la tête en signe de dénégation.

— Tu es un vilain. Je ne t'aime plus. » Et elle s’éloigna avec les autres.

Nono se trouva seul, isolé à sa table.

Il tenta de faire contre mauvaise fortune bon cœur, et essaya de goûter à une grappe de raisin excellent qui se trouvait devant lui, mais sa poitrine oppressée refusa de laisser passer les quelques grains auxquels il avait mordu. À la fin, n’y tenant plus, de gros sanglots sortirent de son gosier contracté, pendant qu’un flot de larmes amères jaillissait de ses yeux. Il s’accouda sur la table, et pleura à son aise.

Sa crise commençait à se calmer, lorsqu’il sentit deux bras entourer son cou, pendant qu’on l’embrassait avec force.

Et Mab, grimpée au dossier de sa chaise, lui disait à l’oreille :

— Tu vois, ce que c’est de faire le méchant.

— On se rend malheureux soi-même, ajoutait Biquette qui lui avait sauté sur les genoux.

— Allons ! viens trouver Riri ; et que ça soit fini, fit Hans en l’entraînant par la main.

Et, moitié de gré, moitié de force, ils l’entraînèrent à la table où se tenait Riri. Les excuses faites, les deux enfants s’embrassèrent, se promettant d’être bons camarades à l’avenir, et de ne plus se laisser aller à des mouvements irréfléchis de colère.

Nono tira une belle toupie de sa poche qui, en tournant, donnait l’illusion d’un pantin, faisant toute sorte de sauts et de culbutes. Riri, ne voulant pas être en reste de générosité, lui donna une petite boîte, œuvre de Labor, pouvant se mettre dans la poche et contenant un accordéon qui, sous les doigts, devenait un grand et bel instrument, duquel on pouvait tirer toutes sortes d’airs, non pas de ce son nasillard des accordéons ordinaires, mais comme si un orchestre complet y eût été enfermé ; et sans que l’on sut la musique. Il suffisait de désirer l’air et d’appuyer sur les touches pour que, aussitôt, l’air fût joué.

La réconciliation faite, la gaîté reparut parmi tout ce petit monde qu'avait attristé la dispute, et le repas continua plus gaiment qu’il n’avait commencé. Jamais Labor n’avait semblé aussi avenant.

Solidaria semblait lui sourire, lorsque Nono la regardait.

Comme tout le monde était fatigué, Amorata, sitôt levés de table, leur donna des nouvelles de leurs familles, puis on alla se coucher.

Mais, quoique sa réconciliation avec Riri l’eût un peu soulagé, Nono était encore mécontent de ne pas avoir dit la vérité. Il dormit mal et eut le cauchemar.

Tantôt il était en querelle avec ses amis et ceux-ci le chassaient honteusement d’Autonomie. Ensuite, c'était le sphinx tête de mort qui, sous les traits du gros monsieur, venait se poser sur sa poitrine, lui montrant une foule de belles choses qui lui glissaient des doigts lorsqu’il voulait les saisir, et devenait si lourd, si lourd, que Nono suffoqué perdait la respiration, se sentant aplati, avec la sensation de ne plus être qu’une feuille de papier.

Puis ensuite, il était entraîné dans un jardin plein de cette plante, le muflier, vulgairement connue sous le nom de gueule-de-loup, et dont la fleur a, en effet, quelque ressemblance avec un mufle de bête.

Ces fleurs étaient deux fois grandes comme lui, et de temps en temps, elles s’ouvraient comme si elles allaient l’avaler. À la fin, il en sortit de petits korrigans qui tous avaient la figure du gros homme. Se prenant la main, ils dansaient en cercle autour de Nono, cherchant à l’entraîner.

Mais celui-ci se débattait, appelant à son secours Solidaria qui accourait le délivrer, et les gueules de loup disparaissaient, se transformant en capucines, en aconit, dont les fleurs ressemblent à des casques.

Les korrigans se coiffaient de ces casques, se faisaient des boucliers des feuilles rondes de la capucine, et se faisant une monture de dauphinelles qui figurent un Dauphin, ils se précipitaient sur Nono, semblant vouloir le traverser de longues lances qu’ils avaient à la main, l’assaillant de tous les côtés, et à coups si multipliés que Solidaria n’arrivait plus à le défendre.


XII

L’ENLÈVEMENT


Lorsque Nono se réveilla, le lendemain, il était brisé de fatigue et avait un fort mal de tête.

Il se leva, heureux d’échapper à l’obsession du cauchemar, espérant que le mouvement et l’air frais du matin, et surtout une bonne douche froide, dissiperaient sa migraine.

Lorsqu’il sortit de la piscine, ses amis le reçurent à bras ouverts, aucune allusion ne fut faite à l’incident de la veille.

Tout le monde était en l’air, car il s’agissait de commencer un travail qui avait amené de longues discussions dans la colonie.

Il s’agissait d’un pont à construire sur un ruisseau qui traversait un des bois proche d’Autonomie. Les uns voulaient le construire en face de la route menant au palais, les autres voulaient l’élever en face d’un sentier menant derrière les serres.

Il faut ajouter aussi qu'ils n’étaient pas tout à fait d’accord sur la façon de le construire ; les uns le voulaient d’une façon, les autres d’une autre.

La discussion durait depuis que Nono était arrivé à Autonomie. C’était la veille de la promenade seulement que Liberta avait suggéré un moyen d’en terminer.

Les deux opinions avaient leurs raisons d’être. Les deux ponts pouvaient être utiles aux endroits où l’on voulait les élever. Pourquoi, au lieu de perdre leur temps en discussions, les deux camps ne s’entendraient-ils pas pour en construire chacun un à la place qu’il désirait, et sur les plans qui leur convenaient ?

Une fois d’accord là-dessus, il leur serait facile de s'entendre pour s’aider mutuellement dans le gros œuvre qui demanderait le concours de tous.

L’idée de Liberta fut accueillie avec enthousiasme, et il avait été décidé que chaque groupe travaillerait à son projet, quitte à s’aider mutuellement lorsque l’importance des travaux l’exigerait.

C’était ce matin que l’on devait commencer les terrassements, faire les premiers travaux nécessités par l’établissement des caissons pour la construction des piles.

Nono travailla quelque temps, mais sa migraine ne l’ayant pas quitté, il avertit ses amis qu’il prenait un peu de repos, et se dirigea vers un châtaignier qui se trouvait à quelque distance d’où l’on travaillait, espérant y faire un petit somme qui le soulagerait.

Étendu sous le châtaignier, il réfléchissait à son aventure de la veille, à ses parents, à son rêve de la nuit, lorsque son attention fut attirée par un mouvement qui se produisait à quelques pas de lui.

C’était le cadavre d’un mulot, qu’il avait aperçu avant de se coucher, qui s'agitait et se remuait. Nono, s’allongeant sur le ventre, s’appuyant sur les coudes, allongea la tête dans cette direction, et eut bientôt l’explication de ces mouvements insolites.

Cinq insectes, un peu moins longs qu’un hanneton, mais bien moins larges, de couleur noire, tachetés de bandes fauves, s’étaient glissée sous le corps du mulot, et là, s’aidant de leurs pattes, poussant de la tête, cherchaient à changer le corps de place.

Nono reconnut dans ces insectes le coléoptère désigné sous le nom de nécrophore, à cause de son habitude d’enterrer les cadavres des animaux dont ses larves font leur nourriture.

À l’endroit d’où ils avaient enlevé le mulot, Nono reconnut que la terre avait été déjà fouillée ; mais une large pierre plate obstruait le fond. C'était l’impossibilité d’entamer cette pierre et de continuer la fosse qui, sans doute, avait décidé les nécrophores à changer le mulot de place.


Ils le transportèrent ainsi une trentaine de centimètres plus loin, sachant tourner les obstacles qui auraient pu les entraver ; puis, arrivés à l’emplacement propice, ils s’espacèrent autour du cadavre, et commencèrent à fouir la terre de leurs fortes pattes, la rejetant derrière eux, formant ainsi un talus qui s’élevait au fur et à mesure que la fosse se creusait.

Fortement intrigué, Nono les examinait, se demandant où ils voulaient en venir.

Petit à petit, il voyait le corps du mulot s’enfoncer comme si la terre se dérobait sous lui. Au bout d’un certain temps, il avait complètement disparu à ses yeux. Les nécrophores sortirent alors de la fosse, y rejetant la terre pour combler le trou qu’ils avaient fait ; à la fin un petit renflement et la terre remuée indiquaient seuls le travail qui venait de s’accomplir.

Les nécrophores partirent à la recherche d’une autre proie. Seul l’un d’eux resta sur la fosse, faisant sa toilette, se passant les pattes sur les élytres, sur ses antennes. On aurait dit un être très content de lui, se frottant les mains de satisfaction.

Et Nono, vaguement assoupi, le regardait faire, ne le voyant que comme à travers un brouillard.

Puis il lui sembla que l’insecte grandissait, grandissait, que son ventre s’élargissait, qu’il prenait forme humaine.

— Eh bien, as-tu réfléchi depuis hier ?

Nono, subitement tiré de sa torpeur, se dressa alarmé sur son séant.

C’était le gros monsieur de la veille qui était debout devant lui, et lui parlait ; car l'astucieux Monnaïus n’abandonnait pas celui qu'il considérait déjà comme sa proie, et venait, à nouveau, essayer ses tentatives de séduction, au risque d’être découvert par Solidaria.

Ce n’est pas qu’il eût des sentiments hostiles à l’égard de Nono, ni que les facultés de ce dernier le désignassent plus spécialement à son choix. Seulement Monnaïus savait que s’il laissait trop la population d’Autonomie s’augmenter et devenir puissante, cette population s’étendrait, se rapprocherait de ses États ; qu'il ne pourrait pas toujours, quel que fût le nombre de ses gendarmes et de ses douaniers, empêcher ses sujets d’avoir connaissance du genre de vie que l’on y menait, ce qui serait d’un fâcheux exemple pour ses esclaves, que la force seule ne parviendrait plus à maintenir dans l’obéissance, lorsqu’ils apprendraient que l’on peut vivre heureux, sans avoir des gens qui vous disent ce que vous avez à faire, et qui vous y forcent au besoin.

Car, chez Monnaïus, la population était divisée en toutes sortes de classes de gens, dont les trois principales étaient : ceux qui jouissent de tous les plaisirs et ne font rien, ceux qui travaillent et n’ont aucun plaisir, et ceux qui forcent ces derniers à travailler pour ceux qui ne font rien.

Quel que soit le nombre de ceux-là, il est bien évident qu’ils n’auraient pas réussi à se faire obéir bien longtemps de ceux qui se voyaient condamnés à passer leur existence à travailler continuellement au milieu des privations, si l’habileté de Monnaïus et de ses ministres n’y avait suppléé.

Cette habileté avait été de faire croire aux gens que s’ils n’avaient pas des individus chargés de les fourrer en prison lorsqu’ils ne voudraient pas faire une chose qui ne leur plairait pas, il leur serait impossible de s’entendre, et d’être libres ; qu’ils se disputeraient, se battraient entre eux, et, finalement mourraient de faim.

Puis, qu’il faut aussi une autre classe qui fasse la fête, gaspille beaucoup de choses, pour que ceux qui sont forcée de les produire, aient beaucoup de travail afin d’avoir un peu à manger.

On avait enseigné cela aux Argyrocratiens de père en fils depuis des milliers d’années. Aussi étaient-ils convaincus qu’il était impossible de vivre autrement.

Certes la baguette d’or de Monnaïus avait beaucoup de puissance, mais cette puissance était limitée. Il y avait des cas où elle lui devenait inutile entre les mains.

Ainsi, il n’avait pu empêcher que quelques notions de la vie d’Autonomie n’eûssent pénétré parmi ses sujets. Et, l’histoire d’Argyrocratie rappelait trois ou quatre révolutions terribles, où les habitants, poussés par la misère, par un vague désir de mieux s’arranger entre eux, avaient failli se débarrasser de leurs maîtres.

Mais ceux-ci avaient su profiter de l’ignorance de la foule, et su reprendre leur place à la tête de la nation, toujours sous le prétexte qu’il faut bien qu’il y en ait qui forcent les gens à faire le contraire de ce qu’ils veulent pour que tout marche bien.

Aussi, Monnaïus était toujours en campagne pour enlever les habitants d’Autonomie, et les transporter dans ses états.

Vous me direz, peut-être, que c’était là un moyen, justement, de faire pénétrer chez lui la connaissance des mœurs d’Autonomie. Mais, comme je vous l’ai dit, la puissance de Monnaïus était limitée et, de deux maux, il choisissait le moindre.

Les Argyrocratiens étaient tellement persuadés de l’excellence de leur genre de vie que, lorsqu'un des Autonomiens enlevés leur racontait la vie qu’il menait auparavant, la foule le traitait de fou, de visionnaire et se moquait de lui. Jamais on n’avait vu les hommes vivre autrement que, les uns obéissant, les autres commandant, il était impossible qu'il en fût autrement.

Il faut dire aussi, que, souvent, il s’en trouvait parmi les Autonomiens qui trouvaient plus commode de s’arranger de la façon de vivre des Argyrocratiens, ils se faisaient les flatteurs de ceux qui font travailler les autres, arrivaient à se glisser parmi eux, et ils étaient les premiers à tourner en ridicule ceux des Autonomiens qui regrettaient et rappelaient les jours de liberté.

Nono s’étant trouvé sur le chemin de Monnaïus, ayant montré un penchant à se laisser séduire, celui-ci revenait à la charge. Mais comme l’astucieux personnage avait vu qu’il ne fallait pas heurter les sentiments de l’enfant, ce fut de sa voix la plus doucereuse qu’il continua :

— Tu es étonné de me voir ici, n’est-ce pas ? Mais Solidaria est ma meilleure amie ; étant venu la voir aujourd’hui, elle m’a dit que je trouverais ici mon excellent ami Labor, et je suis venu lui serrer la main. Je t'ai reconnu en passant. Elle m'a même remis ce flacon à ton intention. Ton camarade Hans lui ayant dit que tu avais mal à la tête. C’est une liqueur qu’elle a composée et qui va faire disparaître ton mal de tête. »

Nono, sans défiance, puisque la liqueur lui était envoyée par Solidaria, avala le contenu du flacon, et, en effet, son mal de tête disparut pour laisser place à une torpeur qui lui sembla être le summum du bien-être.

Mais la liqueur avait été fabriquée par Monnaïus, le prétendu bien-être dont jouissait Nono n’était dû qu’à un engourdissement du cerveau qui l’empêchait de sentir et lui troublait la raison.

Complètement revenu de ses alarmes, Nono s’était mis à causer avec Monnaïus, comme à un camarade.

— Alors, chez toi, c’est plus beau qu’ici ?

— Oh ! plus beau qu’ici, ça n’est pas tout à fait le mot. Mais enfin, c’est autre chose. Ça vaut la peine d’être vu.

— Comment se fait-il que Solidaria ne nous en ai jamais parlé ?

— C’est que, vois-tu, Solidaria ne trouve rien de plus beau qu’Autonomie ; à son avis il n’y a rien qui puisse rivaliser avec son petit royaume ; alors, tu comprends, pour elle le reste n’existe pas.

— Ah ! fit Nono, qui ne sentait, ne voyait, et ne raisonnait que comme à travers un brouillard, et ces belles choses, comment viennent-elles, si personne ne travaille chez toi ?

— Hé bien, tu l’as vu hier, il suffit d’avoir une baguette d’or comme la mienne, et l’on a tout ce que l’on veut.

— Bon, est-ce que tout le monde peut avoir de ces baguettes ? Si je te suivais, moi je n’en ai pas. Est-ce que j’aurais tout de même ces belles choses ?

— Heu ! heu, fit Monnaïus embarrassé, craignant que sa liqueur n’ait pas réussi à troubler complètement la raison de sa victime, il y en a bien quelques-uns qui n’en ont pas, mais on leur donne ce dont ils ont besoin ; s’ils ont de la volonté et savent s’arranger, ils peuvent arriver à s’en procurer. »

Nono, dont la raison vacillait de plus en plus, ne remarqua pas ce qu’avait de vague et d’embarrassé cette réponse. Cela ne se passait-il pas ainsi, du reste, à Autonomie, où chacun trouvait à satisfaire ses goûts, où l’on était plein de prévenance l'un pour l’autre ?

— Ainsi, toi, tu me plais, continua Monnaïus, je veux faire quelque chose pour toi. Je vais te mettre à même de te procurer une de ces baguettes. Tu vois que la mienne a, de place en place, des bourgeons comme une branche d’arbre. Ces bourgeons, on les détache lorsqu’ils sont grands comme celui-là — et il en montrait un. — Et ces bourgeons grandissent et deviennent baguettes à leur tour. Tiens ! je vais enlever celui-là, qui est mûr et te le donner. »

Ce disant, avec un couteau très affilé il détacha le bourgeon et le tendit à Nono.

Celui-ci le regardait curieusement, mais d’un œil trouble !

— Alors, il va grandir, comme cela, et j’aurai tout ce que je voudrai avec ?

— Mais certainement, tu n’as qu’à le mettre de côté et il deviendra bientôt aussi grand que la canne d’où je l’ai arraché. »

Nono mit le précieux bourgeon dans sa poche.

Monnaïus le prit par la main, lui disant :

— Eh bien ! c’est dit, tu viens avec moi ? Allons trouver Solidaria qui, certainement, te donnera la permission.

— Je croyais que tu voulais voir Labor ? fit Nono qu'un reste de raison soutenait encore.

— Pendant que nous causions, il est parti avec tes camarades, fit Monnaïus, en mettant sa baguette d’or entre le champ où travaillait Labor et la vue de sa victime. »

Avisant un escargot qui se prélassait sur l‘herbe, il le toucha de sa baguette, le transformant en un char enlevé par deux énormes chauve-souris de l‘espèce vampire ; puis il poussa vivement Nono dedans, y monta à côté de lui, et les chauves-souris s’envolèrent dans la direction d'Argyrocratie.

— Solidaria ! Liberta ! » ne put s’empêcher d’appeler Nono, malgré l’état de somnolence dans lequel il se trouvait, en se sentant enlever.

Mais, quoique faible, cet appel instinctif de son protégé était allé frapper douloureusement Solidaria au cœur. Levant les yeux au ciel, elle vit le char de Monnaïus.

— Vite ! vite ! fit-elle à Électricia, il nous faut arracher notre protégé des serres de Monnaïus ; va, vole, et arrête son char. »

Plus rapide que la pensée, Électricia avait prit la forme d’un éclair qui illumina tout le ciel et alla foudroyer dans leur vol les deux horribles bêtes qui emportaient Nono et son ravisseur.

Mais, hélas, si rapide qu’elle eût fait, le char était déjà sorti des limites d’Autonomie, et Solidaria n’avait de puissance que là où elle était connue et respectée.

Monnaïus, se voyant près de ses États, changea son char en parachute qui le descendit tout doucement à terre, pendant que Nono s’était instinctivement agrippé à un cordage.

Tous deux tombèrent au bord d’un ruisseau qui coupait la plaine en deux. Monnaïus n’avait qu’à le franchir pour être dans ses États.

Avant qu’ils eussent atteint la terre, Électricia, de la part de Solidaria, était allée trouver la naïade du ruisseau qui consentit à gonfler ses flots afin de barrer la route au ravisseur.

Le ruisseau se mit donc à bouillonner, à gonfler, franchissant ses rives, s’épandant dans la plaine, la transformant en lac.

Sans perdre une minute, Monnaïus ramassa à terre une moitié de coquille de noix, la jeta à l’eau, et, d’un coup de baguette, en fit une barque légère, munie d’une voile triangulaire que l’on pouvait facilement manier.

— Vite, fit-il à Nono, embarquons ! Labor nous attend de l’autre côté. Et il désignait un homme qui ressemblait bien à Labor, mais à un Labor à l’aspect dur, féroce, repoussant et sordide.

Cependant, trompé par les apparences, Nono sauta dans la barque. Alors Monnaïus lui ordonna brutalement de manœuvrer la voile, pendant que lui se mettait à la barre.

Nono, à moitié dégrisé par ce changement de ton, exécuta cependant ce qui lui était ordonné, contemplant la figure de plus en plus cruelle du Labor qui l’attendait au rivage opposé. Mais il attribuait ce changement de physionomie au mécontentement qu’éprouvait son ami de le voir quitter Autonomie sans le prévenir, et se promettait de l’apaiser en lui racontant tout ce qui lui était arrivé.

