Les Aventuriers de la mer/21

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Société française d’imprimerie et de librairie (p. 252-261).

CHAPITRE XXI

AVENTURES DE TERRE ET DE MER ; LE P. CRESPEL ET SES COMPAGNONS D’INFORTUNE ; LES NÈGRES DÉLAISSÉS À L’ÎLE DE SABLE APRÈS LE NAUFRAGE DE LUtile ; LES MARINS DE LHeureuse SUR UN BANC DE CORAIL ; LESQUIN DE ROSCOFF ET LAventure ; LE Jan-Hendrik AU PENEDO ; NAUFRAGÉS TOMBÉS EN CAPTIVITÉ : M. SAUGNIER, M. DE BRISSON, LE Commerce, LAventure, LE Silène, LÉpervier, LE Degrave.

Voici un autre ordre de faits émouvants : la vie aventureuse et pénible menée par des marins et des voyageurs échappés au naufrage. Quelques récits glanés dans les annales de la navigation, qui ne sont que trop riches en drames maritimes, compléteront le tableau des souffrances des naufragés que nous avons esquissé dans un chapitre précédent.

Douloureuses sont les aventures du P. Crespel et de ses compagnons d’infortune après le naufrage du bâtiment qui ramenait du Canada l’ancien missionnaire flamand (1736). Ils passèrent par toutes les horreurs de la faim et du froid ; ils éprouvèrent toutes les souffrances morales.

À la pointe méridionale de l’île d’Anticosti, située à l’embouchure du Saint-Laurent, leur navire sombre ; les naufragés se réfugient dans les canots ; une fausse manœuvre précipite à la mer une dizaine d’hommes. Les survivants parviennent à atterrir et se construisent un abri contre la neige, à l’aide de morceaux de voile. Ils n’ont que des ressources tout à fait insuffisantes. Bientôt le froid devient intense : une épaisse couche de neige couvre la terre ; les rivières sont prises, la mer est encombrée d’énormes glaçons.

Le P. Crespel propose d’aller tous ensemble chercher du secours au Labrador, où hivernaient quelques Français. Bien qu’il y eût quarante lieues à franchir dans la neige et douze lieues de mer à traverser, cet avis fut adopté.

On s’embarque, le 27 novembre, treize dans un canot et dix-sept dans une chaloupe. La mer, avec ses glaçons flottants, était difficile à tenir. Après cinq jours de lutte et de souffrances, le canot disparut ; on ne le revit plus. Un matin, la chaloupe fut entourée de glace, soudée à la banquise. Il fallut renoncer à pousser plus loin, attendre le printemps…

Les matelots ébauchent quelques huttes et s’y blottissent. Il ne reste plus qu’un peu de viande gelée, quelques livres de pois et un peu de farine que l’on délaie avec de la neige fondue. Crespel rationne avec une parcimonie extrême cette misérable nourriture.

Au commencement de janvier, une nouvelle catastrophe vient accabler les malheureux survivants. Des pluies torrentielles amènent un adoucissement de la température. Les glaces ne résistent pas à une tempête sous-marine. Dans ce désordre des éléments, la chaloupe est emportée, anéantie.

La mort frappait à coups redoublés au milieu des pauvres gens. En un seul jour trois hommes succombent. Ceux qui survivaient étaient dans le plus affreux état. Ils avaient les jambes gelées et gangrenées ; épuisés par la faiblesse et les privations, leurs corps se couvraient de plaies hideuses. L’ancien missionnaire résistait le plus vaillamment.

Un jour, on aperçoit un indigène ; mais cet homme, effrayé sans doute à la vue de ces gens lamentables à voir, se dérobe par la fuite. Quelques semaines plus tard, Crespel et deux marins, guidés par un autre sauvage, furent plus heureux ; ils parvinrent jusqu’à un campement d’indigènes d’où, après deux jours de repos, ils purent s’acheminer vers Mingan, station qu’ils savaient occupée par des chasseurs français.

Ils y arrivent enfin ; on leur donne du secours. Une chaloupe part à la recherche des vingt-quatre hommes demeurés en arrière : ces malheureux avaient été réduits à manger le cuir de leurs souliers ; quatre seulement vivaient encore, et l’un d’eux mourut après avoir bu le verre d’eau-de-vie que lui offraient ses libérateurs. Les six malheureux échappés à tant de misère restèrent uelques semaines à Mingan, et de là furent transportés à Québec. Le P. Crespel rentra ensuite en France.

