Les Bavards/Acte II

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ACTE DEUXIÈME

Le théâtre représente une terrasse : porte à gauche. Au fond on arrive de l’extérieur par un escalier.



Scène PREMIÈRE.

BÉATRIX.

I

Ah ! quel métier que d’être femme !
J’ai couru par tout le marché ;
C’est trop de zèle, sur mon âme !
J’ai marchandé, j’ai bien cherché ;
Et, maintenant, il faut qu’on fasse
La cuisine à son cher époux,
Pour voir monsieur prendre sa place
Et vous faire encore la grimace,
Si tout n’est pas selon ses goûts.
Ah ! si l’on osait,
Comme on parlerait,
Comme on en dirait ;
Mais il faut se taire,
Et, sans souffler mot,
Souffrir sa misère,
Voilà notre lot !
Taisons-nous, ne disons mot !

II

Les hommes sont d’étranges drôles :
Prêcheurs, avocats, procureurs ;
Ils ont pris pour eux tous les rôles
Qui font briller les grands parleurs ;
Puis, qu’une femme, par mégarde,
Dise en passant un mot ou deux,

Les voilà criant qu’on bavarde,
Et vous traitant de babillarde,
Quand on parle cent fois moins qu’eux !
Ah ! si l’on osait, etc.


C’est qu’il faut se dépêcher : si tout n’était pas prêt quand mon mari rentrera, il dirait que j’ai perdu mon temps à bavarder, et Dieu sait… Eh bien, la table n’est pas encore préparée !… Inès !… où est-elle, cette étourdie ! Inès ! On ne la voit jamais quand on en a besoin… Inès !… elle ne viendra pas… Inès !… Inès !… Inès !…



Scène II.

BÉATRIX, INÈS.
Inès, arrivant.

Ma tante ! ma tante ! ma tante !…

Béatrix.

Qu’est-ce que cette manière de répondre ?

Inès.

Je réponds comme vous appelez.

Béatrix.

Je vous trouve bien effrontée !… Apprenez, petite fille, que la retenue est la principale qualité de notre sexe.

Inès.

C’est bien…

Béatrix.

Qu’une femme doit savoir écouter avec modestie ce qu’on lui dit.

Inès.

Je m’en souviendrai.

Béatrix.

Et ne pas s’aviser de parler à tout propos.

Inès.

C’est pour me dire tout cela que vous m’avez appelée ?

Béatrix.

Non, mademoiselle, c’est pour vous dire de faire mettre le couvert. Quand un mari ne trouve pas le couvert mis à l’heure du souper, cela est cause qu’il s’impatiente.

Inès.

C’est juste.

Béatrix.

Et quand il s’impatiente, cela est cause qu’il gronde sa femme d’abord, et sa nièce ensuite.

Inès.

Voilà une raison tout à fait déterminante.

Béatrix.

Allons, allons, ne raisonnons pas, et faites préparer tout.

Inès.

Pédro ! la table !

Béatrix.

D’autant plus que votre oncle peut rentrer d’un moment à l’autre.

Inès.

Il est rentré déjà.

Béatrix.

Comment ?

Inès.

Oui, je l’ai entendu ; il n’était pas seul ; il s’est enfermé dans sa chambre avec quelqu’un.

Béatrix.

Ce quelqu’un, que veut-il ? quel est-il ?

Inès.

Je n’en sais rien, je ne l’ai pas vu… Mais tenez, je les entends…



Scène III.

Les Mêmes, SARMIENTO, ROLAND.
Sarmiento, à Roland.

Venez donc, mon cher ami, venez donc !

Roland, à part.

Enfin, me voilà auprès d’elle.

Inès, l’apercevant. — À part.

Dieu ! c’est lui !…

Sarmiento, à part.

Je lui ai bien fait sa leçon.

Béatrix.

Enchantée, senor, de faire votre connaissance.

Roland, à Béatrix.

