Les Bastions de l’Est

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Les Bastions de l’Est
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 5-51).
LES BASTIONS DE L’EST


I. — UN PAYS « WELCHE » SUBMERGÉ

J’ai passé le mois de septembre 1902 chez un ami d’enfance, le comte d’Aoury, dans la Lorraine annexée. C’est sur le triste étang de Lindre, auprès du promontoire boueux où les masures de Tarquimpol survivent à la ville romaine de Decem Pagi.

Bien que je sois averti sur un grand nombre de pays fameux, nul ne m’attire davantage que cette région des étangs lorrains. De deux manières, par son délaissement et par sa délicatesse épurée, elle exerce sur mon esprit une véritable fascination.

Ce qui frappe d’abord sur notre plateau de Lorraine, ce sont les plissemens du terrain : ils se développent sans heurts et s’étendent largement. De grands espaces agricoles, presque toujours des herbages, ondulent sans un arbre, puis, çà et là, sur le renflement d’une douce courbe surgit un petit bois carré de chênes, ou quelque mince bouquet de bouleaux. Dans les dépressions, l’herbe partout scintille, à cause de l’eau secrète, et l’on voit des groupes de saules argentés. Nulle abondance, mais quel goût ! La vertu de ce paysage, c’est qu’on n’en peut imaginer qui soit plus désencombré. Les mouvemens du terrain, qui ne se brisent jamais, mènent nos sentimens là-bas, au loin, par-delà l’horizon ; ces étendues uniformes d’herbages apaisent, endorment nos irritations ; les arbres clairsemés sur le bas ciel bleu semblent des mots de sympathie qui coupent un demi-sommeil. Enfin les routes absolument droites, dont les grands peupliers courent à travers le plateau, y mettent une légère solennité. Nul pays ne se prête davantage à une certaine méditation, triste et douce, au repliement sur soi-même. C’est grêle, peut-être, c’est en tout cas d’une élégance morale et d’une précision sensibles à celui qui se choque des gros effets et de l’a peu près.

Mais pourquoi cette atmosphère de désastre qui enveloppe la terre lorraine ? Les arbres y sont penchés, courbés depuis leur naissance par un vent qui diminue la végétation. On se croirait sur de hauts plateaux, à six cents mètres au moins. Pour résister à ce continuel balayement, les fermes, les chaumières ont été construites basses, écrasées. C’est un consentement de tous les objets à la mélancolie.

Dans cette région, les étangs sont nombreux ; on les vide, Les pêche et les met en culture toutes les trois années. Il y en a cinq grands et beaucoup de petits. Leur atmosphère humide ajoute encore une sensation à cette harmonie générale de silence et d’humilité. Leur cuvette n’est point profonde ; çà et là, jusque dans le centre de leur miroir, des roseaux et des joncs émergent, qui forment de bas rideaux ou des îlots de verdure. Sur leurs rives peu nettes et mâchées, l’eau affleure des bois de chênes et de hêtres. Et nulle chesnaie, nulle hêtraie, je dirai mieux — tant est frappante la grâce de ces solitudes — nulle société féminine ne passe, en douceur et en perfection de goût, ces lisières où il y a toutes les variétés de l’or automnal avec des courbes de branches infiniment émouvantes.

Quand le soleil s’abaisse sur ces déserts d’eaux et de bois, d’où monte une légère odeur de décomposition, je pense avec piété qu’aucun pays ne peut offrir de telles réserves de richesses sentimentales non exprimées.

Il y a dans ce paysage une sorte de beauté morale, une vertu sans expansion. C’est triste et fort comme le héros malheureux qu’a célébré Vauvenargues. Et les grandes fumées industrielles de Dieuze, qui glissent, au-dessus des arbres d’automne, sur un ciel bas d’un bleu pâle, ne gâtent rien, car on dirait d’une traînée de désespoir sur une conception romanesque de la vie.

La pensée historique qui se dégage de ce plateau lorrain confirme sa triste et puissante poésie. Ici, deux civilisations nationales, l’allemande et la française, prennent contact et rivalisent ; les deux génies, germanique et latin, se disputent pied à pied la possession des territoires et des âmes. Par une chance à la fois détestable et bienheureuse, je vis ma courte vie lorraine précisément dans une période où la bataille, sur ce point géographique, est de plus grande conséquence qu’elle ne fut depuis quatorze siècles. Ne dois-je pas bénir le sort qui, me faisant naître sur la pointe demeurée française de ce noble plateau, m’a prédisposé à comprendre, non seulement avec mon intelligence, mais d’une manière sensible, avec une sorte de volupté triste, le travail séculaire qui pétrit et repétrit sans trêve ma patrie !

Quand Rome, obligée de se défendre elle-même, rappela en Italie, au commencement du Ve siècle, les dernières légions du Rhin, l’Alsace devint tout entière la proie des barbares, qui déjà la possédaient en partie, et sur l’extrémité orientale du plateau lorrain la langue allemande succéda à la langue latine. Le savant M. Pfister a relevé la frontière linguistique. Elle passe un peu à l’est de ce Tarquimpol où je séjournais durant le mois d’octobre. Avec leurs fosses peu profondes et leurs frêles roseaux, les étangs firent un obstacle de quatorze siècles à la Germanie. Du VIe siècle jusqu’à la dernière guère franco-allemande, cette limite naturelle des pays deutsch et welche (ce sont les termes locaux) n’a jamais bougé à notre désavantage. Parfois même notre influence politique et morale monta vers l’Est plus haut que Rome n’avait jamais atteint. Hélas ! depuis trente années, nous fléchissons. Les populations welches qui avaient échappé aux invasions du VIe siècle, et qui, en conséquence, avaient sans interruption parlé latin, et puis français, n’ont pas pu supporter l’annexion de 1871. Elles sont parties en masse dès le principe, et, chaque année, continuent de s’expatrier.

Ce n’est point assez de dire que ce vieux pays celtique et romain se vide de la France : sur de longs espaces, positivement, il devient un désert. Les Allemands, qui se pressent en Alsace, hésitent à s’installer dans cette Lorraine où ils se sentent étrangers et perdus. De nombreux villages sont tombés de six cents habitans à trois cents. Et tandis que les industriels amènent des milliers d’ouvriers italiens, voici que les fermiers embauchent des équipes de Polonais.

J’ai pu le bien voir, ce grave dépérissement de la Lorraine annexée, parce que le beau-frère de mon hôte, un jeune homme de vingt-cinq ans, grand chauffeur, avait l’obligeance de me promener sur toutes les routes.

A deux lieues de Dieuze, du côté de la France, nous visitions souvent l’antique petite Marsal, qui fut bombardée en 1870.

Rien de plus douloureux au milieu de l’immense plaine que ses murailles à la Vauban, déclassées, mais intactes, et auxquelles le temps n’a point donné le pittoresque, l’apaisement par le pittoresque qu’il y a par exemple dans une ruine féodale. On n’a pas pris souci de rien démolir ni combler ; le gouvernement a vendu l’ensemble des fortifications, moyennant trente mille marks, à la ville, qui les loue comme elle peut pour des jardins et des pâtures. Des poules y courent, un corbeau croasse à deux pas.

De onze cents habitans qu’elle comptait avant la guerre (et dans ce chiffre n’entrait point la garnison), Marsal est tombée à six cents. L’hôtelier avec qui je cause et qui s’est installé dans la « maison du commandant de place, » vient d’acheter pour trois mille marks le « fort d’Orléans, » un énorme corps de bâtiment avec seize hectares dont deux d’étangs. On ne bâtit plus à Marsal, et qu’une maison brûle, on ne la relève pas. De-ci de-là, le long des rues, je vois des ruines recouvertes d’orties. Mais ce qui serre le plus le cœur, c’est peut-être de reconnaître toutes les formes de l’ancienne petite vie française. N’est-ce pas ici la Place d’Armes, avec les débris du carré de tilleuls où, le dimanche, la musique militaire rassemblait la population ? J’arrête un petit garçon. Une jolie et intelligente figure du pays messin ; beaucoup de douceur, très peu de menton et la voix grave.

— Savez-vous l’allemand ? lui dis-je.

— Pas beaucoup.

— Ne le parlez-vous pas ?

Des fois.

Comme je l’aime ce « des fois » si lorrain ! Comme il m’attendrit, ce sage enfant perdu sous le flot allemand, petite main qui dépasse encore quand notre patrie commune s’engloutit.

Tout me crie que la raison deutsche, en travaillant à détruire ici l’œuvre welche, diminue la civilisation. Et par exemple les édifices militaires français du XVIIIe siècle, tels qu’on les voit à Marsal, avec leurs façades blanches et graves, avec leurs proposions élégantes et naturelles, qu’on les compare aux abominables et coûteuses casernes qui, non loin de là, dominent Dieuze : il apparaît jusqu’à l’évidence que chez l’Allemand la culture des sens demeure encore barbare.


A Marsal, rien ne parle que de la France : mais une autre ville dans notre voisinage me fournissait des sensations plus lorraines. Je veux parler de Fénétrange, aujourd’hui Finstingen.

La sèche Marsal, jadis poste romain et hier poste français, peut être dite une guérite militaire. Elle n’eut jamais d’autre vie que celle des veilleurs étrangers. Mais Fénétrange est vraiment une plante de notre sol. Son activité fut tout indigène. Jusqu’en 1791, elle était le chef-lieu d’une seigneurie passablement importante. Aujourd’hui encore, assez allègre et forte dans sa déchéance, elle semble un bon arbre dru, dont les racines, à chaque saison, descellent davantage une vieille pierre tombale écussonnée.


Quand on arrive par la route de Phalsbourg, soudain, — au milieu des prairies, des saules et des sureaux où la Sarre serpente, — la dure, la guerrière, l’étrange Fénétrange se dresse comme une tour. Elle garde la discipline de son antique fossé disparu, et, sur les bords sinueux mais très nets du rond qu’elle forme dans ces beaux herbages, on distingue encore, çà et là, domestiquées pour d’humbles usages, les guérites de sa muraille. Le château, bien qu’en pourriture, écrase de sa haute masse tout le pâté confus des maisons ; ses fenêtres sont à demi bouchées de briques ignobles, mais leur style Renaissance intéresse ; ses murs sont lépreux, ils gardent du moins de beaux mouvemens et se renflent comme des poitrines ou des boucliers.

J’aime que morte, cette seigneurie tienne encore debout. Mais je goûte en vacance la volupté de m’attendrir, et si je flâne par un froid matin d’automne, — à l’heure où les marteaux retentissent sur les cuves de vendange pour assurer les douves et que les chiens aboient leur allégresse de partir pour la chasse, — je m’enchante surtout que cette petite ville avoue la faiblesse des forces dont jadis elle fut si vaine. Au Nord-Ouest, les fortifications de Fénétrange n’ont été touchées que par le temps ; sous le ciment qu’il a détaché, apparaissent de misérables pierrailles, et l’on s’assure qu’un boulet n’eût fait du tout qu’une poussière.

Cette ville, dans son rempart ruineux, c’est une petite vieille qui garde trop longtemps une robe de dentelles souillées et déchirées. Les toitures à hauts pignons de ses tours sont couvertes de tuiles plates, d’un brun rouge noirci par la mousse ; en s’affaissant inégalement, elles ont formé les bombemens les plus délicats, et Fénétrange semble porter au col ces ruches que les femmes tuyautent avec des fers chauds.

J’ai essayé de reconnaître le château : sa cour intérieure de belle proportion est déshonorée par le fumier, et six familles y étalent leur malpropreté. L’élégante chapelle des sires de Fénétrange est devenue l’étable des porcs, et l’agitation de ceux-ci empêcha que je lusse l’épitaphe de ceux-là.

C’est quand il flotte au ciel des lambeaux de nuages violets qu’il fait bon visiter Fénétrange. Cette atmosphère de deuil est fréquente sur cette région de la Sarre, voisine des landes incultes et des pauvres forêts que l’on nomme la Sibérie alsacienne.


Mes hôtes allaient souvent chasser, fort loin de Lindre-Basse, aux environs de Nieder-Stinzel. Je les accompagnais à cause des vestiges qu’on y voit du château de Géroldseck. Ses pauvres pierres n’ont plus de forme ni d’histoire, mais, par la manière dont les encadre un paysage silencieux et triste, elles hyperesthésient en moi cette rêverie sur l’histoire, cette musique dévie et de mort, cette vue nette de l’écoulement des siècles et de leur dépendance, qui deviennent toute mon âme sitôt que je pénètre en Lorraine.

La ruine repose solitaire sur un tapis de verdure, au centre d’une large cuvette, dont les pentes douces portent des vignes et des bois. Les fossés qu’elle a remplis de ses décombres ne font plus qu’une légère dépression circulaire, où l’on voit briller l’eau comme dans les ornières d’un char. A quelques mètres, l’étroite Sarre coule à pleins bords, au ras de la prairie.

Jamais je ne vins à Géroldseck qu’il n’y eût dans le ciel une traînée de pluie. Les chasseurs partis, je demeurais indéfiniment à écouter cette vaincue, qui peut paraître sans voix et sans mémoire. On ne sait rien de notable sur cette ruine de frontière. Je l’aime comme une belle insensée, comme tels vers insensés qui n’ont pour eux que leur rythme.


Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie…

Dans ce décor, je me répète que Chopin naquit d’un Lorrain et d’une Polonaise, Hugo d’un Lorrain et d’une Bretonne, Claude Gelée d’une longue suite lorraine. On nous croit l’âme glacée, moqueuse. C’est qu’on nous juge sur la discrétion de notre cœur. Mais un écrivain, un peintre, un musicien, les plus chargés de poésie qu’il y ait en France, et puis Jeanne d’Arc vivent de nos manières de sentir. — Ainsi notre orgueil se satisfait silencieusement à reconnaître que notre eau souterraine alimente les plus fameuses nappes de gloire.

