Les Aventuriers de la mer/19

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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 207-229).

CHAPITRE XIX

Mutineries d’équipages ; hudson abandonné par les siens ; la grande rébellion de 1797 en angleterre et son chef richard parker ; lord howe ; la révolte des matelots de la Bounty ; le commandant bligh et fletcher christian ; une traversée de 1 300 lieues sur une embarcation non pontée ; affaire du Fœderis-Arca, jugement et quatre condamnations à mort ; le capitaine du Wellington ; les deux malais du Franck-N.-Thayer ; pavillons-noirs à bord d’un vapeur chinois.

Nous avons donné une idée des périls que recèle la mer et de moyens qu’on leur oppose. Mais il y a encore toute une série de faits qui remplissent les annales de la navigation, tels que mutineries, révoltes d’équipages, drames maritimes, et une longue suite d’aventures de terre et de mer en pays lointains, — avec des massacres, des naufragés réduits en esclavage par des peuples barbares, des marins auxquels on tend des embûches, pour s’emparer d’eux et les manger, — dans ces archipels de l’Océanie, longtemps exclusivement peuplés d’anthropophages, — des marins abandonnés sur des îlots déserts, Robinsons vrais dont le désespoir, les souffrances nous émeuvent, dont la lutte pour la vie captive et passionne, dont l’énergie, quand ils surmontent l’horreur de leur situation, est pour tous un enseignement plein d’attrait.

Il y a aussi une place à faire à ces dangers d’un caractère particulier qui attendent les navigateurs dans les océans polaires. Là, les navires menacent d’être écrasés par les glaces, les marins ont à supporter des hivernages terribles. Souvent, les équipages forcés de quitter le navire soudé à la banquise et dérivant dans une direction inconnue, tentent le retour par de rudes étapes faites à pied, en se traînant à travers les espaces gelés — terre et mer — et en jalonnant de cadavres la route parcourue.

Commençons par les révoltes d’équipages.

Bien des fois les marins d’un navire ont dû se débarrasser de leur capitaine. Ces faits n’ont pas été connus, ou ils ont été vite oubliés… L’histoire a pourtant gardé le souvenir du mécontentement des compagnons de Christophe Colomb ; elle demeure encore douloureusement émue du sort fait à Hudson par les hommes de son équipage…

Rappelons comment Hudson, le simple et rude pilote, allant à la recherche d’un passage entre l’Europe et l’Asie par l’océan Polaire, avait été rejeté hors de sa voie par des encombrements de glaces ; comment après sa découverte de la baie et du grand fleuve auxquels on a donné son nom, son navire se trouva par un hiver rigoureux soudé à la banquise : au printemps, lorsque Hudson voulut retourner en Angleterre, il constata que les vivres lui manqueraient en route. Il a consigné dans quelques lignes de son journal les angoisses qu’il éprouva quand il fut contraint d’employer l’autorité pour imposer à ses matelots un retranchement dans le rationnement devenu inévitable.

Mais ceux-ci ne comprirent pas cette dure nécessité ; ils conspirèrent contre leur capitaine, et le jetèrent dans une chaloupe avec son fils encore enfant, un candide amateur de science, nommé Woodhouse, qui avait suivi Hudson pour faire des observations astronomiques au pôle nord, le charpentier du bord et cinq matelots restés fidèles. Les rebelles leur donnèrent un fusil, quelques sabres et des provisions — pour un seul jour… On ne sut jamais quelles souffrances eurent à endurer le malheureux Hudson et ses compagnons d’infortune : leur abandon fut révélé par ceux mêmes qui en avaient décidé avec tant de cruauté.

La plus sérieuse rébellion que l’on connaisse est la grande mutinerie des escadres anglaises, en 1797. Quarante mille hommes y prirent part sur un seul point ; mais le nombre des mécontents s’élevait à plus du double. Les causes de désaffection étaient graves. À cette époque les matelots anglais peinaient beaucoup et recevaient peu d’encouragements. Depuis le règne de Charles II leur salaire était resté le même, tandis que tout avait renchéri. Leurs pensions de retraite n’avaient pas augmenté. Ils se trouvaient aussi à la discrétion des agents des vivres qui ne pensaient qu’à faire fortune. Enfin l’armée navale était composée en grande partie d’hommes réunis par la « presse » dans tous les ports ; ce qui constituait, à certains égards, de médiocres équipages.

Les matelots agirent d’abord avec modération ; ils commencèrent par employer tous les moyens légaux en leur pouvoir. À la fin de février 1797, les marins de quatre vaisseaux de guerre réunis dans la baie de Spithead, adressèrent des pétitions à lord Howe, commandant en chef de la flotte de la Manche. Lord Howe était très aimé des matelots qui l’avaient surnommé Dick le Noir, en raison de son teint fortement basané. Ils lui demandaient d’intercéder auprès de l’Amirauté afin d’obtenir un adoucissementà leur sort. Lord Howe, alors souffrant, communiqua les suppliques à lord Bridport et à sir Peter Parker, l’amiral du port, qui répondirent que les pétitionnaires étaient des gens mal intentionnés. Les matelots, voyant leurs réclamations repoussées, se décidèrent à exiger par la force ce qu’ils avaient d’abord demandé avec respect.

En six semaines, ils organisèrent leur plan dans un tel secret que lord Bridport n’eut vent de la conspiration que lorsque toutes les dispositions étaient prises. Il communiqua ses soupçons aux lords de l’Amirauté qui, pensant qu’un peu de service actif serait le meilleur dérivatif, ordonnèrent à la flotte de prendre la haute mer.

Les ordres arrivèrent à Portsmouth le 15 avril. Immédiatement lord Bridport commanda les préparatifs : ce fut le signal de la révolte. D’un mouvement simultané, sur chaque vaisseau, les matelots montèrent aux agrès et lancèrent trois vivats. Puis ils s’emparèrent du commandement et nommèrent des délégués pour conduire les négociations avec les représentants de l’Amirauté. Mais aucune violence ne fut exercée. Le premier lieutenant du London, sur l’ordre de l’amiral Colpoys, — un des officiers les plus détestés, — tua l’un des mutins, et cette mort ne fut pas vengée. Les matelots envoyèrent de nouvelles pétitions à l’Amirauté, et leur modération plaida fortement en leur faveur. Les autorités, voyant qu’avec le plus grand pouvoir entre leurs mains ils agissaient pacifiquement, firent toutes les concessions demandées et accordèrent au nom du roi un pardon général. Tout semblait fini.