Ils étaient près d’atteindre le rivage, lorsque la barque venant frapper contre un obstacle, s’ouvrit en deux, coulant à fond. Mais Monnaïus eut vite fait de gagner la rive.

Cet obstacle, c’était Solidaria qui venait de le susciter, espérant, à la faveur du naufrage, se ressaisir de son protégé.

Et, de fait, nageant vigoureusement, elle s’approchait de Nono que la naïade maintenait au-dessus de l’eau. Elle allait le saisir, lorsque Monnaïus étendit sa baguette, et Nono, comme attiré par un puissant aimant, glissa dans la direction de la baguette, échappant à l’étreinte de Solidaria qui ne pouvait aborder sur les États de Monnaïus.

Une des vertus de la baguette de Monnaïus, c’était d’exercer une attraction sur les matières dont elle était formée. Monnaïus, on se le rappelle, en avait détaché un rameau qu’il avait donné à Nono, et que celui-ci avait mis dans sa poche. Et la baguette de Monnaïus, exerçant sa fatale attraction, avait entraîné le rameau et son possesseur.

Celui-ci, dégrisé par le bain forcé qu’il venait de prendre, subissant l’attraction dont il ne se rendait pas compte, vit la figure de Solidaria désolée qui lui tendait les bras, mais s’obscurcissant, s’effaçant lentement, dans les brumes du lac agité.

Il restait prisonnier de Monnaïus.


XIII

L’ACCORDÉON ENCHANTÉ


Lorsqu’il atteignit la rive, Nono tout trempé dut se déshabiller et étendre ses habits au soleil pour les sécher.

Monnaïus, Solidaria, Labor, tous avaient disparu. Il se trouvait seul au milieu d’une grande plaine désolée. Il lui était impossible de se rendre compte où se trouvait Autonomie. À présent que l’engourdissement causé par le philtre était dissipé, sa raison lui revenait. Il comprenait qu’il était victime de Monnaïus, et son prisonnier puisque Solidaria n’avait pu l’atteindre.

Il savait que, désormais, seul, il lui serait impossible d’y retourner. Il n’en retrouverait le chemin que lorsqu’il aurait réussi à unir ses efforts à d’autres.

Et cet enseignement de Solidaria, lui revint à l’esprit pendant qu’il se séchait, regrettant amèrement de s’être laissé entraîner.

Aussi loin que sa vue pouvait s’étendre, c’était le roc, perçant de maigres bruyères. De loin en loin, de pauvres champs rompaient l’uniformité de la plaine.

Nono, une fois qu’il sentit ses habits secs, se rhabilla, la faim commençait à le talonner. Mais ce n’était plus comme à Autonomie, où il n’y avait qu’à étendre la main pour cueillir quelque fruit succulent. Autour de lui les ajoncs épineux et les genêts s’élevaient seuls au dessus de la bruyère.

Nono se mit en marche vers le côté de la plaine où il lui semblait voir loin, bien loin, quelques habitations.

Les champs près desquels il passait étaient entourés de haies formées d’arbustes épineux ; du reste, rien à y grapiller, le blé commençant seulement à pousser. Les bourgeons des haies ne faisaient que s’entrouvrir. Cela semblait annoncer le commencement du printemps.

Nono arriva enfin à une route plantée de quelques arbres, dont le feuillage commençait à pointer. Mais, eussent-ils été plus avancés, ils n’auraient pu être d’aucune utilité à l’affamé, qui y reconnut des ormes, des sycomores, des platanes, des acacias, mais aucun arbre à fruit.

En approchant des maisons, il vit bien quelques arbres en fleur, des cerisiers, lui sembla-t-il. Seulement, eussent-ils eu des fruits, pour en approcher il lui aurait fallu escalader des murs ou des haies. Mais les murs étaient couronnés de tessons de bouteilles fort coupants, les haies se hérissaient d'épines qui ôtaient l’envie d’en tenter l’escalade.

Il continua donc son chemin vers les maisons, espérant trouver là de quoi boire et manger.

À la première où il arriva, une petite fille était sur le seuil. Croyant que c’était comme à Autonomie, il s’approcha pour la caresser et demander à manger, mais la gamine s’enfuit en poussant des cris de pintade.

Et quelle différence avec Mab, Sacha, Biquette, et les autres enfants d’Autonomie ! Sale, mal peignée, la figure toute barbouillée, les jupons en loque, elle rappela à Nono ses petites voisines, lorsqu’il était chez ses parents.

Il continua donc son chemin vers une autre chaumière qu’il aperçut un peu plus loin. Mais lorsqu’il voulut en approcher, un dogue s’élança vers lui, aboyant furieusement. Nono n’eut que le temps de s’éloigner.

Il s’avança vers une troisième, et s’adressant à un petit garçon qui se trouvait sur le seuil, il lui demanda à manger.

— M’man, fit l’enfant s’adressant à une jeune femme qui lavait du linge dans un baquet, au milieu de la chambre, c’est un p’tit garçon, y dit qu’il a faim.

— Encore un mendiant, fit la femme sans se déranger, si on voulait donner à tous, on n’en finirait pas. Dis lui que l’on ne peut rien faire pour lui. »

Le cœur gros, Nono alla s’asseoir sur une grosse pierre, ses jambes refusant de le porter plus loin, il se mit à méditer amèrement sur les aventures qui lui survenaient, se rappelant les paroles de Solidaria, lorsqu’elle l’avait introduit à Autonomie :

« Je te mettrai aux prises avec les circonstances. Comme tu agiras, elles seront bonnes ou néfastes pour toi. — C’est donc toi qui, en définitive, feras tes aventures, et les ornementeras par ta façon de te comporter. »

Et, de fait, s’il avait été plus confiant, plus sage, il ne se serait pas laissé enlever d’Autonomie, ni attirer dans un pays si ingrat.

— Décidément, se dit-il, je n’ai pas pris le bon chemin.

Et fouillant machinalement dans sa poche, sa main y heurta quelque chose de carré. C’était la boîte que lui avait donnée Riri. Voulant s’assurer que l’eau n’avait pas détérioré, en y pénétrant, son instrument magique, il en tira l’accordéon et appuya sur les notes. Aussitôt, l’accordéon grandit, jouant une valse entraînante.

Le petit garçon de la maison, qui l’avait suivi de loin, s’arrêta émerveillé d’entendre sortir d’une si petite boîte, une musique faisant autant de bruit que celle des soldats de Monnaïus lorsque, par hasard, ils venaient à traverser ce petit village perdu.

D’autres enfants du village, attirés par la musique, étaient accourus, sortant des maisons, arrivant de la route ; c’était comme une nichée de petits lapins. Il y en avait de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Ils eurent bientôt fait un demi-cercle devant Nono et sa musique. Nono satisfait de voir son instrument en bon état, s’arrêta d’en jouer et fît mine de le remettre dans sa boîte. Les enfants demandèrent qu’il leur jouât encore un air.

Mais le musicien guignait avidement une grosse tartine de pain qu’un des enfants tenait à la main.

Le premier garçon qu’il avait abordé, se rappelant la demande de Nono, lui dit :

— Fais-nous encore de la musique, t’auras la tartine.

— N’est-ce pas Zidore, fit-il en s’adressant au propriétaire de la tartine, que tu lui donneras ton pain au garçon s’il nous fait encore de la musique ? »

Celui-ci se gratta la tête, mais finit par tendre sa tartine à Nono qui se mit à y mordre goulûment.

Et, faisant à nouveau fonctionner l’accordéon, il régala ses auditeurs d'un nouvel air, en prenant le temps de dévorer sa tartine.

Lorsqu’il eut jugé leur avoir donné assez de musique pour leur pain, il voulut se lever, emportant sa boîte, car il voyait que le soleil s’approchait de l’horizon.

Mais les enfants lui redemandèrent encore un air. Et il ressortit sa musique en disant que, leur faire plaisir, il allait encore jouer un morceau, mais qu’il était temps qu’il se remît en route.

Et lorsque l’air fut joué, il remit la boîte dans sa poche, pour partir.

Mais ce n’était pas le compte de ses auditeurs qui lui demandèrent de faire jouer encore la musique.

— Non, vraiment, je ne puis pas, car il faut que je me remette en route, fit Nono.

Et comme les enfants insistaient.

— La nuit va arriver, je ne sais pas où je suis. Non je ne peux pas rester plus longtemps. Il faut que je parte.

Les figures commencèrent à devenir hargneuses.

— Hé ! va donc, teigneux, fit un des garçons.

— A-t-il l’air de faire son malin, avec sa musique ! fit un autre.

— Si je voulais en avoir une, mon papa m’en achèterait une bien plus belle, renchérit une petite fille en loques.


Et, ramassent des cailloux, ils allaient faire un mauvais parti à Nono, lorsque, heureusement pour lui, une femme sortit d’une des maisons, fit la chasse aux galopins, en saisissant un par l’oreille.

— Après qui en as-tu, encore, chenapan ! fit-elle.

— C’est pas moi, m’man, hurla le vaurien. C’est les autres qui voulaient que le garçon leur fasse encore de la musique. »

La femme lâcha l’oreille de son garnement, et s’approcha de Nono, lui demandant qui il était, d’où il venait, où il allait.

Nono lui raconta ses aventures, sa vie à Autonomie, sa rencontre avec le gros monsieur, son enlèvement, son naufrage, et son isolement dans ce pays inconnu.

Mais la pauvre campagnarde n’avait jamais entendu parler d’Autonomie. Pour elle, le gros monsieur devait être quelque Bohémien qui enlevait les enfants pour en faire des petits mendiants.

— Hélas, mon pauvre enfant, fit-elle apitoyée, je ne connais pas le beau pays dont tu me parles. Je n’ai jamais entendu parler de choses semblables que dans les contes de fées, et, si vraiment tu viens d’un pays si magnifique, je te plains certes, car ici, c’est bien différent de ce que tu me racontes.

Il faut travailler beaucoup pour gagner peu. Le pays est pauvre, tu n’as aucune chance de trouver quelqu’un qui veuille te prendre. Ton travail ne paierait pas ta nourriture.

Le mieux que tu puisses faire, c’est de te rendre à Monnaïa, la capitale qu’habite notre roi Monnaïus. Là on y emploie des enfants de tous les âges, comme domestiques, ou dans les usines. Là, tu auras quelque chance de gagner ta vie.

Attends-moi. Je reviens. »

Et se dirigeant vers sa chaumière, elle en revint avec un gros cagnon de pain, un peu de fromage, et une tasse de lait qu’elle fit boire au pauvre exilé.

— Mets ce pain et ce fromage dans ta poche, continua la femme, ça te servira pour continuer ta route. Tu n’as qu’à suivre ce chemin, jusqu’à ce que tu arrives sur une route plus grande, tu tourneras à gauche et tu suivras cette nouvelle route pendant quelque temps. Tu rencontreras bien quelque passant pour t’indiquer lorsqu’il faudra changer. »

Nono eut bien envie de pleurer lorsqu’il vit confirmer ses craintes d’être transporté en Argyrocratie, mais refoulant ses larmes, il remercia la bonne femme et lui demanda s’il lui faudrait marcher longtemps pour atteindre Monnaïa. Il fut tout à fait consterné lorsqu’elle lui eut dit qu’il n’y arriverait qu’après de longues journées de marche.

Le cœur bien gros, il dit adieu à la femme et se remit en marche pour Monnaïa.


XIV

SUR LA ROUTE


Il y avait déjà plusieurs jours que Nono était en route, ayant vécu de quelques croûtes de pain dues à la commisération que sa jeunesse soulevait chez quelque campagnarde compatissante.

Il marchait depuis le matin, n’ayant mangé qu’un morceau de pain qu’on lui avait donné chez un paysan qui, pris de pitié à la vue de son jeune âge, avait consenti à le laisser passer la nuit sur le foin, dans sa grange.

Il avait faim, il était bien las, et il faisait presque nuit déjà lorsqu’il atteignit une ferme non loin de la route qu’il suivait.

À son approche, deux dogues qui étaient à l’attache, aboyèrent après lui, faisant tous leurs efforts pour lui sauter dessus. Nono, craintif, n’osant plus avancer, se tenait indécis à la porte qu’il n’osait franchir.

Un valet, occupé à tasser du fumier dans la cour, vint vers lui et lui demanda ce qu’il voulait.

Le jeune voyageur lui expliqua qu’il se rendait à Monnaïa et demandait qu’on voulut bien lui faire l’aumône d’un morceau de pain et lui donner asile pour la nuit.

— Heu ! fit l’homme, le maître n’est pas donnant, et je doute fort qu’il veuille te recevoir. Attends là, tout de même, je vais aller lui demander. »

Nono, qui depuis qu’il était en Argyrocratie, avait appris plus d’une fois, au grand déplaisir de son appétit, que l’on ne donne rien pour rien dans le pays de Monnaïus, ajouta :

— Dites-lui que, s’il a des enfants, je leur ferai de la musique à la veillée pour les amuser. »

Et il sortit l’accordéon de sa boîte et se mit à jouer un pas redoublé.

Depuis qu’il était en marche, son accordéon lui avait valu ainsi quelques écuellées de soupe, une place dans la grange. Mais ce n’était que dans les fermes isolées, dans les petits villages loin de toute communication, où les distractions sont rares. Dans les bourgs un peu importants, sa musique avait peu de succès, et il devait, le plus souvent, se coucher le ventre creux, en quelque renfoncement, dans l’encoignure d’une porte.

— Bon, je vais le dire au maître, fit l’homme, qui disparut.

— Rentre, fit-il en revenant, et en apaisant les chiens. Et il conduisit le voyageur dans une grande salle noire, enfumée, meublée seulement d’une grande table au milieu ; une maie dans un coin, un buffet plus loin, au plafond pendaient des pièces de lard, des jambons, des oignons, de l’ail et des graines dans leur cosse.

Un feu de sarment brillait dans une grande cheminée au fond de la salle. Près du feu, sous le manteau de la cheminée, était un vieux de quatre-vingts ans au moins. C’était le père du fermier.

Non loin de la cheminée, le fermier fumait sa pipe. Son fils, un gars d’une trentaine d’années, s’occupait à réparer une hotte en osier.

La fermière, dans des écuelles alignées devant elle, taillait du pain pour la soupe qui bouillait dans une marmite pendue à la crémaillère dans l’âtre. La bru raccommodait le linge de la famille.

Deux enfants, — ceux du fils, — un petit garçon et une petite fille, s’amusaient à faire des constructions avec des chènevottes.

— C’est toi, fit le fermier d’une grosse voix bourrue, qui demandes à coucher ?

— Oui, monsieur, fit Nono un peu intimidé.

— Et où est-elle la musique dont tu as promis de nous jouer ? Je ne t'en vois pas.

Nono sortit sa boîte de sa poche, et en tira son accordéon dont il joua.

Les enfants abandonnèrent du coup leurs chènevottes pour venir écouter le merveilleux instrument.

Les grandes personnes, qui ne devaient pas avoir de grandes distractions dans cette ferme qui était quelque peu isolée, semblèrent y prendre autant de plaisir que les petits.

Une grosse servante, qui venait de traire les vaches, et rentrait avec un seau plein de lait, s’écria :

— Matin ! que c’est biau ! On dirait les musiqueux de cheux nous, lorsqu’avec leur violon et le cornet à piston, ils font danser la jeunesse. »

Mais la fermière, qui venait de tremper la soupe, s’écria :

— Allons à table les enfants ! après souper vous aurez le temps d’écouter la musique. »

Une place, près de l’âtre, fut désignée à Nono, et on lui tendit une écuelle de soupe qu’il dut manger sur ses genoux, pendant que les habitants de la ferme prenaient place autour de la table.

Nono, ayant fini sa soupe tenait son écuelle, embarrassé, ne sachant où la poser, guignant de l’œil une appétissante platée de choux et de lard que la fermière venait de tirer de la marmite, espérant qu’on lui en offrirait une petite part.

Mais lorsque la fermière eut fait la tournée de la table, le plat était vide, et Nono, poussant un gros soupir, comprit qu'il n’avait plus rien à espérer de la générosité de ses hôtes.

Cependant, la bru, le voyant suivre des yeux chaque bouchée qu’ils portaient à leur bouche, vint lui apporter un morceau de pain, et un verre de cidre aigrelet.

Quand le fermier fut rassasié, il ferma son couteau, et tout le monde se leva : la table fut desservie, la vaisselle lavée dans l’eau que l’on avait mis à chauffer dans la marmite d’où l’on avait tiré la soupe, le lard et les choux. Les domestiques allèrent aux étables s’assurer que les bestiaux ne manquaient de rien. Puis, un à un, ils revinrent s'asseoir près du foyer, sans rien dire, les yeux perdus dans le vague.

Les enfants ayant réclamé la musique, Nono les en régala.

Puis, le fermier que la digestion semblait rendre un peu plus aimable, le questionna, lui demandant d’où il venait ? où il allait ?

Nono avait eu plus d’une fois l’occasion de remarquer qu’en Argyrocratie on tenait absolument à savoir ce qu’étaient les gens avant de leur venir en aide.

Ce fut donc une nouvelle occasion pour lui de raconter ses aventures.

Mais le vieux fermier, qui n’avait pas sourcillé lorsque Nono lui avait mentionné l’histoire de l’oiseau parlant, des abeilles se transformant en belles dames, des carabes venant offrir des fraises, partit d’un accès de fou rire qui lui secouait le ventre, lorsque le narrateur en arriva au séjour d’Autonomie où chacun travaillait comme il l'entendait, se reposait quand il lui plaisait, où les fruits appartenaient à tous, où tous pouvaient prendre autant qu’ils voulaient dans la récolte, où l’on était toujours plein de prévenances l’un pour l’autre.

Le fermier riait de si bon cœur qu’il manqua de s’en étrangler, ce qui lui occasionna une quinte de toux. Lorsque l’accès fut un peu calmé :

— As-tu jamais entendu parler d’un pays comme cela ? fit-il à son fils.

— Dame ! non.

— Heu, heu, ça irait bien ici, s’il n’y avait personne pour commander !

— Et s’il fallait attendre que les voisins viennent nous aider à labourer, sûrement que nous attendrions fort longtemps, répliqua le fils.

— Tandis qu’il ne manquerait pas de monde pour la récolte, s’il fallait qu’elle fût à la disposition de qui en voudrait.

— M’est avis, reprit le fils, que tout cela ne me semble pas bien net. Le fieu cependant est bien trop jeune pour mentir et savoir inventer des histoires. Il doit avoir le cerveau un peu fêlé ; alors il dit ce qui lui vient, sans savoir. »

Nono sentait confusément que si le fermier eût été en peine de trouver des bras pour l’aider à cultiver ses champs, c’est que, précisément, il prétendait en conserver pour lui tout le profit. Mais, trop jeune pour bien démêler ses propres idées et trouver les expressions justes pour répliquer, il se tut, très mortifié qu’on le crût un peu fou.

— Alors, tu dis comme ça, reprit le fermier, qu’il n’y avait pas d’argent à Autonomie, que chacun prend ce qu’il veut ? Mais comment paie-t-on les archers pour vous défendre des voleurs ?

— Je n'ai jamais vu d’archers, ni entendu parler de voleurs.

— Vous n’aviez pas de soldats, pas de messiers, ni d’archers du guet ? Tu nous en contes. Vous vous seriez continuellement battus pour avoir les meilleurs fruits.

— Ça n’est jamais arrivé pendant que j’y étais. — Je ne me suis battu qu’une fois. Ce n’était pas pour des fruits, mais parce que j’étais de mauvaise humeur. Mais j’ai été si malheureux, que je me suis bien promis de ne plus recommencer.

— Et ça ne t’ennuyait pas de travailler ? Allons, avoue-le : sans la crainte de Solidaria et de Labor, tu te serais bien reposé plus d’une fois, au lieu d’aller travailler avec les autres ?

— Oh ! non, je me serais au contraire fort ennuyé, s’il m’avait fallu rester à ne rien faire.

Le fermier secoue la tête d’un air incrédule, faisant remarquer combien tout cela était improbable, des enfants aimant le travail, malheureux de s’être disputés.

— Si les deux tiens, continua-t-il, regrettaient quelquefois de s’être battus, ça ne leur arriverait pas si souvent ; d’autant plus qu’il n’y a que quelques paires de taloches qui arrivent, sinon à les mettre d’accord, à les faire taire tout au moins.