Hélas ! quel malheur, si le flot barbare vient gâter notre mélange gallo-romain, et si le juste dosage que l’infiltration germanique avait respecté, maintenu pendant quatorze siècles, doit être vilement chargé de barbarie !

Quand je pense à la tour de Géroldseck, à Fénétrange, à Marsal, à Phalsbourg, — petites villes rondes, cernées dans leurs remparts, qui ne sont guère plus hauts que la margelle d’un puits, — je les vois vraiment, ces forteresses lorraines, comme des puits qui plongent dans le passé. Si loin que j’aille puiser, que ce soit dans la pure cité gallo-romaine ou dans le château féodal, dans la forteresse de Vauban ou dans la citadelle française du XIXe siècle, je trouve le goût latin mêlé d’une proportion infime d’allemand. Or, voici qu’on veut empoisonner, combler ces antiques sources de ma race.


II. — LÉGITIMITÉ DE LA FAMEUSE MÉFIANCE LORRAINE.

J’étais venu à Lindre-Basse sans un projet précis d’études. Mais après deux semaines que je me prêtais aux mortelles tristesses du paysage, je fus nécessairement conduit à observer la guerre que la France et l’Allemagne, la tradition latine et la tradition germaine, se livrent éternellement dans cette « marche. » Depuis la maison de mes hôtes, je voyais le flot d’outre-Rhin tout envahir et tout ruiner. J’essayai de me soustraire à cette dépression française générale et aussi de sortir du vague, en rassemblant des petits faits significatifs.

Au début de l’année 1900, le gouvernement impérial a substitué au code civil français, qui régissait depuis un siècle l’Alsace-Lorraine (et aussi les pays allemands sur la rive gauche du Rhin), un ensemble de dispositions communes désormais à toute l’Allemagne. Je me proposai de rechercher si cette nouveauté (qui est à peu de chose près le code prussien) modifierait sensiblement les mœurs, l’orientation, « l’âme, » enfin, des pays annexés.

Mes hôtes me servirent de peu. Aoury aimait le climat, les grandes plaines et la population si fine et raisonnable de sa Lorraine natale, où son esprit réaliste et dégoûté de toute emphase s’accordait, mais la mesure des passeports, pendant une longue suite d’années, l’avait tenu dehors. C’était seulement le second automne qu’il revenait à Lindre-Basse. Il ne connaissait plus l’état des choses, et d’ailleurs il songeait moins à observer qu’à ne pas se faire remarquer. Il ignorait plus qu’on ne saurait croire la langue et les principes des vainqueurs. — Disons-le en passant, cette ignorance commune à tous les Lorrains est l’une des causes qui font leur sujétion plus complète que celle des Alsaciens. Les annexés du pays Messin se croient, bien plus encore que ce n’est exact, livrés au bon plaisir des Allemands. Ils ne savent pas comment résister sur le terrain légal, et de plus, ils éprouvent une répugnance presque exagérée pour tout ce qui leur semble de la bravacherie. — A Lindre-Basse on se donnait pour première loi de vivre en bons termes avec le Kreis-Director. On n’y trouvait point de difficulté : les administrateurs allemands, par tempérament, sympathisent avec les « classes élevées » et par système, ils se proposent de les gagner à la germanisation. Parfois il fallait loger au château et recevoir à table des officiers en manœuvres. On admirait leur formation aristocratique, en même temps qu’on raillait leur manque général de goût.

A Lindre-Basse, comme dans toute cette Lorraine welche, on vivait exactement la vie provinciale française, qui reçoit de Paris sa principale animation. Mme d’Aoury, bien que née Provençale, était la plus vivante et la plus gracieuse des Parisiennes de vingt-cinq ans. Elle possédait, tout juste pour s’en parer devant les Français qui venaient chasser à Lindre-Basse, le petit vocabulaire sentimental que les journaux et les romans nous fournissent sur les pays annexés. Quant à son mari, qui n’aimait pas la République, il se plaisait à relever devant ses hôtes ce qu’il y a dans l’esprit aristocratique allemand qui favorise les intérêts d’un propriétaire terrien. Ce n’était point qu’il se ralliât le moins du monde à la civilisation germanique, mais, bien au contraire, il était si prisonnier des formules françaises qu’en Alsace-Lorraine, il continuait son personnage de Français d’opposition : il y cherchait, sans plus, des argumens contre notre démocratie.

J’admis ce point de vue, et je procédai avec méthode. Je me fis introduire chez les notaires de la région ; je tâchai de savoir par eux si ce qu’on remarque d’abord dans la vie sociale allemande et qui fait contraste avec notre orientation démocratique provient seulement du personnel administratif, ou si c’est un esprit saisissable dans les articles même du code.

On sait que le génie démocratique français tend comme à un idéal à l’égalité de fait entre les citoyens. Le code napoléonien poursuit la division à l’infini des propriétés, déracine moralement et matériellement nos fils, nous limite à une œuvre viagère et supprime les familles chefs ou, si vous voulez, les influences indigènes. — Au contraire, l’art social, selon les Allemands, c’est de fonder, de maintenir et de perpétuer des domaines où puissent se former des « autorités sociales. »

Je constatai que les nouveaux maîtres tendent à créer en Alsace, — à défaut de nobles qui possèdent des privilèges précis, — des notables qui jouissent d’une influence supérieure grâce aux avantages de la fortune. Pour y parvenir, leur nouveau code fortifie la famille et la propriété terrienne. Tandis que la France ne permet que des buts viagers, l’Allemagne cherche à allonger vers l’avenir les pensées fortes de ses citoyens. Elle favorise la reconstitution de la grande propriété en organisant les échanges de parcelles entre propriétaires ; elle écoute et respecte, par-delà la tombe, la volonté des morts ; elle leur maintient ainsi une puissante activité posthume.

Un Alsacien-Lorrain ne meurt plus, comme il fût mort sous la loi française, en sachant que l’œuvre de sa vie va être détruite. Ni l’individu ni la société n’y trouveraient leur compte. A défaut de la liberté absolue de tester, il trouve dans le nouveau code tout un système de libertés. Tandis que la loi française oppose mille difficultés aux fondations d’intérêt public et interdit les fondations d’intérêt privé, en Alsace-Lorraine, désormais, toutes les combinaisons d’ordre privé ou public sont possibles. Sans doute, le Statthalter annulerait une fondation qui distribuerait des primes aux jeunes Alsaciens rejoignant l’armée française. Mais un Alsacien-Lorrain peut prendre telles dispositions qu’il lui plaira pour assurer des dots à ses filles, à ses petites-filles et à toute leur suite, pour favoriser ceux de ses descendans mâles qui choisiront une carrière déterminée, pour maintenir son industrie ou sa propriété, pour subventionner telles études ou tels plaisirs qu’il désigne. Il constitue un bien en argent ou en immeubles, il prend des arrangemens qui rendent l’aliénation impossible, il nomme un conseil d’administration, et voilà sa volonté, son activité prolongée par-delà sa mort. Il est mort, il agira encore, plaira, déplaira, (interviendra, fécondera la vie.

Une autre liberté que donne le nouveau code, c’est que par-dessus la tête de ses enfans, l’Alsacien-Lorrain peut instituer héritiers ses petits-enfans, grevés à leur tour de substitutions fidéi-commissaires au profit de leurs propres enfans. On assure ainsi la permanence de sa propriété familiale pendant trois générations. Puis un arrière-petit-fils, si sa raison le lui conseille, prendra des mesures pour renouveler la substitution. (L’héritier ainsi grevé est propriétaire de la succession, il en jouit, ses droits et ses obligations sont restreints seulement dans la mesure nécessaire pour assurer les intérêts du substitué. En somme, c’est une position analogue à celle de l’usufruitier.)

On pourrait multiplier les preuves de cet esprit constructeur de la loi allemande, en opposition avec l’esprit niveleur et égalitaire, tranchons le mot, destructeur de notre législation. — Tandis que la France défend que l’on reste dans l’indivision plus de cinq ans, l’Allemagne permet de reculer le partage d’une succession à trente années. — L’Allemagne donne au père plus de latitude que chez nous pour avantager l’un de ses enfans, ou même un étranger. — En France, une donation faite de son vivant par le père à l’un de ses futurs héritiers ne demeure à celui-ci que jusqu’à concurrence de la quotité disponible au moment de la succession. En Allemagne, celle générosité ne sera pas décomptée, pourvu qu’elle ait précédé de dix ans au moins le décès du père.

Je m’arrête, et je m’excuse de mettre ces faits sous les yeux de mes lecteurs. Feront-ils bailler ? J’avoue qu’ils m’emplissent d’enthousiasme. Ce sont les moyens d’un magnifique drame, les manœuvres les plus récentes et les plus savantes de la grand bataille germano-latine. Après les généraux, voici les juristes en présence, et vraiment les cartouches de dynamite les plus adroitement placées sont moins redoutables que ces ternes articles du code, pour faire sauter la vieille et solide construction française en Alsace


Le frère de Mme d’Aoury, M. Pierre Le Sourd, me conduisait lui-même dans son automobile. A voir comme il menait vite, n’admettant pas que les voituriers ou les troupeaux le retardassent d’une seconde, on eût cru que ce jeune homme de vingt-huit ans courait à un plaisir. En réalité, les séances chez les tabellions l’ennuyaient. Je pourrais dire qu’elles l’irritaient. Et sur mon éternelle question : « Pensez-vous, monsieur le notaire, que votre nouveau code puisse entraîner une modification dans les mœurs ?… » il ne manquait jamais de couper au court avec un air et sur un ton de chef :

— Laissez donc tout cela, mes chers messieurs. La question, c’est simplement de savoir si vos gars sont disposés à prendre leurs fusils de chasse ou même leurs fourches quand arrivera le coup de chien.

La première fois, il me fit plaisir, car j’aime que les personnes irréfléchies aient du moins un naturel généreux ; mais, à la longue, il m’excéda. J’avais déjà tant de mal à desserrer un peu la bouche de mes notaires, triplement cadenassés par la discrétion de leur charge, par la méfiance de leur race, et par leur prudence de vaincus ! Je fus enchanté quand ce sympathique et insupportable casse-cou refusa de passer les portes où il continuait pourtant de me conduire.

Si je suis reconnaissant à mon compagnon de m’avoir montré le pays à toutes les heures de l’automne et jusque dans les petites villes les plus délaissées, je lui ai plus d’obligation encore pour une scène où il fut absurde, mais qui m’a fait toucher la légitimité de la fameuse méfiance lorraine. Grâce à Pierre Le Sourd, je sais, ce qui s’appelle savoir, que sur notre pays de marche continuellement écrasé, ce soi-disant défaut est la condition même de notre existence.

Un soir, j’étais à Marsal. Après avoir longuement causé avec le notaire, je regagnai l’auberge. Le Sourd fumait des cigarettes, debout, contre le poêle ; dans un coin, un jeune homme, penché sur une table, auprès de sa bicyclette, étudiait une carte. Je demandai à cet étranger quelques renseignemens, non point que j’en eusse besoin, mais c’est pour moi, j’avoue cette puérilité, un plaisir triste et voluptueux, une poésie d’entendre le doux accent messin. Malheureusement, mon homme était Alsacien. Le Sourd nous interrompit pour savoir si j’avais fait « une bonne récolte. » (Mon Dieu ! comment l’admiration de quelques gardes-chasse peut-elle donner aux jeunes nobles une si sûre confiance en eux-mêmes ? ) Je lui répondis que je venais de me documenter sur la situation des femmes :

— Les races du Nord, ajoutai-je, n’ont pas au même degré que nous l’idée de la supériorité du mâle. Aussi je ne m’étonne point si le nouveau code allemand a tâché de favoriser les femmes ; mais le curieux, c’est qu’au dire du notaire que je quitte, il aboutit involontairement à les desservir.

— Vous causiez de femmes ! Eh bien ! votre tabellion vous a-t-il dit que les Prussiens les font fuir ? J’ai battu toute la ville sans rien voir que de vieux.

— Vous avez raison, observa le jeune Alsacien, les jeunes filles d’ici, qui sont d’ailleurs d’un type très sympathique, quittent toutes le pays ; elles vont chercher des places en France. Le plus souvent, elles commencent par Nancy, d’où elles gagnent Paris.

J’ai remarqué cent fois que Le Sourd ne peut pas supporter qu’on lui explique quoi que ce soit. Il porte partout une vanité de sportsman. Sur toutes choses, il prétend régler, protéger et trancher. — C’est une disposition, d’ailleurs, que l’on peut utiliser pour se faire servir par lui. — Entre deux bouffées de cigarette, il décida que les jeunes filles lorraines avaient raison de partir.

— Grosse question, dit l’Alsacien, car beaucoup d’entre elles glissent nécessairement dans la prostitution.

J’approuvai cette réplique et, sur de vagues indices, jugeai que c’était l’heure de rompre les chiens. Je sortis une seconde pour avertir le chauffeur d’allumer ses phares. Quand je revins, Le Sourd déclarait, qu’il vaut mieux être une bonne fille à Paris que de faire des enfans prussiens en Alsace-Lorraine. Et comme nous protestions, il nous punit en élargissant encore sa pensée :

— J’estime plus, quoi qu’il advienne d’eux par la suite, les pauvres b… qui passent la frontière que les renégats qui, palpeur de la Légion étrangère, portent le casque à pointe.

Le jeune inconnu se leva. Avec une émotion fort touchante et sans geste ridicule, il dit :

— Je suis un bon Alsacien. Dans huit jours, j’entre à la caserne à Strasbourg. Monsieur, je dois vous demander de retirer les mots de renégat et de peur que vous venez d’employer.