Mille grâces ! (Il salue Béatrix.)

Sarmiento, à Béatrix.

C’est un de mes cousins que je vous présente.

Inès.

Un cousin ! comment cela peut-il se faire ?

Sarmiento.

Nous ne nous étions pas vus depuis longtemps. Je pense que vous lui réserverez un bon accueil.

Béatrix.

Mais certainement… Inès, un couvert de plus.

Inès.

Oui, ma tante. (À part.) Qu’est-ce que cela veut dire ? (Elle sort.)



Scène IV.

SARMIENTO, ROLAND, BÉATRIX.
Sarmiento.

Le seigneur Roland vient chercher une place à la cour. Nous le logerons en attendant.

Béatrix.

J’espère que le seigneur Roland se plaira auprès de nous, et que notre hospitalité lui conviendra. Elle est offerte de bon cœur… et…

Roland, l’interrompant.

Et acceptée de même, car l’hospitalité ne doit pas se refuser. C’est le lien des hommes ; elle ne se mesure pas à ses effets, mais à la grâce avec laquelle elle est donnée et à la reconnaissance avec laquelle elle est accueillie.

Béatrix.

Certes, et…

Roland, l’interrompant.

Pour moi, je ne puis vous dissimuler que, dès à présent, je suis touché de votre bon accueil, et que je me réjouis de trouver dans cette maison tout ce qui peut réconforter l’âme et le corps. En effet, la grâce de votre physionomie et le parfum de votre cuisine sont des indices auxquels on ne saurait se tromper, et, de même qu’on peut juger les penchants au regard, au jeu des paupières, au moindre pli de la physionomie, de même, et dès avant qu’on y ait goûté, on peut juger d’un bon plat à l’arôme qu’il exhale et aux senteurs dont il est accompagné.

Béatrix, effrayée.

Mon mari, quel homme m’avez-vous amené ?

Sarmiento.

Il ne faut pas y faire attention, il est comme cela.

Roland.

Et maintenant je suis impatient de savoir si je serai agréé par la senora ?

Béatrix.

Mais…

Roland.

Je hais la flatterie ; si vous me trouvez laid, vous pouvez me le dire ; si vous me trouvez beau, il est inutile de m’en faire un mystère ; si vous aimez danser, nous danserons ; si vous préférez chanter, nous chanterons. Bref, vous me trouverez à toute heure prêt à vous plaire et à vous servir.

Béatrix.

Ah ! mon Dieu ! il ne se taira jamais !



Scène V.

Les Mêmes, INÈS, suivie de PEDRO, qui apporte une table servie.
Pedro.

Le dîner est servi !

Béatrix.

Vite à table !… C’est le seul moyen de lui fermer la bouche.

QUATUOR.

ENSEMBLE.

À table ! à table ! à table !
Un sage nous l’a dit :
Rien n’est plus détestable
Qu’un plat qui refroidit.

Béatrix.

Au repas qu’on nous donne,
Vous devez faire honneur.

Roland.

Votre cuisine est bonne,
J’en juge par l’odeur !

Sarmiento, à part.

De lui pour que j’obtienne
Ce service éclatant,
Il importe qu’il prenne
Des forces en mangeant

Roland, mangeant comme quatre.

C’est excellent ! c’est excellent !

Béatrix.

Buvez, mangez tranquillement.

ENSEMBLE.

Béatrix.

Il a la bouche pleine.
De le calmer, sans peine,
J’ai trouvé le moyen.
J’ai réussi, j’espère !
Enfin, je l’ai fait taire,
Et je ne crains plus rien !

Inès.

Il a la bouche pleine,
Enfin le sort l’amène,
Quel bonheur est le mien !
Pour tous deux, je l’espère,
Commence un sort prospère,
Et je ne crains plus rien !

Sarmiento.