— Il est de fait que si nous n’étions pas là, ils se disputeraient tout les deux comme deux pies-grièches, fit le fils, en regardant d’un air satisfait les deux petits qui écoutaient, ouvrant des yeux grands comme des portes cochères, pendant que la mère les attirait contre elle, les embrassant.

— Moi, aussi, fit Nono, chez mes parents j’étais tout le temps à me disputer avec ma sœur. Ça n'empêche qu’à Autonomie, personne n’avait envie de se disputer.

— Tout ça, mon garçon, fit le fermier, ce sont des idées folles. Si personne n'était forcé de travailler, tout le monde voudrait se reposer. Il faut des gens raisonnables pour mettre la paix parmi ceux qui ne le sont pas. Quand tu auras vécu ici, parmi les gens d'Argyrocratie, quand tu seras plus en âge de saisir les choses, tu comprendras qu’il ne peut en être autrement.

— C’était autrement à Autonomie, soupira Nono.

— Pourtant, not’maître, fit un des valets, si on s’en rapporte à nos anciens, qui le tiennent de leurs anciens, qui le tenaient eux-mêmes des leurs, il paraîtrait que la terre n’a pas toujours appartenu aux seigneurs ; qu’il y a eu une époque où elle appartenait à tous, que l’on s’en partageait les produits. En ces temps-là, les gens n’étaient pas forcés de travailler pour des maîtres rapaces. Ils pouvaient manger à leur faim.

— Des bêtises, des radotages de vieux, trancha le fermier. Avez·vous entendu parler de cela, père ? fit-il en élevant la voix, s’adressant au vieux qui, sous la cheminée, restait toujours silencieux.

Et comme le vieux secouait la tête en signe de dénégation :

— De tous temps, il y a eu des propriétaires et des fermiers qui ont pris soin de la terre, faisant vivre ceux qu’ils employaient. Si ça avait été comme tu dis, si les gens s'en étaient si bien trouvés, ils seraient restés comme ils étaient. Tout ça, ce sont des racontars de fainéants, qui voudraient vivre à ne rien faire.

— Ah ! moi, je ne sais pas, fit le valet. Je répète ce que j’ai entendu dire.

— Tu répètes alors des bêtises. Ça a été toujours comme ça est, et ça sera toujours comme ça.

— Allons, fit-il en s’adressant à Nono, joue-nous encore un air de musique avant d’aller nous coucher, ça vaudra mieux que de raconter des sornettes.

Nono s’exécuta. Puis chacun fit ses préparatifs pour aller se reposer. Le valet emmena le musicien à l’étable, où il couchait lui-même, lui fit une place dans la paille fraîche qu’il avait éparpillée dans un coin, près du coffre à avoine.

Nono, brisé de fatigue, s’endormit aussitôt, rêvant à Autonomie.



XV

L’ARRIVÉE À MONNAÏA


Quand il s’éveilla le lendemain, quoique un peu remis de sa fatigue, il avait encore les membres bien moulus, et serait resté volontiers dans la paille si fraîche. Mais il savait que prolonger son vagabondage sur les routes, c’était prolonger la misère et les fatigues. Il avait hâte d'atteindre Monnaïa, dont il se savait tout près maintenant, et où il espérait trouver du travail.

Il sortit donc de l’étable et se trouva dans la cour. Les hommes étaient partis aux champs. Seule la jeune femme du fils restait occupée à distribuer du grain aux poules, canards, oies et dindons qui gloussaient autour d’elle, accourant de toutes parts.

Nono lui souhaita le bonjour.

— Ah ! c'est toi, petit. Te voilà parti ?

Elle courut à la maison, en revint avec deux tartines bien beurrées :

— Prends, la route est encore longue. Bonne chance, mon petit gars. »

Et, une fois de plus, notre pauvre ami se trouva sur le grand chemin bien triste et bien esseulé. Mais il finissait par s’habituer au mauvais sort, et ce fut d’un pas ferme qu’il se remit en route.

Il marchait depuis plusieurs heures déjà, lorsque la faim se fit sentir. Il alla s'abriter sous un gros chêne qui se dressait non loin du chemin, et se mit en posture de dévorer ses deux tartines. Mais, à la première bouchée, il sentit que la soif le prenait ; il chercha autour de lui s'il n’apercevrait pas quelque ruisseau pour se désaltérer, et ne tarda pas à entendre les glouglous d’une source qui tombait d’un rocher, à pic, aux bord de la route, dans une petite vasque que l’eau, en tombant, avait fini par creuser dans la pierre.

Lorsqu’il eut étanché un peu sa soif, il allait retourner sous son chêne, lorsque, à quelques pas de la fontaine, il vit une taupe, couverte de sang, faisant tous ses efforts pour atteindre son trou.

Ému de pitié à la vue de la triste situation de la pauvre bête, Nono la prit et alla laver sa blessure à la fontaine, la débarrassant du sang et de la boue qui couvrait son pelage si doux et si soyeux.

Fort embarrassé de savoir quoi mettre sur la blessure, il mâcha quelques miettes de pain, qu’il colla ensuite dessus, à l’aide d’une petite bande de toile qu'il déchira de son mouchoir, et la porta ensuite près de son trou, où, cahin, caha, elle s’engouffra aussi prestement qu‘elle put.

Un peu reposé, ayant fini sa deuxième tartine, Nono reprit sa route.

Mais, quelque diligence qu’il fit, il lui fut impossible d’atteindre Monnaïa ce jour-là. La nuit le surprit en pleine campagne, loin de tout village, de toute ferme où il pût demander l’asile ; il résolut de s’abriter sous une meule de blé qu’il aperçut dans un des champs qui bordaient la route.

Quelqu’un avait dû s’y abriter déjà, car des gerbes avaient été déplacées, laissant un vide qui permettait de s’y mettre à l’abri de la fraîcheur de la nuit. Nono se glissa dans cette cachette improvisée, et s’endormit, harassé, le ventre creux, les deux tartines du matin ayant fait tout autant de chemin que lui.

La nuit fut particulièrement froide. Quand Nono s’éveilla le matin, il était transi ; la faim lui tiraillait l’estomac. Il essaya de la calmer en mâchant quelques grains de blé qu’il égrena des épis arrachés aux gerbes près de lui. Il en mit quelques-une dans sa poche pour tromper sa faim en route, et reprit sa marche vers la capitale, dont il ne tarda pas à deviner le voisinage, les voyageurs devenant moins rares sur la route.

Les voitures aussi devenaient plus nombreuses. On les voyait, chargées de denrées, s’y diriger, tandis que d’autres en revenaient vides ou chargées de meubles, de machines, d’étoffes, de toutes sortes de choses qui annonçaient un trafic important et une industrie très développée.

Les maisons étaient plus fréquentes le long de la route. Commençant à se montrer de loin en loin, elles finissaient par se tenir les unes aux autres, pour ne s’arrêter qu’à une centaine de mètres des murs de Monnaïa.

Arrivé là, Nono se trouva sur un plateau élevé d’où il pouvait découvrir tout l'espace devant lui.

En bas, dans une plaine immense, la capitale d’Argyrocratie étalait ses maisons, ses faubourgs ; dressait les coupoles de ses palais, les tours dont ils étaient flanqués, les clochers, les aiguilles, les flèches de ses églises. C’était un fouillis de murs, de toits, de lucarnes et de fenêtres où l’œil avait peine à se reconnaître.

Nono s’arrêta pour contempler cette ville qui l’effrayait d’avance, ne sachant à quel sort inconnu il allait se trouver livré. Il resta ainsi quelque temps absorbé dans cette contemplation. Il jeta un dernier regard de regret derrière lui, sur le chemin parcouru, sa pensée allant à Autonomie, à ses camarades, à ses parents qu’il ne reverrait peut-être plus jamais, et se mit à descendre vers la route qui le mènerait aux portes de la ville.

Quelques instants après il était à la tête du pont-levis qui donnait accès dans la ville qu’enceignait un mur crénelé, flanqué de tours, carrées ou rondes, celles-ci surmontées de toits en poivrière.

Au haut de ces tours, flottait la bannière de Monnaïus, un grand pavillon jaune semé de taches rouge en formes de larmes ; au centre était brodée en noir, les ailes éployées, une chauve-souris, de l’espèce vampire, comme celles qui avaient enlevé Nono d’Autonomie.

Le mur était séparé lui-même de la plaine par un large fossé plein d'eau. Le pont-levis sur lequel s’engageait Nono était commandé par une grande tour carrée, servant de poste aux hommes d’armes qui défendaient la porte. Une lourde herse de fer, levée en ce moment, était prête à s’abattre en cas de surprise.

En passant sur le pont, Nono vit une longue file de voitures chargées de denrées, et de toutes sortes de matériaux, qui stationnaient. Une paysanne qui marchait, deux paniers aux bras, fut accostée par deux êtres habillés de vert. Ils avaient un corps humain, mais ce corps était surmonté d’une tête de fouine.

À vrai dire, était-ce bien une tête de fouine ? était-ce une tête humaine ? C'est ce que Nono aurait été fort embarrassé de décider. C’était l’une ou l’autre, selon la façon dont on les envisageait.

Ils fouillèrent dans les paniers qui contenaient des poules, des lapins, des légumes. Après avoir bien tout retourné, les deux êtres inscrivirent quelque chose sur un carnet, en détachèrent la moitié de la page, la remirent à la paysanne qui leur donna quelques pièces de monnaie qu’elle avait tirées de son mouchoir, et passa.

Après elle, ce fut un voyageur qui arrivait sa valise à la main. Les deux êtres à figure de fouine la lui firent ouvrir, en éparpillèrent le contenu sur le sol, mêlant linge propre et linge sale, puis ils firent une marque à sa valise, et passèrent à un autre.

D’autres êtres, habillés de même, toujours à double physionomie, visitaient les voitures, ne les laissant pénétrer qu’après en avoir vérifié le contenu et tiré quelque argent de ceux qui les conduisaient.

Nono, qui n’avait aucun paquet, passa sans qu’il lui fût rien dit, mais on l’inspecta des pieds à la tête, pour s’assurer qu’il ne dissimulait rien sous ses vêtements.

Des soldats montaient la faction de distance en distance. Ceux qui attendaient leur tour de prendre la faction étaient devant la porte du corps de garde, fumant, riant, jouant. Il y en avait de plusieurs sortes.

Parmi ceux qui montaient la faction, les uns étaient armés de longues piques. Un sabre suspendu à un baudrier pendait à leur côté. Une cuirasse de fer leur protégeait le buste, un casque surmonté d’une plume leur ombrageait la tête. Ce devaient être les vieilles troupes, ils avaient des moustaches grises.

Mais, chose curieuse, comme ceux qui fouillaient les passants, comme le remarquerait encore Nono, sur tous les types qu’il rencontrerait dans la ville, ces soldats avaient une double physionomie : humaine et animale. À certains moments, lorsqu’on les regardait, leur figure faisait penser au mufle du tigre que, parfois, Nono avait aperçu au Jardin des Plantes.

D’autres, plus jeunes, étaient armés d’arbalètes, couverts seulement d’une casaque de buffle, sur la tête un chaperon, avec une plume de faucon sur le côté. Leur double physionomie était moins cruelle. Ils rappelaient à Nono les bouledogues qu’il avait, plus d’une fois, aperçus dans des voitures de bouchers.

Il y avait bien d’autres variétés encore, mais il avait hâte de pénétrer dans l’intérieur de la ville, et ce fut d’un pas délibéré qu’il s’engagea sur la large route qui y menait.



XVI

UNE PROMENADE DANS MONNAÏA


De loin, la ville lui avait semblé magnifique ; mais, maintenant, à droite, à gauche, il voyait des ruelles étroites, ténébreuses, bordées de bicoques branlantes, suant la misère et la saleté, et qui contrastaient avec la route qu’il suivait, belle, large et plantée d’arbres.

Cependant, en avançant, ces ruelles misérables faisaient peu à peu place à des rues plus larges, plus aérées, bâties de maisons plus propres. Et enfin il arriva à une voie plus large encore, qui s’étendait à perte de vue. Elle était plantée de plusieurs rangées d’arbres de chaque côté. Des ronds-points garnis de grands bassins, du centre desquels s’élevaient de magnifiques gerbes d’eau se rencontraient de loin en loin. Autour de ces bassins des corbeilles de fleurs aux couleurs variées reposaient la vue, en rompant l’uniformité.

De magnifiques équipages, dans lesquels se prélassaient de belles dames et de beaux messieurs, défilaient conduits par des cochers aux livrées éclatantes, tirés par de superbes chevaux qui piaffaient et redressaient la tête orgueilleusement.

Si Nono n’avait pas, en traversant le pays, vu tant de misère, il aurait cru à la réalisation des promesses du gros monsieur. Mais il était payé pour savoir ce que cachait ce beau spectacle.

Malgré les riches costumes des beaux messieurs, malgré les falbalas des dames, malgré qu’à première vue quelques-unes semblassent très jolies, la vision rapide qu’il en eut était que ce monde-là ressemblait un peu aux pourceaux qu’il avait vus à l’engrais dans les étables de sa nourrice.

Nono descendit une des allées en admirant ce qui se passait autour de lui. Là, sous les arbres, assises sur des chaises, de grosses femmes joufflues, coiffées de larges rubans, enveloppées de grands manteaux, avaient autour d'elles de petits enfants richement habillés, jouant avec des jouets luxueux.

Plusieurs de ces femmes portaient en leurs bras les bébés trop jeunes pour marcher ou jouer avec les autres, et par instants, leur donnaient à téter. Notre promeneur reconnut qu'il avait là, devant lui, les enfants des personnages qui étaient dans les équipages. Les femmes qui les gardaient, n’étaient que les bonnes ou les nourrices. Il lui semblait trouver dans leurs traits une vague ressemblance avec la Blanchette de Mab, mais elles paraissaient bien moins douces, par exemple.

Dans les chalets qui se dressaient au milieu des bosquets, on vendait des jouets, des gâteaux et friandises de toute sorte. Nono, qui avait oublié sa faim, absorbé par ce qu’il voyait, la sentit se réveiller à la vue des gâteaux. Mais il avait appris qu’en Argyrocratie il faut avoir de l’argent pour obtenir quelque chose, et il n’en avait pas.

Il pensa à son accordéon, et alla se poster près d’un groupe d'enfants, égrenant ses morceaux les plus entraînants. Mais aucun ne fit attention à sa musiquette ; il dut tristement la remettre dans sa poche, et se contenter de ramasser un gâteau qu’un de ces petits enfants avait jeté après y avoir mordu.

En reprenant sa marche, il vit quelques autres enfants qui voulurent se mêler aux jeux des petits enfants bien habillés ; mais comme leurs habits étaient quelque peu en ruine, les autres les repoussèrent dédaigneusement, pendant que leurs bonnes poussaient des meuglements, scandalisées de voir que de petits déguenillés avaient le toupet de vouloir se mêler au troupeau dont elles avaient la garde. Et un soldat qui se promenait, habillé de noir, avec des broderies rouges, une grande épée au côté, allant et venant, dans les allées, courut aux petits guenilleux, menaçant de les mener en prison s'ils ne déguerpissaient pas de là.

Plus loin Nono vit une femme en loques, traînant deux marmots à sa suite, un troisième en bas âge, en ses bras, semblait implorer la pitié de beaux messieurs et de belles dames qui passaient sans la regarder, ni faire attention à ses lamentations.

Cependant, une belle madame, jeune, s’arrêtait pour lui mettre quelque chose dans la main. Mais un des soldats en tunique noire, avec une face tenant de l’homme, du lévrier et de la fouine, vint prendre la malheureuse par le bras, lui disant brutalement :

— Je vous y prends, ce coup-ci, à mendier. Allez, suivez-moi chez le prévôt et, de là, en prison. »

Et malgré les cris de ses petits, malgré ses bêlements — en la regardant, Nono lui voyait une vague ressemblance avec les moutons qu’il avait vu mener à l’abattoir — il l’entraîna.

Nono continua sa route.

Il arriva à une grande place, au centre de laquelle se dressait un monument de la destination duquel il lui fut impossible de se rendre compte. On ne pouvait du reste en approcher, protégé qu'il était par une enceinte de bornes, reliées entre elles par des chaînes.

À l’extrémité de cette place, on apercevait un château crénelé, surmonté d’un haut donjon au faîte duquel flottait l’étendard d’Argyrocratie. Nono comprit que c’était là le palais royal. Il était bondé de soldats à face de tigre, mais plus richement habillés, plus formidablement armés que ceux qui gardaient la ville.

De ce château protégé par un large fossé garni de palissades, il était défendu d’approcher. Des sentinelles faisaient circuler les promeneurs.

Au-dessus de la porte un écusson sculpté dans la pierre reproduisait les armes de Monnaïus, avec sa devise: « Argent prime Droit. »


Nono tourna à gauche, et se trouva dans une rue qui allait en se rétrécissant. Il ne tarda pas à entrer dans un quartier aux ruelles étroites, aux maisons noircies et décrépites, habitées par une population très misérable.

La fatigue et la faim le contraignirent à s’asseoir sur une borne.

Là, comme il se laissait aller à son désespoir, et que, machinalement, il palpait toutes ses poches dans l’espérance d’y retrouver quelque croute égarée, il sentit le rameau d’or que Monnaïus lui avait remis pour le décider à le suivre, et qu’il avait totalement oublié.

Il le sortit et l’examina, mais, contrairement à la promesse de Monnaïus, le rameau n’avait pas grandi. Tel il l’avait reçu, tel il était resté, rendu seulement un peu plus luisant par le frottement de la poche.

Mais peut-être avait-il quand même les propriétés d’un plus grand ?

Et Nono désira des repas pantagruéliques pour assouvir sa faim, des lits moelleux pour reposer ses membres endoloris, des chars enchantés pour le ramener chez ses parents, à Autonomie, le tirer de ce pays de peines et de misères.

Mais il resta sur la borne toujours aussi dure, sans la moindre croûte de pain à se mettre sous la dent. Monnaïus l’avait trompé sur tous les points, et, dans son dépit, il fut sur le point de jeter au loin son rameau.

Mais en levant les yeux il aperçut une petite boutique d’orfèvre où pendaient en montre des objets d'or et d’argent. Puisque, dans ce pays, on semblait attacher tant de prix à ces métaux, Nono pensa qu'il pourrait peut-être tirer quelque monnaie de son morceau d'or ; il se dirigea vers la boutique de l’orfèvre.

Celui-ci était à son établi. C’était un petit vieux, au nez courbé en bec d’oiseau de proie ; il était en train de raccommoder un pendant d’oreille. Il leva les yeux sur le visiteur, mais à sa mise, jugeant bien que ce n’était pas comme acheteur qu’il se présentait, ce fut d’un ton fort bourru qu’il lui demanda ce qu’il voulait.

— Nono lui présenta son rameau d’or, demandant s’il voulait le lui acheter.

L’orfèvre, le regardant d'un air soupçonneux, s’enquit d’où il le tenait.

Nono lui expliqua en quelles circonstances Monnaïus le lui avait remis. Et, espérant en avoir un meilleur prix, il eut bien soin de lui faire ressortir que c'était de la baguette de ce monarque qu’il était détaché, et de lui détailler les propriétés merveilleuses qui, selon sa promesse, devaient y être attachées.

Mais l’orfèvre prit un air dédaigneux, en soupesant le rameau. Il expliqua à Nono que quelques Argyrocratiens possédaient bien de ces baguettes merveilleuses ; mais, pour que ces baguettes possédassent la propriété précieuse de se reproduire elles-mêmes, il fallait que des génies esclaves y fussent attachés. Sans ces génies, les baguettes ne valaient plus que comme or, et n’avaient d’autre propriété que de pouvoir s’échanger contre d’autres objets. Si Nono voulait lui laisser son rameau, il lui en donnerait deux grandes pièces d’argent, et encore, il ne gagnerait rien dessus ; c’était seulement par pitié pour sa jeunesse ; — ce qui était faux, il y gagnait dix fois les deux pièces d’argent ; — mais Nono, qui n’avait aucune notion de la valeur, prit avec satisfaction les deux pièces d’argent, et courut chez le boulanger s’acheter du pain.

Une vieille femme qui vendait des pommes venant à passer, il en acheta quelques-unes, et, un peu réconforté, il songea qu'il lui faudrait se mettre en quête d’un gîte pour la nuit.