J’en avais le cœur serré. Moi, dans un cas identique, je ferais toutes les excuses, car je verrais, à la seconde, la bataille de Wœrth, le siège de Strasbourg, la séance du 3 mars de l’Assemblée de Bordeaux, les trente années d’atermoiement de la France… Les Français ne se sont pas conduits d’une telle manière qu’il leur soit permis de faire un seul reproche à ceux que, pour se dégager, ils ont sacrifiés en 1871… Mais Le Sourd n’avait pas d’imagination. Quand nous touchions à un magnifique cas de conscience, et dans un problème où toute une nation était intéressée, il ne pensa qu’à sa personne.

— Sachez, dit-il, que sur aucune sommation je n’ai coutume de retirer mes paroles. Ce qui est dit est dit.

Une telle réponse prouve qu’il est plus aisé de connaître les formules de l’honneur que de connaître où est l’honneur.

Aucun des deux jeunes gens n’avait de cartes, ils inscrivirent leurs noms sur des enveloppes qu’ils échangèrent. Et l’Alsacien, par une sorte d’hommage à la supériorité française, en remettant son papier à Le Sourd, me demanda :

— Est-ce bien ainsi, monsieur ?


Ah ! je vous prie de croire que dans l’automobile, je ne me privai point d’éclairer mon absurde compagnon sur les inconvéniens de cette algarade. En vain me disait-il qu’un Alsacien sous un casque à pointe, c’est pire qu’un Prussien, et que, pour le plaisir d’avoir parlé franc, il était prêt à toutes les conséquences.

— Très bien, lui répliquai-je ; mais vous, votre beau-frère et votre sœur, vous serez reconduits à la frontière.

Mon ami Aoury était en voyage pour une huitaine de jours. Le temps manquait pour le rappeler, et d’ailleurs une dépêche nécessairement énigmatique l’eût trop inquiété. Parmi les hôtes du château, il n’y avait personne d’utile. Pouvais-je compter sur sa jeune femme, fort intelligente, mais si frivole et qu’une souris fait évanouir ?

On dîna tard à Lindre-Basse, ce soir-là, car, dès notre arrivée, je fis porter un mot à la comtesse, qui s’habillait, pour la prier de me recevoir immédiatement. Elle vint me rejoindre dans un salon près de sa chambre. En dépit de ma contrariété, j’éprouvai le plus vif plaisir à la voir nerveuse, charmante, deux fois inquiète : de sa coiffure interrompue, plus, peut-être, que de ma démarche.

Au moins, monsieur, disait-elle, ce n’est rien qui doive m’ennuyer ?

Derrière toutes ses grâces et ses puérilités, cette jeune Mme d’Aoury me laissa voir tout de suite la plus solide raison. Elle comprit d’abord quelle mauvaise posture elle aurait devant son mari si son frère les faisait expulser.

— Eh bien ! lui dis-je, votre frère pourrait exprimer ses regrets.

— Laissons cela… Votre Allemand, comment l’appelez-vous ? (elle lisait la carte : « Paul Ehrmann, étudiant en médecine à l’Université de Strasbourg ») n’en jaboterait que davantage.

— Permettez ! cet Alsacien, quels que soient ses sentimens intimes que j’ignore, est, selon moi, très respectable ; ce n’est pas lui, c’est la France entière qui a signé le traité de Francfort. Allons, les torts viennent de votre frère ! Si Le Sourd étudiait un peu la situation en Alsace-Lorraine…

Elle écarta d’un sourire ma mauvaise humeur et me ramena sur l’essentiel :

— Pierre collabore comme il peut à vos études… Ce n’est pas un penseur, que mon frère, c’est un chauffeur… N’essayez pas qu’il comprenne, ni qu’il fasse des excuses ; ce serait bien long. Oui, nous sommes ainsi dans la famille. Trois choses me paraissent plus faciles : que ces messieurs se battent, que personne n’en sache rien et qu’ils deviennent des amis.

— Mais pour se battre, il faut quatre témoins, des médecins, et voilà un secret bien exposé !…

— Vous êtes notre ami et M. Ehrmann vous plaît… J’ai confiance dans votre diplomatie… Amenez ce jeune homme prendre une tasse de thé avec nous… C’est impossible… Eh bien ! amenez-le se battre dans le parc. Il ne partira pas sans que j’aie tout apaisé.

— Nous revoici, lui dis-je, à l’époque d’Homère quand les déesses présidaient d’un nuage aux batailles des héros.


Nous rejoignîmes les hôtes du château qui avaient refusé de se mettre à table sans la maîtresse de maison. Elle échangea quelques paroles avec son frère ; d’abord elle le grondait, mais visiblement elle ne tarda guère à l’admirer. Ils m’appelèrent. Il me dit avec gentillesse qu’il se rangeait à tout ce qu’elle et moi nous déciderions, sous réserve qu’il ne ferait pas d’excuses. Bien que son absence d’imagination représentative continuât de me choquer, je l’aimais, ce gros égoïste en smoking, parce que, tel quel, il était le frère de cette habile et noble petite créature dont le visage lumineux ne se troublait point sur un bruit d’épées.

Cependant, deux heures après, en pleine nuit et par quelle humidité, quand je filai en automobile, cette fois seul avec le mécanicien, pour relancer à Fénétrange le jeune M. Ehrmann, je pestais contre cette corvée du hasard. Quelle dure inintelligence des autres êtres, tout de même, chez Le Sourd et chez sa sœur ! Pas un instant, ils n’ont pris en considération la dignité propre de M. Ehrmann si odieusement froissée. A peine ai-je pu obtenir qu’ils le nommassent sans mépris. Mon déplaisir, qui avait la qualité douloureuse du remords, augmenta, quand les yeux encore pleins des lumières, de la chaleur et de l’aimable animation de Lindre-Basse, j’arrivai dans la pauvre auberge où ce devait être si dur d’être seul à remâcher une injure.

Il était près de dix heures. M. Ehrmann était remonté dans sa chambre. L’aubergiste s’assura depuis la rue que son hôte avait encore de la lumière et lui porta ma carte avec deux mots. M. Ehrmann ne me fit pas attendre.

Mes premiers mots, nécessairement fort mesurés, furent pour lui marquer, ce qu’il avait pu entrevoir, que je ne m’associais pas aux sentimens de mon jeune compagnon. Du ton le plus digne, il me répondit que la manière de voir, exprimée par M. Le Sourd, était par certains côtés généreuse, mais qu’elle supposait une grande ignorance de l’État des choses en Alsace-Lorraine.

— J’ai bien reconnu, me dit-il, l’esprit qu’entretiennent en France les Alsaciens qui ont opté.

Il s’arrêta. J’aurais voulu qu’il complétât sa pensée. Son cœur était-il donc allemand ou français ? Je ne parvins pas à le démêler. Nous nous assîmes au café ; il se taisait et m’attendait, accoudé tout près de moi sur une table. Je repris à voix basse à cause des buveurs qui nous entouraient.

— Je ne viens pas au nom de M. Le Sourd. Et s’il avait l’idée de me remettre ses intérêts, je puis vous dire que je déclinerais sa confiance. Mais je vois de grands inconvéniens à ce qu’une telle affaire, plus pénible au reste que grave, ait des suites.

— Permettez ! me dit-il, — et ses yeux avaient l’éclat fort de la jeunesse et de la volonté. — Si l’on est traité de lâche et que l’on ne relève pas l’injure, l’insulteur, les tiers et l’insulté lui-même peuvent croire que c’est lâcheté. Monsieur, j’ai droit à une rencontre sérieuse ou à des excuses. Et si j’avais à choisir, je préférerais une rencontre.

Je m’inclinai.

— Vos témoins exposeront votre revendication. Vous trouverez devant vous un galant homme. Mais précisément parce que l’on vous tient pour tel, je n’hésite point (c’est le but de ma visite) à vous demander un véritable service. Un service, non pas pour votre adversaire, qui se débrouillera, mais pour une femme et pour moi-même. Le comte et la comtesse d’Aoury, de qui je suis l’hôte, sont très attachés à leur Lorraine. C’est un sentiment que vous comprenez. Que les propos de leur beau-frère soient connus, leur expulsion en sera la suite. La mienne aussi, j’imagine. Si mon ami Aoury n’était pas absent, c’est lui qui vous adresserait la demande que je vous soumets au nom de sa jeune femme : couvrez d’un prétexte votre querelle avec M. Le Sourd. Tâchez que rien ne transpire du caractère exact de cette scène. Il est facile d’inventer une fable. Dans beaucoup de cas, deux adversaires font cet accord.

M. Ehrmann n’était préoccupé que d’être correct et de forcer l’estime. Avec cette magnifique confiance qui réussit assez bien aux jeunes gens, mais à quoi, passé la vingt-sixième année, nous sommes presque toujours contraints de renoncer, il se mit entièrement dans mes mains.

Nous convînmes, à voix basse, qu’il allait se procurer deux témoins d’une discrétion certaine, et que, dans deux jours, il arriverait vers les dix heures du matin au château de Lindre-Basse, où il serait mon hôte, pour que d’une manière ou de l’autre on y réglât cette fâcheuse histoire.


III. — UNE PARISIENNE EN ALSACE-LORRAINE

Deux jours se passèrent à Lindre-Basse sans que personne, en dehors de Mme d’Aoury, eût un soupçon de l’aventure. Le Sourd ramena, lui-même, de Nancy des épées, des pistolets et deux jeunes Parisiens accourus pour lui servir de témoins. C’est à Nancy également, que nous prîmes le médecin, car il eût été malhonnête de compromettre dans cette affaire aucune personne du pays annexé.

Le mercredi matin, réunis tous quatre autour d’un feu de bois dans un salon du rez-de-chaussée, nous attendions M. Ehrmann qu’une voiture du château était allée attendre à la gare. Heureux d’une bataille, Le Sourd et ses deux témoins s’ébrouaient comme s’ils étaient nés pour mordre et pour déchirer ; ils s’amusaient à se porter à tour de rôle dans leurs bras et faisaient mine de se jeter par la fenêtre.

— Pierre, disaient-ils, j’espère que tu vas lui donner un joli coup d’épée à ton Allemand querelleur.

Je fus enchanté, quand le bruit des roues sur le gravier du parc les interrompit.

Selon le désir de Mme d’Aoury, je reçus au perron M. Ehrmann. A ma grande surprise, il n’avait avec lui qu’un seul ami. Il me le présenta.

— M. le docteur Werner… Le second témoin sur qui je comptais, est depuis deux jours dans la montagne ; on n’a pas pu le rejoindre… Vous vouliez le secret, je n’ose m’adresser à personne d’autre… En Alsace-Lorraine, c’est une des tristesses, nous sommes obligés de nous défier. Mais vous avez bien, ici, quelque jardinier sûr, un ancien soldat…

— Pardon ! lui dis-je, c’est pour moi que vous vous êtes mis dans cet embarras ; si vous y consentez, j’aurai l’honneur de vous assister.

Je conduisis M. Ehrmann dans ma chambre, et les quatre témoins se réunirent.

Quand les chances étaient déjà fort minces pour une solution pacifique, une circonstance vint tout aggraver. Les témoins de Le Sourd déclaraient que leur ami n’avait pas pu vouloir offenser M. Ehrmann, dont il ignorait la situation militaire ; qu’il s’était borné à formuler une opinion générale, — la sienne, c’est vrai… Là-dessus, M. Werner interrompit. Il s’écria qu’il avait fait son temps de soldat à la caserne allemande et que l’opinion de M. Le Sourd, parfaitement injustifiée, offensait tous les Alsaciens. — Si nous ne voulions pas d’un second duel, il fallait hâter le premier.


C’est parfois plus désagréable d’assister un ami que de se mettre en ligne. Celui qui va sur le terrain pour son propre compte n’a pas le temps d’avoir de l’imagination. Et s’il déteste son adversaire, il tient, ou tout au moins il cherche un magnifique plaisir.

Nous avions décidé de gagner le lieu du combat par petits paquets, pour ne pas attirer l’attention du château. Tandis que je traversais le parc au côté de M. Ehrmann, moi et les autres Français mêlés à cette affaire, nous me paraissions de fort vilaines gens, des gens à la fois corrects et injustes, ce qui est le pire. Il me semblait qu’en pourchassant un Alsacien, nous aggravions d’une manière odieuse le traité de Francfort.

Nous arrivâmes les premiers au rendez-vous. C’était, sur la lisière des bois du parc, une allée assez large, qu’une simple porte de lattes basses séparait des champs. Appuyés à cette barrière et fumant des cigarettes, nous occupions le haut d’une faible ondulation. Ces terres sablonneuses de Lorraine sont si dures qu’à trente mètres de nous cinq bœufs, vaches et chevaux attelés ensemble traînaient péniblement une charrue. Hors ce groupe laborieux, rien ne vivait sur la triste plaine. Cette terre d’efforts faisait un digne cadre à mes pensées mécontentes ; elle m’aidait si bien à les sentir que je ne doutai point qu’elle ne provoquât chez Le Sourd un sentiment large et vague de respect pour un vaincu alsacien-lorrain.

Au dernier moment, et comme on flambait les épées, je le pris à part et lui dis avec assez de violence :

— S’il arrive malheur à ce garçon, je ne vous reverrai de ma vie.

— Bah ! dit-il, je suis trop bon frère pour mettre un revenant dans le parc de ma sœur.

Plutôt qu’humanité, n’était-ce pas fatuité d’homme de sport ? Il se persuadait qu’un provincial devant son épée ne serait qu’une mazette. Eh bien ! ce ne fut pas long. A peine avais-je dit le sacramentel : « Allez, Messieurs ! » que j’eus le plaisir de les arrêter. Le Sourd avait une piqûre au bras.

Ses deux camarades s’amusèrent un peu, tant son dépit paraissait. Pourtant il dit d’un fort bon air qu’étant à Lindre-Basse et en quelque sorte chez lui, il voulait tendre la main à M. Ehrmann, qui n’y fit pas de difficulté.

Je me hâtai de prévenir au château Mme d’Aoury. Elle revint avec moi vers le kiosque où l’on pansait son frère.

