Les Aventures de Til Ulespiègle/LXXVII

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Anonyme
Traduction par Pierre Jannet.
À l’enseigne du pot cassécoll. Scripta Manent, n°44 (p. 183-186).

CHAPITRE LXXVII.


Comment Ulespiègle fit ses ordures dans une maison,
et souffla l’odeur à travers la muraille, dans
une société qui ne put la supporter.



Ulespiègle voyagea promptement et vint à Nuremberg, où il séjourna durant quinze jours. À côté de l’auberge où il était logé demeurait un homme pieux, qui était riche et fréquentait volontiers les églises, mais qui n’aimait pas les jongleurs ; s’il s’en trouvait ou s’il en venait dans les endroits où il était, il quittait la place. Cet homme avait l’habitude d’inviter chaque année ses voisins chez lui, qu’il hébergeait et traitait de son mieux, avec de bons mets et d’excellents vins ; et quand il les invitait, si quelqu’un de ses voisins avait chez lui des hôtes, un ou deux ou trois, il les invitait aussi et les accueillait bien. Vint le moment des invitations ; il invita celui de ses voisins chez qui logeait Ulespiègle, ainsi que ses hôtes, mais il en excepta Ulespiègle, qu’il regardait comme un jongleur et un joueur, car il n’avait pas habitude d’inviter de pareilles gens. Les voisins qu’il avait invités allèrent chez cet homme, ainsi que leurs hôtes, comme il les en avait priés. L’hôte d’Ulespiègle y alla aussi, avec ceux qui logeaient chez lui, et dit à Ulespiègle comment ce richard le regardait comme un jongleur et un joueur, ce qui faisait qu’il ne l’avait pas invité. Ulespiègle parut satisfait ; mais intérieurement il était vexé de se voir ainsi méprisé, et il se dit : « Si je suis un jongleur, je lui ferai quelque jonglerie. » Bientôt arriva le jour de la saint Martin, qui avait été fixé pour le festin. Le richard réunit ses hôtes dans une riche salle où le festin devait avoir lieu, et qui n’était séparée que par un mur de la chambre qu’habitait Ulespiègle. Comme ils furent à table, et tous de joyeuse humeur, Ulespiègle fit un trou dans la muraille qui séparait sa chambre de la salle du festin, prit un soufflet, le remplit de ses excréments, et se mit à souffler dans la salle par le trou qu’il avait fait. Cela sentait si mauvais que personne ne pouvait rester en place. Les convives se regardaient l’un l’autre ; le premier pensait que c’était le second qui produisait cette mauvaise odeur ; le second soupçonnait le troisième, et ainsi de suite. Cependant le soufflet allait toujours, si bien que les convives furent contraints de se lever, ne pouvant supporter la puanteur plus longtemps. Ils cherchèrent sous les bancs, retournèrent tout dans tous les coins, mais sans résultat. Personne ne savait d’où cela venait. Ils s’en retournèrent chacun chez soi. Quand l’hôte d’Ulespiègle fut rentré, il se trouva tellement mal de la puanteur qu’il avait sentie, qu’il rendit tout ce qu’il avait dans le corps. Il raconta comment ils avaient été infectés dans la salle, et de quelle odeur. Ulespiègle se mit à rire, et dit : « Le richard n’a pas voulu m’inviter et me régaler du sien. J’ai été plus généreux que lui, car je l’ai régalé du mien. Si j’avais été là, cela n’aurait pas senti si mauvais. » Là-dessus il compta avec son hôte et partit, car il craignait que la chose ne fût découverte. L’hôte comprit bien à ses paroles qu’il savait quelque chose de la puanteur, mais il ne s’expliquait pas comment il avait pu s’y prendre, et cela l’intriguait beaucoup. Ulespiègle était déjà hors de la ville quand l’hôte entra dans la chambre qu’il avait occupée, et trouva le soufflet encore plein de ce qui avait produit la mauvaise odeur, et le trou qui avait été fait dans la muraille. Il comprit alors et fit venir son voisin ; il lui raconta les choses, et ce qu’Ulespiègle avait fait et ce qu’il avait dit. Le richard lui dit : « Cher voisin, il n’y a rien à gagner avec les fous et les jongleurs, c’est pourquoi je ne veux plus en avoir chez moi. Si cette malice m’a été faite chez vous, je n’y puis rien : je tenais votre hôte pour un mauvais sujet ; je l’avais vu à sa physionomie. Il vaut mieux que cela se soit passé chez vous que chez moi, car il aurait peut-être fait pire. – Cher voisin, vous avez bien entendu dire, et c’est la vérité, que devant un malicieux il faut allumer deux chandelles, et c’est ce que je suis bien obligé de faire, car je suis obligé de recevoir toute sorte de monde, un malicieux comme les autres, s’il se présente. » Là-dessus ils se séparèrent. Ulespiègle avait été là et n’y revint pas.