Il trottinait donc par les rues, cherchant l’enseigne d’une hôtellerie, lorsque des cris attirèrent son attention. C’était un petit garçon de cinq à six ans qui avait roulé sur la chaussée, une voiture arrivait au galop sur lui. La mère, paralysée par la vue du danger que courait son enfant, levait les bras au ciel, poussant des cris d'effroi, sans pouvoir faire un pas à son secours.

Nono, d’un bond, fut sur lui et eut le temps

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de l’enlever, tous deux roulant dans le ruisseau, mais sains et saufs, car la voiture avait passé sans les atteindre.

Lorsqu'ils se relevèrent, la mère était sur eux, les accablant de caresses, riant et pleurant tout à la fois.

Comme le jeune sauveteur s’était sali dans le ruisseau, la mère l’emmena chez elle. Elle habitait une petite échoppe, en face, où le père rapetassait les habits du voisinage.

Le père, anxieux, en les voyant tout bouleversés, s’informa de ce qui s’était passé.

La mère, encore tout en larmes, raconta l’accident et présenta le sauveur de leur enfant.

Le père remercia sommairement Nono, puis se mit à quereller l’enfant, le traitant d’insupportable, de mauvais garnement, l’accusant de ne pas savoir se tenir tranquille et d’être toujours en mouvement, ne sachant quoi inventer pour contrarier ses parents. Et, finalement, il l’envoya s’asseoir dans un coin avec une paire de taloches qu’il lui détacha.

La mère fit déshabiller Nono pour laver ses habits. Pendant qu’ils séchaient, Nono dut, encore une fois, faire le récit de ses malheurs, et expliquer comment il se faisait qu’il se trouvait seul dans les rues de Monnaïa, à la recherche d’un gîte et d’un emploi.

Les habitants de l’échoppe s’extasièrent sur les merveilleux récits qu’il leur fit d’Autonomie, se faisant donner mille explications sur les plus intimes détails.

Le tailleur raconta que, quelquefois, par des ouvriers de passage, il en avait déjà entendu parler ; mais que, jusqu’à ce jour, cela lui semblait tellement fabuleux qu’il ne pouvait y voir que des contes bons tout au plus à distraire l’imagination.

Et pendant qu’il parlait, Nono qui l’examinait, lui et sa femme, leur retrouvait cette physionomie de mouton qu’il avait déjà remarquée chez la guenilleuse conduite au poste.

Enfin, s’étant consultés, l’homme et la femme proposèrent à Nono de le garder avec eux. Il aurait le gîte et la nourriture assurés. Il aiderait le tailleur qui lui apprendrait son métier. S’il était assidu au travail, on lui donnerait par la suite une petite paie.

Nono accepta avec joie. Il était tiré de peine. Le tailleur y économisait un ouvrier.



XVII

L’INSTRUCTION DE NONO SE CONTINUE


Nono fut réveillé de bonne heure, le lendemain, par le tailleur pour se mettre au travail.

L’ayant fait asseoir à côté de lui, sur son établi, il lui apprit à se croiser les jambes pour tenir moins de place. Puis il lui donna deux morceaux de drap à coudre ensemble, lui montrant comment il fallait qu’il tînt sa pièce, comment il fallait piquer et tirer l’aiguille.

Pour varier le travail, il l’envoya, dans la journée, porter chez des clients quelques costumes qu'il venait de terminer.

Quand vint le soir, Nono ne s’était pas arrêté une minute, sauf pour manger, ce qui se faisait très rapidement, pour se remettre aussitôt au travail.

Il était exténué.

Et les repas ?

Adieu les bons fruits, les bonnes chatteries d’Autonomie. Le soir, une mauvaise soupe, faite de légumes parcimonieusement mesurés, avec une léchette de graisse dedans, quelques tranches de pain bis, et c’était tout. À midi, quelques pommes de terre, auxquelles aux jours de bombance on ajoutait un petit morceau de lard ou de viande de qualité inférieure.

Ce n’était pas que le tailleur et sa femme fussent de mauvaises gens, c’était leur ordinaire que Nono partageait. Ni qu’ils fussent avares, et désireux de thésauriser. Les vivres étaient chers à Monnaïa, les loyers accablants, et le travail mal payé. Il fallait s’exténuer de travail et rester sur sa faim pour pouvoir joindre les deux bouts.

C’était là l’existence de tous ceux qui étaient forcés de travailler pour les autres.

Et encore, expliqua le tailleur, lui se trouvait relativement heureux, son métier lui permettant d’avoir affaire directement à la clientèle.

Mais ceux qui étaient forcés d’aller travailler dans les usines — et il lui montra de grands bâtiments sans fenêtres, éclairés seulement par un vitrage placé sur le toit, et dominés par de grandes cheminées toujours fumantes — ceux-là, leur peine était encore pire. Enfermés toute une journée, surveillés par des intendants, toujours talonnés par la crainte du maître, ils devaient produire toujours, produire sans cesse, sans oser lever la tête une minute, sans pouvoir parler entre eux, car à la moindre infraction au règlement, on leur imposait une retenue sur leurs salaires.

Ces usines appartenaient aux individus que Nono avait vu se promener dans de si beaux équipages. On ne les voyait jamais à l’usine. C’étaient des sortes d’intendants, pris parmi les ouvriers, et que l'on payait un peu plus pour cela, qui prenaient leurs intérêts, et surveillaient le travail.

Nono qui eut l’occasion de rencontrer de ces intendants par la suite, leur trouva une physionomie partie humaine, partie loup, partie chien de berger.

Ceux qui ne possédaient pas d’usines étaient propriétaires de champs, de bois, et de prés à la campagne qu’ils donnaient à cultiver à d’autres intendants qui faisaient travailler les paysans. Quand ceux-ci avaient moissonné, vendangé, venait l’intendant du maître qui prenait la meilleure partie de la récolte, leur laissant à peine de quoi ne pas crever de faim.

D’autres possédaient des maisons. — Celui auquel appartenait celle où logeait le tailleur, en possédait à lui tout seul plus de cent dans Monnaïa. — Et ceux qui n'avaient pas de maison, étaient forcés de payer ce qu’on leur demandait pour avoir le droit d’habiter un petit coin.

D’autres n’avaient ni usines, ni champs, ni maisons, mais ils achetaient aux uns pour revendre aux autres, prélevaient un bénéfice sur chaque opération. À la fin ils devenaient énormément riches ainsi.

Et Nono hochait la tête, se demandant si les génies esclaves qui faisaient la puissance des baguettes d’or, n’étaient pas ceux qui travaillaient à l’usine, aux champs, payant la dîme pour manger, se vêtir, se distraire, se loger.

Vous me direz que voilà des raisonnements bien profonds pour un petit bonhomme de neuf ans. Mais c’est que Nono commençait à avoir vu pas mal de choses, et l’expérience mûrit, plus vite que les années encore.

Les journées se passaient ainsi, causant et travaillant.

Nono fit aussi connaissance de la ville, en allant rapporter le travail chez les clients, ou chercher les marchandises chez les fournisseurs.

Parfois aussi, le dimanche, lorsque le travail ne pressait pas trop, le tailleur sortait pour promener son enfant, Nono l’accompagnait. On faisait ainsi quelques promenades dans les beaux quartiers, admirant les richesses entassées dans les magasins.

Et, avec le temps, le jeune apprenti faisait des progrès dans son nouveau métier, se rendant utile au ménage, et l’ordinaire s’améliorait insensiblement. Un jour que le tailleur avait pu mettre une pièce d’or de côté, il donna à Nono une piécette d’argent. C’était un grand acte de générosité qu’il lui sembla accomplir, quoique la pièce remise à Nono ne représentait que la vingtième partie de ce que celui-ci lui économisait.

Ce n’était pas un mauvais homme, nous le savons déjà. Mais faisant travailler Nono, il lui semblait tout naturel d’en tirer profit. N’était-ce pas comme cela que ça se pratiquait en Argyrocratie ?

Si le travail continuait à abonder, il pourrait prendre un autre apprenti, puis des ouvriers, et en gagnant sur l’un et sur l'autre, il s’enrichirait lui aussi, et n’aurait qu'à choisir, soit à acheter une maison, soit à créer une usine. Et lorsque ces pensées le tourmentaient, il semblait à Nono que la partie ovine de sa physionomie faisait place à celle d'un vautour.

Au cours d’une de ces conversations, Nono lui expliqua la remarque qu‘il avait faite lors de son arrivée à Monnaïa : les doubles et triples physionomies qu’il avait observées chez ses habitants.

Le tailleur lui expliqua que ces diverses physionomies commençaient à se dessiner lorsque les individus faisaient le choix d’un métier ou d’un emploi. Les enfants, par exemple, se ressemblaient tous.

Pour ce qui était des soldats, Monnaïus les choisissait parmi les enfants d’ouvriers et de paysans. Une fois habillés d’uniformes, leur physionomie commençait à prendre la ressemblance d’un boule-dogue.

Ceux qui ne pouvaient pas acquérir cette physionomie étaient envoyés au loin, dans des pays inconnus, d’où ils revenaient rarement. D’autres ne tardaient pas à mourir, ne pouvant traverser cette crise qui transformait leur physionomie.

C’était là, la première mue. Ils prenaient ensuite facilement la physionomie de tigre qu’ils devaient ensuite garder toute leur vie.

Cependant, à l’armée, il y en avait qui n’arrivaient jamais à prendre complètement cette physionomie. Ils prenaient celle de la fouine, du lévrier, du basset. On en faisait alors des employés aux gabelles, des exempts. Il y avait une espèce d’exempts qui ne portaient pas d’uniforme, et qui avaient pour mission de se mêler à la population dans les rues, aux ouvriers dans les ateliers, au cabaret, et de rapporter tout ce qu’ils entendaient aux ministres de Monnaïus. Ceux-là prenaient une physionomie partie basset, partie furet ; comme le putois, ils dégageaient une odeur puante qu’ils n’arrivaient à cacher qu’à force de précautions. Mais il fallait une grande habitude des physionomies pour les distinguer.

Du reste, toutes ces différences de physionomies finissaient par devenir insensibles à l’œil ; l’habitude arrivait à les rendre insaisissables aux habitants du pays. Il y en avait très peu qui fussent à même de les discerner. Nono, lui-même, lorsqu’il aurait habité un peu plus longtemps le pays, ne saurait plus les reconnaître.

Chez les maîtres, ces particularités se faisaient sentir un peu plus tôt, et c’était toujours à quelque animal féroce qu’ils finissaient par ressembler : loup, aigle, vautour, panthère, serpent, etc.

Ceux qui prenaient des faces de loups, tigres, panthères, devenaient officiers dans l'armée de Monnaïus. Ceux dont l’aspect devenait celui de vautours, de hyènes, de chacals, étaient nommés conseillers au Parlement. Ils étaient chargés de débarrasser Monnaïus de ses ennemis, ou de ceux qui ne se conformaient pas à ses ordonnances ; d’envoyer en prison ceux que l’âge et les infirmités empêchaient de travailler, et dont la présence sur les routes aurait mis en péril la tranquillité de ceux qui ne faisaient rien. Il y en avait qui prenaient des physionomies de paons, de dindons ; ils garnissaient la cour de Monnaïus.

Ceux qu’il avait vu avec l’apparence de pourceaux étaient ceux qui, ne s’adonnant à aucune besogne, se contentaient de boire, manger, dormir et se promener.

Il y avait bien d’autres variétés, mais leur nombre était si grand qu’il était impossible à Nono de les retenir toutes ; celles-là étaient les principales.



XVIII

NOUVEAUX MALHEURS


Le temps passa, et Nono s’habituait peu à peu à son nouveau genre de vie, travaillait toujours aussi dur, privé de toutes les satisfactions, alors que la richesse, la joie et les plaisirs étaient une éternelle provocation à ceux qui n’avaient pour eux que le travail et la misère.

Les seuls bons moments de notre héros étaient ceux où un groupe d'amis du tailleur venaient passer la veillée avec eux. Parmi eux, il y en avait deux ou trois avec lesquels il sympathisait davantage, et chose singulière, quoique Monnaïens, Nono, ne leur trouvait pas cette physionomie moutonnière si caractérisée chez son patron et la plupart des Argyrocratiens.

Quand il leur racontait les joies d’Autonomie, la douceur de Labor, les prévenances de Solidaria, tous l’écoutaient ravis, mais plus ou moins incrédules, ou affirmant que cela était bien pour Autonomie, mais que ce genre de vie serait impossible pour les Argyrocratiens, qu’il fallait des riches pour faire travailler les pauvres — c’est ce que ne se gênaient pas de faire les riches Argyrocratiens — puis des lois, des gens d’armes, et des prisons pour ceux qui avaient mauvaise tête.

D’autres renchérissaient.

— S’il n’y avait pas d'exempts ni d’archers du guet, on vous assassinerait dans les rues, pour vous voler le peu d’argent que vous avez !

Et Nono songeait que ces pauvres diables n’avaient jamais quatre sous vaillants dans leur poche.

Seuls, les deux ou trois que Nono avait remarqués protestaient, demandant pourquoi il ne serait pas possible de vivre comme les Autonomiens alors que l’on consentait bien à travailler quatorze heures par jour, pour un salaire dérisoire.

— Parce que l’on y est forcé, répliquaient les autres.

— Vous savez bien qu’il y en a qui naissent fatigués, répondit une fois le bel esprit de la bande.

Et tous d’éclater de rire.

Parfois, Nono essayait de répondre, mais le plus souvent, devant l’ignorance et la bêtise de ces gens qui croient résoudre une question par un trait d’esprit, il se taisait, jugeant inutiles les meilleures raisons. Il se réservait pour ses trois favoris ; alors, là, c’étaient des conversations, des discussions qui n’en finissaient plus, surtout les jours de liberté.

Et peu à peu, ces discussions se répandirent dans le voisinage. Il venait des habitants des autres quartiers pour écouter raconter les jolies histoires du pays d’Autonomie.

Et tous trouvaient cela joli, tous auraient aimé à vivre dans un pays comme celui-là ; mais il y en avait peu qui dissent : « Nous pourrions vivre comme cela si nous voulions. » S’il s’en trouvait un pour le suggérer, presque tous se trouvaient d’accord pour le trouver légèrement « toc-toc », une expression monnaïenne pour exprimer qu’un homme ne possède pas toutes ses facultés cérébrales.

Cependant ces conversations chez le tailleur ne furent pas sans transpirer dans la ville. Elles faisaient parfois l’objet des discussions à la sortie des ateliers, au cabaret. Cela vint aux oreilles du prévôt, et un beau jour — un vilain matin, plutôt — le domicile du tailleur fut envahi par les exempts du prévôt. Tout fut bouleversé, mis sens dessus dessous.

Les exempts s’emparèrent de quelques lettres que le tailleur avait reçues de parents qui habitaient la province, et où on lui donnait des nouvelles de la famille, de le vache et du cochon. Le chef des exempts hocha le tête d’un air grave en les lisant, et assura que cela devait signifier quelque chose, disant au tailleur qu’il ne le laissait en liberté que grâce aux bons renseignements qu’il avait recueillis sur son compte.

Puis, au cours de ses recherches, ayant trouvé une demi-douzaine de numéros de la Gazette officielle d'Argyrocratie, il les fit joindre au dossier, hochant encore la tête, et trouvant que cela devenait grave, très grave ! Puis, lorsqu’on eut bien saccagé le mobilier du pauvre tailleur, les exempts se retirèrent, emmenant Nono qui était accusé d'avoir voulu troubler l’ordre public par des histoires de nature à exciter les citoyens les uns contre les autres, et le tailleur fut averti qu‘on le laissait libre, mais qu’il devait se tenir à la disposition de la justice.

Couvert de chaînes, Nono fut emmené à la prison de la prévôté, enfermé dans un cachot éclairé par une lucarne laissant pénétrer le jour, mais l’empêchant de voir dehors.

Le prisonnier, une fois seul, se laissa tomber sur une grosse pierre placée en un coin de son cachot et se mit à réfléchir sérieusement sur les événements qui lui arrivaient à la façon d’une avalanche de tuiles. La pensée de ses parents, de ses frères et sœurs, lui revint plus vive en ce moment, et des larmes amères vinrent lui brûler les paupières à la pensée qu’il ne les verrait peut-être plus.

Dans la journée, un geôlier lui apporta une cruche d’eau et un pain noirâtre, amer et à moitié moisi. Nono que l’angoisse étreignait, ne se sentant aucune faim, n’y toucha pas, du reste.

Quand vint la nuit, il se jeta sur une botte de paille que l’on avait jetée dans un coin, et finit par s’y endormir très tard, non sans avoir pleuré encore au souvenir de tous ceux qu’il aimait, au séjour d’Autonomie qu'il avait perdu par sa faute.

Son sommeil fut troublé par des cauchemars horribles, qui le réveillaient tout tremblant, trempé de sueur.

Tantôt, il était traîné devant des bêtes horribles, habillées de longues robes noires et rouges, coiffées de bonnets carrés, elles ouvraient des gueules menaçantes, faisant mine de se jeter sur lui pour le dévorer.

Tantôt c’était le roi Monnaïus qui, sous les traits d’un Nécrophore venait creuser le terre sous lui, comme pour l’enterrer vivant ; ou bien, sous les traits du vampire de ses armoiries, venait lui sucer le sang. Nono, paralysé par une force inconnue, sentait la vie s’écouler lentement de ses veines, sans pouvoir opposer aucune résistance.

Il se réveilla le lendemain tout courbaturé.

Dans le courant de la journée, deux gardes armés de hallebardes vinrent le prendre dans son cachot, l’emmenèrent à travers de nombreux couloirs, lui firent monter un nombre incalculable d’escaliers, et le firent enfin pénétrer dans une grande pièce où, autour d’une table, se tenaient assis deux personnages. Nono se crut encore dans son rêve, en reconnaissant ses bêtes de la nuit.

Celui qui paraissait le maître avait une tête de chacal ; il exhalait une odeur repoussante. Le prisonnier devina qu’il était devant un des conseillers du Parlement, chargé de procéder à l’instruction de son affaire.

L’autre personnage avait devant lui du papier, de l’encre et des plumes ; on devinait le greffier. Sa physionomie rappelait celle de ces insectes que l’on appelle bousiers et dont le nom définit le genre de vie.

On fit asseoir le prisonnier devant l’homme à la tête de chacal. Et celui-ci, d’une voix pédante, lui demanda ses noms et prénoms.

— Puisque vous m'avez fait arrêter, vous devez savoir qui je suis, fit Nono avec candeur.

— Dans votre intérêt, je vous engage à être respectueux de la justice. Savez-vous pourquoi vous êtes arrêté ?

— J’attends que vous me l’appreniez.

— Ne faites pas l’ignorant, vous savez bien que vous avez poussé à la désobéissance des lois, à l’irrespect de notre auguste monarque, prêché la révolte contre nos saintes institutions. »

Nono se demanda un instant s’il n’était pas un horrible criminel. Il resta silencieux.

— Vous voyez, vous n’osez pas répondre. Allons, mon enfant, un bon mouvement, avouez, il vous en sera tenu compte, fit le chacal d’une voix papelarde.

— Votre auguste souverain est un gredin qui m’a abominablement trompé pour m’enlever d’Autonomie, répondit avec conviction Nono qui avait les nerfs agacés par la voix de fausset du chacal. Et j’ai toujours désiré sortir de votre sale pays pour retourner à ma chère Solidaria. »

Le chacal leva les deux pattes au ciel.

— Gardes, cria-t-il, assurez-vous de ce criminel, reconduisez-le dans son cachot. Son affaire est claire maintenant. »

De longs jours se passèrent sans que Nono vît personne. Une fois seulement un personnage en robe noire, avec une petite bavette sous le menton, vint lui rendre visite, sous le prétexte de lui parler de ce qui lui arriverait après qu’il serait mort.

Nono qui souffrait de l’isolement, de l’immobilité, de l’incarcération, et était beaucoup plus occupé de ce qui lui arriverait de son vivant, le pria de le laisser tranquille. La physionomie du personnage, du reste, lui ayant plutôt inspiré de l’antipathie, car dans cette physionomie, il y avait un peu de celle des personnages des équipages, mais aussi de la blatte et du cafard.

Chaque jour son geôlier lui apportait son pain et sa cruche d’eau, sans dire une parole. Nono pensait devenir fou, tant lui était terrible cet isolement et ce silence. Il regrettait d'avoir mis l’homme noir à la porte.