— Monsieur, dit-elle au jeune Alsacien, mon frère s’est conduit comme un étourdi. Pour sa punition, il ira se coucher, et vous nous ferez le plaisir, ainsi que votre ami, de déjeuner ici.

M. Ehrmann parut plus troublé par la bonne grâce de la sœur qu’il ne l’avait été par la mauvaise grâce du frère. C’était décidément un très aimable jeune homme.

Il fut convenu qu’on ne soufflerait mot devant les autres invités. On inventa toute une fable pour expliquer que Le Sourd s’était foulé le poignet. Elle prêta, durant le déjeuner, à mille fantaisies amusantes pour les personnes qui étaient dans le secret. Cette pénible histoire tournait à la mystification de château. L’Alsacien devint tout naturellement le héros de la journée et, ma foi, il le méritait, car il éleva très sensiblement le ton de la causerie.

Dans ce déjeuner, comme depuis trois jours, Mme d’Aoury m’émerveilla par le génie réaliste, que j’aperçus derrière ses grâces et ses lassitudes. Quel regard juste et de petite bête de proie peuvent lancer de beaux yeux qui semblent faits seulement pour l’amour ! Jusqu’alors, je ne l’avais vue qu’à Paris où nous sommes trop divertis pour bien apprécier les êtres. Eux-mêmes, d’ailleurs, ils y sont atténués, mal en valeur. Mais dans cette vieille ferme, ennoblie par de méchans portraits de généraux et qui n’évoque que des activités simples, une telle jeune femme, par son isolement même, prenait de l’accent. Dans la série des propriétaires de Lindre-Basse, elle faisait un épisode de beauté. Au cours de ce repas, les ondulations de son esprit, son tact, sa souplesse, en un mot, son art, que des Allemands eussent méconnu et traité de frivolité, se faisaient encore plus sensibles par le contraste même qu’elle offrait avec ce jeune Alsacien, qui ne pouvait rien dire que d’amplement expliqué et qui semblait même expliquer son silence, tant, au début, il marqua fortement qu’il se taisait. On eût dit de l’un et de l’autre deux caricatures, mais chargées d’intelligence et de sympathie. Bien qu’il eût de nombreuses manières d’être germaniques, M. Ehrmann ne méconnaissait point, cela se vit peu à peu, le chef-d’œuvre français qu’était cette jeune femme. Il devint même touchant, avec sa forcé et sa jeune raideur, d’ébahissement devant cette reine… Bientôt il eut tout à fait oublié qu’aucune autre personne fût là. Et quand Mme d’Aoury disait des choses bizarres et charmantes, il se renversait un peu, en riant trop fort, pendant une bonne minute.

Successivement, elle avait empêché qu’on parlât de la France, de l’Allemagne, de la germanisation, des partis politiques alsaciens-lorrains, et j’avais admiré chez un jeune homme qui, de naissance, semblait être autoritaire, voire brutal, le pouvoir de comprimer ses premiers mouvemens. — C’est un pouvoir que développe, je crois, depuis trente ans, l’atmosphère des pays annexés. — Elle vit enfin qu’il fallait mettre M. Ehrmann sur l’Alsace. Comme tous ses compatriotes, il était grand promeneur. De quel air convaincu, en hygiéniste, en patriote et en poète, il disait le bonheur de marcher sous les arbres, les arbres et toujours les arbres, par d’interminables sentiers, quand les feuilles sont mouillées et que bien couverts nous nous sentons incapables de fatigue ! Mme. d’Aoury, qui jamais ne sortait du parc, sinon, très rarement, pour une heure de voiture, assura que ces marches-là seraient son rêve.

Au sortir de table, il nous fit un véritable cours sur les châteaux des Vosges. J’essayai d’indiquer qu’en Lorraine, à défaut de burgs féodaux, nous avions quelques jolies propriétés. Elles devaient plaire à Mme d’Aoury infiniment plus que les ruines du XIIe siècle. Mais elle ne voulait entendre que M. Ehrmann et les choses de l’Alsace.

Etait-ce bien la même personne qui trois jours avant me disait : — « Ah ! monsieur, comme je m’ennuie dans votre « Est ! » — « Tant que cela, madame ? » — « A braire, monsieur, à braire. » Et comme elle était étendue sur cette même chaise longue, elle avait simulé un immense bâillement, qui m’avait permis de voir ses trente-deux dents intactes jusqu’au fond de sa gueule rose. Oui, c’est bien « gueule » qu’il faut écrire pour rendre sensible cette divine impression d’animalité jeune…

Maintenant elle nous reprochait de ne l’avoir pas conduite à la Hoh-Kœnigsburg et à Sainte-Odile. Elle aurait gravi les montagnes, accepté les auberges… Soit ! Je l’admirais trop pour gêner cette hypocrisie, qui n’était d’ailleurs que la magnifique mutabilité de son âme.

Depuis longtemps, les hôtes habituels de Lindre-Basse étaient rentrés dans leurs paisibles chambres. Depuis longtemps les témoins et moi demeurés au salon nous nous taisions, nous digérions, nous pensions à nos affaires, que Mme d’Aoury et M. Ehrmann gardaient encore la même énergie pour célébrer la beauté, la santé et la suprématie de l’Alsace. Je crois que les deux Parisiens étaient un peu froissés. Tout ce que nous obtenions de temps à autre, c’était qu’elle nous invitât à la servir, pour baisser un rideau contre la lumière trop vive, pour demander un verre d’eau, pour ramasser une couverture que son petit soulier perpétuellement agité venait de faire glisser à terre en découvrant une mince cheville. Et c’était encore l’étranger la cause et l’objet de cette nervosité. Certes, d’aucun être, elle n’acceptait qu’il échappât à son influence, mais pour celui-ci, c’était une folie de zèle et qui atteignit au sublime, quand de l’Alsace elle passa à la médecine.

Je n’ai jamais pu me défendre d’une sorte d’amour, mêlé d’un retour un peu triste sur moi-même, à l’égard des très jeunes gens que comble la fortune. Je fais des vœux pour tous les grands favoris du sort qui n’ont pas trente ans. J’honore, je voudrais préserver ces jeunes dieux qui possèdent la gloire et l’amour. Je pense à eux avec plaisir, comme à une belle œuvre d’art fragile, et je me dis : « Il existe au monde un exemplaire de ce que j’ai tant désiré d’être… Puisse-t-il n’être pas brisé ! » C’est avec ce sentiment de sympathie légèrement douloureuse que je regardais le jeune Alsacien. Il éprouvait la joie que tout homme a connue après une première affaire d’honneur : violent ébranlement physique qui raffermit, exalte toute l’âme et tout le corps. En outre, il goûtait le romanesque de sa situation : d’être reçu, fêté, flatté dans la maison de son adversaire. — C’est assez tard, je crois qu’il distingua la beauté singulière de Mme d’Aoury : au début, il se préoccupait trop des lois de la politesse française, qu’il observait avec raideur. Mais il sut peu à peu se distraire de soi-même, et, naïvement, à sa loquacité succéda le silence, puis la plus noble, la plus virile compassion tendre, quand elle parla d’une longue maladie pour laquelle on l’avait opérée.

— Pendant quinze jours et quinze nuits, j’ai tellement souffert ! Je remuais une jambe doucement et je chantais un air très bas sur deux tons. C’était insoutenable, à rendre fous ceux qui me soignaient. Mais puisqu’il me fallait vivre avec une telle douleur, j’aurais tant voulu qu’elle s’endormît. Alors, je berçais ma douleur.

Et soudain, elle se mit à chantonner, comme elle avait dit, et à balancer faiblement sa jambe droite, tandis que de ses deux mains allongées et réunies sur son corps, elle semblait endormir un enfant.

C’était un tableau gracieux, qui donnait l’idée même de la faiblesse, et, pourtant, le jeune docteur exprima ; notre pensée à tous quand il dit :

— Comme vous êtes courageuse, madame.

— En tout cas, dit-elle en se levant, j’admire le courage. Je ne pense pas que la vie soit ce qu’il y a de plus précieux ; j’aurais mieux aimé que mon frère se fît tuer, que de se conduire sans bravoure, mais je suis contente aussi, monsieur, puisqu’une aventure, où il a tous les torts, nous a permis d’acquérir un ami que tout le monde dans cette maison estime.

Je vis bien qu’elle donnait sa main au jeune homme pour qu’il la baisât. Mais il la retint dans ses deux mains, et il dit avec une profonde émotion dont elle fut déconcertée, car elle craignait le ridicule :

— Il n’y a que les Françaises pour être si généreuses et si délicates.

Par une petite comédie qui lui était familière, elle sortit du salon en courant, en marchant sur sa robe, en trébuchant, en poussant un cri d’effroi, en se retenant à un meuble.

Les deux Alsaciens désiraient marcher. Je les reconduisis jusqu’à la gare, à travers le parc. Ils étaient enchantés, et, dans tous leurs gestes, on voyait la fougue inemployée de deux jeunes soldats.

M. Ehrmann admirait le paysage, sublime, sous le soleil couchant, de douceur et de solitude. Il dit tout d’un coup :

— Imaginez dans ce parc, en place de Mme d’Aoury, une grosse Prussienne ! Quand même sous ce ciel bleu pâle, les mêmes bâtimens, les mêmes dessins de prairies et de bois demeureraient, ce dont je doute, où serait cette délicatesse et cette fierté qui se répandent sur tout le domaine ?

Ces paroles de M. Ehrmann me dévoilaient enfin son cœur ; elles me montraient un compagnon de mes pensées, un croyant de la supériorité française.

— N’est-ce pas, docteur, dit-il en s’adressant à son compagnon, n’est-ce pas que Mme d’Aoury, c’est une Française, une Parisienne, le type de la vraie Parisienne.

Le docteur Werner n’avait pas dit trois mots de toute la journée ; il appartenait à l’espèce des Alsaciens muets, excellente et aussi nombreuse que l’espèce des Alsaciens à vivacité méridionale. Il répliqua :

J’étais, un petit garçon quand nous sommes devenus Allemands ; vous êtes trop jeune, Ehrmann, vous n’avez pas vu cela ; moi, je me rappelle les uniformes français sur le Broglie et sur le Contades. Cela faisait une harmonie, comme la voix et les gestes de Mme d’Aoury dans une vieille propriété lorraine.

Les bras m’en tombèrent et j’aurais voulu prier ces deux jeunes gens, le muet comme le bavard, de collaborer à mon enquête sur la transformation des mœurs aux pays annexés. Mais cinq minutes après, la locomotive les emportait.

Je revins au château par de longs détours, je respirais amoureusement ma Lorraine. Je voyais avec évidence que les Allemands, qui n’ont pas créé la beauté de mon pays, en se l’appropriant, la détruisent. Si la population welche déserte la province qu’elle a humanisée, c’est une âme qui se retire et laisse tomber un beau corps. Ils raisonnent juste, ces deux Alsaciens : qu’est-ce qu’un parc français, sans une jeune Française pour savoir y marcher ? Et qu’est-ce que Lindre-Basse, sans cette divine fantaisie qui vient toute une après-midi de nous ennoblir le cœur ?

Je dis à Mme d’Aoury que M. Ehrmann l’aimait.

— Alors, dit-elle, vous croyez qu’il se taira ? Je fus un peu indigné.

— Comment pouvez-vous prêter la moindre bassesse à un garçon qui interprète tout avec une si admirable noblesse ? C’est indigne de vous.

— Vous avez raison, dit-elle, mais je serais encore plus sûre de M. Ehrmann, s’il était comme son camarade. En voilà un qui aimerait mieux périr, c’est évident, qu’ouvrir la bouche ! Quels hommes, que vos Allemands ! Je suis exténuée, monsieur !


IV. — LA GUERRE FRANCO-ALLEMANDE CONTINUE EN ALSACE-LORRAINE

Je rentrai pour l’hiver à Paris, et les souvenirs de mon automne lorrain, ne tardèrent pas à s’embrumer. Ce petit duel aurait pu me laisser quelques élémens pour mes conversations, par exemple un joli récit pittoresque. Mais je m’aperçus très vite que les gens à qui je le racontais concluaient à la germanisation de l’Alsace, ce qui m’amenait à des discussions énervantes. Moi-même, d’ailleurs, bien que je continuasse à blâmer l’injure faite à des annexés, qui sont les otages de la France en Allemagne, je pensais avec déplaisir que maintenant, M. Ehrmann était coiffé d’un casque à pointe. Je demeurais dégoûté de Le Sourd, mais j’avais perdu mon premier zèle pour mon client.

Je continuai mon livre. Les notes que j’avais recueillies chez les notaires lorrains se rapportaient surtout à la vie rurale. Elles montraient un effort conservateur et aristocratique pour reconstituer les autorités sociales, notamment par des libertés de tester, et une tendance à rétablir la vie provinciale, en laissant certaines initiatives à des groupemens (syndicats agricoles, caisses de crédit agricole). Mais, d’autre part, je voyais que le despotisme de la Prusse met des obstacles, en Alsace-Lorraine, au jeu des institutions qui servent la prospérité des autres provinces de l’Empire. Pour continuer mon enquête et mieux soupeser les chaînes des vaincus, au printemps de 1903, je vins à Strasbourg.

J’arrivai à la fin d’une très belle journée, et, tout de suite, j’allai déposer mes lettres d’introduction chez des juristes et des industriels. Je parcourus ainsi plusieurs fois ce fameux trottoir de gauche, qui va du Broglie à la place Gutenberg et qu’ornent les magasins les plus luxueux de la ville. Ce qui frappe nécessairement un étranger dans ce coin de Strasbourg, où, de cinq heures à huit, la foule est la plus élégante et la plus épaisse, c’est la morgue des innombrables officiers. Comme ils marchent raides et droits, sans se déranger, fût-ce pour les femmes ! Quelle magnifique tenue sans aisance ! Quel orgueil sans gentillesse ! Ce sont des gens de caste, mais surtout des vainqueurs sur le sol de leur victoire. Constatation qui réconforte un Français plus qu’elle ne l’attriste, car il voit avec plaisir qu’après trente-trois ans, ces beaux soldats demeurent des maîtres étrangers.

