Les Aventuriers (Aimard)/VIII

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F. ROY (p. 59-68).
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VIII

LE PRISONNIER

Nous avons dit que, après constatation faite de son identité et lecture de son ordre d’arrestation, le major de l’Oursière, gouverneur de la forteresse de Sainte-Marguerite, avait fait conduire le comte de Barmont-Senectaire dans la chambre qui devait lui servir de prison, jusqu’au jour où il plairait à M. le Cardinal de lui rendre la liberté.

Cette chambre, assez vaste et haute, de forme octogone, dont les murs épais de quinze pieds étaient blanchis à la chaux, n’était éclairée que par deux étroites meurtrières garnies d’un double treillis de fer intérieur et extérieur, qui ne laissait filtrer qu’un jour triste à travers ses mailles serrées, et interceptait complètement la vue du dehors.

Une grande cheminée à large manteau occupait un angle de la pièce ; en face, se trouvait un lit ou plutôt un grabat composé d’une mince paillasse et d’un étroit matelas posés sur une couchette de bois blanc, jadis peinte en jaune, mais dont le temps avait presque entièrement rongé la couleur.

Une table boiteuse, un escabeau, une chaise, une table de nuit, un chandelier de fer, complétaient un ameublement plus que modeste.

Cette chambre était située à l’étage le plus élevé de la tour, dont la plateforme, sur laquelle jour et nuit se promenait un factionnaire, lui servait de plafond.

Le soldat ouvrit les verrous et les serrures qui garnissaient la porte doublée de fer de cette chambre, et le comte entra d’un pas ferme.

Après avoir jeté un regard sur ces murs froids et tristes, destinés à lui servir désormais d’habitation, il alla s’asseoir sur la chaise, croisa les bras sur la poitrine, baissa la tête et se mit à réfléchir.

Le soldat, ou plutôt le geôlier, qui était sorti, rentra, une heure après, et le retrouva dans cette même position.

Cet homme portait des draps, des couvertures et du bois pour faire du feu ; derrière lui, deux soldats apportèrent la malle contenant les habits et le linge du prisonnier, qu’ils placèrent dans un coin, et se retirèrent.

Le geôlier s’occupa aussitôt à faire le lit, puis il balaya la chambre et alluma du feu. Lorsque ces différents devoirs furent accomplis, il s’approcha du prisonnier.

— Monsieur le comte ? lui dit-il poliment.

— Que me voulez-vous, mon ami ? lui répondit le comte en relevant la tête et en le regardant avec douceur.

— Le gouverneur du château désire obtenir de vous l’honneur d’un entretien, ayant, a-t-il dit, d’importantes communications à vous faire.

— Je suis aux ordres de M. le gouverneur, répondit laconiquement le comte.

Le geôlier s’inclina et sortit.

— Que me peut vouloir cet homme ? murmura le comte, dès qu’il fut seul.

Son attente ne fut pas longue, la porte s’ouvrit de nouveau, et le gouverneur parut.

Le prisonnier se leva pour le recevoir, il le salua, puis il attendit silencieusement qu’il prît la parole.

D’un geste, le major ordonna au geôlier de se retirer, puis, après un nouveau salut :

— Monsieur le comte, dit-il, avec une politesse froide, entre gentilshommes on se doit des égards. Bien que les ordres que j’ai reçus à votre sujet de M. le Cardinal soient fort sévères, je désire, cependant, user envers vous de tous les ménagements qui ne seront pas incompatibles avec mes devoirs ; je suis donc venu franchement vous trouver afin que nous nous entendions à ce sujet.

Le comte devina où tendait ce discours, mais il n’en laissa rien paraître et répondit :

— Monsieur le gouverneur, je suis reconnaissant, comme je le dois, de la démarche qu’il vous plaît de faire près de moi ; ayez donc, je vous prie, la bonté de m’expliquer en quoi consistent vos ordres, et quelles sont les faveurs par lesquelles il vous est possible de les adoucir. Mais d’abord, puisque je suis ici chez moi, ajouta-t-il, avec un mélancolique sourire ; faites-moi l’honneur de vous asseoir.