Que faisaient son père et sa mère ? Savaient-ils où il était ? Et ses amis d’Autonomie ? que pensaient-ils de lui ? Et son ami le tailleur, ne l’avait-on pas inquiété à cause de lui ? Peut-être, lui aussi était-il arrêté, sa famille dans la misère ? Toutes ces questions restaient sans réponse, et revenaient sans cesse se poser à son esprit tourmenté.

Pour les chasser de son cerveau, le prisonnier se promenait de long en large dans sa cellule en comptant les dalles, mais cela n’empêchait pas ses pensées de lui revenir en foule.

Puis bientôt fatigué de cet exercice, il allait s’asseoir sur sa pierre, la tête entre les mains, se posant toujours les mêmes questions. Mais l’impatience le remettait vite debout pour recommencer sa promenade d’ours en cage.



XIX

LE JUGEMENT


Des jours et des jours se passèrent encore. Puis un matin quatre piquiers vinrent le chercher, lui firent traverser un couloir souterrain, monter un escalier, traverser des couloirs et entrer enfin dans une grande salle pleine de monde.

D’autres soldats avec des piques, comme ceux qui l’avaient conduit, étaient disséminés aux quatre coins de la salle.

On fit entrer le prisonnier dans une espèce de compartiment installé sur un des côtés de la salle, en face de lui, un autre compartiment où se tenaient douze notables Monnaïens, présentant toute sorte de types : paon, buse, vautour.

Au fond, sur une estrade, une espèce de comptoir, avec une sorte de tribune sur la droite de ce comptoir, près de la ménagerie où étaient enfermés les notables Monnaïens.

Dans le fond de l’estrade, bien en arrière du comptoir, d’autres Monnaïens, appartenant à l’aristocratie. Les variétés de types était si nombreuses qu'un moment, Nono se crut au Jardin des Plantes.

La première moitié de la salle était garnie d’une variété de Monnaïens habillés de robes noires ; ils ressemblaient à des pies ou à des perroquets.

Au fond de la salle, séparée par une balustrade, des Monnaïens appartenant aux classes misérables. Là, dominait la ressemblance avec le mouton, le bœuf et l’âne.

À une autre espèce de tribune près de Nono, se tenait un autre être de l’espèce qu’il avait vue chez le chacal qui avait procédé à son interrogatoire.

Lorsque Nono fut casé dans son coin, un être à physionomie de corbeau, faisant les fonctions d’huissier, glapit d’une voix de crécelle : La Cour !

Et aussitôt, sur l’estrade, parurent quatre messieurs dont trois habillés de robes noires, le quatrième d’une robe rouge, coiffés de bonnets carrés, avec de larges galons d’or.

L’habillé de rouge qui ressemblait à un vautour prit place à la petite tribune près des notables. Les trois noirs qui ressemblaient l’un à un épervier, un autre à un émouchet, le troisième à une buse, allèrent s’asseoir derrière ce que Nono avait pris pour un comptoir.

L’être à physionomie de bousier qui se trouvait dans la tribune près de l’accusé, se leva avec une poignée de feuilles de papier à la main, et commença la lecture de ce qui y était écrit. C’était l’acte d’accusation contre Nono.

Puis quand ce fut fait, celui qui était au milieu du comptoir procéda à l’interrogatoire de l’accusé, le menaçant de peines sévères s’il se montrait aussi irrespectueux qu’il avait été à l’instruction.

Nono fut abasourdi. Comment s’était-il montré irrespectueux, alors qu'il n’avait fait que répondre selon ce qu'il pensait ?

Après la constatation de son état civil, le président lui demanda :

— Reconnaissez-vous avoir parlé devant plusieurs Argyrocratiens d’un pays appelé Autonomie, où, selon vous, les fruits de la terre seraient communs à tous, où il n’y aurait pas de lois, pas de prévôts, pas de chevaliers du guet, où chacun serait libre d’agir comme il l'entend ?

— Certainement, puisque c’est là où j’étais quand j’en ai été enlevé par ce menteur de Monnaïus pour m’amener dans son sale pays où je n’ai eu que de la malechance et de la misère.

— Messieurs les notables, vous entendez avec quel cynisme l’accusé avoue son crime, glapit l’homme rouge en claquant du bec. Et, de plus, il se rend coupable du crime de lèse-majesté.

— Reconnaissez-vous, continua le président, avoir excité vos auditeurs à la révolte en les engageant à s’entendre entre eux pour se passer des maîtres qui les font vivre, des lois qui les protègent ?

— Je ne sais pas si leurs maîtres les font vivre, ni si leurs lois les protègent, mais ce que je sais, c’est qu’à Autonomie nous n’avions pas de tout cela et nous étions bien plus heureux. Je l’ai dit en effet, parce que c’était la vérité.

L'homme rouge continuait à faire claquer ses lèvres qui s’allongeaient en bec de rapace.

— C’est bien, vous pouvez vous asseoir, fit le président. Par vos aveux, votre crime est flagrant, nous pourrions nous en tenir là ; mais comme nous représentons la justice, nous ne voulons pas qu’il reste aucun doute dans l’esprit de messieurs les notables ; nous allons entendre quelques témoins qui viendront déposer de ce qu’ils ont entendu.

Le premier appelé fut un des trois préférés de Nono, qui fit preuve de courage, en essayant de prendre sa défense, excipant de la bonne foi de Nono, qui ne faisait que raconter ce qu’il avait vu. Et après tout, il n’était pas si criminel de soupirer après un sort meilleur. Parfois, l’existence était dure aux travailleurs d’Argyrocratie.

Alors, l’homme rouge se leva, s’adressant aux notables :

— Vous voyez, messieurs, l’influence néfaste des discours du malfaiteur que vous avez à juger. Vous voyez combien il était temps d’arrêter ses menées séditieuses qui menacent de pervertir le bon sens de nos populations si tranquilles jusqu’à présent. C’est jusque dans le sanctuaire sacré de la justice que l'on ose venir répéter de semblables blasphèmes. Je demande une peine sévère contre le témoin qui, pour sauver l’accusé, ne craint pas de fausser son serment en altérant la vérité. Du reste, des notes qui me sont fournies par le grand prévôt, me montrent cet homme comme très dangereux et un hardi propagateur des mensonges qui menacent de troubler notre admirable ordre social.

L’ami de Nono fut condamné à cinq ans de prison séance tenante.

Le tailleur fut appelé ensuite. Interrogé sur les circonstances où il avait recueilli Nono, il raconta comment il l‘avait connu.

— L‘accusé n’a-t-il pas tenu, chez vous, des propos subversifs, contraires au bon ordre public, au respect de nos institutions ? demanda le président. À ce sujet, je vous ferai remarquer combien vous avez été coupable envers l'auguste majesté de notre sublime souverain, en tolérant chez vous des propos pareils, en recueillant ce serpent qui ne pensait qu’à créer le désordre. Aussi, dans votre intérêt, je vous engage à être sincère et à dire tout ce que vous savez contre le misérable qu’attend le châtiment qu'il mérite. Votre devoir de bon citoyen et de bon patriote était d’avertir de suite le grand prévôt.

Le tailleur sembla hésiter un moment, son regard se porta, comme malgré lui, sur Nono, mais s’en éloigna vivement, et ce fut d’une voix hésitante qu’il déclara que, par reconnaissance à Nono d’avoir sauvé son enfant, il l’avait pris chez lui ; même qu’il n’avait pas à se plaindre de son travail. Que, en effet, l'accusé avait souvent raconté des histoires invraisemblables sur Autonomie, mais que, trompé par son air candide, il n’avait pas cru au premier moment à la criminalité de ses intentions. Qu'il en demandait pardon au tribunal, promettant d’être plus clairvoyant à l’avenir.

Et il se retira sans avoir osé regarder Nono.

Les suivants qui furent appelés étaient plusieurs de ceux qui avaient assisté aux causeries, et ce fut sous la frayeur de partager le sort de l’accusé qu’ils déposèrent en le sens que leur dicta le président.

Et l’audition des témoins étant close, l’homme rouge se leva et prit la parole.

Il parla longuement de l'ordre magnifique qui présidait aux destinées du peuple soumis à Monnaïus ; parla de la bienfaisance de ceux que la fortune avait comblé de ses dons ; de leur sollicitude pour les malheureux, de leur ingéniosité à procurer du travail à ceux qui n’avaient que leurs bras pour toute ressource.

Il vanta les justes lois qui mettaient la propriété à l'abri des déprédations de ceux qu'animent les mauvais instincts de rapine, de paresse et d’envie ; exalta les vertus de patience et d'abnégation des travailleurs, leur sobriété, leur économie, et leur dévouement à leur souverain et à leurs différents maîtres.

Puis il parla ensuite contre ces gens sans aveu qui veulent troubler ce bel ordre de choses, de ces misérables sans feu ni lieu, venus on ne sait d'où, qui voudraient se vautrer dans toutes les orgies sans rien produire ; qui, ne se sentant pas le courage de travailler ni d’économiser, ne rêvent que de s'emparer des biens de ceux qui, à force de patience, de travail, d'ordre et d'économie, — ou les ayant reçus en héritage de leurs ancêtres, — réussissent à se faire une place parmi ceux que récompensent la fortune et le travail.

Puis, enfin, abordant ce qui concernait Nono, il fit voir que ce tableau enchanteur du soi-disant pays d’Autonomie, n’était qu’une violente satire contre les institutions si justes, si saines d’Argyrocratie, n’avaient qu’un but, faire croire aux travailleurs qu’ils pouvaient se passer de maîtres — énorme absurdité qui se réfutait d’elle-même — contre laquelle on ne saurait être trop sévère — en ce qu’elle tendait à faire croire aux travailleurs qu’on les frustrait du fruit de leur travail, les excitant ainsi contre ceux qui les font vivre et sans lesquels il n’y aurait que misère et barbarie.

Puis il terminait en démontrant que l’accusé au lieu de chercher à mériter l’indulgence du tribunal, avait au contraire poussé le cynisme à son comble, en parlant de l’auguste monarque en termes irrespectueux. Il se rassit en demandant la peine de mort contre l’accusé.

Un des personnages habillés de noir à tête de perroquet et qui était assis à une table devant Nono, se leva à son tour.

Lui aussi proclama la grandeur du pays d’Argyrocratie, l’austérité et la justice de ses lois, la légitimité des biens de ceux qui


les possédaient, la patience et la force des classes laborieuses qui contribuaient tant à la prospérité générale.

À la vérité, les histoires de Nono, par leur excessive hardiesse, pouvaient devenir un danger contre l’ordre établi en troublant quelques esprits faibles. Mais, son client lui semblait ne pas avoir saisi toute la portée de ce qu’il disait. Je ne le crois pas tout à fait responsable, conclut-il. De plus, je prierai messieurs de la Cour, et messieurs les notables de prendre son âge en pitié. Je fais appel à votre indulgence.

Et il se rassit au milieu des bravos de la salle qui avait aussi énergiquement applaudi le discours de l’homme rouge.

Les notables se retirèrent pour délibérer. Un moment après, ils revinrent apportant un verdict de culpabilité, mitigé de circonstances atténuantes.

Les trois hommes du comptoir se consultèrent. Nono fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Atterré, il fut ramené à son cachot, où il succomba à l’accablement. Il s’assit sur sa pierre et y resta cloué par l’angoisse. Des larmes brûlantes coulèrent de ses paupières. La nuit vint sans qu’il s’en aperçut.

À la fin, le désespoir le prit si fort qu’il résolut de mourir. Se levant d'un bond, il voulut se briser la tête contre le mur. Mais un rayon de lune qui pénétrait par la lucarne vint le frapper au visage et l'arrêta dans son élan. Sur ce rayon il vit glisser une jeune femme au visage radieux, enveloppée d’une clarté douce faisant ressortir le vert de sa robe.

— Je suis l’Espérance, dit-elle, je suis envoyée vers toi par Solidaria qui ne peut se hasarder dans les États de Monnaïus, tant que les habitants ne la désireront pas de tous leurs vœux.

Mais elle te fait dire de ne pas perdre courage. Tes amis d’Autonomie pensent à toi et aux moyens de te délivrer. Trois d’entre eux l’ont déjà quittée pour Argyrocratie dans l'espoir de t’être utile.

Donc, courage et espoir !

Et l’ayant baisé au front, elle lui ferma doucement les yeux, l’endormant de sa voix caressante, l’étendant sur sa couche de paille. Puis, se raccrochant au rayon qui l’avait apportée, elle disparut, laissant une vague clarté dans le cachot.



XX

LE DÉPART DES CONJURÉS


Laissons notre malheureux prisonnier aux rêves étoilés qu’en son sommeil lui a soufflés la fée Espérance, et retournons un peu à Autonomie, pour voir ce que deviennent nos autres personnages, comment ils ont accepté la disparition de leur camarade.

En même temps que Solidaria était avertie par le cri de détresse de celui qu’on enlevait, Labor était encouru avec toute son équipe. Lui avait été prévenu par le carabe que Nono avait délivré de la mésange.

Il avait assisté à son entrevue de la veille avec Monnaïus, il s’était rendu compte du danger que courait l’enfant, et s’était posté non loin de lui pour l’avertir. Mais un ennemi lui ayant fait la chasse, il avait dû fuir, puis se cacher pour échapper à la poursuite ; c’est en se rendant à Autonomie qu’il avait assisté à l’enlèvement, et qu’il avait couru avertir Labor.

La fureur des enfants fut grande contre Monnaïus. Ils l’auraient certainement mis en pièce, s’il leur était tombé entre les mains. Mais Monnaïus était maintenant derrière le mur de son château-fort à l’abri de leur colère.

Le manque de confiance de Nono fut généralement blâmé; mais comme il en était la première victime et dans le malheur, on laissa les récriminations de côté afin d’aviser à ce qu’il était possible de faire pour le tirer des griffes du roi d’Argyrocratie.

Solidaria, qui était revenue de sa poursuite inutile, présidait à la discussion qui commença par être tumultueuse, chacun apportant son projet, émettant ses idées les plus spontanées ; les plus affirmatives n’étant pas toujours les plus pratiques.

Hans, Mab, Biquette, Sacha et Riri étaient inconsolables. Hans surtout, trépignait d’impatience, et ne parlait rien moins que de marcher en masse sur Argyrocratie.

Mais il ne fut pas difficile de lui démontrer que la colonie était trop faible pour pouvoir s’attaquer aux forces formidables des Argyrocratiens, tant que l’on ne se serait pas créé des intelligences parmi eux.

En désespoir de cause, Hans proposa de partir seul pour Argyrocratie, de se mettre à la recherche de Nono, et là, une fois qu’il l’aurait trouvé, on verrait ce qu’il serait possible de faire pour revenir à Autonomie.

Solidaria convint qu’il y aurait quelque chance de réussite. Si elle était impuissante au pays de Monnaïus, elle pouvait cependant, d’une façon indirecte, aider aux efforts de ceux qui ont confiance en elle. Sa seule crainte était que Hans échouât dans son entreprise, se fit découvrir par les suppôts de Monnaïus, et que l’on eût à déplorer la perte de deux membres de la colonie, au lieu d’un.

Mais Hans déclara que la colonie se devait à elle-même de travailler à la délivrance d’un de ses membres. Quoi qu’il pût arriver, il était résolu à tout sacrifier pour venir en aide à son ami.

Mab ajouta qu’elle-même était décidée à accompagner Hans dans son entreprise, deux volontés étant plus efficaces qu’une. Il n’y eut donc plus qu’à chercher les moyens de faciliter la besogne aux deux hardis volontaires.

Après une laborieuse discussion où l’on proposa et rejeta une foule de projets, on s’arrêta à cette décision. Hans et Mab se déguiseraient en musiciens ambulants. Il y en avait un grand nombre qui parcouraient les villages d’Argyrocratie, gagnant leur vie en jouant de leurs instruments.

Hans et Mab auraient plus de chances de passer inaperçus, de se glisser parmi le menu peuple au milieu duquel Nono avait dû être abandonné, et plus de facilités à se renseigner sur son sort.

Hans fut muni d’une clarinette, et Mab d’un tambourin. Au cas où Nono serait retenu prisonnier quelque part, Labor leur remit une petite lime pouvant aisément se cacher, mais capable de scier les chaînes les plus fortes, les barreaux les plus épais. Électricia leur remit en outre un talisman leur permettant de communiquer avec Autonomie, d'y envoyer des nouvelles et d’en recevoir. Solidaria leur souffla sa force. Mais sachant quelle force est l’or chez les Argyrocratiens, elle leur remit une bourse pouvant leur fournir toute la monnaie dont ils auraient besoin sans que celle-ci s’épuisât jamais.

Maintenant, que tout était arrêté, on avait le temps d’agir. Pour dépister les espions de Monnaïus, s'il y en avait dans les environs, il fut décidé que les deux volontaires ne partiraient que lorsque tout serait prêt, sous prétexte d’herborisation. Ils retrouveraient Solidaria, à un point de la frontière qu’elle leur désigna. Là, elle se chargeait de les faire pénétrer en Argyrocratie sans qu’ils eussent crainte d’être découverts.

Au jour fixé, Hans et Mab furent donc réveillés de bonne heure. Munis de tout ce que la prévoyance de leurs amis s’ingéniait à leur fournir sans trop les charger, ils firent leurs adieux à tous et descendirent le perron du palais.

Mais au moment où ils allaient quitter l’esplanade, un joli petit cochon, tout rose, accourut de toute la vitesse de ses petites pattes, agitant sa queue en tire-bouchon, poussant de petits grognements qui avaient l’air d’être des reproches.

Ce petit cochon était le favori du groupe dont faisait partie Nono ; lui-même l’avait en grande prédilection, lui ayant appris à danser et à faire quelques tours.

Mab l’embrassa sur son joli groin rose, lui disant :

— Nous t’avions oublié, mon pauvre Penmoch, nous allions partir sans te dire adieu.

Penmoch continuait à secouer son tire-bouchon et à grogner.

Hans le flatta de la main, en lui disant :

— Là, là, c’est bien. Vous êtes un joli cochon qui pensez à vos amis, mais il nous faut partir. Nous sommes pressés. Et les deux voyageurs se remirent en route après une dernière caresse. Penmoch leur emboîta le pas.

— Mais tu nous gênerais, nous ne pouvons pas t’emmener, répéta Hans, lorsqu’il le vit trottinant derrière eux. Et il voulut le renvoyer.

Penmoch protesta en grognant plus fort, et continua à suivre les deux émigrants.

— Nous ne pouvons cependant pas l’emmener, fit Hans.

Mab réfléchissait.

— Mais qu’est-ce qu’il a donc, fit-elle tout d’un coup en se baissant ; et elle tira un petit paquet qui pendait à son cou.

Elle l’ouvrit, c’était un petit tablier brodé et un petit tricorne galonné que Nono lui mettait lorsqu’il lui faisait faire des tours.

— Je crois qu’il sait où nous allons, fit-elle gravement. Emmenons-le, il pourra nous être utile.

Et le cochon, se voyant accepté, gambada joyeusement à côté d’eux.

Après avoir quitté les jardins d’Autonomie, Hans, Mab et Penmoch s’engagèrent, dans les bois que quelques jours auparavant ils avaient parcourus si gaiement, et où Nono avait fait la si malencontreuse rencontre de Monnaïus.

Lorsqu’ils eurent fait une partie du chemin, se sentant fatigués, ils s’arrêtèrent dans une clairière, s’assirent à l'ombre d'un mûrier, tirèrent quelques provisions de leur bissac, et se mirent en devoir de déjeuner avec appétit. En route ils avaient fait provision de glands pour Penmoch.

Pour compléter son déjeuner, les châtaignes abondaient sur le sol.

Tout en mangeant, ils causèrent ; et de quoi pouvaient-ils causer, si ce n’est de ce qui les occupait le plus : leur cher Nono et les moyens de le retrouver.

Dans les branches du mûrier, une colonie de vers à soie, qu’ils n’avaient pas aperçue, les écoutait attentivement.

Cette colonie était la progéniture du bombyx auquel Nono avait rendu la volée : une femelle prête à pondre. À ses petits qu'elle ne devait jamais voir, comme elle leur transmettait l’instinct de tisser un cocon, elle leur transmit sa reconnaissance envers son libérateur, avec la charge de s’acquitter pour elle.

Aussi, lorsqu'ils eurent compris qu’il s’agissait de celui qu’ils avaient charge de remercier, ils tinrent conseil sur ce qu’ils pouvaient faire pour venir en aide à sa délivrance. Ils eurent bientôt trouvé, et se mirent immédiatement au travail.