Cependant les débats du Parlement traînant en longueur, lord Howe fut envoyé par le Cabinet avec plein pouvoir de ratifier tous les engagements qui avaient été pris, et mission de bien convaincre les mécontents du désir de les satisfaire qu’avait le gouvernement. Mais au moment où les marins de Portsmouth rentraient dans le devoir, la flotte du nord se souleva : cette fois ce fut avec une violence excessive. Sous l’influence des conseils séditieux, les canons armés pour la défense de la patrie menacèrent les foyers de ces égarés…

Richard Parker, le chef meneur, était un homme peu estimable, mais qui ne manquait ni de talent ni d’énergie. Fils d’un marchand aisé d’Exeter, il avait reçu une bonne éducation ; mais il avait plusieurs fois perdu ses grades de bas officier. Brave et résolu, il possédait un incontestable ascendant sur les matelots de son entourage. On a dit qu’il faisait partie de sociétés secrètes et que c’était un agent des révolutionnaires français. Après qu’on se fût rendu maître des officiers, Parker se donna le titre de lord grand amiral et commit nombre d’excès. Il fit canonner les vaisseaux qui ne voulaient pas suivre le mouvement, et mit à la torture des officiers prisonniers.

Le 6 juin, quatre vaisseaux de l’escadre de l’amiral Duncan vinrent se joindre aux révoltés. Quelques jours après, plusieurs autres navires arrivèrent à l’embouchure de la Tamise et augmentèrent le nombre des mutins. Lord Duncan voyant la plus grande partie de sa flotte l’abandonner, réunit l’équipage de son navire, et lui parla avec tant de chaleur, tant de patriotisme que les marins émus, jurèrent de rester fidèles à leur amiral jusqu’à la mort. Ils rallièrent à eux les équipages des vaisseaux de l’escadre demeurés dans le devoir.

Parker, envoyant le nombre des navires que comptait la rébellion, perdit la tête et commit les plus grandes extravagances. Il parla de prendre la mer et de continuer la guerre ; il essaya d’empêcher la navigation sur la Tamise, déclarant qu’il voulait forcer la route jusqu’à Londres et bombarder la Cité, si le gouvernement n’accordait pas ce qu’il demandait. L’alarme fut vive dans la capitale. On arma les forts, on fortifia les rives de la Tamise. Enfin lord Spencer, lord Arden et l’amiral Young allèrent à Sheerness trouver Parker et les délégués ; mais les mutins furent si audacieux que les lords de l’Amirauté rentrèrent à Londres sans avoir rien conclu. Le gouvernement décréta les plus grandes peines contre ceux qui aideraient les rebelles.

À la fin de la première semaine de juin, l’effervescence entretenue par Parker commença à faiblir. La flotte de Portsmouth désavoua les révoltés de Plymouth, et un ou deux vaisseaux résistèrent à l’autorité de Parker. Celui-ci commença à reconnaître qu’on l’abandonnait. Il essaya alors de reprendre de nouvelles négociations avec l’Amirauté ; mais ses demandes étaient trop ambitieuses ; elles furent repoussées.

Le 10 juin, deux navires, le Léopard et le Repulse, firent leur soumission ; leur exemple fut bientôt suivi par d’autres vaisseaux : la mutinerie prenait fin et la cause de Parker était perdue. L’équipage du Sandwich, le vaisseau sur lequel l’amiral des rebelles avait arboré son

Parker fit canonner les vaisseaux qui ne voulaient pas suivre le mouvement.
pavillon, se rendit au fort de Sheerness et livra Richard Parker aux autorités. Seize jours après il fut pendu.

L’esprit de révolte gagna la flotte de la Méditerranée ; mais l’amiral Jervis, qui la commandait et qui venait d’être créé lord Saint-Vincent après la victoire du 14 février sur la flotte espagnole, en vint rapidement à bout en déployant une vigueur extrême. Il fit saisir immédiatement les meneurs, qui furent jugés et pendus le lendemain, quoique ce fût un dimanche. Le dernier effort de cette redoutable rébellion se fit sentir dans les premiers jours d’octobre de la même année au Cap de Bonne-Espérance, où se trouvait l’escadre de l’amiral Pringle. Là aussi, les meneurs furent pendus sans miséricorde. Depuis la grande mutinerie de 1797, aucun acte d’insubordination ne s’est renouvelé dans la marine anglaise.

Formidable dans ses proportions, la mutinerie de 1797 est pourtant bien moins connue que la révolte du sloop de guerre la Bounty : c’est sans doute à cause des éléments dramatiques, des circonstances romanesques que recèle le drame maritime du grand Océan.

Sur les conseils du célèbre Cook, le gouvernement anglais avait, en 1787, conçu le projet de procurer à quelques-unes de ses colonies d’Amérique le précieux arbre à pain, ainsi que d’autres fruits et productions utiles de la mer du Sud. Au mois d’août de la même année, le lieutenant de vaisseau William Bligh fut nommé au commandement de la Bounty, navire de quarante-cinq tonneaux, monté par quarante-six hommes d’équipage, y compris le capitaine. Après dix mois de navigation la Bounty arrivait à Taïti.

Les insulaires donnèrent quelques milliers de pieds de l’arbre à pain convoité, et après un séjour de six mois dans cette île, Bligh reprit la mer, le 4 avril.

Il naviguait depuis une vingtaine de jours lorsque la moitié de l’équipage se révolta contre son capitaine, soutenu, mais sans succès, par l’autre moitié. Ce complot, tramé et mûri dans le secret le plus absolu, par des hommes qui mangeaient, dormaient et faisaient le service avec ceux dont ils méditaient de se défaire, fut mis à exécution le 28 avril 1789.

Voici les faits qui avaient amené un groupe important des marins de la Bounty à prendre une résolution d’une si extrême gravité.

