Les Aventures de Til Ulespiègle/XLVI
CHAPITRE XLVI.
des excréments gelés pour du suif.
n se souvient qu’Ulespiègle avait fait grand
tort à un cordonnier de Wismar en lui gâtant
beaucoup de cuir. Ce cordonnier en était
très chagrin. Ulespiègle l’apprit et retourna à Wismar. Il alla trouver le cordonnier à qui le dommage avait
été causé, et lui dit qu’il allait recevoir une charge
de cuir et de suif, et qu’il la lui donnerait à bon marché,
pour l’indemniser du dommage qu’il lui avait
causé. Le cordonnier lui dit : « Et tu feras bien, car
tu m’as ruiné. Quand les marchandises t’arriveront,
tu me le feras savoir. » La dessus ils se séparèrent. On
était alors en hiver, temps où les équarrisseurs nettoient
les privés. Ulespiègle alla les trouver et leur
promit de l’argent comptant s’ils voulaient lui remplir
douze tonnes avec des matières qu’ils sont dans
l’habitude de jeter à l’eau. Les équarrisseurs y consentirent,
prirent douze tonnes et les emplirent, à
quatre travers de doigt près ; il les laissèrent dehors
jusqu’à ce que la gelée eût rendu la marchandise
très solide. Alors Ulespiègle les alla chercher, et
acheva de les remplir avec du suif ; puis il les boucha
solidement, les fit transporter à son auberge, à
l’Étoile d’Or, et fit prévenir le cordonnier. Quand
il fut arrivé, il débonda les tonnes, et la marchandise
plut au cordonnier. Ils firent marché à vingt-quatre
florins, que le cordonnier devait payer à Ulespiègle,
moitié comptant et moitié dans un an. Ulespiègle
prit l’argent et s’en alla, car il redoutait le
dénoûment. Le cordonnier prit livraison de sa marchandise ;
il était joyeux comme celui qui recouvre
un objet perdu ou une mauvaise créance ; il demanda
des ouvriers, car il voulait graisser du cuir le lendemain.
Les garçons cordonniers vinrent en nombre,
car ils se promettaient de se bien remplir la panse, et commencèrent leur besogne en chantant à tue-tête,
comme c’est leur coutume. Quand les tonnes,
qu’on avait mises près du feu, commencèrent à
s’échauffer, ce qu’elles contenaient reprit son odeur
naturelle. L’un des cordonniers dit à l’autre : « Je crois que tu as fait sous toi. » Le maître dit : « Il faut
que quelqu’un de vous ait marché sur quelque chose ;
essuyez vos souliers ; cela sent mauvais en diable. »
Ils cherchèrent partout, mais ils ne trouvèrent rien.
Ils commencèrent à verser la graisse dans un chaudron
et à cirer ; mais plus ils allaient profond, plus
cela sentait mauvais. Enfin ils virent ce qu’il en était,
et laissèrent leur besogne. Le maître et les garçons se
mirent promptement à la recherche d’Ulespiègle, pensant
lui faire payer le dommage ; mais il était parti
avec l’argent, et il est encore à venir réclamer les douze
autres florins. Ainsi le cordonnier fut obligé de faire
conduire son suif à la voirie, et il éprouva un double
préjudice.