Il a la bouche pleine,
Laissons-le prendre haleine,

Quel bonheur est le mien
Ma femme, je l’espère,
Grâce à lui va se taire,
Et je ne crains plus rien !

Sarmiento, bas à Roland.

Et maintenant je crois que, sans façons,
Il faut s’y mettre avant qu’elle commence.
Bavardons, mon cher, bavardons.

Roland.

Ne craignez rien !

Béatrix.

Ne craignez rien !D’abord, de votre complaisance.
Noble seigneur, nous réclamons
La grâce de quelques chansons ?

Sarmiento.

Soit ! Va pour la chanson, allons !

CHANSON.

Roland.

I

C’est l’Espagne qui nous donne
Le bon vin, les belles fleurs ;
C’est pour elle que rayonne
Un soleil plus chaud qu’ailleurs.
La fleur qui naît nous dit : Aimons !
Le vin vieilli nous dit : Buvons !
Vins vieux et fleurs naissantes,
Croyez ces voix charmantes.
Quand sur lui le temps se passe,
Le bon vin devient meilleur ;
Mais des fleurs l’éclat s’efface,
Cueillons-les dans leur fraîcheur !

II

C’est l’Espagne dont les femmes
Brillent par le plus d’attraits ;
Dans leurs yeux sont plus de flammes
Que de fleurs dans les bosquets.
La fleur qui naît, etc.

Béatrix.

Ah ! c’est charmant !
C’est excellent !
À chanter nul ne vous surpasse !

Sarmiento.

Et, maintenant,
C’est le moment,
Parlez, de grâce !

Béatrix.

Mangez, de grâce !

CAUSERIE.

Roland.

Ah ! quel repas sans égal !
Quel hôte libéral !
D’un accueil amical,
Voilà l’idéal.
Je préfère au plus beau bal,
Au plus doux madrigal,
Le plaisir cordial
D’un pareil régal.
Cette vaste terrine,
Où trônait l’aubergine,
Et ce piment moulu,
Ce lapin si dodu,
L’anguille frétillante,
Et le vin d’Alicante,
Et ce plat
De nougat,
Tout a fort bonne mine,
Et, plus on l’examine,
Enfin, votre cuisine
Est, de tout point, divine.
Ah ! quel repas sans égal ! etc.
Mais, quand on quitte la table,
Est-il donc un plaisir plus grand
Que de converser un moment ?
Non, rien n’est plus agréable,
Et, comme disait mon aïeul,
Ce n’est permis qu’à l’homme seul ;
Car sachez que la parole,

Est, en somme, un don capital !
Nous distinguant de l’animal,
Ceci n’a rien de frivole,
Et, pour un esprit positif,
Mon calcul est démonstratif.
Par effort de mémoire,
On voit des perroquets,
Dans leurs naïfs caquets,
Vous demander à boire,
Ou du rôt de mouton,
Toujours du même ton ;
J’entendis même un phoque,
Articuler : Papa !
Mais ces accidents-là
N’ont rien que d’équivoque,
Et, sans dissimuler,
L’homme seul sait parler ;
Comme, à tout bien juger,
L’homme seul sait manger !
Ah ! quel repas sans égal !
Quel hôte libéral !
D’un accueil amical,
Voilà l’idéal.
Je préfère au plus beau bal,
Au plus doux madrigal,
Le plaisir cordial
D’un pareil régal.
Voyez d’un cœur loyal
L’élan sentimental ;
Vraiment un tel régal
Pour moi n’a rien d’égal !
Ce vin de Portugal,
Brillant dans le cristal,
Ce festin peu frugal,
Où le règne animal
Se mêle au végétal,
D’un accueil amical,
C’est le pur idéal !

ENSEMBLE.

Béatrix.

J’étouffe de colère,

Son babil m’exaspère,
Il me fera bondir.
Auprès de lui j’enrage ;
Semblable bavardage
Ne pourra-t-il finir.

Inès.