Pendant la durée du voyage de la Bounty, le capitaine Bligh s’était trouvé plus d’une fois en mésintelligence avec des officiers, et l’équipage, en général, eut des raisons fondées de se plaindre de lui. Cependant, quels que fussent les sentiments des officiers à l’égard de leur commandant, le mécontentement général n’était pas assez grand pour qu’on pût prévoir ce qui allait arriver.

Parmi ceux qui avaient le plus de motifs de se plaindre se trouvait un bas officier nommé Fletcher Christian. C’était pourtant un protégé du capitaine Bligh, mais malheureusement il avait contracté envers son supérieur quelques obligations pécuniaires, et toutes les fois qu’un désaccord se produisait entre eux, le commandant de la Bounty faisait sonner haut les services rendus. Christian, excessivement irrité du blâme continuel dont il était l’objet, ainsi que les autres officiers, n’endurait qu’avec beaucoup de peine ce surcroît d’humiliation, et, dans un accès de colère, il déclara à son chef que tôt ou tard le moment viendrait d’un règlement de comptes.

La veille du jour où la révolte éclata, Bligh avait eu avec ses officiers une querelle pour un motif insignifiant, mais qui s’aggrava par la chaleur que chacun y apporta. Ce fut sur Christian que tomba tout le poids de l’irritation du commandant. Fletcher Christian avait déjà ressenti trop amèrementles injures précédemment reçues, pour que la mesure ne fût pas comble.

Le 28 avril, par une de ces magnifiques nuits des tropiques, le lieutenant Christian en faisant son quart sur le pont, repassait dans son esprit chagrin toutes les souffrances, toutes les humiliations dont il avait été abreuvé ; il se laissa aller à penser aussi à l’accueil que lui et ses compagnons avaient reçu à Taïti, et cette méditation dangereuse l’amena insensiblementà perdre le désir de retourner dans sa patrie, et à former le plan d’une évasion sur un radeau, pour essayer de gagner l’île Tofoa, l’une des îles des Amis, au sud de laquelle naviguait alors la Bounty.

Il communiqua son projet à un jeune officier, qui depuis a péri sur la Pandore, et qui lui représenta la folie d’une telle conception et les dangers qu’il y aurait à affronter. Celui-ci parla à Christian d’une révolte comme d’un moyen bien autrement praticable de regagner Taïti. L’esprit hasardeux de Christian adopta ce conseil ; le lieutenant résolut, s’il échouait, de se précipiter à la mer. Il se mit à l’œuvre sur l’heure même, et sonda tout d’abord deux matelots, Matthew Quinttal et Isaac Martin qui, peu de jours auparavant, avaient reçu le fouet sur l’ordre du commandant. Ces deux matelots faisaient partie des hommes de quart. Quinttal se montra irrésolu, Martin, au contraire, se déclara prêt à agir.

Le succès de ce début encouragea Christian ; il réussit à séduire et à rallier à lui plusieurs autres matelots, et avant le jour, la plus grande partie de l’équipage était à sa discrétion. L’un d’eux, Adams, dormait dans son hamac, lorsque Summer, l’un des conjurés, vint lui confier que le lieutenant Christian allait s’emparer du navire et mettre le capitaine à terre. En entendant cela, Adams se rendit sur le pont où déjà régnait une confusion de mauvais augure. Hésitant à prendre part à ce qui se tramait, il retourna à son hamac ; mais un moment après, il aperçut le lieutenant près du coffre aux armes, faisant une distribution à tous ceux qui en voulaient, et appréhendant de se trouver du parti le plus faible, il passa du côté des rebelles, et demanda un sabre d’abordage.

Voici comment les rebelles parvinrent à se procurer des armes.

Le maître d’armes, suivi de plusieurs matelots, se rendit chez l’armurier et, sous prétexte qu’il avait besoin d’un mousquet pour tuer un requin, il se fit remettre la clef du coffre aux armes. Devant ce coffre dormait l’aspirant de marine — midshipman — Hallet ; les conjurés le réveillèrent et l’entraînèrent sur le pont. Au même moment, l’aide charpentier, Charles Norman, qui ne savait rien du complot, éveilla l’autre midshipman, M. Hayward, et dirigea son attention vers le prétendu requin qui nageait le long du sloop. Christian parut presque aussitôt sur le pont, suivi de plusieurs matelots armés jusqu’aux dents.

Tous les hommes que Christian avait ralliés se trouvant prêts à agir, le lieutenant assigna à chacun d’eux son rôle. Lui-même, aidé du capitaine d’armes, saisit le commandant Bligh, qui eut les mains liées derrière le dos, fut attaché près de l’habitacle, tandis qu’il leur adressait des reproches sur leur conduite ; ils lui répondirent en l’insultant, et même en lui appliquant un coup de plat de sabre. Et comme Bligh accusait Christian d’ingratitude, en lui reprochant selon son habitude les services qu’il lui avait rendus, et rappelant qu’il avait une femme et des enfants, Christian lui répliqua sèchement qu’il eût dû s’en souvenir plus tôt et régler là-dessus sa conduite.

D’autre part, Adams et plusieurs rebelles s’étaient emparés des autres officiers. On leur rendit la liberté dès qu’on fut maître du capitaine. La révolte était consommée.

Alors les rebelles se montrèrent divisés sur ce qui restait à faire. Il avait été convenu qu’on abandonnerait les vaincus à la merci des flots ; mais les uns voulaient qu’on leur donnât un mauvais canot, incapable de tenir la mer plus de quelques heures, d’autres penchaient pour la chaloupe. Ce dernier avis ayant réuni le plus d’assentiment, la chaloupe allait être mise à la mer, lorsque Isaac Martin, qui craignait que cette embarcation ne donnât aux officiers le moyen de regagner l’Angleterre, et par suite de les dénoncer et de lancer un navire à leur recherche, manifesta une opposition très vive contre cette imprudente concession. Ses camarades, irrités sans doute des menaces contenues dans ses paroles, passèrent outre, et lui retirèrent la garde du capitaine Bligh, auprès de qui il fut remplacé par Adams.