Le major salua, mais resta debout.

— C’est inutile, monsieur le comte, reprit-il, ce que j’ai à vous dire étant fort court ; d’abord, vous remarquerez que j’ai eu la délicatesse de vous faire remettre sans le visiter, comme j’en avais le droit, le coffre contenant les effets vous appartenant.

— Je le reconnais, monsieur, et je vous en sais gré.

Le major s’inclina :

— Vous êtes militaire, monsieur le comte, dit-il ; vous savez que Son Éminence le cardinal, bien que ce soit un grand homme, n’est pas fort libéral envers les officiers que des infirmités ou des blessures contraignent à se retirer du service.

— C’est vrai, fit le comte.

— Les gouverneurs de forteresse surtout, bien que nommés par le roi, étant obligés d’acheter à beaux deniers comptants la charge de leurs prédécesseurs, se trouvent réduits à une complète misère s’ils n’ont pas quelque argent d’avance.

— J’ignorais ce détail, monsieur, je croyais que le gouvernement d’une forteresse était une récompense.

— C’en est une aussi, monsieur le comte ; on n’achète la charge que des châteaux forts servant, comme celui-ci, de prison d’État.

— Ah ! fort bien.

— Vous comprenez, c’est à cause des bénéfices que le gouverneur est autorisé à faire sur les prisonniers confiés à sa garde.

— Parfaitement, monsieur. En ce moment beaucoup de malheureux, ayant encouru la disgrâce de Son Éminence, sont-ils détenus dans ce château ?

— Hélas ! monsieur, vous êtes le seul, voilà justement la raison qui me fait désirer de m’arranger à l’amiable avec vous.

— De mon côté, je ne demande pas mieux, monsieur, croyez-le bien.

— J’en suis convaincu, aussi vais-je aborder franchement la question.

— Abordez, monsieur, je vous écoute avec la plus sérieuse attention.

— Il m’est ordonné, monsieur, de ne vous laisser communiquer avec personne autre que votre geôlier, de ne vous donner ni livres, ni papier, ni plumes, ni encre, et de ne jamais vous autoriser à sortir de cette chambre ; il paraît qu’on redoute fort que vous vous échappiez d’ici, et que Son Éminence tient à vous conserver.

— J’en suis fort reconnaissant à Son Éminence, mais heureusement pour moi, répondit en souriant le comte, au lieu d’avoir affaire à un geôlier, je dépends d’un brave soldat qui, tout en exécutant strictement sa consigne, juge inutile de tourmenter un prisonnier déjà assez malheureux d’être tombé dans la disgrâce du roi et de Son Éminence le cardinal-ministre.

— Vous m’avez bien jugé, monsieur le comte ; si sévères que soient ces ordres, je commande seul dans ce château où je n’ai nul contrôle à redouter, j’espère donc pouvoir adoucir en votre faveur la rigueur qui m’est ordonnée.

— Quelle que soit votre intention à cet égard, laissez-moi, monsieur, vous parler à mon tour comme un militaire franc et loyal. Prisonnier du roi, pour un temps sans doute fort long, l’argent m’est complètement inutile ; sans être riche, je jouis cependant d’une certaine aisance, ce dont je me félicite, puisque cette aisance me permet de reconnaître les complaisances que vous aurez pour moi ; service pour service, monsieur : je vous donnerai dix mille livres tous les ans payés d’avance, et de votre côté, vous, eh bien ! ma foi, vous me permettrez de me procurer à mes frais, bien entendu, tous les objets susceptibles d’adoucir ma captivité.

Le major eut un éblouissement ; le vieil officier de fortune n’avait pas, dans toute sa vie, possédé une somme aussi forte.

