Les Bastonnais/01/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 49-52).

XV
l’entrevue des amoureux.

Prompts comme l’éclair sont les instincts de l’amour. Avant qu’un seul mot n’eût été prononcé, sans même pouvoir lire dans la pénombre l’expression des traits de la jeune fille, Roderick sentit dans son cœur un pressentiment de malheur. Mais domptant son inquiétude sous l’énergie de sa virilité, il entama bravement la conversation.

— Eh quoi ! Pauline, quelle agréable surprise ! Comment avez-vous appris mon retour ? J’aurais dû vous envoyer un mot ce matin, mais j’ai été si occupé, que cela m’a été impossible… Vous l’avez probablement appris par d’autres… Mais je suis si heureux de vous voir… Comment va Monsieur votre père ? Et vous, chérie, j’espère que vous êtes en bonne santé…

Ces mots du jeune officier, entrecoupés de manière à permettre les répliques, ne reçurent aucune réponse. Mais quand il eut fini, tout ce que Pauline put faire fut d’étendre les bras et de mettre ses deux mains dégantées dans celles d’Hardinge, en jetant sur lui un regard suppliant et en murmurant :

— Ô, Roddy, Roddy !

Ils étaient seuls sur le bord de l’eau, les deux compagnons de Roderick étant montés à la ville. Doucement et silencieusement, il l’attira vers lui assez près pour pouvoir étudier sa physionomie bouleversée et apprendre dans ces yeux qu’il connaissait si bien le secret de son chagrin. Mais la lumière de ces yeux était complètement noyée dans les larmes et cette figure, ordinairement si mobile était voilée d’une pénible expression de tristesse.

Hardinge en fut comme foudroyé. Toutes sortes de conjectures des plus alarmantes traversèrent subitement son cerveau.

— Parlez-moi, Pauline, et apprenez-moi ce que signifie tout ceci, dit-il d’un ton suppliant. Vous est-il arrivé quelque chose ? Quelqu’un vous a-t-il insultée ? Ou bien, suis-je la cause de ce chagrin ?

Les mains toujours étreintes dans celles du jeune homme, et les yeux baissés vers la terre, elle répondit :

— Ô, Roddy, vous ne pouvez dire et vous ne saurez jamais combien je suis misérable, mais ce m’est une consolation de pouvoir vous parler au moins encore une dernière fois.

Une dernière fois ! Ces mots sonnèrent à ses oreilles comme un glas funèbre et un frisson glacial parcourut son être de la tête aux pieds.

— Pauline, je vous en supplie, expliquez-moi ce que signifie tout ceci, s’écria-t-il.

— Cela signifie, Roddy, que moi qui n’ai jamais de ma vie désobéi à mon père, j’ai eu la faiblesse de lui désobéir ce soir. Je n’ai pas eu l’intention de lui manquer de soumission. Je l’ai fait inconsciemment.

— Désobéir à votre père ?

— Oui, en vous revoyant.

— Assurément, vous ne voulez pas dire… ?

— Hélas ! Mon ami, je veux dire que mon père m’a défendu d’avoir à l’avenir aucune relation avec vous.

Roderick fut si étonné, qu’il chancela et que, pendant quelques instants, il ne put prononcer une seule parole.

À la fin, il murmura faiblement :

— Vraiment, il doit y avoir erreur, Pauline.

Elle hocha la tête, et le regardant avec un triste sourire, elle répondit :

— Ah ! moi aussi, j’ai cru que c’était un malentendu ; mais, Roddy, ce n’est que trop vrai. J’y ai bien réfléchi ces deux jours derniers et aussi les deux dernières nuits. Aujourd’hui, apprenant que vous étiez de retour, je n’ai pu supporter plus longtemps ce fardeau. J’ai pensé à vous écrire, mais je n’avais pas le courage de coucher sur le papier cet ordre terrible. J’ai erré de tous côtés tout l’après-midi dans l’espoir de vous rencontrer. Je marchais comme dans un rêve, sentant bien, en vérité, que je faisais mal, mais avec cette lâche excuse pour ma désobéissance, qu’en vous avertissant moi-même, je vous épargnerais la honte d’être chassé du seuil de la maison de mon père, si vous vous présentiez vous-même sans connaître sa résolution.