Cependant la chaloupe avait été mise à la mer, et les deux midshipmen demeurés fidèles à leur commandant reçurent l’ordre de s’y embarquer, on leur donna une petite pièce d’eau, cent cinquante livres de pain, — certaines relations disent de biscuit, — environ trente livres de porc, six litres de rhum et six bouteilles de vin, un octant, un compas, quelques lignes de pêche, des cordes, du fil à voile, de la toile et divers objets qui pouvaient leur être utiles dans une position aussi désespérée.

On fit descendre ensuite le capitaine dans la chaloupe. Le malheureux Bligh ayant réclamé quelques mousquets pour se défendre en cas de besoin, on les lui refusa en lui riant au nez ; mais on donna plusieurs sabres ou coutelas aux marins qui l’accompagnaient. La chaloupe dut pousser au large tandis que les rebelles, sous l’empire d’une immense joie, criaient en manière de défi :

— Et maintenant à Taïti ! à Taïti, les garçons ! Hourra pour Taïti !

Dans la chaloupe abandonnée à la mer, dix-neuf personnes avaient pris place : le commandant, le maître, le chirurgien, le second maître, le botaniste, trois officiers brevetés, l’agent comptable et huit matelots ; sur la Bounty demeurait la plus grande partie de l’équipage : Fletcher Christian garda le commandement. Les aspirants de marine Haywood, Young, Stewart, le capitaine d’armes, l’armurier et le charpentier, avaient été retenus de force à bord du sloop, où l’on pouvait avoir besoin de leurs services. Au dernier moment, Isaac Martin avait voulu partir sur la chaloupe, mais il en avait été empêché par Quinttal.

En comptant combien d’officiers et de matelots de la Bounty restaient fidèles à leur commandant, on pourrait s’étonner du succès de la conspiration, si l’on oubliait que Fletcher Christian avait très habilement choisi ses complices.

Alors s’accomplit le plus étonnant de tous les voyages, sur une embarcation non pontée, de vingt-deux pieds de long, qui tint la mer pendant quarante-huit jours avec le peu de vivres que l’on sait et accomplit une traversée de 1,300 lieues, ayant à éviter les archipels océaniens dont les sauvages les eussent massacrés, et de même les anthropophages du détroit de Torrès. Un seul homme périt dès les premiers jours de navigation, lorsque l’embarcation conduite par Bligh ayant abordé à l’île de Tofoa, pour y faire provision de fruits de l’arbre à pain, dut échapper à l’hostilité manifeste des insulaires, en abandonnant John Norton, l’un des quartiers maîtres, qui ne put rejoindre assez tôt : le malheureux fut lapidé sous les yeux de ses compagnons.

Les victimes de la rébellion eurent à essuyer des mauvais temps, de la pluie ; le 7 mai, passant en vue de quelques îles rocailleuses, ils furent poursuivis par deux grandes pirogues chargées de sauvages auxquels ils se dérobèrent à grand’peine ; la ration de vivres fixée à une once de pain par jour et un verre d’eau, ne fut améliorée que par quelques légères distributions de rhum et de vin ; toutefois, ils purent prendre deux ou trois gros oiseaux de mer, et le 28 mai, ils trouvèrent quelque repos sur une île de la côte orientale de l’Australie, qui leur fournit en abondance des huîtres : on les fit cuire avec du porc salé et du pain, et chaque homme put se rassasier à son appétit.

Malgré ce réconfort, au moment où Timor allait être signalée, les compagnons de Bligh se trouvaient dans un lamentable état. « Le 10 juin au matin, lisons-nous dans la relation de l’infortuné commandant, je fus frappé du triste état de la plupart des hommes. Une peau blême et desséchée laissait saillir les os de leur visage ; leurs jambes étaient enflées et leur faiblesse si grande qu’ils pouvaient à peine se mouvoir, et restaient plongés dans une sorte de somnolence dont ils ne sortaient que pour balbutier des phrases incohérentes. Deux surtout paraissaient toucher à leur dernière heure. Je rappelai la vie chez eux en leur faisant prendre quelques cuillerées du vin qui nous restait encore, et je m’efforçai de ranimer le courage de tous en leur faisant entrevoir une arrivée prochaine à Timor. »

Le 12, on aperçut la terre, qui fut saluée par des cris de joie. Deux jours après, l’embarcation de la Bounty entrait dans la baie de Coupang. Bligh et ses compagnons d’infortune furent cordialement reçus. Les malheureux ressemblaient à des spectres ; n’ayant plus que la peau et les os, couverts d’ulcères, vêtus de haillons indescriptibles, ils inspiraient à la fois la pitié et l’effroi. Malgré tous les soins qui furent prodigués à tous, le botaniste mourut à Coupang, trois des hommes à Batavia, et un autre sur le vaisseau qui ramenait en Angleterre les marins de la Bounty demeurés fidèles. Quant au docteur, qu’on avait dû laisser à Timor à cause de l’état de sa santé, on n’entendit plus jamais parler de lui.

Nous retrouverons plus loin, — à Pitcairn, — les rebelles, devenus

Canal des Deux-Mers et port de Cette.
de paisibles colons, — non sans qu’il y eût du sang versé, — s’alliant aux sauvages polynésiens, se créant de nouvelles familles et une seconde patrie. Voici maintenant une véritable cause célèbre, le procès des rebelles du Fœderis-Arca, qui se termina par la condamnation à mort de quatre hommes de l’équipage pour crime de piraterie. La loi du 10 avril 1825 dispose que tout individu faisant partie de l’équipage d’un navire français qui, par fraude ou violence envers le capitaine ou commandant, s’emparerait dudit bâtiment, doit être poursuivi et jugé comme pirate. C’était le procès. Quant aux faits, nous en donnerons l’historique d’après M. de la Landelle :

Le Fœderis-Arca, chargé de houille à destination de la Vera-Cruz, au Mexique, avait en complément de cargaison des spiritueux tels qu’absinthe et vermout qui, dès l’instant de l’arrimage, tentèrent les gens du bord. Ces hommes qui, pour la plupart, se seraient fait scrupule de tout autre genre de larcin, n’eurent plus d’autre pensée que de dérober les liqueurs qui les tentaient. Ils y parvinrent si facilement qu’en peu de jours ils tombèrent dans un monstrueux état d’abrutissement qui porta les uns au crime et qui priva les autres de la force nécessaire pour s’opposer à leur fureur.