Le comte reprit, sans paraître remarquer l’effet produit par ses paroles sur le gouverneur :

— Ainsi, voilà qui est bien entendu : à la somme que le roi vous alloue pour ma nourriture, nous ajouterons deux cents livres par mois, soit deux mille quatre cents livres par an, pour papier, plumes, livres, etc. ; nous mettrons une somme ronde de trois mille livres, cela vous convient-il ainsi ?

— Ah ! monsieur, c’est trop, beaucoup trop, même.

— Non, monsieur, puisque je viens en aide à un galant homme qui m’en saura gré.

— Je vous en conserverai une éternelle reconnaissance, monsieur seulement, ne m’en veuillez pas de ma franchise, vous m’obligez à faire des vœux pour vous conserver le plus longtemps possible.

— Qui sait, monsieur le major, si mon départ ne vous sera pas plus avantageux que mon séjour ici, dit-il, avec un fin sourire, veuillez me prêter vos tablettes.

Le major les lui présenta.

Le comte arracha un feuillet, écrivit dessus quelques mots au crayon, et le lui remettant :

— Voici, dit-il, un bon de seize mille livres que vous pourrez faire toucher à vue sur la maison Dubois, Loustal et Compagnie, de Toulon, aussitôt que vous en aurez le loisir.

Le gouverneur s’empara du papier avec un frisson de joie.

— Mais il me semble que ce bon porte huit cents livres de plus que la somme stipulée entre nous ? dit-il.

— En effet, monsieur, mais ces huit cents livres sont pour l’achat des différents objets dont voici la liste, et que je vous prie de me procurer.

— Demain, vous les aurez, monsieur le comte, et après s’être incliné fort bas, le gouverneur sortit à reculons de la chambre.

— Allons, murmura gaiement le comte lorsque la lourde porte se fut refermée sur le major, je ne m’étais pas trompé, j’avais bien jugé cet homme, il est réellement complet ; mais son vice le plus développé est bien décidément l’avarice ; lorsque cela me plaira, je crois que j’en ferai quelque chose ; mais je ne dois pas aller trop vite, il me faut agir avec la plus grande prudence.

Certain de ne plus être dérangé, au moins pendant quelques heures, le comte ouvrit le coffre apporté par les deux soldats, afin de s’assurer si le gouverneur lui avait dit la vérité, et si son contenu était bien réellement intact.

En effet, le coffre n’avait pas été visité.

Dans la prévision d’une arrestation probable, le comte, lorsqu’il s’était mis à la poursuite du duc de Peñaflor, avait acheté plusieurs objets qu’il retrouva avec la plus vive satisfaction.

À part une certaine quantité d’habits et de linge, le coffre contenait une corde de soie très fine et très solide longue de près de cent brasses, deux paires de pistolets, un poignard, une épée, de la poudre et des balles ; objets que le gouverneur aurait confisqués sans scrupules aucuns, s’il les avait vus, et dont le comte, se fiant au hasard, s’était muni à tout événement.

Il y avait encore plusieurs outils en fer et en acier, et, cachée dans un double fond dissimulé avec soin, une bourse très lourde contenant une somme de vingt-cinq mille livres en or, sans compter une autre somme presque aussi considérable en quadruples d’Espagne cousue dans une large ceinture en cuir.

Dès que le comte se fut assuré que le major ne lui avait pas menti, il referma soigneusement le coffre, en suspendit la clef à son cou par une chaînette d’acier, et il s’assit tranquillement au coin de la cheminée.

Ses méditations furent interrompues par le geôlier.

Cette fois, cet homme, non seulement lui apportait une literie complète, fort supérieure à celle qu’il lui avait donné d’abord ; mais il avait ajouté un tapis, un miroir et jusqu’à des ustensiles de toilette.

Une nappe fut étendue sur la table que, dans un instant, il couvrit d’un dîner assez appétissant.

— M. le major vous prie de l’excuser, monsieur, dit-il ; demain il vous donnera ce que vous lui avez demandé. En attendant, il vous envoie ces livres.

