Les Bastonnais/02/03

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 78-82).

III
les soldats de tôle.

Le lendemain matin, la neige avait cessé de tomber, et quoique le ciel fût resté sombre, il n’y avait aucun signe de tempête. D’ailleurs, la saison était encore trop peu avancée pour que les tempêtes de neige fussent fréquentes et abondantes. Le climat du Canada a une particularité que les météorologistes n’ont pas encore pu expliquer : c’est que, tandis que dans d’autres parties du continent, comme le Nord-Ouest, par exemple, et même tout le long de la vallée du Mississippi, aussi loin que Saint-Louis, la température de l’hiver s’est adoucie à mesure que les forêts ont été abattues et que le sol a été défriché, au Canada, elle est restée précisément telle qu’elle était il y a deux ou trois cents ans. Une comparaison des registres journaliers tenus aujourd’hui avec les observations consignées dans les Relations des Jésuites montre, comme le dit l’historien Ferland, que, jour par jour et mois par mois, les indications du thermomètre en 1876, par exemple, correspondent avec celles de 1776. De nos jours, au Canada, bien que le froid commence réellement à se faire sentir au commencement de novembre, on n’y regarde pas l’hiver comme sérieusement commencé avant le 25 de ce mois. Cette date est connue comme jour de la Sainte-Catherine, dont nous décrirons plus loin la célébration originale, à propos d’un des épisodes de notre récit. On peut donc supposer que le dernier mois de l’automne de 1775 a suivi la règle générale. En réalité, nous savons, par les archives, qu’il fut plus doux que d’habitude et que l’hiver, cette année-là, fut exceptionnellement tardif, un vaisseau ayant fait voile de Québec pour l’Europe le 31 décembre.

Comme nous l’avons dit, le temps était froid, mais calme, le matin dont nous parlons. La neige était friable et solide sur les surfaces planes ; dans les déclivités et les gorges, elle s’était amoncelée en petits bancs floconneux. L’atmosphère était telle que, tout en pinçant d’abord les oreilles, les mains, les joues et autres parties du corps exposées à l’air, elle procurait une agréable sensation de légèreté dès que l’on s’y était habitué. C’était un temps magnifique pour se livrer au travail ; aussi un bon nombre de robustes fermières demeurant près de la rive nord, un peu au-dessus de Québec, s’étaient-elles réunies à la rivière pour y faire leur blanchissage. Elles portaient d’immenses bonnets piqués à grandes oreillettes, des jupes de laine épaisse, bleue ou violette, façonnées de leurs propres mains, de gros bas de même couleur et des chaussures doublées de flanelle. Un grand fichu double, à dessins fleuris couvrait leurs larges épaules, leurs cous et se croisait sur leurs volumineuses poitrines ; mais les bras conservaient libre jeu et s’étalaient roses sous l’influence du travail et de la température. Une large planche attachée à la rive s’étendait à cinq ou six pieds dans l’eau, supportée à sa lisière extérieure, à un niveau convenable par un solide support. Un canot était attaché à cette jetée primitive et à côté s’élevait une petite cabane de bois brut qui servait aux femmes pour faire bouillir leur linge ou le faire sécher.

Quatre femmes travaillaient ensem­ble le long d’une planche, et, comme on le pense bien, c’était, parmi elles, un feu roulant de conversation. Mais quand, par hasard, le babillage devenait moins ani­mé que d’habitude, ou quand il leur arrivait de n’être pas d’avis différents, elles s’adressaient à leurs compagnes qui travaillaient pareillement, tout en bavardant, à quelques pas à droite et à gauche.

L’une des plus animées, une vigoureuse commère qui frappait si fort de son battoir sur un paquet rebondi de linge jaunâtre, que des mèches de cheveux noirs sortaient de son bonnet et voltigeaient sur son front, paraissait être l’oracle de l’assemblée.

— C’est peut-être la dernière fois que nous lavons du linge ici, disait-elle. Ce sont des hommes terribles, que ceux qui sont arrivés là-bas. On les appelle les Bastonnais. Ils viennent de très loin et sont très méchants. Ils brûleront nos maisons et nos granges. Ils videront nos caves et nos greniers. J’ai vu hier M. le curé, et il m’a dit qu’il nous faudrait nous enfermer et ne pas nous montrer la figure, parce que… vous savez !

— Bah ! Joséphine, dit une autre, ce ne sera pas si terrible que cela. Mon vieux dit qu’ils sont comme les autres hommes. Je n’ai pas peur. Je leur parlerai. Je suis sûr qu’il y a de jolis garçons parmi eux.