Hans, qui s‘était couché sur le dos en attendant de se remettre en route, les yeux perdus en l’air, fixant, sans le voir, le feuillage du mûrier qui le couvrait de son ombre, songeait à son ami, lorsque, tout d'un coup, d’une des branches, il vit descendre un fil léger, et, après ce fil, glisser, l’un derrière l’autre, une infinité de vers à soie, qu’il reconnut à leur corps blanchâtre, à leur forme annelée. Et il les regardait légèrement intrigué, descendre jusqu’à terre, se mettre en colonne, et se diriger vers lui.

Ne sachant ce que ça voulait dire, il se mit sur le ventre, désignant les vers à Mab qui se rapprocha de lui.

Lorsqu’ils furent tout près, un des vers se détacha des autres, vint presque sous le nez des deux observateurs, et là, dressant la moitié de son corps, il leur fît entendre ceci :

— Soyez sans crainte, nous sommes des amis. Nous avons une dette de reconnaissance à payer à celui que vous voulez délivrer des mains de Monnaïus.

De notre soie la plus solide et la plus légère, nous avons tissé une sphère que vous n’aurez qu’à déplier, pour qu'elle se gonfle d’elle-même, et vous emporte dans les airs, vous ramenant ici.

Et sur un signe de lui, douze gros vers


apportèrent une pièce de soie roulée, grosse comme un cigare.

Mais elle était si fine, si fine, que Hans, sur l’invitation du ver, l’ayant déroulée, elle était semblable à une grande tente. Mais comme elle commençait à se gonfler, sur l’indication du ver, il se dépêcha de la rouler à nouveau et de la mettre dans sa poche.

Hans remercia les vers à soie de leur cadeau, leur promit d’instruire leur ami de leur assistance, s’il était assez heureux pour le rejoindre.

Et s’étant séparés, les vers remontèrent à leur mûrier. Hans, Mab et Penmoch se remirent en route.

Ce ne fut que le soir qu’ils approchèrent de la frontière. Sur chaque pic, sur chaque colline se dressaient de solides châteaux crénelés qui défendaient l’entrée d’Argyrocratie. Sur la route des postes de soldats surveillaient ceux qui passaient. Il ne fallait pas songer à y pénétrer.

Mais Solidaria connaissait une grotte percée dans une des montagnes à pic qui séparaient Autonomie d’Argyrocratie. C’est dans cette grotte, à laquelle on arrivait par un sentier à peine tracé dans les bois, qu’elle leur avait donné rendez-vous, et où nos trois voyageurs la trouvèrent, les attendant.

Solidaria leur donna le secret d’ouvrir un souterrain qu'elle seule connaissait, et qui, de cette grotte, conduisait jusque dans le pays d’Argyrocratie, en arrière de la ligne des forts et des postes de soldats.

Mais comme il faisait nuit, elle les engagea à attendre jusqu’au lendemain pour y pénétrer. Hans et Mab remercièrent Solidaria, qui les engagea encore une fois à réfléchir. Une fois de l’autre côté, la grotte se refermerait sur eux, et la sphère des vers à soie, ne les ramènerait qu’à condition qu’ils eussent fait tous leurs efforts et réussi à retrouver leur camarade.

Et comme ils restaient inébranlables, elle leur souhaita bonne chance et les embrassa avant de les quitter. Puis ils firent un repas du reste de leurs provisions sans oublier Penmoch, s’arrangèrent ensuite un lit de feuilles sèches et de mousse et s’endormirent enfin, un peu anxieux, en songeant au lendemain.



XXI

À L’AVENTURE


Le lendemain, lorsqu’ils s’éveillèrent, il faisait grand jour. Disant un dernier adieu au pays d’Autonomie, Hans fit jouer le ressort que lui avait indiqué Solidaria, puis, bravement, ils s’engagèrent tous trois dans le couloir qui s’ouvrit devant eux, sorte de boyau sombre qui leur souffla un vent frais et humide au visage. Derrière eux, la pierre qui le fermait s’était replacée d’elle-même, leur ôtant tout espoir de retour.

À l’aide du talisman d’Électricia, qui pouvait aussi leur fournir de la lumière, ils s’éclairèrent sur leur route. Mais rien ne vint les entraver ; après deux heures de marche, ils débouchèrent dans le ravin que leur avait indiqué Solidaria. S’étant retournés pour voir encore une fois le souterrain, l’entrée avait disparu. Plus rien n’en décelait la trace.

Grimpant une pente douce, nos trois voyageurs se trouvèrent sur la route. Ils étaient dans le pays de leur ennemi.

Ils marchèrent droit devant eux, et ne tardèrent pas à voir pointer les toits des premières maisons d’un village.

Ils hâtèrent le pas. Midi approchait. Le village était encore loin, leur déjeuner du matin avait été des plus sommaires, et leurs provisions étaient épuisées.

Ils l’atteignirent enfin. C’était un hameau misérable, ne se composant guère que d’une dizaine de maisons qui bordaient la route.

Pour rester dans leur rôle de musiciens ambulants, avant de penser à se restaurer, ils s’arrêtèrent au milieu de la route, et commencèrent à jouer un des airs qui se jouent en Argyrocratie, et que Solidaria leur avait appris avant de partir, Hans en soufflant dans sa clarinette, Mab en agitant son tambour de basque et en dansant.

Au bruit de la musique, Penmoch se dressa gravement debout sur ses deux pattes de derrière, tenant, avec ses deux pattes de devant, une robe imaginaire, se mit à danser aussi.

Quoiqu'ils l’eûssent vu déjà danser et que leurs idées ne fussent pas précisément tournées à la gaîté, Hans et Mab ne purent s’empêcher de rire. Mab s’arrêta pour lui mettre son tablier, et le coiffer de son chapeau.

Puis, Hans ressouffla dans sa clarinette, Mab reprit sa danse, et Penmoch l’imita en poussant un petit grognement de satisfaction.

La musique avait attiré quelques gamins qu’amusèrent l’air grave et la danse de Penmoch, mais ce fut tout ; à peine deux ou trois têtes de femmes se firent-elles voir dans l’entre-bâillement des portes.

Afin d’attirer l’attention de Nono au cas où il se trouverait par là, Hans joua un des airs préférés d’Autonomie, l’encadrant d’un motif d’Argyrocratie afin de ne pas trop se déceler.

Mais leurs regards interrogateurs ne virent rien de particulier. Pendant que Hans continuait à jouer de la clarinette et que Penmoch dansait et faisait des grâces aux petits Argyrocratiens émerveillée de voir danser un cochon, Mab alla faire la quête aux portes, tendant son tambourin ; mais elle revint sans rien avoir récolté.

Nos deux artistes, que la faim talonnait, s’adressèrent à une vieille Argyrocratienne, lui demandant de leur vendre un peu de pain. Mais celle-ci leur demanda à voir leur argent auparavant.

Pour ne pas éveiller la défiance, ils ne tirèrent de leur bourse que quelque petite monnaie qu’ils lui mirent dans la main. La vieille leur coupa, à Hans et Mab, un morceau de pain. Hans réclama pour Penmoch. — La vieille parut scandalisée, mais comme elle ne leur en avait pas donné pour la moitié de leur argent, elle en coupa un autre morceau en rechignant et leur ferma la porte sur le nez.

Les trois voyageurs s’éloignèrent du village en grignotant leur pain, se proposant de compléter leur déjeuner plus loin.

Ils marchèrent ainsi quelque temps, croisant quelques rares passants sur la route, apercevant parfois quelque ferme isolée, au loin, au milieu des champs.

À la fin ils se décidèrent à se détourner de leur chemin pour aller demander à une de ces fermes qu’on voulût bien leur vendre quelque chose à manger.

On leur donna du pain, du lait et du beurre. Ils demandèrent que l’on voulût bien faire cuire quelques pommes de terre pour Penmoch. Le fermier leur demanda à quoi ils pensaient de traîner ainsi, derrière eux, un cochon qui ne leur serait qu’un embarras et proposa de le leur acheter.

Mais Hans lui dit que Penmoch n’était pas un cochon ordinaire, et qu’il ne voulait s’en défaire pour rien au monde.

Et se tournant vers Penmoch.

— Montre au monsieur comment tu es un petit cochon bien élevé.

Et Penmoch se mit debout, et fit une révérence au fermier.

— Danse-lui maintenant une valse.

Et Penmoch de tourner, d'une façon gauche qui ne le rendait que plus comique.

Le fermier rit de bon cœur, et en considération des talents de Penmoch ne voulut rien accepter pour sa nourriture.

Hans demanda s’ils étaient loin de quelque ville ou village.

Il lui fut répondu que, en suivant la route, le village le plus proche était bien encore à quelques heures de marche, et qu’ils n’y arriveraient guère avant la nuit. Mais par contre, on lui fit espérer qu’ils pourraient y récolter quelque argent. Les habitants, pour la plupart, étaient de gros fermiers qui employaient les habitants plus misérables des villages environnants. Leur éloignement des grands centres rendant assez rares les distractions, ils accueillaient assez généreusement les chanteurs, bateleurs et acteurs ambulants de toute sorte qui passaient chez eux.

Hans et Mab demandèrent encore au fermier s’il n’avait pas vu passer un garçon habillé de telle et telle façon, et ils lui détaillèrent ce qui pouvait faire reconnaître leur camarade Nono ; — mais le fermier ne se souvenait pas d’avoir vu passer personne qui se rapprochât de ce signalement. Et Hans, Mab et Penmoch se remirent en route, fort anxieux de savoir comment ils retrouveraient les traces de leur infortuné camarade. Peut-être en auraient-ils des nouvelles dans le bourg où ils se rendaient ?

Mais leur espérance devait être trompée, ce n’était pas la route que Nono avait suivie, et ils devaient encore faire pas mal de chemin, avant d’attraper la bonne piste.

Ce ne fut, en effet, que très peu avant la tombée de la nuit qu’ils atteignirent le bourg en question. Arrivés sur une grande place où les habitants, en plus grand nombre, semblaient se promener de préférence, ils se mirent sous un hêtre énorme qui ombrageait la place, accordèrent leurs instruments, — lorsqu’elle ne dansait pas, Mab avait une guitare, — et ils préludèrent aux premières mesures de l’hymne des Argyrocratiens.

Cet hymne qui avait le don d’exalter les Argyrocratiens jusqu’à la démence, vantait les vertus d’Argyrocratie, chantait les louanges d’Argyrocratie, exaltait la force et le courage des Argyrocratiens, insultant et menaçant de mort non seulement les ennemis d’Argyrocratie, mais aussi tous les voisins d’Argyrocratie.

Les promeneurs n’en eurent pas plutôt entendu les premières notes qu’ils vinrent aussitôt faire le cercle autour des chanteurs, demandant avec des cris féroces que ceux-ci le recommençassent encore, et en accompagnant les musiciens de leurs voix les plus discordantes.

Et lorsque Mab fit la quête, elle récolta une ample moisson de gros sous. Alors, pour continuer leur rôle, Mab fit la toilette de Penmoch ; puis, prenant son tambourin, elle dansa avec lui, pendant que Hans jouait de la clarinette.

Penmoch eut encore plus de succès que l’hymne, lorsqu’il fit la quête lui-même.

Tout en jouant et en dansant, Hans et Mab regardaient si, parmi la foule, ils n’apercevaient pas les traits de leur ami ; mais rien que des visages indifférents. Dans le dernier morceau qu’ils jouèrent, ils intercalèrent un des chants d’Autonomie, le plus susceptible d’attirer l’attention de leur ami. Mais le concert fini, emballèrent lentement leurs instruments, sans que rien leur décelât que leur appel eût été entendu.

Cependant un des habitants, qu’à sa mine cossue on pouvait reconnaître pour un des riches propriétaires de l’endroit, vint les trouver et leur promit une pièce d’or s’ils voulaient venir chez lui. Il régalait ce soir là des amis, et il voulait réserver pour ses invités cette distraction surgie inopinément.

Les artistes acceptèrent, quoiqu’ils eussent préféré courir le village. Mais refuser de gagner une pièce d’or aurait pu faire naître des soupçons. Il fallait qu'ils accomplissent leur métier en conscience. Ils suivirent donc le propriétaire qui leur promit en route un bon souper, pour ne pas les lâcher, de peur qu’un concurrent ne vînt les lui enlever en leur offrant davantage.

Arrivés chez lui, notre homme les fit conduire à la cuisine et servir à manger. Une grande terrine de son et de pommes de terre fut mise dans un coin pour Penmoch, car Hans et Mab, ne voulurent pas que leur ami fût mené à l’écurie.

Puis les invités du propriétaire étant arrivés, un domestique mena les artistes dans une grande salle au milieu de laquelle se dressait une table couverte de cristaux et d’argenterie, attendant les convives.

Le domestique les installa sur une estrade, abritée par un rideau. Ils devaient, pendant le repas, jouer leurs airs variés pour l’amusement du propriétaire et de ses invités.

Ils ne tardèrent pas à les voir entrer. La femme du propriétaire ouvrait la marche, donnant le bras à un des invités, que les enfants, au cours de la soirée, entendirent nommer M. le Bailli. Les autres invités venaient ensuite processionnellement deux à deux ; le propriétaire fermant la marche. Et chacun se plaça à l’endroit que lui indiquait la maîtresse du lieu.

Ces gens avaient en même temps l’air si grotesque et se prenaient si au sérieux, que nos deux artistes, cachés par le rideau, ne se gênaient nullement de pouffer à les regarder. Penmoch lui-même agitait son tire-bouchon, poussant quelques petits grognements, couverts par la musique heureusement.

Que c’était loin de la liberté et de la bonne camaraderie d’Autonomie ! comme on sentait que la franchise en était absente !

On servit à manger. Nos deux Autonomiens n’en revenaient pas de la quantité de nourriture qu’ils virent absorber sous des formes diverses, sans compter la multitude de domestiques qui étaient employés à les servir.

Et leur conversation ! Après un tas de banalités, ils parlèrent de leurs amis, de leurs voisins. Et comme ils en parlaient ! oh ! ils ne disaient pas de méchancetés, mais c’étaient des sourires, des phrases coupées, des sous-entendus. Les deux artistes pensèrent qu’ils n’avaient devant eux que la crème du bourg ; les autres devaient être de bien drôles de gens.

Lorsque le repas, qui dura fort longtemps, fut terminé, les convives passèrent dans un grand salon, et nos deux artistes y furent conduits pour y montrer les talents de Penmoch.

Comme ils écoutaient de toutes leurs oreilles, dans l’espoir d’entendre quelque chose qui les mît sur les traces de leur ami, ils furent bientôt édifiés sur la politesse dont les Argyrocratiens s’étaient tant vantés à table.

D’autres personnages étaient arrivés. Dans quelques-uns, dont on prononça les noms, Hans et Mab reconnurent plusieurs de ceux dont on avait parlé à table. Ceux qui avaient eu le plus de sourires ou de sous-entendus à leur égard, n’étaient pas les moins empressés envers eux, ni les derniers à leur débiter les plus grandes flatteries.

Mab et Penmoch dansèrent leurs plus jolis pas. Penmoch fit des mines et des révérences. Puis la maîtresse du lieu, qui se rappelait les ânes et les chiens savants, demanda à Hans si Penmoch serait capable de désigner la personne la plus aimable de la société, espérant secrètement que, par déférence, ce serait elle.

— M. Penmoch, fit Hans, vous entendez la haute opinion que l’on a de vous. Montrez que vous en êtes digne, et indiquez-nous au plus vite la personne la plus aimable de cette société.

Le cochon se dressa sur les deux pattes, fit le tour du salon en reniflant chaque personne, puis revint en faisant : rrouan !... rrouan...

— Eh bien ! M. Penmoch, ne m’avez-vous pas compris ? fit Hans.

Penmoch secoue la tête de haut en bas, en signe d’affirmative.

— Eh bien ! alors, pourquoi ne me désignez-vous pas les personnes aimables qui sont dans la société ?

Le cochon secoua la tête en signe de dénégation.

— Vous ne voulez plus travailler ? fit Hans qui avait bien compris que Penmoch n’avait pas trouvé de personne aimable, mais préféra ne pas traduire la réponse.

Les invités firent semblant de s’extasier devant la gentillesse de l’artiste à quatre pattes, mais ils riaient jaune ; la maîtresse de la maison surtout. Et les trois artistes prirent congé au milieu d’un froid.

Lorsqu’ils furent sur la route pour se rendre à l’auberge qu’on leur avait indiquée, Hans s'adressant à son cochon, lui dit :

— Heureusement, M. Penmoch, que notre amie Solidaria nous a garni notre bourse avant de partir ; autrement votre intransigeance risquerait fort de nous faire mourir de faim.

Penmoch fit : rrouan, rrouan, et se mit à danser un cavalier seul au milieu de la route, comme satisfait d’avoir dit leur fait aux Argyrocratiens.



XXII

RECHERCHES INFRUCTUEUSES


Réveillés de bonne heure le lendemain matin, les artistes descendirent sous prétexte de prendre l’air, et de faire le tour du village ; mais en réalité pour interroger les domestiques et servantes de l’auberge, ayant imaginé de dire qu’un camarade de leur troupe les avait perdus, ce qui leur permettait de questionner et de donner son signalement, en s’informant si on l’avait vu.

Mais le village était placé sur une route peu fréquentée, et quoi qu’il fût plus facile, à cause de leur rareté, de remarquer les voyageurs qui le traversaient, personne ne put leur donner aucun renseignement.

S’étant fait servir à déjeuner, ainsi qu’à Penmoch, ils firent leurs préparatifs de départ, sans que personne essayât de les retenir. L’intérêt qu’ils avaient excité était passé. Chacun regrettait de ne pas avoir eu l’idée du gros richard, mais ne se souciait plus de les entendre après lui.

Munis de leurs instruments, Penmoch trottinant à côté d’eux, ils se remirent en route.

Au premier village, ils n’eurent aucun succès, ne récoltèrent pas un liard ; ce qui, du reste, les préoccupait peu ; mais non plus aucun indice qui les mît sur les traces de celui qu’ils cherchaient.

Au suivant, les gamins du village les poursuivirent à coups de pierres, parce qu’ils leur arrachèrent des mains une malheureuse hirondelle blessée, qu’ils voulaient plumer toute vive. Vu le nombre des gamins, ils auraient été fort maltraités, et la fuite ne leur aurait pas été facile, si Solidaria, qui les protégeait de loin, n’eut fait passer, dans leurs jambes, toute la force de la communauté, ce qui leur donna une vélocité telle que, en moins de rien, ils étaient à une si grande distance qu’ils n’entendirent plus les hurlements des petits Argyrocratiens. Ils se retournèrent : les méchants gamins ne leur apparaissaient plus sur la route que comme un amas de fourmis.

Hans et Mab, étonnés, se doutèrent bien que c’était leur amie Solidaria qui était venue à leur secours. En leur cœur, ils lui adressèrent un chaleureux remerciement. Penmoch, à côté d’eux, agitait joyeusement sa queue qui se contournait de gauche à droite, et de droite à gauche. En son groin, il tenait un large morceau d‘étoffe arraché au fond de culotte d'un des petits bandits.

Un ruisseau faisait entendre ses glouglous joyeux, en un pré au bord de la route ; ils s‘y dirigèrent. Il s’agissait de panser la malheureuse bestiole qu’ils avaient arrachée à la cruauté des petits Argyrocratiens et que Hans tenait haletante dans sa main.

— Pauvre petite chose ! fit Mab, en lavant les plaies de la bête. Puis, tirant de leur bissac une petite boîte d’un onguent merveilleux que leur avait remise Solidaria, ils en oignirent les plaies de la blessée.

L’hirondelle guérie comme par enchantement, s’échappa des mains de Mab, faisant entendre un gazouillis joyeux, restant à voltiger autour de ses sauveurs qui, sollicités par l'appétit et le charme de l’endroit, s’étaient mis à déjeuner, ayant eu la précaution de faire garnir leur bissac avant de quitter le bourg où ils avaient passé la nuit. Et, lorsqu’ils se remirent en route, l’hirondelle les suivit.

Et ils marchèrent ainsi de compagnie, l’hirondelle ayant fini par faire connaissance avec Penmoch, qu’elle taquinait parfois.

Ils marchèrent ainsi, des jours, sans rien découvrir de leur ami.

Un matin qu’ils déjeunaient près d’une source, ils virent venir sur la route deux archers à cheval, conduisant, enchaîné, un jeune gamin de leur âge.