Je vois ce qu’il veut faire,
Dans son projet, j’espère,
Il pourra réussir.
Grâce à ce bavardage,
Avant peu, je le gage,
Nous pourrons nous unir

Sarmiento.

Pour moi, la bonne affaire,
Car à la faire taire,
Il a su parvenir.
C’est en vain qu’elle enrage,
Et de son bavardage,
Rien ne peut l’affranchir

Roland.

Je ris de sa colère,
Car à me faire taire,
Qui pourrait parvenir.
C’est en vain qu’elle enrage,
Et de mon bavardage,
Rien ne peut l’affranchir.

Béatrix.

Mon mari, emmenez cet homme, je n’y puis tenir !…

Sarmiento.

Du tout, il fera ici ses sept ans !…

Béatrix.

Sept ans !…

Sarmiento.

Pas un jour de moins !

Béatrix.

C’est indigne, c’est affreux ! Oh ! mais je préfère vous céder la place ! Je me retire, monsieur… Inès, suivez-moi !

Inès.

Mais ma tante…

Béatrix.

Allons, petite fille, viendrez-vous ! (À Roland.) Je… vous… Ah ! c’est trop fort ! (Elle sort.)



Scène VI.

ROLAND, SARMIENTO.
Sarmiento.

Elles vont causer ensemble, mais cela m’est égal. (À Roland.) Cher ami, vous devez avoir besoin de quelques rafraîchissements, un peu d’orangeade, de limonade, d’eau de grenade…

Roland.

Non ! c’est inutile !

Sarmiento.

Il n’est pas même essoufflé ! c’est un homme infatigable ! que je suis content de l’avoir amené chez moi.

Roland, à part.

Et maintenant, je crois le moment favorable pour me déclarer. (À Sarmiento) Je dois vous dire, mon cher hôte, que…

Sarmiento, l’interrompant.

Non ! non ! ménagez-vous, cher ami, maintenant que ma femme n’est plus là, c’est inutile.

Roland.

Voici ce que j’ai à vous dire…

Cristobal, au dehors.

Senor Sarmiento, êtes-vous là ?

Sarmiento.

Tiens, c’est l’alcade !

Roland.

L’alcade ! je suis pris…



Scène VII.

Les Mêmes, CRISTOBAL, TORRIBIO.
Cristobal.

Me voici !

Torribio.

Nous voici !

Roland, Cristobal et Torribio le saluent.

Comme ils sont polis… Ah ! mon costume qui fait son effet. Du diable ! s’ils me reconnaissent. (Ils recommencent leurs salutations.)

Sarmiento.

Eh bien ! seigneur, quel motif me vaut l’honneur de votre visite ?

Cristobal.

Il m’est venu une idée…

Torribio.

Il nous est venu une idée.

Roland, à part.

Tâchons de nous esquiver. (Il remonte.)

Cristobal, à Torribio.

Observe… observe. (À Sarmiento.) Je désire qu’en ma présence vous donniez la main à votre voisin Pérès pour prouver que vous êtes amis désormais.

Sarmiento.

Soit, je n’ai pas de rancune, et dès demain !…

Cristobal.

Non ! non ! tout de suite…

Sarmiento.

Comme il vous plaira… je vous suis, ne vous fâchez pas… le temps de prendre ma canne, mon chapeau, et de m’habiller un peu.



Scène VIII.

TORRIBIO, ROLAND, CRISTOBAL.
Cristobal.

Hein ! quel adroit prétexte pour m’introduire ici… Tu as le signalement de notre homme ?

Roland, à part.

Ils m’observent ! jouons serré ! (Il chantonne.)

Torribio.

Bottes percées.

Cristobal.

Il est dans ses petits souliers.

Torribio.

Coudes troués.

Cristobal.

Des crevés de satin.

Torribio.

Feutre éventré.

Cristobal.

Il est toqué.

Torribio.

Signes particuliers… Tenue négligée.

Cristobal.