Un tel malheur eût été pour moi un coup de mort.

Chaque parole perçait le cœur de Roderick comme d’un dard enflammé, mais il lui fallut refouler un instant le sentiment de sa propre souffrance et faire un énergique effort pour réconforter Pauline qui succombait complètement sous le poids de la douleur. Quand elle eut recouvré la force de l’écouter, il lui assura tendrement qu’il y avait, au fond de tout cela, un mystère qu’il ne pouvait approfondir et la supplia de l’aider à le découvrir, en lui rapportant minutieusement tout ce qui était arrivé depuis leur dernière entrevue.

Elle reprit peu à peu assez de force et de calme pour lui faire ce récit, racontant en détail la scène de la place de la Cathédrale, l’arrivée de l’aide de camp du lieutenant-gouverneur, la remise d’une lettre à son père, sa démarche au château, son retour à la maison, et, fondant en larmes de nouveau, elle dit comment son père l’avait trouvée occupée à lire une lettre de Roderick et comment il lui avait ordonné de la jeter au feu.

Le jeune officier ne perdit pas la portée d’un seul mot. D’abord le mystère demeura aussi impénétrable que jamais, mais après quelque temps, un réseau de soupçons se trama dans sa pensée.

Il essaya de l’écarter, néanmoins, en passant violemment la main sur son front et ses yeux. C’était trop pénible, c’était trop odieux ! Finalement, il demanda :

— Votre père vous a-t-il dit pourquoi vous deviez brûler ma lettre ?

— Ah ! Roddy, pourquoi me forcez-vous à le dire ? Quand je lui eus dit que vous lui envoyiez vos respects, il m’a répondu : « Il vient de m’envoyer sa haine ! »

Ces mots résolvaient le mystère. Hardinge le pénétra distinctement, vivement et sans erreur. Il poussa un long soupir et sa vaste poitrine se gonfla de l’air frais de la rivière.

— Pauline, ma chérie, dit-il, avec cette tendre autorité de l’homme énergique qui peut ranimer miraculeusement une faible femme accablée, Pauline, prenez courage ; ce n’est qu’un affreux malentendu qui s’expliquera.

Votre père m’a soupçonné d’une terrible chose, mais j’en suis innocent et je l’en convaincrai. Je le verrai ce soir même et je le rendrai heureux ainsi que vous.

Elle éleva les mains d’un air suppliant.

— Ne craignez rien, chérie. Aussi certain que nous sommes ici ensemble, je suis sûr que tout cela est un affreux malentendu et je rendrai cela évident pour votre père, dans un quart d’heure de conversation.

— Mais pourquoi ne pas me le dire, afin que je le lui rapporte ?

— Parce qu’il y a plusieurs points de la question avec lesquels vous n’êtes pas familière, et parce qu’il pourrait interpréter en mauvaise part vos mobiles et les miens. Non ; c’est une affaire qui doit être réglée d’homme à homme. D’ailleurs, il est tard et votre absence ne doit pas se prolonger. Quant à moi, j’ai à faire sans délai un rapport de service militaire aux autorités.

Pauline se laissa convaincre, et tous deux, après quelques assurances d’amour mutuel qui les réconfortèrent admirablement, remontèrent le penchant de la colline. À la porte de la ville, ils se séparèrent.

— Je serai près de vous en moins de deux heures, dit Hardinge ; puis il prit la route du château.

Pauline entra dans la vieille église sur sa route et dans l’ombre de ce sanctuaire béni, elle répandit une ardente prière aux pieds de celle qu’elle invoquait comme la consolatrice des affligés : Consolatrix afflictorum.