Les Aventures de Til Ulespiègle/LXIII

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Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 149-151).

CHAPITRE LXIII.


Comment Ulespiègle se fait fabricant de lunettes
et ne trouve de travail nulle part.



Les Électeurs étaient irrités les uns contre les autres, de sorte qu’il n’y avait pas d’empereur. Il arriva que le comte de Supplenbourg fut choisi pour empereur, bien qu’il y eût plusieurs Électeurs qui pensaient à s’emparer par force de la couronne impériale. Cet empereur nouvellement élu fut obligé d’assiéger Francfort pendant six mois, et d’attendre qu’on l’en fit déloger. En voyant tant de gens à pied et à cheval réunis, Ulespiègle se demanda ce qu’il y aurait bien à faire là pour lui. « Il vient là beaucoup de seigneurs étrangers, se dit-il ; s’ils ne me prennent pas à leur service, au moins je vivrai. » Là-dessus il se mit en route. Il arrivait des seigneurs de tous les pays. Il advint que l’évêque de Trèves le rencontra près de Fribourg, dans la Wederau, comme il se rendait à Francfort. Comme il était vêtu d’une façon singulière, l’évêque lui demanda ce qu’il était. « Gracieux seigneur, dit Ulespiègle, je suis un faiseur de lunettes, et je viens du Brabant, où il n’y a rien à faire ; c’est pourquoi je me suis mis à voyager pour trouver de l’ouvrage, car il n’y a rien à faire dans mon métier. – Je pensais, dit l’évêque, que ton métier devait devenir meilleur de jour en jour, parce que les gens deviennent de jour en jour plus malades, et que leur vue se raccourcit, ce qui fait qu’on a besoin de beaucoup de lunettes. – Oui, gracieux seigneur, répondit Ulespiègle ; Votre Grâce dit vrai ; mais il y a une chose qui gâte notre métier. – Qu’est-ce ? dit l’évêque. — Si je pouvais, dit Ulespiègle, le dire sans que Votre Grâce se mît en colère… – Parle, répondit l’évêque ; je suis bien habitué à pareille chose de toi et de tes pareils. Dis librement et ne crains rien. – Gracieux seigneur, ce qui gâte le métier de faiseur de lunettes, et fait craindre qu’il ne perde encore, c’est que vous et les autres grands seigneurs, pape, cardinaux, évêques, empereurs, rois, princes, conseillers, gouverneurs, juges des villes et des campagnes (Dieu nous assiste !), vous ne regardez ce qui est juste qu’à travers les doigts, et d’autres fois c’est l’argent qui juge ; mais au temps passé on trouve écrit que les seigneurs et princes, comme vous êtes, s’occupaient de lire et étudier le droit, afin qu’il ne fût fait d’injustices à personne, et pour cela ils se servaient beaucoup de lunettes, et notre métier était bon. De même les prêtres étudiaient en ce temps-là plus qu’à présent, et cela faisait vendre des lunettes. Maintenant ils sont si instruits, au moyen des livres qu’ils achètent, qu’ils savent par cœur tout ce qu’ils ont à savoir et n’ouvrent pas leurs livres plus d’une fois par mois, C’est pourquoi notre métier est devenu mauvais. Je cours d’un pays à l’autre, et je ne peux trouver d’ouvrage nulle part ; le mal a fait de si grands progrès, que les paysans dans la campagne ont l’habitude de regarder entre les doigts. » L’évêque comprit le texte sans aucune glose, et dit à Ulespiègle : « Viens avec Nous à Francfort, Nous te donnerons Notre livrée. » Il fit ainsi, et il resta avec ce seigneur jusqu’au moment où le comte fut confirmé comme empereur, après quoi il retourna avec lui en Saxe.