Au milieu de la ville, au-dessus des vicissitudes, la noble cathédrale veille et demeure ; sa continuité me rassure contre des couleurs éphémères ; elle est, au-dessus des passagères puissances germaines, une haute pensée de chez nous, le témoignage d’une conception d’ordre et de beauté, fleurie d’abord dans le bassin de la Seine.

J’allai de la cathédrale à l’Université. Ses vastes bâtimens m’inquiétaient autant ou plus que les casernes. La pensée germaine ne s’arrête jamais de faire la bataille. Ne peut-elle pas ruiner ce qui reste de la France dans nos anciens départemens ? Les professeurs ne valent-ils pas pour discipliner des âmes sur qui ces officiers arrogans n’auraient, je le crois, aucune prise ? Mes études autour du nouveau code m’avaient obligé à reconnaître certaines puissances de la raison allemande, et, comme il arrive si nos facultés sont ébranlées par une émotion, ma promenade solitaire dans Strasbourg me laissait sentir, avec une extrême force, l’embarras de cette nation alsacienne à qui l’on propose de choisir entre deux idéals. Tout d’un coup, je pensai à M. Ehrmann, comme à un navigateur perdu sur la vaste mer. De nouveau, je le jugeai un personnage énigmatique. Dans quelle mesure était-il Français ou Allemand ? Et tous les jeunes bourgeois d’Alsace-Lorraine, les dirigeans de demain ? J’eus envie de voir le monde des écoles.

J’appris à mon hôtel que, le samedi, les étudians passaient volontiers la soirée, avec leurs maîtresses, dans un café-concert nommé les Variétés.

J’y entrai vers neuf heures.

Comme je traversais les couloirs, un grand diable de jeune homme à casquette et à cicatrice, un Allemand pour sûr, aborda tout auprès de moi l’agent de police et lui dit :

— Il y a dans une loge un individu qui fume à la dérobée. Je suis assesseur. (C’est-à-dire qu’il avait fait sa quatrième année de droit.) Je veux que la loi soit obéie.

Une telle démarche est fondée en raison ; elle peut se défendre du point de vue social, et je m’en chargerais, puisqu’il y a Pascal, qui, en dénonçant et poursuivant le frère Saint-Ange, agissait à peu près comme ce jeune légiste, mais, tout de même, je fus rempli d’un vif dégoût, d’un dégoût si excitant qu’il atteignait à l’allégresse.

Je pris place. Sur la scène, une chanteuse disait en français « Les petits cochons, » et tout autour de moi le parterre applaudissait furieusement, tandis que le balcon huait. Une Allemande succédant à la Française, les huées et les bravos changèrent d’étage. D’où je conclus que les spectateurs se groupaient par nation et que j’étais assis en France. J’avais pour voisin de fauteuil un fort beau gaillard, très massif et placide, un blond à la peau blanche et à l’œil bleu. Il s’occupait avec amitié de sa maîtresse. A cela on reconnaissait un brave garçon. Il me dit avec orgueil qu’il était un Haut-Rhinois, de l’Alsace où l’on boit du vin. Puis il commença de me signaler avec son doigt tendu les grossièretés des Allemands.

Ils avaient de longues cannes à pêche où pendaient des harengs saurs, qu’ils promenaient devant les figures des gens du parterre, et puis, de temps à autre, ils jetaient à travers la salle des poignées de monnaie. Je vis l’un d’eux assis sur le bord de sa loge, les pieds dans le vide ; il avait sur ses genoux une assiette et salement mangeait une côtelette, fournie par le buffet, dont la sauce dégouttait sur le public. Parfois, un demi-ivrogne se levait, et d’une voix formidable, en tendant son verre de bière, criait : « Prosit ! un tel ! » Et celui de qui il portait la santé, il ne le désignait point par son nom, mais par un sobriquet. A quoi le camarade ainsi honoré répondait de l’autre bout de la salle par une lourde indécence.

Ces jeunes Allemands manquaient de goût dans leur entente du plaisir, comme, tout à l’heure, ce juriste dans son sentiment du devoir. On eût dit des jeunes bêtes qui s’ébrouent. Mais précisément la jeunesse, l’ardeur adolescente colorent, enlèvent, font une noblesse, et le spectacle n’était tout à fait dégoûtant que si l’on ne voyait pas les figures, naïvement fières de leurs sottises. D’ailleurs mon voisin et sa petite compagne, encore qu’ils protestassent, s’amusaient fort, et quand je leur dis que je voulais m’en aller, ils me répondirent : « Ça va devenir intéressant » d’un ton si convaincu que je me rappelai ce que fait chanter notre Berlioz d’après Gœthe, dans la taverne d’Auerbach : » Observez d’abord ! La bestialité va se manifester dans toute sa candeur. » Et, ma foi, ce fut une bestialité et telle qu’aujourd’hui encore, je ne puis me la représenter sans quelque émotion de joie.

A peine mon aimable Haut-Rhinois avait-il prononcé sa phrase vraiment prophétique (et cette coïncidence un peu comique contribua, je pense, à l’exaspérer) que du premier étage un gros pain tomba, qui atteignit et renversa le chapeau de sa jeune femme. Toute l’Allemagne se mit à rire. Quant à lui, il dépouilla sa placidité, plus vite qu’un lutteur n’ôte sa veste, et bondit hors des fauteuils. En moins d’une seconde, au-dessus de nous, dans une loge, nous entendîmes sa voix furieuse :

— Lequel de vous a jeté le pain ?

La salle commença de se lever. Il y eut dans la loge un concert de ricanemens. La voix alsacienne reprit :

— C’est d’ici que le pain est parti. Que celui qui l’a jeté se présente. Je le dis une dernière fois.

Nouveaux ricanemens. Puis, tout d’un coup, un cri de détresse. Un homme, du balcon, c’est-à-dire d’une hauteur de trois à quatre mètres, venait s’abattre sur nous tous. L’Alsacien avait précipité l’un des Allemands.

On eût dit qu’il avait fâché une ruche. Toute la salle tournoya, les Allemands courant pour assommer l’audacieux et les Alsaciens pour le soutenir. Quelle mobilisation ! Ah ! ce fut rapide pour que les deux nations se reconnussent et se classassent !

Deux vagues agens essayant d’intervenir, par la même occasion on leur tapa dessus. Derrière les loges et sur l’escalier, la bataille fut magnifique. Elle parut défavorable aux Allemands. Ils se replièrent peu à peu vers la sortie. Dans une sorte d’élan héroïque, les jeunes descendans des Celto-Romains balayaient la horde germaine.

On est toujours émerveillé du peu de dégâts tragiques que font ces grandes luttes sans armes. C’est qu’on se bat dans une épaisse cohue qui fait comme de l’étoupe.

Les Allemands d’abord expulsés cherchèrent à rentrer, mais ils étaient empêchés, parce que le scandale ayant interrompu le concert, chacun se pressait pour gagner la rue. Moi-même, j’allais y atteindre, quand soudain, du dehors, un gigantesque Poméranien bouscula les choses et les gens, empoigna et leva le fauteuil classique, en velours grenat, de la caissière qui fuyait en hurlant, brisa dans son effort le lustre du plafond, et, sous une pluie de verreries, précipita l’énorme meuble sur trois jeunes guerriers alsaciens, qui, seuls, dans l’écart de tous, lui barraient le passage. L’un d’eux s’abattit. Le furieux allait redoubler, mais un héros le surprit d’un bond prodigieux, lui mit au cou les deux mains et roulant à terre avec lui, sous une volée de coups de canne, s’efforça consciencieusement de l’étrangler.

J’eus un cri d’admiration. Qui venais-je de reconnaître ? Mon jeune client de Lindre-Basse, M. Ehrmann. Ah ! par exemple, qu’il fût officiellement au service de l’Allemagne et, dans le privé, un volontaire de la France, qu’il parût l’avant-garde germaine et se conduisît comme une arrière-garde française, j’en fus enthousiasmé, et, ma foi, comme toute ma « nation, » je m’élançais pour le dégager, quand, du fond de la salle même (où sans doute ils avaient pénétré par la scène), les agens de police survinrent.

Nous fûmes tous jetés dehors. Je vis M. Ehrmann qu’un agent voulait entraîner. Mais un jeune homme saisit et tordit les bras du policier et commença de crier :

— Pas toi ! File ! file !

Je compris bien ce qu’il voulait dire, que le cas d’un volontaire serait particulièrement grave. M. Ehrmann hésita, puis disparut.

Son sauveteur moins heureux resta aux mains des agens. Et l’un d’eux lui disant :

— Tenez-vous tranquille, espèce de voyou !

— Comment, moi, un voyou ! répliquait-il, je suis le fils du maire de T*** et je vous défends bien de m’insulter.

On le traîna au poste, avec une dizaine d’autres. L’importance que ce jeune homme paraissait attacher à sa qualité sociale, en me réjouissant, me délivra de mon excessif enthousiasme. Nul doute, me disais-je, que monsieur le fils du maire ne soit en ce moment vigoureusement passé à tabac. Mais je vis, au scandale de quelques personnes, qu’il n’avait pas invoqué un titre sans poids, et l’on m’assura que ces jeunes gens, sitôt leur identité constatée, allaient être relâchés, sans que la police leur rendît un seul des coups qu’elle avait reçus.


Les journaux, le lendemain, parlèrent négligemment d’une rixe d’étudians. C’est aujourd’hui le système officiel de ne rien laisser transpirer qui puisse donner des doutes sur la germanisation du pays. On veut en haut lieu qu’il n’y ait plus de question d’Alsace-Lorraine.

L’incident m’avait ému, plus qu’il ne semblera peut-être raisonnable. Mais il s’agit bien de raison ! C’est la déraison de ces jeunes soldats attardés qui éveillait mes sympathies fraternelles. Je me souvins d’une lettre que j’avais pour un professeur de droit de l’Université. Il me reçut avec une extrême obligeance ; je lui parlai, comme par hasard, de cette bagarre.

Il n’y voyait que de l’effervescence de jeunesse. Grâce à leur orgueil, les Allemands d’origine peuvent vivre en Alsace, où ils ne fréquentent aucun indigène, sans soupçonner cette insoumission dont le hasard m’avait permis de surprendre un flagrant délit.

Comme ce professeur connaissait l’objet de mes travaux, il ne s’étonna point que je le questionnasse sur les conséquences judiciaires encourues par ces étudians.

— Notre Université, me dit-il, a une vie propre, traditionnelle et des pouvoirs de fait, sinon de droit. Maîtres et élèves et, je vous dirai plus, nos prédécesseurs comme nous-mêmes, les morts comme les vivans, nous sommes associés autour d’une même tâche, en vue d’un but défini. Dans la société générale nous sommes un corps, une société particulière avec des intérêts spéciaux que seuls nous pouvons régler justement. — Voilà ce que vous autres, Français individualistes, vous ne voudriez pas accepter et qui fait, laissez-moi vous le dire, la grandeur de l’Allemagne. — Donc, l’autorité judiciaire n’engagera rien sans en avoir référé au recteur. Celui-ci convoquera le sénat académique, c’est-à-dire le conseil de l’Université composé de professeurs. Nous entendrons nos disciples mis en cause, et nous jugerons avec un haut sentiment de notre corporation.

Je continuai de questionner. Je vis que beaucoup des prérogatives de l’Université s’appuient sur une tradition, sans plus ; c’est de l’irrégulier et de l’incomplet, menacé d’ailleurs par les envahissemens du pouvoir impérial. Mon interlocuteur s’exprima sur la personne même de l’empereur avec une vivacité qui m’interdit. Bien qu’il fût un loyal Allemand, rempli de préjugés contre la nation française, son hostilité au corps des officiers et son attachement aux franchises universitaires le disposaient d’une telle manière que ses propos dépassaient en audace les propos moyens d’un Alsacien. Au fond, c’était un Allemand, chez qui survivait beaucoup de la vieille Allemagne, et qui protestait contre l’absorption de toutes les libertés par le gouvernement impérial.


Je demeurai à Strasbourg, un peu plus qu’il n’eût été nécessaire pour mon travail, car je voulais savoir ce qu’il adviendrait des jeunes batailleurs. Pendant ce séjour, la diatribe du professeur me revint plusieurs fois à l’esprit. J’éprouvais un double plaisir, de patriote et de lettré, voire d’archéologue, car j’avais trouvé, enfin, un représentant de cette fameuse Allemagne que nos pères, les naïfs, glorifiaient infatigablement. — A dire vrai, le tort de nos pères ne fut pas tant d’admirer le chœur des voix allemandes que de négliger le dur mutisme de la Prusse. Les voix ne mentaient pas. Nous troublons jusqu’à le rendre insoluble les données du problème germanique, quand nous considérons qu’il y a une Allemagne. L’Allemagne est une diversité ; elle est trente nations juxtaposées. Bien loin qu’elles se sentent toutes un apostolat contre la France et le monde latin, plusieurs d’entre elles ont reçu notre influence et la rechercheraient encore volontiers. Notre ennemie née, c’est la Prusse, devenue leur centre et leur chef.

Strasbourg est une petite ville. Quand le Sénat académique se réunit, il me fut aisé d’avoir un rapport exact de la séance. On me raconta comment, dans une vaste salle, avaient été convoqués les étudians mis en cause par la police. Beaucoup de leurs camarades les accompagnaient, à qui il plaisait de venir dire : J’en étais, voici comment la chose s’est passée. Derrière une table recouverte d’un tapis vert, les professeurs entouraient leur recteur. Celui-ci tenait sa main dans sa redingote ; il portait des cheveux assez longs, une grande barbe presque blanche et des lunettes d’or. Avec un air digne et une figure très pâle, il commenta les accusations de la police.

