Les Bastonnais/01/19

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 65-67).

XIX
les colombes effrayées.

Pauline avait peu ou point d’appréhensions. Son petit être était tout cœur et son esprit ne pouvait embrasser la signification des événements politiques qui se passaient devant ses yeux et dont son avenir dépendait plus ou moins. Pour elle, la loyauté à la France consistait simplement à révérer son père et à lui obéir. Pour elle, la fidélité au roi ne s’étendait guère au delà de l’amour pour son beau et viril représentant, Roderick Hardinge.

Heureuse la femme qui n’est pas forcée de sortir du cercle des affections ! Noble, la femme dont l’héroïsme est purement du cœur et non de la tête. Il y a plusieurs espèces de martyrs, mais celui du pur amour est le plus grand par la concentration de son abnégation.

Après le départ de Roderick. Pauline ressentit le besoin d’être seule un instant, afin de repasser dans son cœur toutes les scènes pathétiques de cette soirée. Ce n’était pas un procédé d’analyse : son esprit en était incapable. C’était simplement une calme revue de tous les faits, propre à les retracer plus vivaces encore et à en rendre l’effet plus tendre au cœur. Pendant une longue heure, elle resta assise sur le pied de son lit, tantôt pleurant, tantôt souriant ; par moments, rejetant en arrière sa jolie tête, ou cachant sa douce figure dans ses mains. Parfois une ombre couvrait ses traits délicats, mais elle était bientôt remplacée par un air de sérénité. Finalement son attitude se résuma en une apparence de bonheur dans la prière. Ses mains se joignirent sur ses genoux, son front s’inclina et ses lèvres murmurèrent des mots de gratitude.

Belle Pauline ! Assise là, les yeux penchés et tout son être partagé entre son amour terrestre et son devoir envers le ciel, elle était le vrai type de la femme aimable.

L’aiguille marquait onze heures à la petite pendule d’ivoire placée sur le manteau de la cheminée, quand elle entendit gratter à sa porte. Quelle fut la surprise de Pauline, en répondant à cet appel, de voir la petite Blanche entrer dans la chambre !

— Eh quoi ! ma petite fleur des bois, qu’est-ce qui peut bien t’amener ici ce soir ? s’écria-t-elle.

L’enfant courut à sa marraine et ne répondit pas d’abord ; mais quelque chose dans son regard faisait soupçonner que tout n’allait pas bien. Sa présence même à pareille heure était l’indice d’événements inusités, car Pauline savait que Blanche n’avait jamais passé une nuit hors de la cabine de Batoche.

— Es-tu seule, ma chérie, demanda-t-elle

— Oh ! non, marraine, grand-père est avec moi.

— Où ?

— En bas.

— Y a-t-il quelqu’un avec lui ?

— Oui, M. Belmont est avec lui. Grand-père est venu voir M. Belmont.

— Ces paroles rassurèrent quelque peu Pauline. Elle savait que Batoche venait rarement, s’il venait jamais à la ville, mais probablement les circonstances actuelles l’avaient forcé à faire cette démarche ce soir, et il avait amené sa petite fille avec lui en cas qu’il dût tarder trop longtemps. Elle se hâta donc de détacher le bonnet et le manteau de l’enfant.

— Viens près du feu, dit-elle, et chauffe-toi pendant que je te tire des gâteaux et des confitures du buffet.

Tout en parlant, elle remarqua un regard étrange dans les yeux de la petite fille.

— Dis-moi, Blanche, qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.

— Je ne sais rien, marraine, sinon que je dois passer la nuit avec vous.

— Passer la nuit avec moi ? C’est très bien. Je prendrai bien soin de toi, ma chérie. Mais es-tu bien sûre de ce que tu dis ? Qui t’a dit cela ?

M. Belmont lui-même.

— Mon père t’a envoyée à moi ?

— Oui, et il m’a dit de rester avec vous jusqu’à ce que lui et mon grand-père viennent me chercher.

— Sont-ils en bas tous deux ?

— La figure de l’enfant reprit son étrange expression et elle répondit :

— Ils y étaient il y a un instant, mais…

Une grande crainte serra le cœur de la pauvre Pauline. Elle comprit instinctivement que quelque chose allait mal.

— Descends avec moi, Blanche, lui dit-elle à voix basse, prenant l’enfant par la main et la conduisant, en marchant sur la pointe des pieds, à l’étage inférieur. Le silence régnait dans les corridors. Les lumières du salon étaient éteintes. Le bureau, en arrière, était vide. La coiffure de son père et son pardessus n’étaient plus à leurs crochets dans le hall. Elle alla à la chambre de la servante et la trouva plongée dans un profond sommeil : il n’y avait donc aucun renseignement à obtenir de ce côté. Elle se dirigea vers la porte d’entrée qu’elle ouvrit, et regarda dans la rue. Elle put aisément distinguer les empreintes de souliers d’hommes sur la neige des marches du perron et la trace des patins d’un traîneau décrivant une courbe raide à partir du bord du trottoir.

— Ils sont partis ! murmura-t-elle.

Et serrant Blanche dans ses bras, elle remonta à sa chambre.

— Ne pleurez pas, petite marraine, dit Blanche, en jetant ses bras autour du cou de Pauline. Grand-père m’a dit qu’il viendrait me chercher avant le jour.

À ce moment, le pas assourdi des soldats se fit entendre le long de la rue et des commandements donnés à voix basse arrivèrent aux oreilles attentives de Pauline. Elle comprit qu’il se passait quelque chose de grave. Elle ferma les volets hermétiquement, rabattit les épais rideaux de ses fenêtres, attisa le feu dans l’âtre et assises devant le foyer sur des chaises basses, comme deux colombes effarouchées, elle et Blanche attendirent le lever de l’aurore.