Une élégance parfaite ! il me rappelle Don Juan que je n’ai jamais vu, mais dont j’ai beaucoup entendu parler. Interrogeons-le toujours. (Haut.) Il y a longtemps que votre Seigneurie est dans notre ville ?

Roland.

Depuis ce matin je suis arrivé chez mon cousin Sarmiento.

Cristobal.

Ah ! c’est votre cousin ? (Roland lui offre des gâteaux, il les mange tout en causant. Torribio essaye d’en attraper quelques miettes.) Comptez-vous faire un long séjour dans ce pays ?

Roland.

Certes. Je m’y plais beaucoup. La ville est admirablement tenue, et, en y entrant, on sent tout de suite qu’elle est administrée par un homme supérieur.

Cristobal.

Il s’exprime fort bien… Je ne vous le cacherai pas plus longtemps… Cet homme supérieur… C’est moi…

Torribio.

C’est nous !

Cristobal.

Assez !

Roland.

Vraiment ! Eh bien ! Seigneur, puisque c’est à l’alcade que j’ai l’honneur de parler… je dois vous signaler un individu dont j’ai fort à me plaindre, un nommé Roland…

Cristobal.

Ah ! bah !

Roland.

Il me doit de l’argent… impossible d’en rien obtenir…

Cristobal.

J’en sais quelque chose !…

Roland.

Je l’ai rencontré ce matin… Je lui ai rappelé notre dette et il m’a cherché querelle…

Cristobal.

Voyez-vous ça ?

Roland.

Ah ! il ne regarde pas à un coup d’épée de plus ou de moins… C’est un gaillard.

Cristobal.

C’est toi qui lui parleras en mon nom.

Roland.

Il m’a donné rendez-vous le long des remparts, du diable ! si j’y vais.

Cristobal.

Tu iras toi.

Torribio.

Avec du renfort.

Cristobal, à Roland.

Seigneur je suis ravi des renseignements que vous venez de me donner sur ce Roland ; figurez-vous que je le cherche et qu’on prétendait qu’il s’était caché dans cette maison.

Roland.

Comme c’est vraisemblable.

Cristobal.

On ajoutait qu’il avait pris un déguisement.

Roland.

Avec vous, ça ne lui aurait pas servi à grand chose.

Cristobal.

Oh ! je sais à qui j’ai affaire… C’est un séducteur. Il a une belle passion qui l’amène dans ce quartier.

Roland.

Vraiment !

Cristobal.

Je suis sûr qu’il fait la cour à quelque belle, quelque femme mariée.



Scène IX.

Les Mêmes, SARMIENTO.
Sarmiento, entrant vivement.

Hein ! Qui est-ce qui fait la cour à une femme mariée ?

Cristobal.

Nous causons d’un nommé Roland.

Sarmiento, à part.

Roland ! à qui en veut-il, serait-ce à ma femme ?

Cristobal.

Je crois voir d’ici ce bon mari qui ne s’aperçoit de rien.

Sarmiento.

Diantre ! ceci mérite réflexion.

Cristobal.

Heureusement je suis là ! Allons, venez senor Sarmiento.

Sarmiento, à part.

Le laisser seul chez moi avec un tel soupçon. (Haut.) J’aurais mieux aimé rester en compagnie de…

Roland.

Ne vous gênez donc pas, cher cousin, je vous attendrai.

Cristobal.

Mais venez donc ! c’est convenu, votre cousin vous attendra.

Sarmiento.

Oui, mon cousin… (À part.) Que je ne connais pas !… Heureusement, Inès est avec ma femme…

Cristobal.

Eh bien ?…

Sarmiento.

Je vous suis. (À part.) Oh ! je ne serai pas longtemps dehors !… (Cristobal, Torribio et Sarmiento sortent.)

Roland.

M’en voilà débarrassé ! (Il reste au fond en entendant la voix de Béatrix.)