Les deux soldats, ayant aperçu la source, y dirigèrent leurs chevaux pour les y faire boire, après avoir permis au petit garçon de s’y désaltérer.

Puis ayant aperçu nos trois voyageurs, l’un d’eux, d'un ton bourru, leur demanda qui ils étaient ? ce qu’ils faisaient ? où ils allaient ? où ils avaient volé le cochon qu’il traînaient avec eux ?

Mais Solidaria avait avisé à cela. Hans sortit de sa poche un papier qui leur donnait, au nom de Monnaïus, le droit de circuler sur les routes ; puis il fit remarquer à l’archer que le cochon était son ami, qu’il ne l’avait pas volé.

— N’est-ce pas, mon vieux Penmoch ? fit-il en le caressant ; fais voir à M. l’archer que nous sommes deux bons camarades.

Penmoch se serra contre les jambes de Hans, et fit entendre un rrouan !... rrouan furieux à l’adresse de l’archer, lui montrant les dents d’une façon terrible.

Cela fit rire les deux archers qui devinrent plus sociables.

Mab en profita pour demander au petit garçon ce qu’il avait fait pour qu’on le conduisit ainsi enchaîné comme un criminel ?

Tout en pleurant, le malheureux leur raconta que ses parent étant morts, personne n’avait voulu le recueillir. Alors, il avait couru de village en village, travaillant quand on voulait l’employer, vivant d'aumônes, un peu de maraude, couchant à la belle étoile, lorsqu’on refusait ses services. Les archers venaient de l’arrêter parce qu’il n’avait pu justifier d’aucun gîte.

Ils l’emmenaient au prévôt de la prochaine ville qui, probablement, l’enverrait en prison.

Émus de pitié, Hans et Mab demandèrent la permission de donner à ce pauvre garçon le reste de leurs provisions. Les deux archers grommelèrent bien un peu, mais ils accordèrent la permission demandée, et repartirent emmenant leur prisonnier. Penmoch, allant derrière eux en tapinois, mordit la jambe du cheval de l’un d’eux, évitant la ruade de l’animal, qui manqua jeter le cavalier sur la route.

Celui-ci s’étant retourné pour voir ce qui arrivait à son cheval, mons Penmoch, à dix pas en arrière, broutait tranquillement une touffe de gazon.

Un autre jour, ce fut un pauvre vieux qu’ils virent ainsi emmener. Il leur raconta qu’il avait travaillé tant qu’il avait pu, mais il gagnait peu et les chômages et les maladies, du reste, lui permettaient à peine de vivre et d’élever sa famille ; il avait vieilli, vivant au jour le jour.

Maintenant, il était trop faible pour travailler ; sa femme était morte d’épuisement, sa fille était disparue un beau jour, son fils enrôlé de force comme soldat de Monnaïus. Il était sans ressources, on l’emmenait en prison.

Hans et Mab, navrés de ne pouvoir rien faire pour déliver le malheureux, ce qui ne lui aurait pas été d’un grand secours du reste, lui remirent en pleurant quelques pièces de monnaie, fort peu pour ne pas éveiller la défiance des archers, et c’est en devisant sur le mauvais sort des pauvres gens, et la cruauté des Argyrocratiens, qu’ils continuèrent leur route.

Mais au milieu de ces incidents, toujours aucune nouvelle de leur ami.

Un soir, à l’orée d’un bois qu’ils venaient de traverser, leur attention fut attirée par la vue d’un jeune homme qui, couché sur le sol, semblait épuisé, hors d’état de marcher.

Ils s’approchèrent de lui. Hans tira de son bissac une fiole. Il fit boire quelques gouttes de la liqueur qu’elle contenait à l’inconnu que cela ranima et qui put leur raconter que, traqué par les archers, il se cachait dans ce bois ; depuis deux jours n’ayant pu trouver à manger, il avait voulu essayer de gagner le prochain village, mais il venait de tomber là à bout de forces.

Aussitôt nos voyageurs lui vidèrent leur bissac sur les genoux, et, tout en se restaurant, il leur raconta que l'on avait voulu le faire soldat de Monnaïus, qu’il n’avait pas voulu se laisser enrôler, et qu’il avait quitté son village, cherchant du travail sur sa route. Il y avait trois jours, il était arrivé en ce pays, exténué de fatigue, personne n’ayant voulu l’employer, il était entré en une villa dont le propriétaire était à table devant un succulent dîner.

Il lui avait demandé un morceau de pain, mais l’autre lui avait répondu que c’était honteux à son âge de demander l’aumône, qu’il ferait mieux de chercher du travail, et avait appelé sa bonne pour lui fermer la porte au nez.

Rendu furieux par l’injustice de ce mauvais riche, il l’avait battu, emportant ce qu'il avait pu ramasser de victuailles sur la table, et était venu se cacher dans ce bois, dont il n’avait plus osé sortir, ayant vu les archers qui étaient à sa recherche.

Hans lui remit une poignée de monnaie pour lui permettre de gagner un endroit où il ne serait pas connu. Puis, comme partout où il passait, il lui demanda s’il n’aurait pas rencontré Nono dont il lui donna le signalement. Mais l’autre n'avait rencontré personne qui lui ressemblât.

Et nos quatre voyageurs (ils étaient quatre maintenant que l’hirondelle les suivait), se remirent en marche tristement.

Un jour encore, comme ils s’approchaient d’un village, près d’un enclos ils virent un rassemblement qui s’était formé.

Ils s’approchèrent, curieux de voir quelle en était la cause, et au pied d’un arbre ils virent étendu, le corps d’un enfant d’une douzaine d’années. La figure blanche comme de la cire, les yeux grands ouverts, mais sans regard, une blessure sanguinolente sur le côté de la tête tout indiquait qu’il était mort et quelle était la cause du trépas.

Un archer interrogeait un gros paysan dont la mine vermeille annonçait la florissante santé, ainsi qu’une certaine aisance. Le rustre expliquait que, furieux de voir piller son poirier dont les plus beaux fruits disparaissaient au fur et à mesure qu’ils mûrissaient, il s’était embusqué pour surprendre les voleurs. Il avait vu le jeune garçon l’escalader ; mais lorsqu’il avait voulu courir après, le garçon s’était sauvé ; alors il

l’avait atteint d’une grosse pierre qui l’avait

jeté à terre.

Il terminait son récit lorsqu’une femme échevelée, toute en larmes, fendit la foule et vint tomber à genoux devant le petit cadavre qu’elle embrassait éperdument.

Fou de douleur, le père la suivait et lorsqu’il vit le meurtrier de son enfant, il voulut se précipiter dessus et le frapper ; mais d’autres archers qui étaient venus joindre le premier se saisirent de lui, lui disant de se tenir tranquille, s’il ne voulait pas aggraver son cas ; que le paysan était dans son droit, en défendant sa propriété, et ils l’emmenèrent chez le prévôt, lui disant qu’il aurait à répondre des dégâts causés par son fils dans le verger.

Pénétrés d’horreur, Hans, Mab et Penmoch traversèrent le village sans s’y arrêter. L’hirondelle elle-même fit un long détour pour éviter d’y passer.



XXIII

PREMIÈRES TRACES


Cependant le voyage durait depuis quelque temps, et nos amis se désolaient de n’avoir rien pu découvrir, faisant les plus tristes conjectures sur la sort de leur ami. Ils se dirigeaient vers la capitale, partout on leur disait que c’était là que se rendaient les étrangers.

Enfin un jour ils arrivèrent au village où Nono avait fait ses débuts de musicien.

Lorsque, selon leur habitude, ils eurent donné leur concert, en y mêlant des airs d’Autonomie, la bonne femme qui avait été secourable à Nono, et qui reconnut un des airs de l’accordéon merveilleux s’informa auprès de Hans si, lui aussi, ne venait pas d’Autonomie ?

Hans, qui ignorait dans quel but lui était faite cette question, l’interrogea sur ce qui pouvait lui avoir fait penser cela ?

La femme leur expliqua qu’il y avait quelque temps déjà, un enfant de leur âge était passé, jouant des airs comme eux venaient d’en jouer, airs que l’on n’entendait nulle part ailleurs.

Et au signalement qu’elle leur donna du jeune garçon, Mab et Hans reconnurent leur ami. Leur cœur battit d’allégresse, ils avaient donc enfin un fil conducteur. Et la femme ayant ajouté qu’elle avait encouragé le jeune voyageur à se rendre à Monnaïa, ils se remirent en route immédiatement.

Dans les villages, sur la route, la musique de leur ami avait laissé quelques souvenirs ; ils purent ainsi suivre ses traces sans trop de difficultés.

Un après-midi, vers le soir, ils arrivèrent à la ferme où Nono, moyennant sa musique, avait trouvé l’hospitalité. Pour rester dans leur rôle, nos artistes proposèrent leur musique et les gentillesses de Penmoch en échange d'un morceau de pain, et d’une place dans le foin.

Mais le fermier, occupé à réparer un poulailler dans sa cour, et fort peu sensible tous les jours, surtout en voyant trois écuelles de soupe à donner, exigea d’être payé, espérant bien avoir la musique par-dessus le marché.

Hans sortit quelque menue monnaie de sa bourse et la donna au fermier qui s'en contenta, et les fit entrer dans la salle commune, où ils s’installèrent dans un coin avec Penmoch.

La grosse servante s’occupait de préparer la soupe, le vieux grand-père était toujours sous le manteau de la cheminée, le fils et sa famille au dehors s'occupaient de divers travaux, un des valets de la ferme était en train de réparer le manche d’une bêche.

Le valet et la servante causaient, sans s’occuper des musiciens, ni de l’aïeul que l’âge rendait sourd. Le valet se plaignait de la dureté des maîtres qui l’accablaient de travaux et refusaient de lui accorder une légère augmentation.

— Dame, faut être juste aussi, disait la servante, le maître a des frais. Pense donc qu’il te donne déjà trente écus par an. À ce prix-là, les valets de ferme ne lui manqueront pas. Il en passe tous les jours qui ne demanderaient pas mieux que de se louer, même pour moins.

— Oui, mais lui feraient-ils la besogne que je lui fais ?

— Oh ! pour ce qui est de ça, tu ne dors pas sur la besogne, et tu n’es pas embarrassé à n’importe quels travaux de la ferme. C’est bien pour cela que le maître tient à toi. — Mais deux écus de plus, c'est une somme, sais-tu ?

— Deux écus, qu’est-ce que c’est pour lui ! Mais il est avare. Il préfère entasser ses pièces d'or, sans compter le champ qu’il vient de prendre à ce pauvre diable de Jean Bidou qui n’a pas pu lui rembourser les pistoles qu’il lui avait prêtées, et qui en vaut le double. Et le pré qui jouxte sa roseraie, est-ce qu’il n’y a pas de mon travail dans la valeur qu’il a acquise ?

— Oui, te voilà revenu aux billevesées qui te trottent par la tête depuis que cet « innocent » qui prétendait venir d’un pays au nom si baroque, que l'on ne connaît seulement pas, est passé par ici.

Hans et Mab dressèrent l’oreille. Penmoch fit entendre un léger grognement.

— Innocent ! innocent ! reprit le valet, pas si innocent que cela, il m’est avis. Il y avait du vrai dans ce qu’il nous a dit. Je n’ai reçu aucune instruction, vois-tu, je ne sais pas lire, — Hans et Mab se regardèrent, semblant se demander, comment il était possible qu’un homme ne sût pas lire — Mais j’ai ma jugeotte qui me dit qui si le maître n’avait pas de pauvres diables comme toi et moi pour faire son travail, s’il était seul, avec sa famille, il ne pourrait pas cultiver toute la terre qu’il a. Tout l’argent que cette terre en plus lui rapporte est donc du travail de toi, moi, Pierre, Claude, et de tous ceux qu'il embauche quand il en a besoin. Et voilà !

— Heu ! heu ! mon pauvre ami, le maître te l’a expliqué pourtant ; si on partageait les terres entre tout le monde, il y en a qui ne voudraient rien faire et vendraient leur part, et ça reviendrait comme ça est maintenant. Tu vois donc bien que t’as tort d’avoir des idées semblables, puisque c'est pas possible.

— Oui, tout ça, ça va bien, ce sont les maîtres qui disent cela. Mais je trime bien, et dur encore, pour le nôtre, pourquoi que je ne travaillerais pas aussi bien pour moi ? Non, vois-tu, la Jeanne, il y a quelque chose là qui me dit que tout n’est pas comme ça devrait être.

Et je regrette beaucoup de ne pas avoir demandé au p’tiot où se trouvait ce joli pays dont il nous a parlé. Je crois qu'il existe, moi ; et je voudrais y aller.

En ce moment, malgré sa prudence, Hans intervint dans la conversation, affirmant l'existence d’Autonomie, et demandant de plus amples renseignements sur le voyageur en question que lui et sa compagne connaissaient et qu’ils avaient hâte de retrouver.

La servante et le valet ne purent donner que fort peu d’indications. Tout ce qu'ils savaient, c’est que le jeune voyageur avait parlé qu’il se rendait à la ville, et qu’il en avait pris la route.

Puis le valet questionna Hans sur le pays d’Autonomie, où il se trouvait ?

Mais les deux Autonomiens ne pouvaient, sans se trahir, indiquer leur route, — qui s'était refermée derrière eux, du reste — ils ne purent que donner des indications fort vagues, des renseignements fort peu précis.

Et ces renseignements incomplets laissèrent le valet toujours aussi perplexe.

La servante apercevant venir le fermier, engagea les enfants à ne pas parler du pays d’Autonomie. Elle avait remarqué que, lorsqu’on parlait de ce pays et de ses mœurs, cela mettait le fermier de fort mauvaise humeur.

Celui-ci entra en grommelant que le travail n’avançait pas. Et il alla fumer sa pipe près du feu.

Peu à peu, les habitants de la ferme arrivèrent l’un après l’autre. Puis la belle-fille, qui était en course dans le village, arriva avec ses deux enfants qui eurent bientôt fait connaissance avec Penmoch.

On se mit à table. Les deux Autonomiens, pour leur argent, eurent une écuellée de soupe, avec une tartine de pain.

Puis, le repas fini, et quand tout fut rangé, nos deux artistes firent quelque musique pour plaire aux deux enfants. Mab dansa avec Penmoch, et l’heure d’aller se coucher étant venue, on mena les trois artistes dans la grange où ils se blottirent dans la paille, heureux de voir qu’ils ne perdaient pas les traces de celui qui était l’objet de leur sollicitude.



XXIV

TRISTES NOUVELLES


Avant de prendre congé de la famille du fermier, sachant qu’ils auraient encore une longue route à faire avant d’arriver à la ville, Hans se fit garnir son bissac de victuailles qu’il paya, et les trois artistes, avec l’hirondelle qui les attendait à la porte de la ferme, reprirent leur route.

Ils marchaient d’un pas allègre, espérant, cette fois, ne pas tarder à retrouver leur camarade.

Cependant, après un bout de chemin, mis en appétit par la marche, ils s’arrêtèrent près d’une source pour déjeuner. Et, tout en déjeunant, ils causaient de leurs espérances, lorsque, tout d’un coup, d'un trou qu’ils n’avaient pas aperçu sortit une petite bête noire, au poil soyeux, qui tout en clignant des yeux leur dit :

— Celui dont vous parlez m'a sauvé la vie. Je crois que je puis vous être utile dans vos recherches, si mon infirmité m’empêche de voir clair en plein jour, en revanche, je vois très bien dans l’obscurité. Emmenez-moi. Promettez-moi seulement de ne pas me laisser dans la ville.

Hans et Mab émerveillés, mais nullement étonnés — il leur était déjà arrivé tant d’aventures — se consultèrent pendant que Penmoch flairait cette petite bête dont la tête se terminait en une espèce de groin comme le sien.

— C’est une alliée qui nous est suscitée par Solidaria, affirma Mab. Emmenons-la, nous nous en trouverons bien. Et, Hans faisant à la taupe une place dans son bissac, ils reprirent tous ensemble le chemin de Monnaïa qu’ils atteignirent le lendemain matin.

Selon une vieille coutume qui voulait que tout musicien, tout bateleur qui entrait dans la ville, jouât un morceau de son répertoire, fît danser ses bêtes savantes, Hans dut jouer aux fouines et tigres de la porte par laquelle ils entrèrent l’hymne de Monnaïa, pendant que Mab et Penmoch dansèrent et firent la révérence, aux grands éclats de rire de toute la garnison qui était accourue.

Mais ce n’était pas le tout d’avoir atteint la capitale ; nos jeunes amis n’étaient pas au bout de leurs peines. Lorsqu’arriva la fin de la journée, ayant parcouru un nombre incalculable de rues, ils durent s’avouer qu’il ne leur serait pas facile de retrouver les traces de leur ami.

Toutefois, ils se félicitaient d’avoir choisi le déguisement qu’ils portaient ; cela leur permettait d’aller partout, de pénétrer dans les établissements publics, jusque dans les cours des maisons, et de voir la foule s’amasser autour d’eux.

Le soir venu, ils louèrent une mansarde dans un quartier perdu, dans une maison où logeaient nombre de musiciens ambulants, de chanteurs des rues, faiseurs de tours et bateleurs de toute sorte.

Dans leurs courses ils eurent l’occasion de constater quelle misère effroyable régnait dans la capitale d’Argyrocratie ; mais dans la maison qu’ils habitaient, à côté d'une misère sans nom, ils purent constater des faits de cruauté qui leur serrèrent le cœur encore plus.

De malheureux enfants comme eux, plus jeunes même, étaient sous la dépendance d’un maître qui en avait ainsi plusieurs sous son exploitation. Ils étaient tenus de lui apporter chaque soir une certaine somme qu'il leur fixait ; en échange de quoi il leur mesurait parcimonieusement une pitance insuffisante.

Lorsqu’ils avaient le malheur de rentrer avec la somme incomplète, il les maltraitait, les battait, les faisait coucher sans souper.

Des femmes louaient des enfants en bas âge, jusqu’à deux, trois, dont un au maillot, et elles couraient ainsi la ville, quelque temps qu’il fît, pour implorer la pitié des passants ; pinçant sournoisement les enfants, afin d’apitoyer davantage par leurs cris.

Hans et Mab, dans leur chambrette, ne se parlaient de ces horreurs qu’en frissonnant, et, comparant cette vie avec celle qu’ils menaient à Autonomie, ils ne pouvaient concevoir comment les Argyrocratiens pouvaient être assez stupides pour vivre dans un état pareil.

Leurs conversations étaient interrompues parfois par leur amie l’hirondelle qui, s'étant logée sur le toit, auprès de leur mansarde, venait frapper au carreau, leur apportant les nouvelles qu’elle avait pu recueillir, leur demandant celles qu’ils avaient pu récolter.

La taupe, assise sur la table, écoutait gravement.

Un soir, tout émue, l’hirondelle vint leur dire qu’en passant dans un quartier populeux son attention avait été attirée par un enfant qui tenait un accordéon qui jouait, seul, les airs qu'elle leur avait entendu souvent jouer.

Nos deux amis se rappelèrent l’accordéon dont Riri avait fait présent à Nono. Au signalement donné par l’hirondelle, ils ne reconnurent pas leur camarade. Peut-être leur ami avait-il passé par là ? Ce ne pouvait être que son jouet.

Ils se firent expliquer la situation de la rue, embrassèrent l’hirondelle pour sa bonne nouvelle, se promettant d’aller le lendemain visiter le quartier que leur avait désigné la gentille messagère.

En débutant, ils avaient bien pensé, afin de doubler leurs chances, à parcourir la ville chacun de son côté. Mais Mab s’était effrayée de courir seule les rues d’un si vilain pays et avait demandé à Hans de ne pas la quitter. Comme celui-ci, de son côté, lorsqu’il avait la présence de Mab, se sentait plus d’assurance, ils avaient résolu de ne pas se quitter un seul instant.

Le lendemain, ils partirent donc pour commencer leur enquête, guidés par l’hirondelle.

Mais ce jour-là, soit que l’enfant à la musique ne fût pas sorti, soit qu’il ne fût pas dehors aux instants où ils passèrent et repassèrent, ils rentrèrent le soir, harassés, sans avoir rien pu découvrir.

Ce n’est que le cinquième jour, toujours guidés par l'hirondelle, qu'ils finirent par trouver sur le pas de la porte de notre ancienne connaissance le tailleur, l’enfant au milieu de cinq ou six galopins de son âge, les régalant de musique.