— Vous vous êtes conduits comme des gens communs, d’une façon indigne de disciples de l’Alma mater. Et ce qui est le plus grave, c’est qu’on vous accuse de vous être colletés avec des agens et de leur avoir opposé de la résistance.

Quand il se fut assis, un jeune homme s’avança et dit :

— Je dois rendre attentif monsieur le Recteur que les agens ont commencé de nous insulter. Ainsi l’agent qui m’a appréhendé m’a traité de « voyou. »

Le recteur se leva, les deux mains sur le tapis :

— Ce que vous dites là, pouvez-vous le prouver ? D’autres Alsaciens se mirent en avant :

— Nous l’avons entendu, nous sommes prêts à témoigner de la vérité.

Le vénérable recteur renversa sa tête en arrière et assura sa main dans sa redingote. Personne autant qu’un Allemand ne se rengorge dans l’exercice d’une haute fonction. Il se tourna vers ses collègues :

— Messieurs, dit-il, ce que nous apprenons dans cette minute est très grave. Nous sommes à notre poste, en premier lieu, pour faire respecter notre sainte et aimée Alma mater et ses disciples, et il n’est pas possible que nous tolérions à leur égard les insultes d’un agent. Je vous propose, messieurs, de congédier ces jeunes gens pour que nous délibérions.

Toutes les physionomies graves et honnêtes des sénateurs, toutes ces figures appuyées sur toutes ces mains s’inclinèrent en signe d’assentiment.

Là-dessus, se rengorgeant encore une fois, le recteur s’adressa aux jeunes gens, sans bienveillance, mais d’un ton plus adouci :

— Messieurs, vous pouvez rentrer chez vous. Vous serez avertis de la suite que prendra cette affaire.

La suite, ce fut une sévère punition à l’agent de police.

Ce petit événement me renseigna, mieux qu’aucun paragraphe du nouveau code, sur l’esprit aristocratique, exactement, sur l’esprit de classe qu’il y a dans la société allemande. Je compris que cette aristocratie est une tradition, fondée sur des usages et des tempéramens, bien plus que sur la lettre de la loi. Il n’est écrit nulle part que l’étudiant relève d’une juridiction spéciale. En fait, cependant, ses petits délits sont d’abord portés au Sénat académique. Le Sénat excuse d’office tout ce qui peut rentrer dans la série des tapages nocturnes et des ivrogneries ; pour le surplus, il peut trouver des échappatoires.


Formés par notre esprit français, qui est égalitaire et qui cherche les solutions simples, les Alsaciens ne s’accommodent point de cette justice qui fait des distinctions ; ils se plaignent que dans la loi allemande il y ait toujours place pour l’arbitraire.

Qu’ils croient voir de l’arbitraire, cela déjà peut les gâter. Mais je crains davantage la nécessité pour eux d’être hypocrites. Je ne blâme pas la manière dont ces jeunes Alsaciens ont esquivé les conséquences de la bataille des Variétés ; je préférerais, toutefois, que leurs beaux instincts de soldats ne fussent pas nécessairement mêlés d’habileté.

La responsabilité de cette diminution morale n’incombe pas aux Alsaciens, mais tout entière aux circonstances où ils vivent depuis trente-trois ans. Ils subissent des institutions mal appropriées à leur degré de civilisation. — Excellente peut-être au-delà du Rhin, telle volonté du nouveau Gode sera corruptrice en deçà. Par exemple, une vente d’immeubles, aujourd’hui, en Alsace-Lorraine, doit être passée en justice ou devant notaire pour être valable. Au contraire, selon la loi française, elle vaut dès que les parties sont d’accord sur la chose et sur le prix, et cet accord peut être prouvé par des témoins, par des lettres privées et par le serment. La légalité française se fonde sur l’honnêteté des parties. Mais devant le tribunal allemand aucun témoignage ne peut être invoqué, pas même le serment. C’est la mort de la parole d’honneur. Et des hommes de loi m’ont dit qu’ils étaient effrayés de l’affaissement d’honnêteté produit en peu de temps par cette légalité nouvelle. — La guerre franco-allemande continue en Alsace-Lorraine. Les misères de la guerre ne sont pas seulement celles qu’a gravées notre compatriote Callot. Il y a des « misères » qui se voient avec les yeux de l’esprit.

Un soir que, pour la centième fois, j’essayais d’établir un diagnostic d’après les notions que j’avais recueillies sur le corps des nations alsaciennes et lorraines, il m’arriva de rencontrer soudain M. Ehrmann, et cette courte vision ajouta encore à mes incertitudes.

Le casque sur la tête, le jeune homme sortait de la caserne d’artillerie (sur la place d’Austerlitz) avec d’autres soldats. Nos regards se rencontrèrent ; il ne fît pas mine de me reconnaître, quoique mon premier geste vers lui fût assez sensible ; et certainement il pressa le pas. Je m’arrêtai de l’aborder ou même de le saluer. Pourquoi ? Sa gêne, sa hâte, son casque m’inclinèrent, puérilement, je l’avoue, à rabattre de la haute estime qu’il m’avait d’abord inspirée et où j’étais revenu en le voyant charger l’ennemi.

Le lendemain, je quittai Strasbourg, assez en peine des petits faits que je venais d’amasser. Ils complétaient, mais contrariaient mes premières constatations de l’automne. Jugés en eux-mêmes, plusieurs principes de la loi allemande m’avaient d’abord paru très propres à maintenir une société : je voyais aujourd’hui qu’ils ne s’accordaient pas tous avec la culture alsacienne et lorraine. Je ne refuse pas d’admirer certaines institutions allemandes, et même je puis les préférer à des institutions françaises. Cependant l’assertion qu’une chose est bonne ou vraie av toujours besoin d’être précisée par une réponse à cette question : Par rapport à quoi cette chose est-elle bonne ou vraie ? Autrement c’est comme si l’on n’avait rien dit.

Pour juger des institutions allemandes en Alsace et en Lorraine, il faut d’abord que nous nous fixions dans un parti pris sur le rôle historique de l’Alsace et de la Lorraine ; il faut que nous reconnaissions ce qu’il y a pour un Français, dans cette vallée rhénane, de permanent et qu’il s’agit de maintenir.


V. — LA MAGNIFIQUE ALSACE ; TOUJOURS PAREILLE ET TOUJOURS DIVERSE

L’étranger qui parcourt la plaine d’Alsace, entre Mulhouse et Saverne, instinctivement tourne ses yeux vers les innombrables châteaux du moyen âge qui, par-dessus la chaîne basse des vignobles, hérissent les sommets des Vosges. Pour les indigènes, ces ruines sont mieux que pittoresques ; elles sont des points de sensibilité. Peut-être l’Alsacien a-t-il dans le sang une antique habitude de placer les dieux aux solitudes forestières ; peut-être se souvient-il du rôle qu’eurent ses burgs dans sa vie sociale. Et puis on montait là-haut quand on était petit ; les parens, les grands-parens y montèrent et, dans chaque famille, des souvenirs heureux ou malheureux, fiançailles, mariages, naissances ou morts, se conservent liés à l’un ou l’autre de ces sites. Entre tous, la montagne de Sainte-Odile avec ses nombreux châteaux, ses souvenirs druidiques ou romains et son couvent, est le plus mémorable.

Vu de la plaine, le couvent de Sainte-Odile semble une petite couronne de vieilles pierres sur la cime des futaies. Il occupe au sommet de la montagne un énorme rocher coupé à pic vers l’Est, accessible d’un seul côté et qui surplombe trois précipices de forêts. Sans doute on trouve dans les Vosges des sites également pittoresques, mais celui-ci suscite la vénération. Sainte-Odile, depuis douze siècles, demeure la patronne de l’Alsace ; sa montagne est, avec la cathédrale de Strasbourg, le plus fameux monument du pays ; et, si l’on veut prendre en considération que son mystérieux « mur païen » fut construit par une peuplade qui venait de bâtir Metz, on admettra qu’elle préside l’ensemble du territoire annexé. Aussi, vers l’automne de 1903, quand il me fut permis de revenir en Alsace et de reprendre mon travail sur le pays annexé, je ne pensai point que je pusse trouver une retraite plus convenable pour mettre en œuvre mes notes de Lindre-Basse et de Strasbourg.

J’avais recueilli des documens qui nous montrent notre génie français et latin refoulé par le génie germanique ; j’étais préoccupé d’en tirer une moralité alsacienne et lorraine. Je craignais de juger tout d’après ma mesure et sur la longueur d’une vie d’homme. Je voulais saisir la continuité des phénomènes dont je venais d’étudier un moment. Quelle que fût ma faiblesse, après avoir collectionné des faits, je devais tenter une sorte d’étude philosophique à la lumière de l’histoire. Et certes, je ne pouvais trouver un meilleur lieu d’où juger l’Alsace et le pays messin sub specie æternitatis.


Comment saurais-je rendre sensible la solitude, les plaisirs et la musique d’un long automne à Sainte-Odile ?

C’est avec amour et confiance qu’à chaque visite je me promène sur la forte montagne. Il n’en va pas de même ailleurs. Ailleurs, qu’un oiseau donne un coup de sifflet, qu’autour de moi les mouches accentuent leur bourdonnement, que les aiguilles des sapins miroitent au soleil, c’en est assez, ma vie fermente, je souffre d’une sorte d’exil : je regrette ma demeure, mes pairs et toutes mes activités. Sur la montagne du Montserrat, plus étrange sinon plus belle que l’Ottilienberg, je ne pus jamais m’oublier, me donner. « Je salue vos puissances, disais-je au mont sacré des Catalans, mais nulle pierre de vos gradins ne saurait servir au tombeau qu’il faut que je m’édifie. » Sainte-Odile, au contraire, me semble l’un de mes cadres naturels, et je foule, infatigable, les sentiers de ma sainte montagne en me chantant le psaume qui m’exalte : « Je suis une des feuilles éphémères, que, par milliards, sur les Vosges, chaque automne pourrit, et, dans cette brève minute, où l’arbre de vie me soutient contre l’effort des vents et des pluies, je me connais comme un effet de toutes les saisons qui moururent. »

Je m’enfonce dans ce paysage, je m’oblige à le comprendre, à le sentir : c’est pour mieux posséder mon âme. Ici je goûte mon plaisir et j’accomplirai mon devoir. C’est ici l’un de mes postes où nul ne peut me suppléer. A travers la grande forêt sombre, un chant vosgien se lève, mêlé d’Alsace et de Lorraine. Il renseigne la France sur les chances qu’elle a de durer.

Bien que je doive d’heureux rythmes à Venise, à Sienne, à Cordoue, à Tolède, aux vestiges même de Sparte, et que je refuse la mort avant que je me sois soumis aux cités reines de l’Orient, j’estime peu les brillantes fortunes que me firent et me feront de trop belles étrangères. Bonheurs rapides, irritans, de surface ! Mais à Sainte-Odile, sur la terre de mes morts, je m’engage aux profondeurs. Ici, je cesse d’être un badaud. Quand je ramasse ma raison dans ce cercle, auquel je suis prédestiné, je multiplie mes faibles puissances par des puissances collectives, et mon cœur qui s’épanouit devient le point sensible d’une longue nation.


Le soir de mon arrivée, sous la pluie qui tout le jour ne s’était pas interrompue, une petite sœur des pauvres traversait la grande cour du monastère, au point où la porte cintrée s’ouvre sur la forêt. Cette cornette et l’inconfort général donnent un style monastique à ces dépendances qu’ennoblissent de sombres tilleuls. — Sans doute, au grand jour, Sainte-Odile n’est plus qu’une hôtellerie tenue par les petites sœurs des pauvres ; le monastère a perdu sa règle et le cloître sa solitude ; mais, de l’ensemble se dégage une magistrale leçon de continuité. Il y a la stèle du XIIe siècle encastrée dans un mur du cloître ; il y a, dans la chapelle, les reliques de sainte Odile, que la critique la plus scrupuleuse tient pour authentiques ; il y a sous les murs du monastère, comme le panier de son sous la guillotine, l’étroit cimetière des nonnes anonymes : mais le spectacle le plus instructif, c’est tout au fond des corridors, quand on débouche dans un étroit potager. Seul, un muret nous sépare de l’abîme. Sur la pointe du rocher plat, où repose depuis quatorze siècles l’audacieuse construction, cet humble jardin de légumes, semblable à un éperon, domine la cime des plus hauts sapins. Ici d’innombrables générations sont venues admirer ce qui ne meurt pas, la magnifique Alsace : l’Alsace « toujours la même et toujours nouvelle, » dit Gœthe, en retraçant avec plaisir, dans ses mémoires, son pèlerinage de jeune étudiant à l’Ottilienberg.

Dans ce paysage aux motifs innombrables, l’essentiel, c’est l’armée des arbres qui s’élève de la plaine pour couvrir de ses masses égales les ballons et les courbes des Vosges, cependant qu’au loin, l’Alsace agricole s’étend, avec ses verts et ses jaunes variés, ses rares bouquets d’arbres sombres, ses rouges petits villages et, doucement, bleuit, pour finir là-bas, dans une sorte d’eau lumineuse. Mais plus lyrique encore, selon ma préférence, que cette escalade forestière et que ce repos champêtre, il y a le royaume des airs. Nous assistons aux échanges du ciel et de la terre, quand les vapeurs montent et descendent. Parfois sur la plaine glisse une grande ombre qu’y projettent les nuages. Parfois ceux-ci s’interposent entre la terre et notre regard. Ils circulent rapidement comme une flotte défile devant un promontoire.