La flûte l’Utile, capitaine de la Fargue, en se rendant de Madagascar, où elle avait pris un chargement d’esclaves, à l’île de France, fit naufrage le 31 juillet 1761. Un officier, dix-sept matelots et un noir se noyèrent ; mais le reste de l’équipage et de nombreux esclaves se réfugièrent sur l’île de Sable ou île Tromelin, écueil de six cents toises de longueur sur moitié de large. Le premier soin de ces infortunés fut de sauver le plus de vivres possible et de chercher de l’eau douce ; ils eurent le bonheur d’en trouver de passable, en creusant à quinze ou seize pieds dans le sable. Cela ranima un peu leur courage, et ils se mirent à construire, avec les débris du navire, un long bateau plat, sur lequel les blancs, au nombre de cent vingt-deux, s’embarquèrent, en jurant aux noirs qu’on les viendrait prendre avant peu. On leur laissa pour trois mois de vivres.

Les marins de l’Utile quittèrent l’île de Sable le 27 septembre, et, après une traversée de quatre jours, ils abordèrent à Madagascar, où ils rendirent compte de leur naufrage. Les noirs restèrent sur l’île de Sable, en proie aux plus cruelles souffrances, attendant toujours, mais vainement, les secours promis.

Cette île, ou plutôt cet îlot, n’est qu’un pâté de corail élevé de quinze pieds au-dessus de la mer, pouvant à peine offrir un refuge momentané aux équipages qui font la pêche sur le banc environnant où le poisson est assez abondant. On n’y est même pas à l’abri des lames durant les mauvais temps. Le seul végétal qui pousse sur cette île désolée est le veloutier, petit arbuste rachitique à feuilles grasses. Les oiseaux de mer viennent en grande quantité s’y reposer ; mais à part une espèce ils ne sont pas mangeables.

Les malheureux noirs étaient tout à fait oubliés, lorsque quinze ans après, — en 1776, — la Dauphine, commandée par le chevalier de Tromelin, rencontra sur son chemin l’île de Sable. Il sut tourner les obstacles qui défendent l’approche de ce dangereux écueil, et il eut le mérite de ramener à l’île de France les tristes restes des naufragés de l’Utile : sept négresses survivaient seules ; quatre-vingts noirs, hommes et femmes, avaient péri de misère et de privations.

Les noirs perdus sur cet îlot, accomplissant des prodiges pour prolonger leur existence menacée, avaient construit, avec les débris du navire naufragé, une hutte en la couvrant d’écaillés de tortues de mer. Ils vécurent de la chair des oiseaux de passage et des tortues qui viennent déposer leurs œufs sur la plage. Une des négresses que Tromelin sauva d’une mort prochaine était mère d’un jeune enfant qui se ressentait de la faiblesse extrême de la pauvre femme.

Les naufragés racontèrent qu’ils avaient vu successivement cinq bâtiments, dont plusieurs avaient tenté vainement d’aborder au lieu de leur captivité. Un petit navire, la Sauterelle, leur avait donné l’espérance d’être délivrés ; mais un canot de ce bâtiment, dans la crainte sans doute de faire naufrage sur l’îlot, où il avait déjà eu beaucoup de peine à aborder, s’en éloigna subitement, et avec tant de précipitation qu’un des matelots qui le montait resta parmi les noirs ; cet homme, victime de son courage et de son humanité, se voyant abandonné de ses camarades, prit le parti désespéré de se rendre à Madagascar sur un radeau.

Il s’embarqua avec trois noirs et trois femmes, deux mois et demi avant l’arrivée de la corvette la Dauphine : ce fut une façon de mettre fin plus tôt à leurs souffrances.

Une autre aventure de mer eut une plus heureuse terminaison.

En 1769, la frégate française l’Heureuse fit naufrage sur un banc de corail, entre les Séchelles et les Comores.

Ce bâtiment était parti de l’île de France pour se rendre au Bengale. Ce fut au milieu de la nuit qu’il se perdit sur une chaîne de brisants. Le vaisseau était sur le point d’être submergé, lorsque le capitaine Campis fit jeter l’ancre : l’équipage attendit la fin de la nuit, grimpé aux mâts.

La venue du jour ne retira pas les naufragés de leur position alarmante ; mais ils eurent quelques lueurs d’espérance en apercevant, dans le lointain, un petit plateau de sable : tout l’équipage s’y rendit successivement, dans le canot que le capitaine avait eu la précaution de mettre à la mer avant le moment du naufrage ; mais ce plateau de sable n’était qu’une plage que la mer abandonnait dans les basses marées. On ne pouvait songer à y faire un établissement passager.

