Les Aventures de Til Ulespiègle/XXXIII

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CHAPITRE XXXIII.


Comment, à Bamberg, Ulespiègle mange pour
de l’argent.



Une fois Ulespiègle gagna de l’argent adroitement à Bamberg, où il alla après avoir quitté Nuremberg. Il était très affamé. Il entra dans une auberge tenue par Mme Kungine, qui était une joyeuse commère, et qui lui souhaita la bienvenue, car elle vit à ses habits qu’elle avait affaire à un singulier hôte. Le matin, comme on allait se mettre à table, l’hôtesse lui demanda s’il voulait manger à table d’hôte ou à la carte. Ulespiègle répondit qu’il était un pauvre diable, et qu’il la priait de lui donner à manger pour l’amour de Dieu. L’hôtesse lui répondit : « Mon ami, chez les bouchers et chez les boulangers on ne me donne rien pour rien, et je suis obligée de donner de l’argent. C’est pourquoi je ne peux donner à manger qu’en payant. — Madame, répondit Ulespiègle, je veux bien manger pour de l’argent. Combien paye-t-on ici ? – À la table des maîtres, répondit l’hôtesse, c’est vingt-quatre deniers ; à la table à côté, dix-huit deniers, et avec mes garçons, douze deniers. – Madame, dit Ulespiègle, où l’on paye le plus cher, c’est ce qui me convient le mieux. » Il s’assit à la table des maîtres, et se remplit bien la panse. Quand il eut bien mangé et bien bu, il dit à l’hôtesse qu’elle eût à l’expédier, car il voulait partir. La dame lui dit : « Mon cher hôte, donnez-moi vingt-quatre deniers pour votre repas, et allez où vous voudrez, à la grâce de Dieu. — Non, dit Ulespiègle, c’est vous qui devez me donner vingt-quatre deniers, comme vous l’avez promis ; car vous avez dit qu’à cette table on mangeait pour vingt-quatre deniers. J’ai compris que je devais gagner de l’argent en mangeant, et j’ai fait mon devoir en conscience ; j’ai tant mangé que la sueur m’en venait et que je ne pourrais manger davantage, dût-on me tuer. En conséquence, payez-moi ma peine. – Mon ami, dit l’hôtesse, c’est vrai ; vous avez bien mangé pour trois ; et prétendre que je dois vous payer pour cela, c’est n’avoir pas le sens commun. Pour le repas, c’est bien : vous pouvez vous en aller : je ne vous demande pas d’argent ; mais je ne vous en donnerai point pour ajouter à ce que je perds. Ne revenez pas, car si je devais nourrir mes hôtes toute l’année à ce prix, et n’en pas tirer plus d’argent que de vous, je pourrais fermer boutique. » Ainsi Ulespiègle fut obligé de partir sans emporter beaucoup de remercîments.