Il était fort difficile, pour ne point dire impossible, d’empêcher les matelots de pénétrer dans la cale. Loin d’aider le second, M. Aubert, qui redoublait de surveillance, Lénard, chargé des fonctions de maître, faisait comme les autres. Le cuisinier Nutler favorisait les larcins. Pour prévenir de semblables délits, l’on ne dispose point sur un bâtiment marchand, monté par une quinzaine d’hommes, des moyens qu’on peut employer sur les navires de guerre.

Le second du capitaine, sans cesse obligé de sévir, était devenu l’objet d’une haine brutale. On lui en voulait mortellement d’être, par sa vigilance, un obstacle continuel.

Parti de Cette le 8 juin 1864, le trois-mâts, après un mois de navigation, se trouvait dans les eaux des îles du cap Vert, quand, un soir, un vacarme extraordinaire se fit entendre sur le gaillard d’avant où l’équipage était rassemblé, à l’exception du novice nantais Julien Chicot, qui se trouvait à la barre du gouvernail.

— Ils se seront encore soûlés et les voici qui se battent, pensa le second en accourant pour rétablir le bon ordre.

Aussitôt on l’entoure, les plus méchants se jettent sur lui et le criblent de coups de couteau. Inertes, stupides, terrifiés, les autres approuvent ou feignent d’approuver. Pierre Oillic ou Hoëlic porte les premiers coups ; Antoine Carbuccia, matelot corse, se figurant qu’il exerce une vengeance, frappe comme un forcené. La demi-obscurité ne permet guère de voir qui s’abstient ou qui coopère au guet-apens. Mais les meneurs, parmi lesquels il faut nommer encore François Thépaut, Marnier et Daoulas, ne sont pas gens à supporter la neutralité. L’absinthe et la peur arment ainsi des malheureux qui, peut-être, ont horreur de leur action.

Lénard, le maître d’équipage, sorti de sa cabine, n’approche point, « parce qu’il n’ose pas », a-t-il dit plus tard ; mais en réalité, il est l’un des principaux coupables. D’après ses camarades, s’il avait eu du cœur, il aurait pu empêcher les crimes dont il prétendit n’avoir été que témoin. Investi de la confiance de M. Richebourg, capitaine du Fœderis-Arca, chef de quart, et d’ailleurs très capable de bien remplir ses fonctions, il joue un double rôle. Aussi est-ce à bon droit que ses complices l’ont dépeint comme un fourbe. C’était un homme de trente ans, du type blond, grand, fort, et dont la physionomie, généralement calme, annonçait une prudence énergique. Ses antécédents devaient naturellement tromper ses chefs : ce marin avait été décoré d’une médaille pour fait de sauvetage. Aucun des matelots du Fœderis-Arca ne subit plus que lui l’influence fatale des liqueurs fortes.

M. Aubert déployait un admirable courage. Frappé sur la tête avec le levier de fer de la pompe, blessé de coups terribles qui ont plié les lames des couteaux, il oppose une résistance inouïe. Les meurtriers le précipitent à la mer. Il s’accroche le long du bord, y remonte, lutte encore, mais enfin, accablé par ses ennemis, il est rejeté à l’eau, et disparaît en leur envoyant sa malédiction.

Le capitaine Richebourg accourait, en ce moment, armé de pistolets ; mais avant qu’il pût bien comprendre ce qui se passait, Hoëlic le saisit par derrière, et, secondé par ses camarades, le mit dans l’impossibilité de se défendre. Le capitaine, malgré sa paternelle indulgence, fut accablé de mauvais traitements ; on lui donna des coups de couteau ; on lui passa une corde autour du cou :

— Tuez-moi, dit-il enfin, mais ne me faites point souffrir.

— À la mer ! à la mer ! crient les assassins.

Et le pauvre capitaine est lancé par-dessus le bord.

La brise était faible ; le navire filait très lentement. Le capitaine nageait dans le sillage sans espérer qu’on viendrait à son secours. Il avait trop vu que ces cruels assassins étaient les maîtres ; il entendait Lénard, son homme de confiance, qui, d’un ton d’autorité, disait encore :

— À l’eau ! Laissez-le aller !

Alors, enflant la voix, il leur cria :

— Vous aurez tous le cou coupé !

Juste menace qui ne se réalisa que pour quatre des assassins ; — encore leur crime faillit-il rester impuni.

L’un d’eux, le cuisinier Nutler, devait se faire justice lui-même et se noyer après les orgies qui suivirent le meurtre. Un second s’évada. Un troisième mourut en prison.

Les vins capiteux, le vermout, l’eau-de-vie, l’absinthe continuaient leurs effets. Ivres d’alcool et de sang, les scélérats se menaçaient les uns les autres. C’était l’arche de la discorde et de la terreur que ce trois-mâts maudit qui portait le nom dérisoire d’Arche d’Alliance.

Les novices Pierre Leclerc et Julien Chicot tremblaient en obéissant aux bandits. L’unique passager du trois-mâts, nommé Orsini, semblait approuver. Le mousse Dupré, pauvre enfant de douze ans, pleurait.

L’horreur de la situation allait croissant.

Plus de chefs, plus de service, plus de manœuvre. La fatale barque flottait à l’aventure, les voiles n’étaient plus orientées ; pendantes, masquées, en ralingue, elles restaient à l’abandon comme celles d’un navire désert.

— Si nous sommes rencontrés, notre voiture nous dénoncera, pensaient les marins, se réveillant après avoir cuvé leurs liqueurs fortes. Orienter, gouverner, faire route, à quoi bon ? Où aller ?

Après avoir bu à satiété, les plus enragés commençaient à avoir peur. Les malédictions du second, la menace du capitaine mourant les obsédaient. Lénard fut consulté. Il avait déjà son projet, que ses complices approuvèrent.