— Marguerite est toujours coquette, continua une troisième ; mais elle n’aura pas de chance. Ces étrangers sont pauvres, maigres, brisés de fatigue et mal vêtus. Ce ne sont pas des soldats comme ceux de la citadelle. Pas de dentelles, pas de galons d’or, pas d’épaulettes, pas de plumes à leurs chapeaux. Les officiers n’ont pas d’épées et beaucoup de soldats sont sans fusil. Je ne voudrais pas permettre à des hommes comme ça de m’approcher, et s’ils viennent chez nous, je les ferai vite déguerpir avec ce battoir.

Et sur ce, la vaillante femme recommença à battre son linge avec une nouvelle vigueur. La plus jeune et la plus jolie des quatre femmes ayant écouté tout cela, se redressa de sa cuvette et se mettant les poings sur les hanches :

— Pierriche, dit-elle, parlant de son mari, a passé l’après-midi hier à la ville. Vous savez que Pierriche est un grand causeur et aime à savoir toutes les nouvelles. Chaque fois qu’il va à la ville, il en a assez à raconter pour une semaine. Eh bien ! savez-vous ce qu’il dit ? Il est tellement blagueur que je ne l’ai pas cru et que je ne le crois guère maintenant encore : mais il m’a juré que c’est vrai.

— Qu’est-ce que c’est ? demandèrent en même temps ses trois compagnes.

— Eh bien, il dit qu’après avoir passé quelque temps à la haute-ville et vendu ce qu’il avait dans sa voiture, il pensa à faire un tour à la basse-ville. Là, il rencontra un grand nombre de ses amis et l’un de ses cousins de Lévis. Et ils lui ont dit…

— Qu’est-ce qu’ils lui ont dit ? demandèrent les trois femmes qui avaient abandonné leur travail et s’étaient groupées autour de la narratrice.

— Eh bien, vous savez toutes que les bateaux ont été enlevés de l’autre côté de la rivière, mais ces hommes étaient tellement effrayés, qu’ils ont couru en descendant le long de la route jusqu’en face de l’île d’Orléans. Alors, ils ont fait un radeau avec quelques troncs d’arbres et ont atterri à l’île. Là, ils ont trouvé des bateaux qui les ont transportés à la ville, et ils ont aussitôt répandu les nouvelles de ce qu’ils avaient vu.

— Qu’est-ce qu’ils avaient vu ? demandèrent les femmes dont la curiosité était vivement excitée ; vous nous impatientez, Mathilde, avec votre longue histoire.

— Vous ne me croirez pas !

— Je croirai tout, dit l’une.

— Je ne croirai rien, dit une autre.

— Ne vous occupez pas de ce que nous croirons. Dites-nous seulement ce que c’est, dit une troisième.

— Eh bien ! ils ont dit à Pierriche que ces Bastonnais sont des hommes terribles, grands et forts. Ils ne souffrent ni du froid, ni de la chaleur. Rien ne peut leur faire de mal, ni la poudre, ni les balles.

— Et pourquoi pas ?

— Parce que…

— Ici, la jolie ménagère s’arrêta brusquement, et avec un regard mêlé de surprise et de crainte, elle montra du doigt la rivière. Ses compagnes se retournèrent et virent un léger canot d’écorce venant de la rive opposée et dirigé vers le milieu du courant. Trois hommes le montaient.

— Là ! dit Mathilde, juste ce qu’a dit Pierriche. Regardez-les. Voyez surtout cet homme de haute taille assis à l’arrière. Le canot approche très vite. Tenez ! il lève son chapeau et nous salue.

— Quel bel homme ! dit Marguerite.

— Oui, mais regardez son vêtement et celui de ses compagnons, s’écrièrent les autres.

— Juste ce qu’a dit Pierriche, répéta la première.

— Ce sont des diables, et non des hommes, s’écria une seconde.

— Juste ce que Pierriche a dit. Ils sont vêtus de tôle !

— Oui, c’est vrai, des hommes de tôle !

Et les femmes affolées, laissant leur linge sur la jetée, s’enfuirent précipitamment et remontèrent le talus de la rive.

Le canot décrivit un immense demi-cercle dans le fleuve et le jeune homme assis à l’arrière étudia la rive nord à l’aide d’une lunette de campagne. C’était Cary Singleton, officier des carabiniers de Morgan, l’un des chefs de corps de l’armée d’Arnold. Il avait été envoyé en reconnaissance.

Les carabiniers de Morgan étaient tous des hommes grands et robustes de la Virginie et du Maryland et ils étaient vêtus de tuniques de toile grise écrue. La panique causée par leur arrivée soudaine à Lévis avait fait changer toile en tôle, et toutes les campagnes retentissaient de ce cri : « des hommes de tôle. » Cet amusant incident est historique.