— C’est bien, mon ami, répondit le comte. Comment vous nommez-vous ?

— La Grenade, monsieur.

— C’est vous, la Grenade, que le gouverneur a désigné pour me servir ?

— Oui, monsieur.

— Mon ami, vous me paraissez un brave garçon, voici trois louis pour vous. Tous les mois, si je suis satisfait de votre service, je vous en donnerai autant.

— Vous ne m’auriez rien donné, monsieur, répondit la Grenade en prenant l’argent, que cela ne m’aurait pas empêché de vous servir avec tout le zèle dont je suis capable ; et si je reçois ces trois louis, c’est seulement parce qu’un pauvre diable comme moi n’a pas le droit de refuser un cadeau d’un généreux gentilhomme comme vous. Mais, je vous le répète, monsieur, je vous suis tout acquis, et vous pouvez user de moi pour tout ce qui vous plaira.

— Ouais ! fit le comte avec étonnement ; je ne vous connais pas cependant, que je sache, la Grenade ; d’où vient, je vous prie, ce grand dévouement à ma personne ?

— Je ne demande pas mieux que de vous le dire, monsieur, si cela vous intéresse : je suis lié d’amitié avec M. François Bouillot, auquel j’ai certaines obligations ; c’est lui qui m’a ordonné de vous servir et de vous obéir en tout.

— Ce bon Bouillot ! fit le comte. C’est bien, mon ami ; je ne serai pas ingrat. Allez, je n’ai pas besoin de vous quant à présent.

Le geôlier remit du bois au feu, alluma une lampe et se retira.

— Ah çà ! dit le comte en riant. Dieu me pardonne ! je crois que, quoique prisonnier en apparence, je suis aussi maître que le gouverneur dans ce château, et que le jour où cela me plaira, j’en sortirai sans que nul ne s’y oppose. Que penserait M. le cardinal, s’il savait de quelle façon ses ordres sont exécutés ?

Il se mit à table, déplia sa serviette et commença à dîner de bon appétit.

Les choses se passèrent ainsi que la convention avait été faite entre le gouverneur et son prisonnier.

L’arrivée du comte de Barmont à la forteresse était une bonne aubaine pour le major qui, depuis qu’il avait obtenu de la munificence royale le commandement de ce château pour retraite, jamais jusqu’alors n’avait eu occasion de tirer un bénéfice quelconque de la position qu’on lui avait faite. Aussi se promettait-il d’exploiter son unique prisonnier ; car l’île Sainte-Marguerite, ainsi que déjà nous l’avons fait observer, n’avait pas encore acquis la réputation que plus tard elle mérita comme prison d’État.

La chambre du comte fut meublée, appropriée, autant que cela fut possible de le faire ; on lui donna, moyennant finance, bien entendu, et en le lui faisant payer fort cher, tout ce qu’il demanda en fait de livres ; la promenade même sur les tourelles lui fut permise.

Le comte était heureux, autant, du moins, que les circonstances dans lesquelles il se trouvait lui permettaient de l’être ; nul n’aurait supposé, en le voyant travailler aussi assidûment les mathématiques et la navigation, car il s’appliquait avec un soin extrême à compléter son éducation maritime, que cet homme nourrît dans son cœur une pensée de vengeance implacable et que cette pensée lui fût toujours présente.

Au premier coup d’œil, la résolution prise par le comte de se faire incarcérer lorsqu’il lui était si facile de demeurer libre, peut sembler étrange ; mais le comte était un de ces hommes de granit dont la pensée est immuable et qui, dès qu’ils ont pris un parti, après en avoir avec le plus grand sang-froid calculé toutes les chances pour ou contre, suivent la route qu’ils se sont tracée, marchant toujours en droite ligne sans s’embarrasser des obstacles qui surgissent à chaque pas sur leur chemin, et les surmontant parce qu’ils ont décidé d’abord qu’il en serait ainsi : caractères qui grandissent et se complètent dans la lutte, et qui atteignent tôt ou tard le but qu’ils se sont assigné.