Scène X.

BÉATRIX, INÈS, ROLAND, au fond.
Béatrix, elle arrive en parlant.

Oui, mademoiselle, je veux que vous me montriez cette lettre.

Inès.

Mais, ma tante !

Béatrix.

Je parie qu’il est question de quelque amourette ?

Inès.

Oui, ma tante.

Béatrix.

Comment, mademoiselle ! Vous osez !…

Inès.

Dame ! il paraît que c’est bien naturel, puisque vous avez deviné tout de suite.

Béatrix.

Qu’est-ce que c’est ! vous raisonnez, je crois… Aussi vous aimez quelqu’un, vous voulez vous marier… me laisser seule, sans que j’aie personne avec qui causer un moment ! Mais enfin, ce bel amoureux, quel est-il ?

Roland, se montrant.

C’est moi !

Béatrix.

Dieu !… mon bavard.

Roland.

Moi, qui viens vous demander la main de la senora Inès, votre nièce charmante, ici présente et consentante. J’ai dit, j’attends votre arrêt.

Béatrix.

Maudit parleur ! Quel démon te fait présenter encore devant moi !

Roland, la main sur son cœur.

L’amour !

Inès.

L’amour ?

Roland.

Oui, l’amour le plus pur, le plus vif, le plus sincère.

Béatrix.

Te tairas-tu ?

Roland.

À une condition !

Béatrix.

Parle. Et si tu peux t’expliquer en deux mots, je t’accorde ce que tu demandes.

Roland, ouvre la bouche, la referme, puis dit, comme prenant une résolution énergique en montrant Inès.

Sa main !…

Béatrix.

Tu veux l’épouser !

Roland.

Consentez, et je vous débarrasse de ma présence, sinon… comme votre mari vous l’a dit, je resterai ici, sept ans.

Béatrix.

Sept ans ! Ah ! pour l’éviter, je marierais toutes les nièces du monde. Mais, mon très-cher époux, consentira-t-il, lui ?

Roland.

Je m’en charge, après le service que je lui ai rendu.

Béatrix.

Quel service ?

Roland.

Eh bien ! de vous faire taire.

Béatrix.

De me faire taire ! C’est donc un complot ? Oh ! il me le payera.

Roland.

J’ai votre parole !

Béatrix.

C’est bon ! je veux me venger d’abord.

Roland.

C’est facile.

Béatrix.

Comment ?

Roland.

J’ai un moyen.

Béatrix.

Lequel ?

Roland.

Ne rien dire !

TERZETTO.

Roland.

Taisons-nous ! pas un mot !
Procédons avec adresse !
Vous verrez, et bientôt,
L’effet de ma promesse !

Béatrix.

Agissons comme il faut !

Roland.

Comptez sur la vengeance !

Béatrix.

Il sera le plus sot !

Roland.

Mais, surtout, du silence !
Chut ! pas un mot.

Roland, à Béatrix.

Je m’en vais tout vous dire !

(Il lui parle à l’oreille.)
Béatrix.

Ah ! vraiment,
C’est charmant !

Roland, à Inès.

Laissez-moi vous instruire…

(Il lui parle à l’oreille.)
Inès.

Ce projet
Est parfait !

Roland.

Mais, il faut du mystère !

Béatrix.

Oui, nous saurons nous taire !

Ensemble.

Pas un mot !
Agissons avec adresse, etc.

Roland, se mettant à écrire.

Et maintenant pour achever, ce mot à l’alcade que votre laquais va lui porter.

Béatrix.

Tout de suite, (appelant.) Pedro ! (Le laquais paraît. — À Inès.) Inès, donnez-moi votre lettre !

Roland, écrivant sur des tablettes.

Ce mot au seigneur alcade. Tu le trouveras le long des remparts. Cet autre à son adresse… va, cours. (Pedro sort.) Tout est bien convenu.

Inès.