Dans sa cruelle perplexité, le capitaine ne vit d’autre ressource que d’envoyer son canot chercher du secours à la côte d’Afrique. Il fut bien inspiré. Les hommes qui montaient cette embarcation rencontrèrent sur leur route, huit heures après leur départ, une petite île que le capitaine Campis nomma la Providence, et avec raison ; car nos marins y trouvèrent de l’eau, des tortues de mer, des cocotiers.

Neuf hommes de l’équipage du canot y demeurèrent, tandis que deux rameurs s’efforçaient de revenir vers le plateau de sable, où le reste de l’équipage de la frégate attendait qu’on vînt à son secours ; attente cruelle s’il en fût : ils se voyaient au moment d’être engloutis par les hautes marées dont le terme fatal approchait. Le canot mit trois jours à regagner ce triste asile. Ces braves gens apportaient une bien heureuse nouvelle !

Comme le canot avait trop peu de capacité pour recevoir tous les naufragés, on y suppléa par la construction d’une grande chaloupe ; ce radeau fut remorqué par le canot jusqu’à l’île de la Providence.

Les naufragés restèrent deux mois sur cette île, ayant pour se nourrir, en plus des vivres sauvés du naufrage, le produit d’une pêche abondante, la chair des tortues de mer, d’une espèce de grands crabes terrestres — qui pèsent souvent jusqu’à six livres — et aussi des fruits en assez grande quantité. Le 8 novembre, la construction de la grande chaloupe projetée se trouvant terminée, ils s’y embarquèrent tous au nombre de trente-cinq hommes, et, en quatre jours, ils eurent le bonheur d’atterrir sans accident à huit lieues au sud du cap d’Ambre — Madagascar.

En 1825, le capitaine Lesquin de Roscoff, commandant la goélette l’Aventure, partit de l’île de France se rendant aux îles Crozet, dans le double but de reconnaître cet archipel encore presque ignoré, et d’y déposer des marins équipés pour la pêche — ou la chasse — aux phoques.

Arrivé en vue de cet archipel, situé dans la région australe et dans le voisinage du continent africain, le bâtiment fut assailli par un ouragan furieux, et après avoir lutté pendant plusieurs jours contre les vents et la mer, il fut jeté sur une plage hérissée d’écueils, au-dessus desquels la mer venait briser avec un bruit formidable. Quatre hommes de l’équipage avaient été envoyés deux jours auparavant à l’île Charles, et n’avaient pu en revenir ; le reste se sauva à la nage et parvint heureusement au rivage. Les flots ne rejetèrent sur la grève que fort peu d’objets et une très petite quantité de vivres gâtés par l’eau de la mer.

C’est avec ces médiocres ressources que Lesquin et ses compagnons furent obligé de s’établir, jusqu’à un jour inconnu — le jour de la délivrance ! — dans la petite île de Chabrol.

Les phoques leur fournirent de la graisse pour alimenter des lampes chauffer et éclairer, — et un aliment coriace dont ils durent se contenter. Ils y ajoutèrent les œufs des oiseaux de mer et quelquefois les oiseaux eux-mêmes : albatros, pingouins et poules du Port-Egmont ; ils sont rares les animaux qui vivent sur ces tristes îles, sentinelles avancées de l’Afrique vers le pôle austral…

Les compagnons de Lesquin parvinrent à construire une cabane

Amsterdam.
avec les débris du navire, et c’est dans cet abri précaire qu’ils bravèrent pendant dix-sept mois la fureur des tempêtes et les rigueurs de l’hiver, si âpre dans ces hautes latitudes australes, souvent, obligés d’aller chercher leur nourriture au milieu des neiges et des glaciers qui couvraient l’île, tombant dans des crevasses, revenant, tout au moins, avec leurs pieds nus ensanglantés aux aspérités du sol.

Les naufragés furent enfin recueillis par un baleinier anglais, qui se trouvait par hasard dans les parages de leur île.

Rien de lamentable comme le triste sort des marins et passagers qui survécurent au naufrage du navire hollandais Jan Hendrik, parti d’Amsterdam pour Batavia, sous le commandement du capitaine Eckelenburg, et qui vint se perdre, le 29 mai 1845, sur le Penedo, ou rocher de San-Pedro, situé sous l’Équateur, non loin du rivage africain : le capitaine, se jetant à la nage avec une corde, parvint à fixer une amarre à l’une des anfractuosités de la roche, et à établir un va-et-vient au moyen duquel put s’opérer le sauvetage de la plupart des hommes. Le navire ne tarda pas à disparaître tout à fait.