Le comte avait compris que toute résistance au cardinal n’aboutirait pour lui qu’à une perte certaine ; les preuves ne manquaient pas à l’appui de ce raisonnement : s’échappant des mains des gardes qui le conduisaient en prison, il demeurait libre, il est vrai, mais exilé, obligé de sortir de France et d’errer à l’aventure en pays étranger, seul, isolé, sans ressources, toujours sur le qui-vive, contraint de se cacher et réduit à l’impossibilité d’agir, c’est-à-dire d’obtenir les renseignements nécessaires pour parvenir à se venger de l’homme qui, en lui enlevant la femme qu’il aimait, avait du même coup brisé non seulement sa carrière et sa fortune, mais encore détruit à jamais son bonheur.


— Eh bien ! demanda-t-il à l’officier qui venait au devant de lui.


Il était jeune, il pouvait attendre. La vengeance se mange froide, disent les Méridionaux, et le comte était Languedocien ; et puis, ainsi qu’il l’avait dit à Bouillot dans un moment d’expansion, il voulait souffrir, afin de tuer en lui tout sentiment humain qui surnageait encore dans son cœur, et se retrouver un jour armé de pied en cap en face de son ennemi.

Le cardinal Richelieu et le roi Louis XIII, tous deux, étaient malades sérieusement. Leur mort ne tarderait pas à venir et à amener un changement de règne ; deux ans, trois ans, quatre ans au plus tard, et arriverait cette catastrophe dont une des conséquences serait de produire une réaction, et, par conséquent, d’ouvrir à tous les prisonniers du défunt ministre les prisons dont celui-ci avait scellé sur eux les portes.

Le comte avait vingt-cinq ans : donc le temps lui appartenait, et cela d’autant plus que, rendu à la liberté, il rentrerait dans tous ses droits, et en qualité d’ennemi de Richelieu se trouverait bien en cour, c’est-à-dire en mesure, à cause du crédit passager dont il jouirait, de reprendre tout l’avantage qu’il avait perdu vis-à-vis de son ennemi.

Il n’y a que les hommes énergiquement doués et réellement sûrs d’eux-mêmes qui sont capables de faire de tels calculs et de suivre opiniâtrement une ligne de conduite aussi en dehors de toutes combinaisons logiques ; mais ces hommes qui mettent ainsi résolument le hasard de leur côté et le comptent comme partenaire, réussissent toujours dans ce qu’ils veulent faire, à moins que la mort ne vienne subitement les arrêter court.

Par l’entremise de la Grenade et la connivence tacite du gouverneur qui fermait les yeux avec un charmant laisser-aller, le comte, non seulement était au courant de tout ce qui se passait au dehors, mais encore il recevait des lettres de ses amis, lettres auxquelles il répondait.

Un jour, après avoir lu une lettre que la Grenade lui avait donnée en lui apportant à déjeuner, lettre du duc de Bellegarde qui lui était parvenue par l’entremise de Michel, car le brave marin n’avait pas voulu s’éloigner de son ancien commandant et s’était improvisé pêcheur à Antibes avec Vent-en-Panne pour matelot, le comte fit prier par la Grenade le gouverneur de lui accorder quelques minutes d’entretien.

Le major savait que chaque visite qu’il faisait à son prisonnier se traduisait pour lui en un bénéfice quelconque ; aussi se hâta-t-il de se rendre dans sa chambre.

— Monsieur, lui dit tout d’abord le comte en le voyant, savez-vous la nouvelle ?

— Quelle nouvelle, monsieur le comte ? répondit le major tout ébahi, car il ne savait rien.

En effet, placé comme il l’était en dehors de tout mouvement à l’extrême frontière du royaume, les nouvelles, quelles qu’elles fussent, ne lui parvenaient, pour ainsi dire, que par hasard.

— Le cardinal-ministre est mort, monsieur ! Je viens de l’apprendre par une voie sûre.

