Les Aventures de Til Ulespiègle/LXIII
CHAPITRE LXIII.
et ne trouve de travail nulle part.
es Électeurs étaient irrités les uns contre les
autres, de sorte qu’il n’y avait pas d’empereur.
Il arriva que le comte de Supplenbourg
fut choisi pour empereur, bien qu’il y eût plusieurs
Électeurs qui pensaient à s’emparer par force de la
couronne impériale. Cet empereur nouvellement élu
fut obligé d’assiéger Francfort pendant six mois, et
d’attendre qu’on l’en fit déloger. En voyant tant
de gens à pied et à cheval réunis, Ulespiègle se demanda
ce qu’il y aurait bien à faire là pour lui. « Il
vient là beaucoup de seigneurs étrangers, se dit-il ;
s’ils ne me prennent pas à leur service, au moins je
vivrai. » Là-dessus il se mit en route. Il arrivait des
seigneurs de tous les pays. Il advint que l’évêque de Trèves le rencontra près de Fribourg, dans la
Wederau, comme il se rendait à Francfort. Comme
il était vêtu d’une façon singulière, l’évêque lui
demanda ce qu’il était. « Gracieux seigneur, dit
Ulespiègle, je suis un faiseur de lunettes, et je viens
du Brabant, où il n’y a rien à faire ; c’est pourquoi
je me suis mis à voyager pour trouver de l’ouvrage,
car il n’y a rien à faire dans mon métier. – Je pensais,
dit l’évêque, que ton métier devait devenir
meilleur de jour en jour, parce que les gens deviennent
de jour en jour plus malades, et que leur vue
se raccourcit, ce qui fait qu’on a besoin de beaucoup
de lunettes. – Oui, gracieux seigneur, répondit
Ulespiègle ; Votre Grâce dit vrai ; mais il y a une
chose qui gâte notre métier. – Qu’est-ce ? dit l’évêque.
— Si je pouvais, dit Ulespiègle, le dire sans
que Votre Grâce se mît en colère… – Parle, répondit
l’évêque ; je suis bien habitué à pareille chose
de toi et de tes pareils. Dis librement et ne crains
rien. – Gracieux seigneur, ce qui gâte le métier de
faiseur de lunettes, et fait craindre qu’il ne perde
encore, c’est que vous et les autres grands seigneurs,
pape, cardinaux, évêques, empereurs, rois, princes,
conseillers, gouverneurs, juges des villes et des
campagnes (Dieu nous assiste !), vous ne regardez
ce qui est juste qu’à travers les doigts, et d’autres
fois c’est l’argent qui juge ; mais au temps passé
on trouve écrit que les seigneurs et princes, comme
vous êtes, s’occupaient de lire et étudier le droit,
afin qu’il ne fût fait d’injustices à personne, et pour cela ils se servaient beaucoup de lunettes, et notre
métier était bon. De même les prêtres étudiaient en
ce temps-là plus qu’à présent, et cela faisait vendre
des lunettes. Maintenant ils sont si instruits, au
moyen des livres qu’ils achètent, qu’ils savent par
cœur tout ce qu’ils ont à savoir et n’ouvrent pas
leurs livres plus d’une fois par mois, C’est pourquoi
notre métier est devenu mauvais. Je cours d’un pays
à l’autre, et je ne peux trouver d’ouvrage nulle part ;
le mal a fait de si grands progrès, que les paysans
dans la campagne ont l’habitude de regarder entre
les doigts. » L’évêque comprit le texte sans aucune
glose, et dit à Ulespiègle : « Viens avec Nous à Francfort,
Nous te donnerons Notre livrée. » Il fit ainsi,
et il resta avec ce seigneur jusqu’au moment où le
comte fut confirmé comme empereur, après quoi il
retourna avec lui en Saxe.