Les matinées de septembre, à Sainte-Odile, sont des matinées de bonheur. On voit une plaine aussi douce, aussi neuve, dans ses blondes vapeurs flottantes, que la jeune fille classique de l’Alsace. Délicieusement mouvementée, bien qu’aux regards distraits elle paraisse unie, cette vallée du Rhin prouve les grâces et les forces de la ligne serpentine. Ses chemins, jamais droits, ondulent avec nonchalance. La jeune plaine d’Alsace auprès de la vieille montagne ! serait-on tenté de dire ; mais que le soleil atteigne la montagne si noire, elle s’éclaire, devient jeune à son tour. Plaine rhénane ou montagne vosgienne, c’est ici une bienfaisante patrie, le lieu des plaisirs simples. Une nation laborieuse y sait jouir de son bonheur terrestre. Quelles figures satisfaites chez les pèlerins qui défilent, sur la terrasse de Sainte-Odile ! Se bien promener et bien manger, en gaie compagnie, c’est la devise de l’Alsace heureuse.

Mais à mesure que l’hiver approche, on ne voit plus qu’à travers des espaces d’humidité les villages devenus bruns, les terres roses, les prés d’un vert clair. De long rubans de nuages restent indéfiniment accrochés à la montagne, et l’Alsace, en bas, devient un archipel dans une mer lointaine et bleuâtre.

Parfois, vers midi, notre montagne est dans le soleil, mais la plaine passera la journée sous un brouillard impénétrable. A quelques mètres au-dessous de nous, commence sa nappe couleur d’opale. Sur ce bas royaume de tristesse reposent nos glorieux espaces de joie et de lumière ! C’est un charme à la Corrège, mais épuré de langueur, un magnifique mystère de qualité auguste. Je parcours avec allégresse les sentiers en balcon de mon étincelant domaine forestier. Qu’une branche craque dans les arbres, j’imagine que des dieux invisibles prennent ici leurs hivernages. Si l’on m’excuse d’apporter aux bords du Rhin une image classique, c’est une goutte glissée du sein d’une déesse qui noie ce matin notre Alsace.

A certains jours, vers cinq heures du soir, une couleur forte et grave emplissait la plaine. Et c’est bien « emplissait » qu’il faut dire, car de ma hauteur je voyais si nettement, au-delà du Rhin, se relever les hautes lignes de la Forêt-Noire, qu’à mes pieds c’était une immense cuve où s’amassaient du sérieux, du triste et du noble.

La beauté de Sainte-Odile n’est point toute sur sa terrasse : elle habite encore la Bloss et l’Elsberg, que chargent de mystérieux monumens.

Les deux plateaux de la Bloss et de l’Elsberg forment avec le promontoire de la Hohenburg, qu’ils flanquent au Sud et du Nord, une superficie de cent hectares. Un mur celtique les enserre d’un ruban de dix kilomètres. C’est le célèbre « mur païen. » En partie éboulé, recouvert de mousses et travaillé par les racines des sapins, il est fait d’énormes blocs grossièrement équarris. Dans ses meilleures parties, il n’a plus que trois mètres de hauteur ; ses pierres, reconnaissables à leurs entailles en queue d’aronde, gisent au milieu des arbres. Selon les accidens du terrain, il se replie, ou projette des pointes, et même disparaît, toutes les fois que le rocher à pic rend impossible une escalade.

Par le plateau de la Bloss, on arrive de plain-pied sur les rochers du Maennelstein et du Schafstein et, brusquement, on trouve le vide, tout un immense précipice. C’est une vue sur la douce, riche et diverse plaine d’Alsace, et sur le groupe puissant des montagnes solitaires et boisées. Une série de contreforts se détachent de la chaîne des Vosges et s’inclinent vers la plaine pour y mourir. J’aime ces formes éternelles plus que les gais villages, et ces bois monotones plus que les champs parcellaires… O douceur altière de ces alternances de montagnes ! Les reines de la nature reposent heureuses dans une atmosphère lilas. Et contre ma figure, il y a de délicieux mouvemens d’air… Sur la pierre plate du Schafstein, sans aucun garde-fou, je suis en face des libres espaces. Tout près de ma main, frôles dans la brise, voici des rameaux verts et jaunes, pointes des arbres qui surgissent de l’abîme, ayant poussé, Dieu sait comment, dans les interstices de la dure roche. De ces ramures et par-dessus la profonde vallée de Barr, le regard glisse sur un premier plan de montagnes, fort basses, qui semblent un moutonnement de cimes verdâtres, un crêpelage comme sur le dos des brebis. Une seconde, une troisième chaîne forment des masses de bleu noir, puis se dégradent en bleu gris, jusqu’à ce que là-bas, là-bas, sur la plus haute crête, apparaisse la très mince silhouette du Hoh-Kœnigsburg, dans une buée jaunâtre, dans un glacis de couleur paille.

Jusqu’à quatre heures, les montagnes, épaisses de feuillages à l’infini, ondulent, vernies d’une, brume dorée qui leur donne du mystère et du silence. De ces spacieuses solitudes, rien n’émerge que les deux tours féodales d’Andlau, rien n’étincelle que l’étroite prairie sur le ballon près du Spesbourg. Ni la peinture ni les mots ne peuvent rendre les fortes et sereines articulations d’un immense paysage sévère ; il y faudrait une musique épurée de sensualisme. Dans cette harmonie d’or cendré, sur du vert, mon âme écoute un plain-chant dont le sens s’augmente à mesure que je m’y prête.

Quand le soleil en s’inclinant jette ses moires, de l’Ouest à l’Est, sur les montagnes qui s’abaissent vers la plaine, on voit se lever de celle-ci des centaines de fumées produites par des fanes qu’on brûle. Et à l’opposé, vers l’Ouest, dans le haut du ciel d’où descendent les montagnes, apparaissent de grandes taches ardentes, car c’est l’heure du couchant.


J’ai parcouru indéfiniment le domaine de Sainte-Odile et ses alentours. Les interminables sentiers serpentent roses sous les sapins qui leur font un toit vert. Pendant des heures, je montais, je descendais, parfois je m’égarais, sans rencontrer de bruit, ni de passant, ni aucune singularité. La profonde colonnade des sapins assombrissait les pentes. Il n’y avait pour rompre la symétrie que des roches écorchant le sol, çà et là, et couvertes de mousses verdâtres. Les jours de soleil, la forêt sentait les mûres et, si grave toujours, avait de la jeunesse. J’y trouvai plus souvent des semaines de tempête. Le vent, brisé sur les arbres, ne se faisait connaître que par son gémissement. En vain l’eau ruisselait-elle, j’allais avec légèreté sur ce sol sablonneux et que feutrent les aiguilles accumulées.

Par de telles journées pluvieuses d’octobre, vers quatre ou cinq heures, c’est un mortel plaisir de chercher, de trouver le château romantique par excellence, le Hagelschloss. A l’extrémité du plateau et sur le mur païen, il se débat, comme un assassiné, parmi les sapins qui l’étouffent. Depuis la ténébreuse vallée qui gît à ses pieds, il apparaît, magnifique de force, de sauvagerie, ouvrant et dressant sur les roides rochers et sur ses propres décombres, un vaste porche où deux platanes et trois joyeux acacias étonnent. Les forestiers prétendent que leurs chiens sont attirés par des puissances invisibles dans les oubliettes du Hagelschloss. Par les temps brumeux, dit-on, des fantômes s’y montrent. J’assure, au moins, que du fumier de ses feuilles amoncelées s’exhale continûment une perfide influenza.


Jour par jour, à la fin d’octobre, Sainte-Odile se teinte. La coloration débute dans les vallées intérieures. Au pré de Truttenhausen quel enrichissement du spectacle ! Mais le brouillard, de semaine en semaine, sur ces couleurs, épaissit son empire. Parfois, après une pluie, on revoit des parties importantes de la montagne ; quelque chose de sa gloire, chaque fois, a disparu.

Pourtant contre l’obscur, le ténébreux hiver, je ne blasphémerai pas. Voici les troncs, le sol, les rochers. J’embrasse l’ensemble dans ce qu’il a de persistant. L’hiver élimine l’éphémère, met en vue les solidités. Cette Sainte-Odile de novembre, plus sévère, concise et dépouillée, semble vue par un froid vieillard. Les vieillards suppriment les particularités éphémères pour se resserrer sur la trame des siècles. Ils s’en tiennent aux masses éternelles, aux blocs sur quoi se fonde l’humanité. — Quand l’hiver dépouille ma montagne, je vois mieux les dolmens préceltiques, le castellum romain et les tours féodales, témoins quasi géologiques des momens dépassés de notre civilisation. Et puis, là-bas, sur l’horizon, une ligne épaisse de brouillards marque plus fortement le Rhin.


VI. — IL Y A UNE DISCIPLINE A DÉGAGER

Des dolmens et des menhirs, une puissante muraille druidique, un castellum romain, un couvent, des burgs moyen-âgeux, peuvent distraire, sans plus, des passans étrangers, mais si je suis un Alsacien, je dois savoir et sentir que cette noble montagne ne fut point ainsi surchargée pour qu’elle m’offrît des promenades et des thèmes de vague rêverie…

Continuellement, d’innombrables pèlerins d’Alsace et de Lorraine gravissent ces belles pentes, et depuis les antiques postes qui surveillent le Rhin, la plaine et les proches accès, devant les vestiges des fortifications de leurs ancêtres, ils éprouvent autre chose qu’une curiosité panoramique. Un dolmen, un burg ruiné amusent en tous lieux le regard. Mais, aux pentes de Sainte-Odile, une intelligence virile, avec ces pierres semées remonte la route des siècles. C’est un ensemble où la nature et l’histoire collaborent. Toutes les puissances de Sainte-Odile se fondent dans un chant ininterrompu.

Le chant de la montagne n’est pas d’abord plus précis qu’aucune autre musique. Il incite, échauffe nos idées, héroïse nos sentimens, nous monte d’un degré, mais ne formule rien. Stérile sublimité ! Ce qui vient d’émouvoir nos cœurs, nous ne saurions guère le dire et moins encore le traduire en activité. De cette haute minute, allons-nous retomber à notre dispersion, ou bien, contraignant nos âmes, saurons-nous les arracher aux attendrissemens diffus de la rêverie pour goûter une sévère précision ?


Un philosophe est venu à Sainte-Odile. M. Taine a connu ces délices de la solitude, de l’espace et de la solennité. Ses sentimens de vénération furent éveillés par ce paysage. Il les exprime dans une méditation, dans un examen de conscience, dans une prière fameuse.

« Du haut de ces terrasses, dit-il,… comme on se détache vite des choses humaines ! Comme l’âme rentre aisément dans sa patrie primitive, dans l’assemblée silencieuse des grandes formes, dans le peuple paisible des êtres qui ne pensent pas ! … Les choses sont divines et voilà pourquoi il faut concevoir des dieux pour exprimer les choses… Les premières religions ne sont qu’un langage exact, le cri involontaire d’une âme qui sent la sublimité et l’éternité des choses en même temps qu’elle perçoit leurs dehors… Quand nous dégageons notre fond intérieur enseveli sous la parole apprise, nous retrouvons involontairement les conceptions antiques, nous sentons flotter en nous les rêves du Véda, d’Hésiode ; nous murmurons quelqu’un de ces vers d’Eschyle où, derrière la légende humaine, on entrevoit la majesté des choses naturelles et le chœur universel des forêts, des fleuves et des mers. Alors, par degré, le travail qui s’est fait dans l’esprit des premiers hommes se fait dans le nôtre ; nous précisons et nous incorporons dans une force humaine cette force et cette fraîcheur des choses… Le mythe éclôt dans notre âme, et, si nous étions des poètes, il épanouirait en nous toute sa fleur. Nous aussi, nous verrions les figures grandioses qui, nées au second âge de la pensée humaine, gardent encore l’empreinte de la sensation originelle, les dieux parens des choses, un Apollon, une Pallas, une Diane, les générations de héros qui avaient le ciel et la terre pour ancêtres et participaient au calme de leurs premiers auteurs. A tout le moins, nous pouvons nous mettre sous la conduite des poètes et leur demander de nous rendre le spectacle que nos yeux débiles ne suffisent pas à retrouver. Nous ouvrons l’Iphigénie de Goethe… »

Ainsi parle Taine et, sur ce large préambule, dans un magnifique éloge, il exalte la Vierge de Mycènes, Sacrifiée et Sacrifiante, comme la plus pure effigie de la Grèce ancienne et le chef-d’œuvre de l’art moderne : l’abrégé de ce qu’il y a de plus parfait au monde.

Cette belle élévation témoigne que les heures passées sur la montagne de Sainte-Odile sont, nécessairement, des heures de prière ; elle traduit une grande âme émue par la nature septentrionale ; mais s’accorde-t-elle, cette pensée poétique, à l’horizon des Vosges et du Rhin ?

La discipline que leur terre et leurs morts commandent à l’Alsacien, Taine l’eût reconnue, s’il s’était moins détaché de ses Ardennes natales. Il exprime des idées viables et fécondes, chaque fois qu’il est le fils du notaire de Vouziers et le petit garçon formé par des promenades en forêt. Son erreur, à Sainte-Odile, fut de ne pas se soumettre aux influences du lieu : il a méconnu les leçons de ces remparts et de ces tombes. On vérifie sur un tel cas que le meilleur génie devient artificiel et stérile s’il se dérobe à ses fatalités. Le plus vif sentiment de la nature et Virgile lui-même nous tenant par la main nous égareraient dans nos bois. Pour nous guider sur notre sol, nul ne peut suppléer nos pères.

On n’imagine point de lieu où disconvienne davantage qu’à Sainte-Odile la tradition normalienne, pseudo-hellénique, anti-catholique et germanophile. Si l’on avait traduit en marbre l’hymne de M. Taine, nous verrions aujourd’hui l’Iphigénie allemande se dresser sur la terrasse du monastère. Elle y ferait pendant à l’étendard impérial qui flotte à l’autre horizon sur le Hoh-Kœnigsburg. C’est démontrer par l’absurde que sur un champ de bataille, il n’y a pas de place pour la fantaisie. Les événemens de 1870 prouvent mieux qu’aucune autre dialectique l’erreur de M. Taine, ou, pour parler net, son insubordination.