Voici mon oncle !…

Roland, il veut entrer à gauche avec Inès.

Cachons-nous !

Béatrix.

Chacun d’un côté, s’il vous plaît. Inès votre lettre. (Elle se sépare.) Ah ! mon très-cher époux, vous voulez me faire taire ! À nous deux !



Scène XI.

BÉATRIX, SARMIENTO.
Sarmiento, entrant vivement.

Elle est seule ! j’ai peut-être eu tort de m’alarmer… Ah ! c’est vous, chère amie, tout est arrangé ; je viens de chez le gouverneur ; il n’y a plus à s’en inquiéter. (À lui-même, regardant Béatrix) C’est merveilleux ! elle m’écoute sans m’interrompre, grand homme ! va… et moi qui le soupçonnais. (À Béatrix.) Cela m’a bien coûté un peu cher… Deux cents ducats… c’est un denier, n’est-ce pas ? (À lui-même.) Elle ne me contredit plus !… (À Béatrix.) Mais de la sorte, me voilà tranquille… cela vaut mieux, n’est-ce pas votre avis ? (Béatrix fait signe que oui.) Plus un mot ! c’est une cure incroyable !

Béatrix, à part.

Ah ! je parle trop !…

Sarmiento.

Voyons, il n’est venu personne pendant mon absence ?

Béatrix.

Han !… hon !… han !…

Sarmiento.

Hein ! que signifie ?

Béatrix.

Han… hon… han…

Sarmiento.

Ah ! grand Dieu ! elle ne peut plus parler… la colère l’a rendue muette, cela dépasse un peu le but que je m’étais proposé… Voyons… Béatrix ?…

Béatrix.

Han… hon…

Sarmiento.

Au diable ! (apercevant la lettre de Roland que Béatrix tient à la main.) Qu’est-ce que c’est que ça ? une lettre ? (Béatrix fait signe que oui.) Sans adresse… c’est pour moi ? (Signe que non.) Pour Inès ? (Même jeu.) Pour vous ?… (Signe que oui.) Eh bien, on s’y fait. (Regardant la lettre.) Eh ! mais, c’est une lettre d’amour, une déclaration !… Ah ! j’avais raison de m’alarmer ! Comment cette lettre se trouve-t-elle ici ? (Béatrix se livre à une pantomime animée.) Vous dites ?

Béatrix.

Han ! hon !

Sarmiento.

Je n’y comprends rien, j’ai dépassé le but… Cependant je tiens à savoir… Vous connaissez celui qui a écrit cette lettre ? Vous savez où il demeure ? (Béatrix fait signe que oui.) Très-bien, où demeure-t-il ? (Elle lui fait signe de prendre sa canne et son chapeau.) Mon chapeau et ma canne ! (Il les prend.) Très bien ! (Elle lui fait signe de marcher devant lui.) Je m’en vais droit devant moi. (Béatrix lui indique de prendre la rue à gauche, puis en face, puis à droite, etc.) Ah ! oui, va te promener ! Du diable ! si je m’y reconnaîtrai jamais… Enfin, vous l’avez vu ? (Signe que oui.) Que fait-il ! (Elle fait les gestes d’escrime d’un toréador.) Un toréador dans mon ménage. — Eh bien, qu’est-ce que vous lui avez dit ? Qu’est-ce que vous lui avez fait ? (Béatrix fait de grands gestes et finit par lui donner un soufflet.) Hein ? qu’est-ce que c’est ? Ah ! vous lui avez donné un soufflet. (Béatrix fait signe que oui et va recommencer.) Bon ! vous lui en avez donné deux ! bon ! C’est assez, j’ai compris ; décidément j’ai dépassé le but… Inès ! Inès !



Scène XII.

Les Mêmes, INÈS, puis ROLAND.
Sarmiento.

