Les Aventures de Til Ulespiègle/LI

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 127-130).

CHAPITRE LI.


Comment Ulespiègle battit de la laine un jour de fête,
parce que son maître lui avait défendu de
fêter le lundi.



Étant venu à Stendel, Ulespiègle s’engagea chez un fileur de laine. C’était un dimanche. Le fileur lui dit : « Mon cher garçon, vous avez l’habitude, vous autres ouvriers, de fêter le lundi. Je n’aime pas cette habitude-là : celui qui veut travailler chez moi doit travailler toute la semaine. – Bien, maître ! répondit Ulespiègle ; c’est ce que j’aime le mieux. » Le lendemain, Ulespiègle se leva de bonne heure et se mit à battre de la laine ; le mardi il fit de même, et le fileur était très content de lui. Le mercredi était la fête d’un apôtre, que l’on devait chômer. Mais Ulespiègle fit comme s’il n’en savait rien ; il se leva de bonne heure et se mit à battre de la laine avec tant de bruit qu’on l’entendait de toute la rue. Le fileur se jeta aussitôt à bas de son lit, et courut lui dire : « Cesse, cesse ! c’est aujourd’hui fête, et l’on ne doit pas travailler de toute la journée. – Cher maître, dit Ulespiègle, vous ne m’avez pas parlé de fêtes, dimanche ; vous m’avez dit au contraire, qu’il fallait travailler toute la semaine. – Je n’y pensais pas, mon cher garçon, dit le fileur ; cesse de battre, et je vais te donner tout de suite ce que tu gagnerais dans ta journée. » Ulespiègle fut content de cela. Il fêta la journée, et le soir il fit collation avec son maître. Celui-ci lui dit qu’il réussissait très bien à battre la laine ; qu’il devrait seulement la battre un peu plus haut. Ulespiègle promit de le faire. Le lendemain matin il se leva de bonne heure, attacha le cadre en dehors de la maison, à la hauteur du grenier, dressa une échelle et monta dessus en emportant ses baguettes ; puis il prenait la laine, qui était dans une corbeille par terre, l’élevait jusqu’à la hauteur du grenier, et la battait de façon à la faire voler au-dessus de la maison. Le fileur était dans son lit, et il reconnut au bruit des baguettes qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire. Il se leva et alla voir. Ulespiègle lui dit : « Maître, qu’en pensez-vous ? Est-ce assez haut ? — Vraiment, dit le fileur, si tu étais sur le toit, tu serais encore plus haut. Si tu voulais battre la laine ainsi, tu pouvais la battre sur le toit ; tu serais mieux que là sur l’échelle. » Puis il sortit et s’en alla à l’église. Ulespiègle prit la chose au pied de la lettre. Il prit le cadre, monta sur le toit, et se mit à y battre la laine. Le maître l’aperçut de la rue ; il vint en courant et lui dit : « Que diable fais-tu ? Arrête ! A-t-on l’habitude de battre la laine sur le toit ? – Que dites-vous maintenant ? dit Ulespiègle ; ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure que je serais mieux sur le toit que sur l’échelle, et que ce serait encore plus haut ? – Si tu veux battre de la laine, dit le maître, bats de la laine ; si tu veux faire des folies, fais des folies. Allons, descend ! – Et que ferai-je de la corbeille ? – Fais dedans ! » s’écria le maître en fureur. Là-dessus il rentra et s’en alla dans la cour. Ulespiègle descendit, entra dans la maison et se mit à faire ses ordures dans la corbeille. Le fileur revint, et, voyant ce qu’il faisait, lui dit : « Que jamais bien ne t’arrive ! Voilà bien l’action d’un mauvais drôle ! – Maître, je ne fais que ce que vous m’avez commandé. Pourquoi vous fâchez-vous ? Je fais ce que vous m’avez dit de faire. – Tu m’en ferais bien autant sur la tête sans en être prié ! dit le maître. Prends ce que tu as fait et porte-le là où personne n’en veut. » Ulespiègle dit oui, mit l’objet sur une pierre et l’apporta dans la salle à manger. Le maître lui dit : « Laisse cela, je n’en veux pas ici. — Je le sais bien, dit Ulespiègle, que vous n’en voulez pas ici, vous ni personne ; mais je fais ce que vous m’avez dit. » Le fileur, furieux, courut à l’écurie et prit un bâton pour battre Ulespiègle. Celui-ci gagna la rue et dit : « Ne pourrai-je donc jamais contenter personne ? » Le fileur ramassa la pierre qui se trouvait là et voulait la lancer à Ulespiègle ; mais, sentant qu’il s’était sali les doigts, car c’était la pierre sur laquelle Ulespiègle avait mis ses ordures, il courut au puits pour se laver les mains. Pendant ce temps Ulespiègle s’esquiva.