On coulerait le navire et l’on s’embarquerait dans la chaloupe et le grand canot bien approvisionnés, de manière à atteindre les terres les plus voisines, si toutefois l’on n’était pas recueilli en mer par quelque bâtiment. Une fable que chacun apprendrait par cœur, serait minutieusement combinée. Entre autres détails, le capitaine, le second, le cuisinier — et le mousse Dupré, dont la mort était déjà décidée,— seraient censés avoir péri engloutis avec le trois-mâts au moment où ils allaient descendre dans la baleinière ; cette relation mensongère devait être rédigée par Carbuccia et signée par tous les gens du bord.

En conséquence, le naufrage fut mis à exécution.

Le matelot charpentier Antoine Tessier, aidé de plusieurs autres, ouvrit à coups de hache une large voie d’eau ; la chaloupe et le grand canot reçurent l’équipage. Le mousse continuait de pleurer ; au lieu de le laisser à bord, on l’emmena dans la chaloupe :

— Je m’en charge ! dit Hoëlic.

Lorsque le compromis eut été mis sur le papier, le Corse Carbuccia refusa la plume au mousse :

— Tu n’as pas besoin de signer, toi, lui dit-il, ton affaire est claire.

En effet, le malheureux enfant dont on craignait les révélations ne tarda point à être poussé à la mer. — Comme le second, comme le capitaine, il nagea. Il nageait en demandant grâce ; mais les gens de la chaloupe crièrent à ceux du canot :

— S’il vous accoste, faites-le déborder à coups d’aviron !

— Ma mère ! Mon Dieu ! disait le petit Dupré.

Son cri de détresse fut tel que certains des plus farouches se bouchèrent les oreilles en détournant les yeux.

Ce troisième crime une fois consommé, les répétitions des rôles commencèrent. Chacun était successivement interrogé, chacun devait répondre au thème convenu. Malheur à celui qui manquait de mémoire. Avec les plus exécrables serments, on s’engageait à assassiner quiconque ne soutiendrait pas en toute occasion ce qui était écrit.

Lénard, patron de la chaloupe, et le Corse Carbuccia faisaient réciter la sinistre leçon. Les deux embarcations communiquaient ensemble en se jetant les demandes et les réponses.

Hoëlic, patron du canot, Thépaut, le plus hideux de la troupe, Marnier et Daoulas écoutaient et surveillaient avec une attention jalouse. Il y allait de la vie pour quiconque se fût trompé. Le passager Orsini, le matelot mulâtre Charles Pierre, dit Pierri ; le charpentier Tessier, les novices Leclerc et Chicot n’eurent garde d’être distraits. L’unanimité des futures dépositions se fabriquait ainsi de par la corde, le couteau et la noyade.

Et ce fut au point que la fable impie eut un plein succès par trois fois : d’abord sur le navire danois qui recueillit comme naufragés les assassins, frais, dispos, bien portants, n’ayant souffert ni du mauvais temps, ni de la disette : puis à bord du vapeur de la marine impériale le Monge, qui les ramena des îles du Cap-Vert à Brest ; et enfin à Brest même où eut lieu l’enquête réglementaire relative au naufrage en mer du Fœderis-Arca.

Aucune contradiction n’éveilla les soupçons de personne : la perte du trois-mâts fut donc considérée comme un sinistre ordinaire et les neuf survivants se dispersèrent dans diverses directions.

Cependant M. Napoléon Aubert, frère de l’infortuné second, et marin comme lui, avait étudié avec soin le procès-verbal d’enquête. Rendu clairvoyant par sa fraternelle douleur, il trouvait étrange que le capitaine et l’unique officier du bord se fussent réservés la baleinière, en ne conservant avec eux que le cuisinier et le mousse.

À quoi bon la baleinière ? les deux autres embarcations suffisaient largement pour quinze hommes. Si le capitaine a le devoir de s’embarquer le dernier, il a le devoir aussi de prendre le commandement de la chaloupe. Celui du canot revient au second qui aurait pu s’embarquer dès le commencement. Le mousse et le cuisinier ne sont pas de ceux que l’on garde en réserve. Il y avait dans tout cela des invraisemblances choquantes pour un marin, — l’indice d’un crime. Après s’être concerté avec plusieurs capitaines au long cours, qui partagèrent son opinion, M. Aubert sollicita une contre-enquête.

Elle eut lieu au mois de mars 1865, à Nantes, où se trouvait dans sa famille le novice Julien Chicot, le seul qui n’eût pas encore repris la mer. Interrogé par le directeur des mouvements du port et par le commissaire de marine, le pauvre garçon s’efforça de répondre selon les leçons de Lénard et de Carbuccia. Mais doublement terrifié par les menaces de ses complices et par les nouvelles recherches de l’autorité maritime, Chicot, qui avait pris une part subalterne aux actes criminels, se troubla, se contredit, et prévenu qu’on le rappellerait au besoin, tomba dans une tristesse profonde.

Sa mère en fut frappée. — Il voulut lui donner le change, elle ne le crut point, le harcela de questions, et lui ayant arraché le récit complet des événements, n’hésita pas à lui ordonner de tout révéler à la justice.

— Mais je risque d’être condamné à mort, moi aussi !

— Eh bien, tu te repentiras, et ton âme éternelle sera sauvée !

Vaincu par la pieuse fermeté de cette mère énergique, le novice obéit et révéla au juge d’instruction les crimes qui s’étaient succédé à bord du Fœderis-Arca.

Des ordres furent immédiatement donnés pour faire arrêter tous les gens qui montaient le navire. Le Corse Carbuccia fut trouvé à Marseille, l’astucieux Lénard à Anvers, le hideux Thépaut au Havre ; Hoëlic, Marnier, Tessier, Leclerc, furent successivement pris aux divers coins du monde.

Daoulas, embarqué à Montévidéo par les soins du consul de France, à bord d’un trois-mâts français en partance pour le Havre, y fut mis aux fers sous une tente qui lui servait de prison. Dans la Manche, deux jours avant l’arrivée du navire, il trouva le moyen de s’enfuir, en se glissant à la mer avec une cage à poules.