Ne sachant comment interroger le tailleur, Hans imagina de découdre son habit et d’entrer pour le faire raccommoder. Et pendant que le tailleur s’escrimait, Hans amena la conversation sur le merveilleux accordéon, disant qu’il connaissait le pays où on en fabriquait de semblables.

Le tailleur dit qu’il lui avait été laissé, par un de ses ouvriers, mais sembla vouloir détourner la conversation, chaque fois que Mab et Hans l’interrogeaient soit sur la boîte, soit sur son propriétaire.

Un individu qui était dans la boutique du tailleur, et n'avait rien dit, se leva et sortit en souhaitant le bonsoir.

Quelle que fût leur insistance, Hans et Mab ne purent rien tirer du tailleur et s’en allèrent, se promettent d’y retourner.

Mais ils avaient à peine tourné la rue que celui qu’ils avaient trouvé dans la boutique du tailleur les rejoignit, et les aborda en ses termes :

— Je vois que vous êtes des amis du jeune Nono auquel appartenait la musique que vous avez reconnue entre les mains de l’enfant du tailleur. Mais vous perdez votre temps à questionner celui-ci, il a trop peur des exempts de Monnaïus, et, dans votre intérêt, vous ferez bien de ne pas y retourner.

L’individu était un des trois amis de Nono. Il raconta à Hans et Mab consternés l’arrestation de leur ami, sa condamnation, comment le tailleur avait déposé contre lui, et tout ce qui s’en était suivi.

Lui-même, pendant quelque temps, avait été surveillé comme suspect.

Les enfants lui demandèrent si, depuis, il avait eu des nouvelles de Nono, s’il savait où ce dernier était enfermé.

L’homme, par chance, avait un cousin qui était geôlier, et que, malgré sa répugnance à cause de ses fonctions, il allait voir de temps à autre. Justement, après sa condamnation, Nono avait été transféré dans un des cachots que contenait le palais royal de Monnaïus et où son cousin était de service. Il pouvait ainsi en avoir des nouvelles de temps en temps. Son cousin même avait bien voulu, une fois, lui remettre une lettre du prisonnier qui se portait bien, et prenait son mal en patience.

Puis, leur ayant promis de retourner voir son cousin pour tâcher d‘avoir quelques nouvelles, il les quitta ayant pris rendez-vous avec eux à quelques jours de là, mais en leur recommandant la plus grande circonspection, et la discrétion la plus absolue.

Aussitôt rentrés, Hans, Mab, l’Hirondelle, Penmoch et la Taupe tinrent conseil. Ils avaient le cœur bien gros de savoir leur ami prisonnier, mais ils savaient où il était, avaient quelque espérance de lui faire parvenir de leurs nouvelles. Il n’y avait rien dont ils ne fussent capables pour le sauver.

Hans s’était arrêté à ce moyen : c’était de profiter de l’avarice qui animait chaque Argyrocratien, d’aller trouver le cousin de leur nouvel ami, de lui donner assez d’or — leur bourse était inépuisable — pour le décider à laisser s’enfuir son prisonnier.

Mab convint que le moyen n’était pas à dédaigner, mais, pourrait-on se lier au geôlier ? Ne les trahirait-il pas après leur avoir arraché tout ce qu’il aurait pu ? La mauvaise foi des Argyrocratiens étant tout au moins aussi grande que leur avarice. Même, lui était-il possible de faire évader un prisonnier ? Ils avaient été à même de voir combien les Argyrocratiens se méfiaient les uns des autres, ayant toujours trois espions pour en surveiller un quatrième. En risquant leur liberté ils risquaient aussi celle de leur ami. Il leur fallait agir avec prudence, et selon les circonstances. L’important pour le moment était de nouer des relations avec le prisonnier. On verrait ensuite.

L’Hirondelle se proposa comme messagère.

La Taupe se fit forte de creuser jusqu’à lui. Personne ne douta plus du succès.



XXV

LA VISITE À LA PRISON


Le jour du rendez-vous arrivé, les deux artistes, laissant Penmoch et la Taupe à la maison, se rendirent à l’endroit où ils devaient trouver le cousin du geôlier.

Celui-ci les attendait, tout joyeux. Il avait parlé à son cousin de deux étrangers dont il avait fait connaissance et qui désiraient visiter une prison. Il était permis aux geôliers, lorsqu’ils étaient de service, de recevoir leur famille, car alors ils ne pouvaient pas sortir de tout un mois.

Moyennant deux pièces d’or, son cousin acceptait de les faire passer pour des neveu et nièce, et de les promener dans la partie de la prison où il leur était permis de circuler. Le lendemain, dimanche, était justement un bon jour.

L’Insoumis, c’était le nom de leur nouvel ami, viendrait les prendre chez eux.

Et comme c’était convenu, le lendemain, à l’heure fixée il vint les chercher.

Comme de juste, pour aller dans la prison, on n’entrait pas par la porte d’honneur du palais, mais par la poterne d’une des tours.

Arrivés à cette poterne, une sentinelle leur demanda où ils allaient. Sur leur réponse qu’ils voulaient voir le porte-clefs, Tourment, la sentinelle appela un soldat qui les conduisit près de celui qu’ils demandaient.

Celui-ci les embrassa comme s’il était réellement l'oncle qu’il prétendait, serra la main de son cousin, lui demandant des nouvelles de leurs parents et amis, puis les fit asseoir en leur offrant de se rafraîchir. Justement son service venait de finir, il avait trois heures de libres devant lui.

Ce geôlier, malgré le métier répugnant qu’il faisait, était plutôt un ignorant qu’un méchant homme. Sa double physionomie tenait plutôt du chien de garde que de la bête féroce.

À vingt ans, il avait été enrôlé parmi les soldats de Monnaïus. Là, il avait pris l’habitude d'obéir et de vivre sans s’inquiéter de rien. Chez ses parents il avait vu combien était difficile la vie de l’ouvrier, excédé de travail à certains moments, sans cesse hanté par la crainte du chômage et de la misère. Aussi, son temps fini, il avait sollicité cette place que sa bonne conduite lui avait fait avoir tout de suite.

Et c’était sans se rendre compte de la triste idée qu’il donnait de son caractère qu’il racontait cela ; avec fierté, même.

Mab lui demanda si ça ne le rendait pas triste de voir les prisonniers. Il devait y avoir, en la prison, des désespoirs terribles, des crises de larmes et de sanglots !

Le geôlier haussa les épaules. Ceux qui se faisaient mettre en prison n’étaient pas bien intéressants. Ils n’avaient qu’à faire comme tout le monde, à obéir et à travailler. Les maîtres ne pouvaient ordonner que des choses justes. Et lui obéissait à ses maîtres.

D’un air indifférent, Hans lui demanda s’il n’y avait pas en ce moment, dans les cachots du palais, quelque prisonnier intéressant, et si on pouvait le voir ?

Et le geôlier, qui était bavard, leur détailla la vie des prisonniers. Justement Nono était dans son service, et il n’eut garde de l’oublier dans son récit, son affaire ayant fait, à son moment, assez de bruit. Il promit à ses visiteurs de le leur faire voir par un petit judas percé dans la porte de chaque cachot.

Puis, se levant, il prit un trousseau de clefs et les engagea à le suivre, s’ils voulaient visiter avec lui la prison.

Il les conduisit d’abord dans quelques cachots inoccupés, puis en différentes salles plus sombres les unes que les autres, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent dans une qui était garnie d’armoires.

— C’est là-dedans, fit-il en désignant les armoires, que l'on enferme les instruments de torture.

— Comment, de torture ? fit l’Insoumis, mais elle est abolie.

Une centaine d’années auparavant, en effet, les Argyrocratiens avaient fait une révolution où l’on avait aboli la torture.

Mais le geôlier leur expliqua que l’ingéniosité des conseillers au Parlement n'avait pas tardé à inventer des instruments nouveaux qui faisaient souffrir autant le prisonnier, avec l’avantage de ne pas laisser trace de blessure.

Ouvrant une armoire, il leur fit d’abord voir la prévention qui enlevait le prévenu de sa famille, de son milieu et qui, compliquée de la mise au secret, le faisait passer par toutes les phases de l’angoisse et de l’inquiétude.

Il y avait ensuite l’instruction secrète, les fausses dépositions, et infinité d’autres instruments qui garnissaient les armoires. On parlait d’empêcher les juges de se servir de l’instruction secrète, mais ceux-ci n’avaient que l’embarras du choix pour terrasser le prisonnier le plus robuste, et il ouvrait les armoires les unes après les autres, leur montrant une infinité de petits instruments, acérés et aigus comme des serres d’oiseaux de proie.

Hans demanda comment les prisonniers passaient leur temps.

Ils étaient forcés de travailler pour le compte d’entrepreneurs qui, en faisant des cadeaux aux administrateurs, aux directeurs, achètent le droit exclusif de faire travailler les prisonniers, au prix qui leur convient, bien au-dessous de ce qu’ils seraient forcés de payer à un ouvrier libre. Ce qui leur permettait de réaliser de grands bénéfices et de vivre en grands seigneurs.

Hans demanda comment il se faisait que Monnaïus tolérât ces injustices.

Mais le geôlier leur expliqua qu’il n’y avait rien de répréhensible dans cela. C’était aux prisonniers à ne pas se mettre hors des honnêtes gens. Ils étaient en prison pour leur punition.

Hans et Mab pensèrent que ceux qui se chargeaient de mettre les autres en prison devaient valoir beaucoup moins qu'eux. Mais ils se contentèrent d'échanger leurs réflexions en un regard.

Le geôlier continuait :

— Sur ce que gagne le prisonnier, l’administration s’empare de la moitié si c’est la première fois qu’il est condamné, des trois et quatre cinquièmes dans les autres cas.

Sur ce qui leur reste, les prisonniers peuvent en dépenser une autre moitié, le reliquat leur est remis à leur sortie de prison.

Ce que les prisonniers achètent, ils sont forcés de l’acheter dans la prison, à un fournisseur autorisé pour cela, celui qui les fait travailler ordinairement ; autre source pour lui de très grands bénéfices.

L’inspection de la salle terminée, son récit aussi, il leur fit traverser un grand couloir sombre ; puis s’arrêtant à une porte, il fit signe à ses visiteurs de venir regarder par un trou percé dedans.

C’était un cachot. Dans un coin, un prisonnier, un vieillard, était assis d’un air accablé.

Mab ayant demandé si Nono était dans ce couloir, le geôlier leur désigna une porte. Le cœur de nos amis battait bien fort à la pensée de voir enfin celui qu’ils cherchaient depuis si longtemps.

L’abattement était passé. De son petit air résolu, Nono se promenait dans son cachot, un peu comme un ours en cage, car ses chaînes ne lui permettaient pas de faire grand chemin. Mais les amis durent s’arracher de la porte, le geôlier les pressant d’aller plus loin.

Et il les fit pénétrer dans les jardins que les dignitaires de la prévôté s’étaient réservés, où ils faisaient cultiver pour eux, par les prisonniers, des fleurs et des légumes.

Puis, il les entraîna dans une cour où prenaient jour les meurtrières des cachots, et montra aux visiteurs un espace étroit où on permettait aux prisonniers de venir, une heure par jour, prendre l’air.

Hans fit quelques questions pour savoir quels étaient les cachots dont les meurtrières donnaient sur cette cour, car les détours dans la prison l’avaient désorienté. Et il eut la satisfaction, arrivé au pied d'une grande tour carrée qui dominait les autres bâtiments, de voir une lucarne grillée, à quelques pieds du sol seulement, que lui montra le geôlier, en lui affirmant, que c’était celle du cachot du jeune prisonnier.

Et Hans remarquait avec joie qu’il était situé au rez-de-chaussée. Il se rendit bien compte de sa situation, gravant dans sa mémoire les moindres détails, faisant la remarque de signes qui pourraient le guider, s'assura que la cour où ils se trouvaient n'était séparée de l’extérieur que par un mur d’enceinte, garni de sentinelles, il est vrai ; mais cela importait peu…

En montant sur la plate-forme de la tour, le geôlier ayant voulu leur montrer le panorama de la ville, il constata avec joie que la cour où donnait le cachot donnait elle-même sur une esplanade plantée d’arbres, que Hans connaissait bien, et qui était ordinairement déserte.

Le cœur des amis débordait de joie, car tous les trois, sans s’être rien dit, à cause du geôlier, avaient fait les mêmes remarques ; ils avaient hâte de sortir maintenant pour se communiquer leurs impressions.

Il n’y avait plus rien du reste à visiter. L’heure pour le geôlier de reprendre son service approchait. Les deux jeunes étrangers remercièrent leur pseudo-parent, et c’est avec un sentiment de soulagement qu’ils se retrouvèrent hors de la prison.

Ils eurent vite fait de se décider. S’ouvrir au geôlier était très aléatoire. On ne savait comment il prendrait la proposition.

Puisque la Taupe avait la facilité de creuser, peut-être pourrait-elle creuser une ouverture assez grande pour permettre au prisonnier de sortir. On la consulterait en rentrant, et si la chose était possible, on enverrait l’Hirondelle avertir Nono, avec une lime pour scier ses fers, et on tenterait l’entreprise le soir même.



XXVI

LE RÉVEIL


Le cœur battait bien fort à nos amis lorsque, accompagnés de Penmoch, ils descendirent de leur mansarde, assez tard dans la soirée. Ils devaient retrouver l’Insoumis près de l’esplanade.

Consultée, la Taupe s’était fait fort de creuser en peu d’heures un souterrain assez grand pour faciliter la fuite du prisonnier. Aussi, n’avaient-ils pas hésité à donner suite à leurs projets. L’Hirondelle les suivait voletant.

Il était près de minuit lorsqu’ils arrivèrent près de l’esplanade où les attendait l’Insoumis. Il faisait un clair de lune magnifique. Cela gênait bien un peu nos conspirateurs, mais cela permit à Hans de distinguer la lucarne du cachot de Nono, en grimpant à un haut eucalyptus, et de la désigner à l’Hirondelle en lui remettant la lime qu’elle devait lui porter avec un mot d’avertissement.

Mais le fenêtre était fermée. Il s'agissait d'attirer l’attention du prisonnier, de lui donner l’idée de l’ouvrir ; elle se trouvait au-dessus de sa tête, dans le mur où il était enchaîné. Hans et Mab eurent l’inspiration de chanter une improvisation sur un de ses airs favoris.

Toujours par précaution, ils étaient sortis avec leurs instruments, poussant la conscience, en venant, jusqu’à aller jouer en quelques établissements sur leur chemin.

Assourdissant leurs voix, accordant leurs instruments dans le ton mineur, pour que leur chant allât jusqu'aux oreilles de Nono sans trop éveiller l’attention des sentinelles, ne leur arrivant que comme un écho éloigné, ils préludèrent à leur air favori en y adaptant ces paroles de circonstance :

A l'horizon le soleil fuit,
La nuit paraît ;
Tout est calme ; plus aucun bruit ;
L’oiseau se tait.
Dans les grands bois, tout repose.
Le cœur transi,
Désespéré, seul, je n’ose
Dormir aussi.

Aux premières notes, Nono qui s’assoupissait, rêvant à tous ceux qu’il aimait, fut aussitôt debout. Haletant, ravi, en extase, il écoutait frémissant, croyant reconnaître les voix des chanteurs.

Et l’Espérance, doucement portée par cette musique qui semblait flotter en l’air, pénétrait jusqu’à lui, le réconfortant de ses douces paroles ; pendant que par un mystérieux effet de son pouvoir magique, elle lui rendait la muraille transparente, alors que la lune éclairait le groupe de ses amis, sous un arbre.

Nono leur envoya des baisers ; mais lorsque leurs voix se turent, l’Espérance avait disparu, la muraille était redevenue sombre.

Anxieux, le prisonnier porta la main à son cœur qui battait avec violence, tendant l’oreille, dans l’espoir d’entendre encore.

Et la voix des chanteurs reprit, plus douce et plus grave :

Insensible à mes larmes,
Un faux ami,
Se riant de mes alarmes
Un jour s’enfuit ;
Et cependant l’Espérance
Me dit tout bas
Qu’il a gardé souvenance
Et reviendra.

Quand les chanteurs se turent, les yeux du captif étaient baignés de larmes. Il avait compris que ses amis étaient près de lui, à sa recherche. Imprudemment, il allait crier, les appeler, se faire reconnaître d’eux, lorsqu'un léger frappement sur le carreau de la fenêtre attira son attention. S’aidant des pieds et des mains, il atteignit la lucarne et ouvrit le châssis qui la fermait.

Une hirondelle pénétra portant en son bec un petit paquet qu’elle lui remit. C’était la lime qu’enveloppait une lettre où Hans lui disait de limer ses fers et de faire attention à ce qui se passerait autour de lui, d’écouter au sol, et de soulever, à l’aide de sa lime, la dalle sous laquelle il entendrait frapper ; de ne pas avoir peur, et de s’engager sans crainte dans le souterrain qui s’offrirait à lui.

Ce ne fut qu’un jeu pour Nono de se débarrasser de ses fers, tant la lime mordait bien.

Puis, après une attente qui lui sembla interminable, trois coups discrets furent frappés à une dalle. Il eut vite fait de la soulever, étant animé d’une force inconnue, et il découvrit un sombre boyau, assez large cependant pour lui donner passage en marchant à quatre pattes. Quelques instants après, il était dans les bras de ses amis, riant, pleurant tout à la fois. Même Penmoch qui, pas plus que la Taupe, ne fut oublié dans les embrassades, avait quelque chose comme une larme au coin de son œil si malicieux.

Mais Hans avait hâte de fuir. Sortant de sa poche le ballon que lui avaient remis les vers à soie, il le déploya, et la légère sphère d'étoffe se gonflant aussitôt présenta à nos amis une ouverture par laquelle ils pénétrèrent à l’intérieur. L’Insoumis, ayant voulu les suivre, y monta avec eux, après y avoir auparavant hissé la Taupe et Penmoch. L’Hirondelle avait ses ailes.

Et le globe s’éleva joyeusement dans les airs.

Mais tant d’émotions avaient tellement brisé Nono, qu’une fois à l'abri il tomba en défaillance. Il lui sembla que l'étoffe se dérobait sous eux, qu'il roulait dans le vide.

L'étoffe, que sa couleur « air du temps » rendait invisible, ne les empêchait pas de voir autour d’eux, et c’est ce qui donnait à Nono cette sensation.

Tout près, flottait l’étendard royal agité par le vent. Nono crut voir le vampire qui servait d’emblème à Monnaïus prendre son vol et fondre sur lui.

Il jeta un cri effroyable et tout tremblant,


ruisselant de sueur... il s’éveilla dans les bras

de sa mère qui essayait de le consoler, lui demandant ce qui avait pu troubler son sommeil.

Car notre pseudo-voyageur, qui s’était endormi la tête farcie de ses histoires, vous l'avez sans doute deviné déjà, venait tout simplement de rêver les aventures que vous venez de lire.

Encore tout haletant, Nono raconta les phases principales de son rêve.

— Gros bêta, lui dit sa mère, tu sais bien qu’il n’y a ni fées, ni sorciers, ni animaux parlants, sauf les perroquets et les pies qui ne font que répéter les quelques mots qu’on leur apprend.

Tu te casses la tête avec tes lectures, et c'est ce qui te donne le cauchemar.

Allons ! grand serin, rendors-toi, et ne pense plus à toutes ces niaiseries. Et en même temps, elle le caressait de bons gros baisers.

Mais le père, qui était survenu et avait écouté le récit du rêve d’un air attentif, prit la parole et dit à son fils :

— Ta mère a raison. Il n’y a pas de fées, il n’arrive jamais aucun événement sans que l’on puisse en expliquer les causes par des raisons naturelles. Mais tu sais que dans les livres de contes que l’on te fait lire, sous le récit d’événements merveilleux, on cache souvent une vérité, — ou que l’on croit telle — une leçon.

Et ton rêve, pour être d’un petit garçon de ton âge, me semble en contenir un très grand nombre qui échappent peut-être à ton entendement.

Si tu te le rappelles encore demain, je t’engage à l’écrire, tu le reliras plus tard en le méditant. Et sans doute, il t’aidera à connaître beaucoup d’injustices, beaucoup d’erreurs, que tu n’apercevrais peut-être pas autrement.

  1. Nom de que l’on donne aux chats en Angleterre. Se prononce Poussy.