Les Bastonnais/02/11

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Traduction par Aristide Piché.
C-O Beauchemin & fils (p. 111-114).

XI
LA MORT DANS LES CHUTES.

C’était une belle soirée d’été. La jeune mère maintenant rétablie, voulut que sa première visite fût à la cabane de son vieux père, et il va sans dire qu’elle prit avec elle son bébé. Après s’être reposée quelque temps et avoir reçu les marques du profond amour paternel de l’ermite, elle se mit à errer, en portant son enfant dans ses bras, dans les environs qui lui étaient si familiers, pour jouir encore une fois de tous les charmes de son ancienne demeure. C’était une belle soirée d’été. La forêt était pleine de parfums. Mille oiseaux sautaient de branche en branche, le sol était émaillé d’une variété innombrable de fleurs sauvages ; de brillants insectes bourdonnaient en jetant des reflets d’or dans les rayons obliques du soleil. Le zéphir soufflait doucement en ondulations rythmiques qui disposaient l’âme à la rêverie et à la prière. La jeune femme ressentit cette influence sans pouvoir, sans doute, la définir, et subissant son pouvoir magique, elle erra plus loin de la hutte de son père qu’elle ne l’avait voulu et que ses forces ne le permettaient. Il était si délicieux de visiter de nouveau toutes ces scènes qu’elle avait appris à tant aimer, et de les revoir dans des circonstances si différentes !

Le monde inanimé lui-même est tout autre pour la femme que pour la jeune fille. Le mariage, pour la femme, semble altérer la forme, la couleur, l’arôme et l’effet des choses matérielles et leur donner un caractère de pathos, sinon de tristesse, qu’elles n’avaient pas dans les jours heureux où le corps ne devait aucune soumission et où l’esprit était littéralement libre.

Portant dans ses bras son enfant, ce gage incarné de son changement d’existence, la jeune femme suivit les avenues de la forêt et traversa les clairières jusqu’à ce qu’elle eût atteint la lisière de la grande route, à un demi-mille au moins de la hutte de Batoche. Elle s’arrêta devant cette voie blanche et poudreuse qui s’étendait comme une ligne de division entre les espaces de verdure qu’elle parcourait. Accablée maintenant de la fatigue qu’elle n’avait pas ressentie jusque-là, elle s’assit sur l’herbe touffue et chaude, pour se reposer, et, comme toutes les mères, s’oublia elle-même dans sa préoccupation de pourvoir aux besoins de son bébé. Depuis dix minutes, elle l’allaitait pendant que ses yeux étaient fixés sur les jambes roses de l’enfant et que son esprit était sous le charme moitié sensuel, moitié spirituel de la maternité, quand, tout à coup, un grand bruit de sabots de chevaux se fit entendre le long de la route, immédiatement suivi de cris d’hommes, de l’éclat d’habits rouges et du cliquetis de fourreaux de sabres sur les flancs de chevaux au galop. Ce qui s’ensuivit ne fut jamais bien connu ; mais la jeune mère, les vêtements en désordre, les cheveux flottant en arrière, son bébé convulsivement pressé contre son sein, s’enfuit comme une biche effrayée, à travers le bois, dans la direction des chutes. Sur ses pas deux hommes couraient à sa poursuite, rapides comme le destin, mais indistincts comme des spectres dans la pénombre. Malheureusement, la pauvre femme était du côté des chutes opposé à la maison de son père. Quand elle eut atteint le sommet du monticule, la cataracte mugissait à sa droite, et le vaste Saint-Laurent coulait à ses pieds. Il n’y avait aucune issue qui lui permît de s’échapper. Derrière elle, la honte et la mort ; devant elle, la mort et l’oubli ! Il n’y avait pas un moment à perdre. Au comble de son désespoir, elle entendit une voix de l’autre côté des chutes. C’était celle de son père qui, du geste et de la parole, lui disait de descendre le côté escarpé du promontoire jusqu’au pied de la cascade. Lui-même disparut sous le rocher surplombant et sous le rideau formé par la chute. Il la rejoignit juste au moment où elle venait d’atteindre l’endroit désiré. Ils ne perdirent pas une minute en explications. Prenant le bébé de son bras droit et passant le bras gauche autour de la taille de sa fille, le vaillant vieillard se retourna et disparut de nouveau sous la chute. Au-dessous d’eux, un rugissement de rage déjouée retentit, dominant le tonnerre de la chute ; mais ce cri ne fut pas répété.

Batoche n’avait encore fait que quelques pas, quand il s’aperçut que le fardeau que supportait son bras gauche devenait de plus en plus lourd, et, en baissant les yeux, il vit avec terreur que sa fille s’était évanouie. La grande fleur d’amour était brisée sur sa tige. Cet évanouissement rendait dix fois plus grand le péril du vieillard. Le plus léger glissement de son pied, la moindre déviation de la perpendiculaire, le plus petit écart de la ligne protectrice du mur de granit le précipiterait, lui et son précieux fardeau, dans l’abîme et la destruction. S’il pouvait seulement atteindre le souterrain dont l’ouverture était à moitié chemin du passage, il pourrait s’y arrêter pour s’y reposer, et tout irait bien. Dans cette espérance, il se traîna lentement, les yeux écarquillés, jusqu’à ce qu’il aperçût enfin l’ouverture du précieux refuge. Encore quelques pas et il allait l’atteindre. Il y arriva enfin. Comme il se penchait du côté droit pour déposer l’enfant sur une saillie de rocher à l’intérieur du souterrain, il sentit une traction soudaine sur son bras gauche, puis une sensation d’allégement, et à son inexprimable horreur, il vit que le cercle formé par son bras appuyé sur sa hanche, était vide. La fille avait glissé, comme un lis brisé, dans le bassin d’eaux bouillonnantes à l’endroit où les eaux de la chute tombent comme une masse de plomb. En un instant elles eurent éteint la vie dans cette blanche poitrine.

— Grand Dieu du ciel et de la terre ! Qu’est-ce que cela ? s’écria le vieillard les yeux sortis de leurs orbites.

Alors, avec un geste de désespoir, il prit l’enfant, l’éleva au bout de ses bras et allait sauter avec lui dans l’abîme pour compléter le sacrifice de malheur ; mais son œil hagard rencontra les yeux doux, calmes et remplis de riante lumière du bébé. Il y avait aussi un sourire sur ses lèvres et sa petite main potelée tenait un brin d’herbe arraché à une fissure du roc. Ce regard, ce sourire furent comme un rayon du paradis. Le vieillard mit l’enfant sur sa poitrine, croisa sur lui les deux bras et sortit rapidement de dessous les chutes. De ce moment, la petite Blanche ne le quitta plus.

Tel était le récit recueilli des lèvres de Batoche lui-même et que l’on raconte encore comme une des traditions de Montmorency. L’ermite affirma tou­jours que la mort de sa fille avait été causée par deux soldats de la cava­lerie anglaise rendus furieux par l’ivresse. Cela ne fut jamais prouvé, mais il était impossible de vouloir dissuader le vieillard de la vérité de cette accusation. De là, sa haine invétérée, opi­niâtre contre les Anglais, qui, jointe à l’aversion qu’il res­sen­tait à leur égard, comme soldat fran­çais, le rendit leur ennemi le plus implacable durant la guerre de 1775-76. De là aussi, l’excentricité de son caractère et sa manière de vivre que nous avons décrite dans les chapitres précédents.