Réunis sur ce rocher étroit, dont la partie la plus haute ne s’élève pas à plus de seize ou dix-sept mètres au-dessus de l’Océan, et que ne couvre aucune végétation, les naufragés ne voyaient devant eux que la faim et la mort. Leur vaisseau s’était perdu à trois heures du matin, et l’on n’avait pu sauver qu’un peu de farine, de biscuit et de genièvre. À peine vêtus, ils se trouvaient exposés à un soleil ardent, sans une goutte d’eau. Pour échapper à la chaleur et tromper leur soif, ils restaient plongés dans la mer jusqu’au menton durant de longues heures.

Le troisième jour après le naufrage, un navire fut en vue, un navire américain. On hissa sur un espar le pavillon hollandais, que l’on avait sauvé, ainsi qu’un canot. Les naufragés ne se bornant pas à cette demande de secours, le maître d’équipage, sept matelots et un passager s’embarquèrent sur le canot, suppléant aux avirons par des morceaux de planches, et se dirigèrent vers le bâtiment américain ; mais ils ne furent sans doute point aperçus : le navire continua sa route sans se détourner. Quant au canot, entraîné au large par les courants, il fut bientôt hors de vue.

Le désespoir des malheureux qui restaient dans l’île fut alors à son comble ; ils succombaient sous le poids de la fatigue, des privations et de la chaleur. Enfin, après cinq jours d’horribles souffrances, les naufragés virent apparaître un autre navire ; c’était la Chance, capitaine Roxby, navire anglais, qui avait voulu s’assurer en passant de l’existence de ce rocher du Penedo, révoquée en doute par quelques marins. Le capitaine Roxby aperçut avec surprise un pavillon hollandais flottant au vent ; en approchant, il distingua quelques malheureux pouvant à peine faire des signes de détresse.

Un canot fut aussitôt mis à la mer. Les matelots qui le montaient trouvèrent, en arrivant au Penedo, une vingtaine de personnes, étendues çà et là sur la roche nue et presque mourantes. Ne pouvant prendre tout le monde à la fois, ils embarquèrent le capitaine, le second, le maître d’hôtel, deux matelots et trois novices, promettant aux autres devenir les chercher sans délai.

Il fut facile au canot de rejoindre le navire. Le capitaine Roxby, apprenant qu’il restait encore onze naufragés à secourir, fit préparer aussitôt la chaloupe ; quelques minutes plus tard deux embarcations se dirigeaient ensemble vers les rochers ; mais par une déplorable fatalité, le vent se levait en même temps, et une houle effroyable vint paralyser les efforts des sauveteurs.

Après cinq heures de tentatives les plus courageuses, on dut renoncera aborder et ramener les embarcations. Pendant dix jours, la Chance demeura en vue de l’île, épiant le moment où la mer permettrait une tentative nouvelle ; mais le vent et la mer n’offrirent aucun répit. Alors, convaincu qu’il ne restait plus personne à sauver, le capitaine Roxby reprit tristement sa route.

Autrefois, plus qu’aujourd’hui, il y avait à redouter en faisant côte de n’échapper aux dangers de la mer que pour tomber aux mains de peuples barbares disposés à faire subir aux naufragés une longue et cruelle captivité. Nous avons des relations d’anciens naufrages sur le littoral du Maroc ; l’une des plus intéressantes est celle de M. Saugnier, naufragé en 1784, et qui fut longtemps esclave chez les Maures.

Sur les côtes occidentales de l’Afrique, M. de Brisson, officier d’administration des colonies françaises, naufragé en 1785, subit un sort identique.

En 1815, le brick américain le Commerce fit naufrage sur la côte d’Afrique, et les Arabes, après avoir dépouillé les naufragés, les réduisirent en esclavage, les vendirent comme un article d’échange.

Les équipages des bricks français l’Aventure et le Silène, naufragés dans le voisinage d’Alger en 1830, furent conduits dans cette ville et traités en captifs. Ils furent délivrés après cinquante jours de souffrances et d’angoisses par la prise d’Alger.

Le vaisseau de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, l’Épervier, qui fit naufrage en 1653 dans les mers de Chine, eut son équipage réduit en esclavage pendant douze ans, en Corée.

Robert Drury, naufragé du Degrave sur les côtes de Madagascar, n’échappa au massacre que pour subir une dure captivité chez les Madécasses (1701).

On pourrait multiplier les faits de ce genre.