Le capitaine de ce navire, traduit devant la cour de Rouen en suite de cette évasion, prouva clairement qu’il ne l’avait point favorisée, et fut acquitté. Daoulas avait-il ou n’avait-il pas à bord des compères ayant commis la mauvaise action de le soustraire aux poursuites ? Périt-il en mer ? Trouva-t-il un asile ? — En mars 1867, le bruit courut qu’il avait été arrêté à Trêves, dans la Prusse Rhénane ; des soldats prussiens l’avaient escorté la baïonnette aux reins, jusque dans les prisons de Metz, et de Metz, toujours sous bonne escorte, on l’avait expédié à Brest. Mais à Brest on ne tarda point à reconnaître qu’il y avait erreur de personne, et qu’un infortuné déserteur du 78e de ligne avait eu la mauvaise fortune d’être pris pour Daoulas.

Une ordonnance de non-lieu mit hors de cause le passager Orsini, témoin précieux dont la disparition donna lieu à un conte qui circula durant quelques jours. On disait qu’il avait été trouvé déguisé en Indien à Matchouala, au Mexique, et mis en état d’arrestation par un capitaine français, commandant la place.

Au mois de décembre 1865, les accusés étaient détenus à Nantes. Lénard s’occupait à gréer un petit modèle de navire dont le pavillon portait l’inscription : « Souvenir de l’équipage du Fœderis-Arca. » — Odieux souvenir ! Hoëlic et Thépaut ne témoignaient aucune inquiétude. Ce dernier refusant de se laisser photographier, dit rudement :

— Vous aurez ma tête, mais vous n’aurez pas mon portrait. C’est bien assez que nos noms paraissent dans les journaux.

Il était évident que le crime était bien celui de piraterie, tel que le définit la loi. La question de compétence fut néanmoins soulevée. Elle entraîna d’interminables longueurs, si bien que le procès ne fut appelé qu’en juin 1866, par-devant le tribunal maritime de Brest.

Sur ces entrefaites, Marnier était mort en prison. Ses camarades le chargèrent à qui mieux mieux des méfaits les plus horribles. L’accusation appelait toute la rigueur des lois sur Lénard, Hoëlic, Thépaut, Carbuccia, Pierri et Tessier. En ce qui concernait les deux novices Chicot et Leclerc, le ministère public déclarait s’en rapporter aux appréciations des juges.

Nonobstant le réquisitoire du commissaire impérial, le charpentier Tessier et le mulâtre Pierri eurent le bonheur d’être acquittés, ainsi que les deux novices Leclerc et Julien Chicot.

Lénard, Carbuccia, Hoëlic et Thépaut, condamnés à mort, furent exécutés à Brest, le 11 octobre, à six heures du matin.

La contre-partie de ce célèbre drame maritime nous a été offerte en 1885 : cette fois c’est le capitaine qui se livre à des actes coupables. Au mois de février, on reçut la nouvelle des événements tragiques qui avaient ensanglanté le Wellington, trois-mâts barque anglais, parti du Havre le 20 janvier pour New-York, avec un chargement de barils vides.

Le navire se trouvait à environ 400 milles des Sorlingues, lorsque l’équipage se révolta, mais voici pourquoi : le capitaine Armstrong, en proie à une attaque de delirium tremens, avait tiré sur l’équipage et blessé deux hommes. On n’aurait pu se rendre maître de lui qu’en le tuant. Le second avait pris le commandement du bateau et fait route vers le port le plus proche des côtes d’Angleterre.

Il est certain que sous une influence fâcheuse, quelques hommes peuvent porter la terreur sur un navire, entraîner des gens faibles, les amener à commettre des violences : c’est l’histoire de toutes les révoltes à bord des navires. Ce qui paraît plus extraordinaire, c’est que deux ou trois forcenés puissent se faire redouter de tout un équipage, comme il est arrivé au commencement de janvier 1886, à bord du Franck-N.-Thayer.

Le 12 janvier, les habitants de l’île de Sainte-Hélène étaient mis en émoi par l’arrivée d’une embarcation non pontée, montée par dix-sept personnes ; le capitaine Clarke, sa femme et son fils et quatorze matelots du voilier américain le Franck-N.-Thayer. Le capitaine et quatre matelots étaient blessés, les autres dans un déplorable état. Depuis huit jours, ils avaient abandonné leur bâtiment incendié par deux Malais qu’on avait engagés à Manille. Ces Malais s’étaient rendus maîtres du navire pendant près de quarante-huit heures, après avoir tué cinq hommes, blessé le capitaine et plusieurs marins, et terrifié le reste de l’équipage.

Voici le récit de cet extraordinaire attentat : le Franck-N.-Thayer allait de Manille à Boston. Parmi les hommes de son équipage se trouvaient les deux Malais, excellents matelots, très appréciés de tous. Le 2 janvier, on était à environ 700 milles au sud-est de Sainte-Hélène, faisant bonne route, par un temps favorable, quand à minuit, les deux Malais, qui ne s’étaient pas quittés de la soirée, tombèrent à coups de couteau sur les deux officiers chefs de quart, au moment où ceux-ci se rendaient le service ; tuèrent l’un d’eux, et blessèrent l’autre à mort.

Celui-ci eut néanmoins la force de se jeter dans l’escalier conduisant à la chambre du capitaine Clarke, et de l’appeler. Le capitaine, qui s’était couché à dix heures, crut qu’on le réveillait pour affaire de service, mais à peine eut-il atteint le dernier échelon de l’escalier montant de sa cabine au pont, qu’il reçut à son tour un formidable coup de couteau dans le côté et un autre en plein visage. Malgré ses terribles blessures, il eut l’énergie de faire tête à l’assaillant ; mais le Malais continuant à le frapper avec son arme, le capitaine tomba baignant dans son sang à la porte de sa cabine, et les assassins le croyant mort, remontèrent sur le pont.

Mme Clarke s’était éveillée ; sans perdre un instant, sans une défaillance, elle pansa les blessures de son mari, qui avait pu s’armer d’un revolver. Un matelot l’avait rejoint ; mais celui-là mourait de peur : il avait vu tuer les deux officiers et demeurait terrifié.

À peine les blessures du capitaine étaient-elles pansées que les Malais revinrent vers sa cabine et tentèrent de s’y introduire en passant par une des fenêtres. Le capitaine tira au hasard deux coups de revolver qui décidèrent les assassins à battre en retraite.