— Oh ! fit le major en joignant les mains ; car cette mort pouvait lui faire perdre sa place.

— Et, ajouta froidement le comte, Sa Majesté le roi Louis XIII est au plus mal.

— Quel malheur, mon Dieu ! s’écria le gouverneur.

— Ce malheur peut être heureux pour vous, monsieur, reprit le comte.

— Heureux ! lorsque je suis menacé de me voir retirer mon commandement ! Hélas ! vous le savez, monsieur le comte, que deviendrai-je si l’on me chasse d’ici ?

— Cela pourrait bien arriver, dit le comte. Vous avez, monsieur, toujours été grand ami du défunt cardinal et connu pour tel.

— Hélas ! malheureusement ! murmura le major tout décontenancé et comprenant la vérité de cette affirmation.

— Il y a, je crois, un moyen avantageux d’arranger les choses.

— Lequel, monsieur le comte ? Parlez, je vous en supplie !

— Ce moyen, le voici : écoutez-moi bien ; ce que je vais vous dire est fort sérieux pour vous.

— J’écoute, monsieur le comte.

— Voici une lettre toute préparée pour le duc de Bellegarde. Vous allez à l’instant partir pour Paris en passant par Toulon, où vous toucherez ce bon de deux mille livres pour vos frais de voyage. Le duc m’aime beaucoup. À ma considération, il vous recevra bien ; vous vous entendrez avec lui, vous lui obéirez en tout ce qu’il vous dira.

— Oui, oui, monsieur le comte.

— Et si d’ici un mois au plus tard…

— D’ici un mois, au plus tard !… répéta le gouverneur haletant d’impatience.

— Vous me rapportez ici ma grâce pleine et entière signée de Sa Majesté Louis XIII…

— Hein ? s’écria le gouverneur avec un geste de surprise.

— Je vous compterai immédiatement, continua froidement le comte, la somme de cinquante mille livres, pour vous indemniser des désagréments que ne manquera pas de vous occasionner ma mise en liberté.

— Cinquante mille livres ! s’écria le major les yeux brillants de convoitise.

— Cinquante mille livres, oui, monsieur, répondit le comte. Et de plus, je m’engage, si cela vous convient, à vous faire maintenir dans votre commandement. Est-ce une affaire entendue ?

— Mais, monsieur le comte, comment ferai-je à Paris ?

— Vous suivrez les indications que vous donnera le duc de Bellegarde.

— C’est fort difficile, ce que vous me demandez là.

— Pas autant que vous feignez de le croire, monsieur ; d’ailleurs, si cette mission ne vous convient pas, je…

— Je n’ai pas dit cela, monsieur.

— Bref, c’est à prendre ou à laisser.

— Je prends, monsieur le comte, je prends, vive Dieu !… cinquante mille livres !

— Et vous partez ?

— Demain.

— Non, ce soir !

— Ce soir, soit.

— C’est bien ! Voilà la lettre et voici le bon. Ah ! à propos, tâchez de vous mettre en rapport avec un pêcheur d’Antibes, nommé Michel.

— Je le connais, fit le major en souriant.

— Ah ! dit le comte. Il ne serait pas mal non plus que vous tâchiez de retrouver l’exempt qui m’a conduit ici, un certain François Bouillot.

— Je sais où le prendre, répondit le major avec le même sourire d’intelligence.

— Très bien ! Alors, mon cher gouverneur, je n’ai plus rien à ajouter, ni de recommandations à vous faire, sinon de vous souhaiter un bon voyage.

— Il le sera, monsieur le comte, je vous le jure.

— Il est vrai que la somme est ronde ! cinquante mille livres !

— Je n’aurai garde d’oublier le chiffre.

Sur cette parole, le major prit congé de son prisonnier et se retira avec force saluts.

— Je crois que cette fois je vais être libre ! s’écria le comte dès qu’il fut seul. Ah ! monsieur le duc, nous allons donc enfin lutter à armes égales !