Inès ! Inès ! ah ! mon enfant, si tu savais ! ta tante est muette ! (Inès fait des gestes d’étonnement.) Hein ! plaît-il ? Mais voyons ! parle ! pas un mot ! Muette aussi, comme ma femme ! Comment ! est-ce que ça se gagne ? À l’aide ! À moi ! (Roland paraît.) Ah ! voilà mon homme ! C’est donc vous, séducteur effronté, qui venez porter le trouble dans ma maison ; j’ai des preuves. (Roland fait le geste qu’il ne sait.) Vous dites ? Rien ! Lui aussi !



Scène XIII.

Les Mêmes, CRISTOBAL, TORRIBIO, puis Les Créanciers.
Sarmiento.

Ah ! seigneur alcade, vous arrivez bien… vous qui avez tant de tact, vous me ferez rendre justice. (Cristobal fait signe que oui.) Pardon, vous m’entendez bien ?… (Signe que oui.) hein ! Et de quatre. (Torribio fait signe que oui.) Bonté divine, perds-je la tête ? (L’alcade lui tend une lettre, Sarmiento la prend avec inquiétude et la lit. À lui-même.) Mon Dieu j’ai cru que j’étais muet aussi. (Il lit.) « Revenez, chez Sarmiento. Ne dites pas un mot, et je livre entre vos mains, l’homme que vous cherchez. » Ah ! bah ! Où est-il cet homme ?

Roland.

C’est moi !

Cristobal.

Lui ! je m’en doutais ! qu’on l’arrête.

Roland.

Ce n’est plus nécessaire. Voilà ce que j’attendais. Écoutez. (Les créanciers arrivent par le fond, apportant, les uns les factures acquittées, sur des plats d’argent, les autres des plats dressés, des corbeilles, de fleurs, etc.)


FINAL.

Chœur.

Vos factures acquittées,
Cher seigneur,
Sont par chaque fournisseur
Apportées !
Sur ce plat,
Oui, les voilà !

Cristobal.

Mais ? qu’est-ce que cela veut dire ?

Sarmiento.

Oui, expliquons-nous !

Un créancier.

Le seigneur Roland nous a écrit que vous payiez toutes ses dettes !

Sarmiento.

Moi ! allons donc !

Deuxième créancier.

C’est bien naturel, puisqu’il épouse votre nièce.

Sarmiento.

Ma nièce !

Troisième créancier.

Oui, il nous a tout commandé pour le repas de noces.

Sarmiento.

Ah ! bah !

Roland.

Consentez ! Inès et moi, nous nous aimons !

Sarmiento.

Ah ! le billet doux était pour elle ! J’aime mieux cela !…

Béatrix.

Et pour quelle autre pouvait-il être, s’il vous plaît ?

Sarmiento.

Tiens ! ma femme n’est plus muette…

Béatrix.

Je sais me taire, quand je veux…

Sarmiento.

C’est bon à savoir.

Roland, à Sarmiento.

Allons, un bon mouvement ! une fois alliés… vous m’aurez toujours sous la main.

Sarmiento.

C’est précieux, surtout maintenant qu’elle reparle. — C’est bien ! je payerai. (À l’alcade.) Je lui dois bien cela, c’est lui qui guérit ma femme de la manie de bavarder…

Cristobal.

Ma femme aussi aurait bien besoin de lui.

Roland.

Eh bien ! nous nous arrangerons, j’irai dîner chez vous et je souperai ici.

Cristobal.

Soit !

Sarmiento.

C’est convenu…

Béatrix.

Va pour le souper… je me rattraperai le reste du temps

REPRISE DU CHANT.

Roland.

Il est un bruit plus doux encore,
Que le bruit des tambourins,
Que le bruit de la mandore !
Gai signal de nos refrains,
C’est le doux bruit de vos bravos !
Est-il de plus joyeux échos ?
Au gré de notre attente,
Est-il voix plus charmante ?

Tous.

Applaudissez, et sans repos !
Est-il de plus joyeux échos ?


FIN.