L’homme préposé à la barre du gouvernail avait assisté à la scène de carnage sans oser faire un mouvement. Les Malais ne le ménagèrent pas plus que les autres ; d’un coup de couteau ils l’étendirent mort et le jetèrent par-dessus le bord, — comme ils avaient fait des deux officiers. Une demi-heure plus tard, ce fut le tour d’un autre matelot et du charpentier. Le cuisinier, un Chinois, trouva grâce devant eux.

Ce n’était pas fini. Les Malais cherchèrent alors à pénétrer dans la partie réservée au logement de l’équipage ; là, ils rencontrèrent de la résistance ; néanmoins, armés de leurs couteaux plantés dans de longs manches en bois, ils parvinrent encore à blesser quatre hommes.

Le jour se leva sur ces tristes scènes ; le capitaine, dans un état d’extrême faiblesse, était incapable de faire un mouvement ; les Malais se barricadaient sur le pont en prévision d’un retour agressif ; les survivants de l’équipage n’osaient se montrer. Cinq hommes tués et jetés à la mer, cinq blessés, tel était le bilan de la nuit. Un matelot s’était réfugié dans la mâture ; il dut se mettre en défense et s’armer d’une petite

Pavillons-Noirs.
poulie qu’il maniait comme une fronde. Il eut raison de prendre ses précautions, car un des assassins lui donna la chasse dans la mâture, mais le matelot put le tenir à distance.

La nuit du 3 au 4 janvier se passa sans incidents. Le 4 au matin, le capitaine put se lever malgré sa faiblesse ; il releva le courage du marin qui s’était réfugié dans sa cabine, l’arma d’un revolver et ouvrit le feu sur les Malais. L’un de ceux-ci ayant été blessé au pied, M. Clarke se décida à courir sus aux deux forcenés. Les Malais firent tête, mais l’un d’eux ayant reçu une balle en pleine poitrine poussa un grand cri et se précipita à la mer.

Au bruit, l’équipage se mit en mouvement, fit brèche dans la barricade avec des barres de cabestan, et parvint à rejoindre le capitaine.

Les marins américains se croyaient sauvés, mais ils n’étaient qu’au commencement de leurs traverses : déjà une fumée acre et épaisse montait de la grande écoutille, et leur annonçait que d’un danger ils tombaient dans un autre. En effet, le Malais qui restait à bord avait disparu dans la cale du navire toute remplie de chanvre formant le chargement. Après avoir éventré plusieurs balles, il avait répandu sur ces matières textiles du goudron et y avait mis le feu.

On tira des coups de revolver sur l’incendiaire qui, blessé sans doute, surgit au milieu des assaillants, s’élança sur le pont et, d’un bond, se précipita à l’eau.

Les marins voulurent en finir avec ce misérable. Quelques secondes plus tard, frappé d’une balle, il disparaissait.

Mais l’incendie gagnait ; il fallut perdre tout espoir de sauver le trois-mâts et songer à l’évacuer. Le capitaine fit mettre des vivres dans les deux canots et, quand toute chance favorable eut disparu, il fit embarquer l’équipage.

Dans la soirée le beau voilier n’était plus qu’une épave. La mâture s’était effondrée ; le feu faisait brèche dans sa muraille. On fit alors route sur Sainte-Hélène, en se servant de couvertures en guise de voiles. Pour comble de malheur, à moitié route une des embarcations chavira ; il fallut recueillir son équipage, et c’est ainsi, entassés dans une frêle embarcation, que ces malheureux arrivèrent à Sainte-Hélène, après toute une semaine de souffrances.

On peut croire que les deux Malais avaient agi sous l’empire d’une de ces folies furieuses où les jette l’usage de l’opium. Leur conduite n’est pas autrement explicable.

Des rébellions devaient inévitablement se produire à bord des navires qui eurent mission de ramener dans leur pays les pirates connus sous le nom de Pavillons-Noirs, lorsque leur rôle s’effaça au Tonkin.

À la fin de l’année 1885, le pilote anglais d’un vapeur chinois, chargé d’un de ces rapatriements, adressa à un journal de Dublin une lettre contenant des détails épouvantables sur les scènes qui s’étaient produites à bord de ce navire.

C’est à Amoy que les Pavillons-Noirs avaient été embarqués pour Hankou, au nombre de 2,500 ; on put en désarmer un millier avant l’embarquement, mais les autres, ivres pour la plupart, firent violemment irruption sur le navire, s’introduisant partout.

Le vapeur avait à peine quitté le port d’Amoy que tout ce monde, bien pourvu d’argent, se mit à jouer et à se quereller ; pendant toute la nuit ce fut une suite non interrompue de batailles ; des hommes furent poignardés, étranglés, jetés par-dessus bord, écrasés ou étouffés. L’équipage n’osa pas intervenir.

À l’aube, on relevait les cadavres par douzaines. Un groupe de Pavillons-Noirs avait pris possession des locaux où se trouvaient les provisions d’eau ; on la refusait à l’équipage, qui était altéré par une chaleur suffocante. D’épouvantables batailles se produisirent entre les défenseurs des barriques d’eau et les assaillants qui cherchaient à s’en emparer.

Les aliments furent aussi accaparés ; les forcenés jetaient les sacs de riz dans la mer et menaçaient les cuisiniers de les égorger. L’effervescence avait atteint ses dernières limites, et tout indiquait que les Pavillons-Noirs s’apprêtaient à massacrer le capitaine et l’équipage ; mais le commandant du navire avait viré de bord et naviguait à toute vapeur vers Amoy. Un bâtiment de guerre approcha aux signaux ; on put enfin rétablir l’ordre ; on fit passer les Pavillons-Noirs sur des canonnières chinoises ; ceux qui n’obéissaient pas étaient jetés à l’eau. Cinq émeutiers furent décapités, une centaine reçurent la bastonnade, bon nombre se noyèrent pour échapper au châtiment. On trouva même peu après, cinq cadavres dans la cale ; et l’équipage dut s’estimer heureux d’avoir été sauvé, grâce à la présence d’esprit du capitaine.