Avec ce philosophe, je constate qu’à Sainte-Odile, on se détache de ce qu’il y a d’éphémère dans les choses humaines pour rechercher ce qui n’est pas viager ; j’accorde que, baignés dans cette vigoureuse nature, nous tendons à retrouver les puissantes primitives, à connaître la source et le fort courant dont notre courte vie n’est qu’un flot : mais je nie que la puissante vallée historique du Rhin et qu’une montagne, où le monastère catholique succède au collège des druides, me proposent les mythes du Véda, d’Hésiode et d’Eschyle et les rêves panthéistes du grand homme de Weimar. Je me vois assujetti à des puissances génératrices que je puis définir. La connaissance que j’en ai ne me laisse point m’égarer ; elle me suggère une amitié pour ceux qui ont humanisé cette nature. A Sainte-Odile, je me mets sous la conduite des historiens et je leur demande le détail de nos longues préparations.

Lorsque j’entre sur mon sol sacré, sur la terre où s’incorporent mes pères qui la firent, tout respire et enseigne leur histoire. Je ne mènerai point sur l’Ottilienberg la vierge grecque acclimatée à Weimar par Goethe ; mais j’honore, en lui donnant son plein sens, sainte Odile que j’y trouve honorée, et je me subordonne, pour mieux progresser, à l’antique patronne de l’Alsace.


VII. — LA FIGURE DE SAINTE-ODILE

Cette montagne était un bon sol, pour qu’il y poussât une plante nationale, car bien avant sainte Odile, elle fut un centre religieux, politique et guerrier.

Dès le IVe ou le IIIe siècle, avant Jésus-Christ, les Celtes, ayant passé sur la rive gauche du Rhin, construisirent le mur païen. Il y eut sur ce sommet un oppidum gaulois et probablement un collège sacerdotal druidique. Les Romains vainqueurs y dressèrent la citadelle dont nous distinguons les vestiges. Sans doute, on venait ici en pèlerinage honorer Rosmertha, déesse des régions de l’Est. Sur la côte de Sion, la chose est certaine, elle était adorée et elle guérissait ; presque toujours, son nom se lie à celui du Mercure gaulois, son frère et son amant honoré, lui, sur le Donon : c’est un malheur que nous soyons ignorans des vertus de cette Rosmertha, car elles durent passer à la vierge chrétienne qui, selon la coutume, lui fut substituée.

Sainte Odile fut une héritière, mais d’un grand mérite personnel. C’est une graine tombée dans une terre déjà riche, mais une graine d’une nature à pousser haute et droite.

Cette illustre fille naquit du duc d’Alsace, Adalric, qui, dans la seconde moitié du VIIe siècle, administrait notre lande de terre pour le compte des Mérovingiens. Il était attaché à la famille des Pépins, grands propriétaires entre la Meuse et la Moselle. — Ceux-ci, déjà très puissans dans l’Est, allaient bientôt donner la dynastie des Carolingiens qui montrèrent, dit-on, une intelligence profonde de leur époque et restaurèrent l’idée d’État. Aussi leurs premiers cliens peuvent être interprétés comme des serviteurs et collaborateurs de la préparation française. — Adalric, toutefois, était farouche. A la suite de divergences politiques, il martyrisa saint Léger et saint Germain. Au reste, bon chrétien. Il eut des remords et bâtit, sur le sommet du Hohenburg, un couvent expiatoire dont sa fille Odile fut la première abbesse.

Cette fondation et le choix de l’abbesse causèrent une surprise dont nous percevons encore le remous par les récits merveilleux de la littérature hagiographique. Cette émotion joyeuse s’explique. Les lieutenans de l’Empire avaient disparu, mais les chefs ecclésiastiques demeuraient. Le catholicisme, c’était encore Rome et c’était de l’ordre. Bien qu’ils fussent durs, égoïstes et anarchiques, prompts à prendre leurs armes pour augmenter leurs biens et dédaigneux de l’intérêt général, les Barbares, ces hommes tout neufs, sentaient bien la difficulté de gouverner, sans une tradition appropriée, cette Gaule qui venait de leur échoir ; — cette Gaule où il y avait des villes, des cultures, des manières raffinées de vivre et de sentir, une civilisation très complète, enfin, et un idéal. Ils furent obligés, parce que c’était leur intérêt et la condition de leur succès, d’accepter les formules que leur proposait le christianisme, et, dans la mesure où ils les acceptèrent, ils se romanisèrent.

Odile fut le signe et le gage de l’entente d’un vainqueur tout neuf et d’un clergé civilisé. Elle représente un idéal de paix, de charité, de discipline, une moralité enfin que l’analyse peut séparer de l’Eglise, mais qui, en fait, fut formée à son ombre et porte à jamais sa marque. Elle fut tant admirée qu’on la sanctifia. Les poètes et les émotifs suivirent les politiques. Ils inventèrent et propagèrent les légendes. Odile, c’est le nom d’une victoire latine, c’est aussi un soupir de soulagement alsacien : une commémoration du salut public.


VIII. — COMMENT L’ACTIVITÉ ÉTERNELLE DE L’ALSACE S’ADAPTERA-T-ELLE AUX CIRCONSTANCES PRÉSENTES

Pour que cette légende, née d’une crise, demeurât vénérable sur une terre où, sans cesse, arrivent d’outre-Rhin de nouvelles masses humaines, il a fallu que chaque génération approuvât la fille d’Adalric de s’être soustraite à la tradition brutale de ses pères et soumise à l’autorité spirituelle. Il a fallu qu’à travers les siècles, sur cette rive gauche du Rhin, une élite se félicitât quand des élémens germains étaient latinisés. Aujourd’hui encore, sur la riche région où l’Ottilienberg règne, les élémens germaniques et gallo-romains sont en contact. Le problème le plus actuel et le plus pressant y demeure celui qu’incarne sainte Odile. Et voilà bien pourquoi la fille légendaire du farouche Adalric demeure la patronne de l’Alsace, alors qu’ont disparu tant d’autres saints, jadis fameux, mais qui, peu à peu, ne s’étaient plus rattachés à rien de réel.

Notre sol a produit cette belle figure d’Odile dans le moment où nous fûmes le plus près de réaliser de grandes destinées, à l’aube de la fortune carolingienne, et quand le christianisme n’avait pas encore complètement discipliné les jeunes forces barbares. Mais sainte Odile n’est pas d’une époque. Elle est une production de l’Alsace éternelle, le symbole de la plus haute moralité alsacienne. Elle représente ce qu’il y a sur cette région de permanent dans le transitoire.

Les volontés que la conscience alsacienne projette et glorifie dans la légende de sainte Odile s’étaient manifestées, dans une longue série d’actes, bien avant que la sainte ne fût née, et, longtemps après qu’elle est morte, ces mêmes volontés continuent de nous animer. L’office rempli par la citadelle romaine, par le mur druidique qui soutint l’assaut des Cimbres et des Teutons, et par les veilleurs du Maennelstein et du Wachtstein qui guettaient les passages du Rhin, fut indéfiniment poursuivi, avec des chances variées, avant que fût acquise la plus incomplète romanisation des Germains, et cette gloire merveilleusement servie par les Louis XIV et les Napoléon nous allait être donnée, quand le flot de 1870, en humiliant la civilisation romaine, vint remettre en question notre existence sur le Rhin. Ainsi, de nos jours, il nous faut le même miracle qu’au temps d’Odile, fille d’Adalric. Nous attendons que notre sol boive le flot germain et fasse réapparaître son inaltérable fond celte, romain, français, c’est-à-dire notre spiritualité.


Comme il éclate sur le sommet de la Montagne notre devoir alsacien ! Cette sainte montagne, au milieu de nos pays de l’Est, elle brille comme un buisson ardent. Ainsi éclairés nous ne nous perdrons pas dans les circonstances passagères et les accidens extérieurs. Nous n’avons pas à adapter notre devoir aux fluctuations du combat éternel des Latins et des Germains. Nous voulons nous attacher à une série d’activités qui se lient les unes aux autres, qui donnèrent des résultats et qui éveillent la vénération. Ceux qui élevèrent ces pierres, ce mur, ces menhirs, ce monastère, ont disparu, mais ce qu’il y avait, dans leur activité, qui était conforme à la vérité du pays, a subsisté. Cette énergie juste vit toujours en nous et veut être employée.

La romanisation des Germains est la tendance constante de l’Alsacien-Lorrain. — Telle est la formule où j’aboutis dans mes méditations de Sainte-Odile. Elle a l’avantage de réunir un très grand nombre de faits et de satisfaire mon préjugé de Latin vaincu par la Germanie. J’y trouve un motif d’action et une discipline. Dans l’état des choses, les Alsaciens et les Lorrains ne peuvent plus collaborer avec les Français ; cependant ils ne veulent pas collaborer avec les Allemands : faut-il donc qu’ils s’abandonnent ? Je leur propose et je me propose une théorie qui tient compte des rapports qu’il y eut toujours entre la France, l’Alsace-Lorraine et la Germanie, en même temps qu’elle nous justifie d’agir comme nous tendons naturellement à faire. Ainsi je puis dire que cette théorie contient de très nombreux faits historiques et tout notre cœur. Elle ordonne nos notions du passé de la manière qui satisfait le mieux notre esprit ; elle nous fait prévoir l’avenir tel que la générosité de notre sang nous commande de le prophétiser.


Si l’on ignore le malaise qu’éprouvent certaines personnes pour agir, tant qu’elles n’ont pas fondé leur activité sur un principe spirituel, l’on ne pourra pas comprendre mon allégresse dans cette fin d’automne, alors que la montagne et sa légende me devenaient une solidité et que je pouvais dire avec les simples : « Sainte Odile, patronne de l’Alsace ! »

Pourtant cette plénitude n’allait point sans amertume, car du même coup que j’avais discerné ma juste tâche, je revoyais en esprit la plaine messine désertée et Strasbourg garrotté, et je me demandais comment deux reines captives pourront imposer leur génie ou même y demeurer fidèles.

C’est bien de dire que les conquis conquerront par l’esprit leurs rudes conquérans. C’est la vérité historique, philosophique, fondamentale de toute activité vraiment citoyenne sur la rive gauche du Rhin. Mais comment cela, qui doit être nécessairement, sera-t-il ? Par où l’Alsacien, le Lorrain seront-ils avertis d’une manière vivante de ce devoir que le philosophe peut bien reconnaître, mais que le philosophe n’est pas en mesure de faire pratiquer ? Comment l’instinct de civilisateur latin, que notre raison constate et honore, à travers les siècles, chez les populations de ce terroir, s’éveillera-t-il aujourd’hui et comment agira-t-il ? De quelle manière l’Alsacien-Lorrain veut-il accomplir sa prédestination ?


Je me rappelle ce dimanche de novembre, un jour de la Toussaint, où je me promenais dans les sentiers de Sainte-Odile, en achevant de reconnaître les grandes pensées du paysage. Elles étaient fortes et précises, tangibles sous ma main, dans mon âme, et cependant ne nuisaient point aux rêveries vagues et profondes qui se lèvent des pierres historiques et des forêts illimitées. Sous les arceaux du couvent, des grands bois et des burgs, j’entendais les cloches des églises et les clochettes des vaches. Tout chantait la durée du mont et la rapidité du passant. Messes incomparables ! J’aurai dans l’âme jusqu’à ma mort les prairies de Sainte-Odile, la délicatesse de leurs colchiques d’automne et la volonté des morts qu’ils recouvrent. Mais je me répétais, dans cet extrême délice, qu’une tradition, par elle-même, n’est qu’une fleur, — une « veilleuse, » comme nous appelons en Lorraine le colchique, — une veilleuse des morts, s’il ne surgit pas une volonté vivante qui donne au verbe une chair.

J’avais vu monter de la plaine des promeneurs, hommes, femmes, enfans, pour la plupart des Alsaciens, et, certes, bien loin qu’ils fussent des vaincus, leurs manières d’être témoignaient de solides et nobles habitudes et une grande confiance en eux-mêmes. « Il ne serait point difficile, me disais-je, que de telles gens se dévouassent sur les champs de bataille, dans les armées de la France, mais chaque jour, chacun de ces Alsaciens, pris comme il est par des intérêts positifs, peut-il trouver en soi une dose suffisante d’énergie pour combattre le germanisme ? » Au soir, le soleil allant bientôt disparaître, je me trouvais, sous le Maennelstein, au milieu des sapins, dans le kiosque qui domine la route de Sainte-Odile à Barr. Soudain y pénétra une section du Club vosgien allemand qui avait déjeuné au monastère et qui redescendait. Ces gens avaient copieusement goûté les petits vins d’Alsace. A leur tête marchait une « frau-major, » la femme d’un commandant, petite et ronde et suspendue au bras de son mari, un colosse, assez en peine, lui-même, de marcher avec la dignité qui convient à son grade. Entrés avec de grands cris, ils se turent, tous, émerveillés par la beauté du spectacle : à leurs pieds, le vallonnement, la profondeur des bois interminables, et, dans le lointain, sous un soleil rouge, toute la bonté de la plaine d’Alsace. Alors la grosse commandante se jeta au cou de son mari, et des larmes, de vraies larmes d’enthousiasme et de boisson coulaient des yeux de cette Walkyrie :

— Ah ! Fritz ! Fritz ! s’écriait-elle ; quelle province tu conquis !

Or, je me demandais, regardant cette troupe : « Quelle chose est-il dans vos projets de faire avec notre pays que nos pères ont aménagé, et lui-même, si vivace, bien qu’il se taise, quel pain fera-t-il de votre pâte barbare ? »


MAURICE BARRES