Les Beaux-Arts en Angleterre

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LES
BEAUX-ARTS
EN ANGLETERRE


L’Angleterre est demeurée pendant longtemps fort en arrière des autres pays de l’Europe pour la culture des beaux-arts. Le gouvernement ne s’en occupait point ; l’aristocratie, formant à grands frais des collections de chefs-d’œuvre étrangers, avait assez de goût ou assez de prudence pour n’y pas placer les productions de ses compatriotes. Quant à la masse de la nation, elle n’avait nul souci de jouissances qu’elle sentait hors de sa portée, et que dans un orgueil caractéristique elle confondait volontiers avec les inutiles frivolités du continent. « Payez les arts, ne les cultivez pas, » disait lord Chesterfield à son fils. Le petit nombre d’artistes qui, par vocation ou par entêtement, luttaient contre tant d’obstacles, n’avaient guère d’autres ressources que de faire des portraits, et c’est en effet le seul genre qui ait été cultivé en Angleterre avec un succès marqué.

Deux hommes ont fondé la renommée de l’école anglaise, sir Joshua Reynolds et sir Thomas Lawrence, qui pour la peinture de portrait ne reconnaissent guère de supérieurs. À l’exemple de Van-Dyck et de Velázquez, ils ont excellé à exprimer le caractère et l’individualité de leurs modèles. Tel est à mes yeux leur véritable mérite. Ils en ont d’autres encore, mais plus contestables, une couleur harmonieuse et la science du clair-obscur. On accorde beaucoup de licences aux coloristes. Reynolds et Lawrence en usèrent largement, et pour arriver à ce qu’on appelle l’effet, ils se mirent fort peu en peine d’être vrais. Ils disposèrent à leur fantaisie de la lumière et de l’ombre, mais avec beaucoup d’habileté, il faut le reconnaître. Plusieurs de mes lecteurs se rappelleront sans doute le portrait de master Lambton, envoyé à une de nos expositions par sir Thomas Lawrence. La tête est inondée d’une vive lumière, et sur un fond de ciel d’un azur foncé on voit briller la lune. Quel astre éclaire cette charmante figure ? C’est ce que personne ne pourrait dire. L’aspect du tableau est séduisant, pourtant c’est autre chose que la nature.

Malgré ces licences, qui souvent passent la permission, et des incorrections qui frappent les yeux les moins exercés, les ouvrages des deux grands peintres que je viens de citer conserveront longtemps la réputation dont ils jouissent aujourd’hui, parce que quelques qualités éminentes suffisent toujours pour faire oublier les défauts qui les accompagnent. Ils montrèrent à leurs compatriotes qu’on pouvait être Anglais et artiste ; c’était déjà beaucoup. Toutefois ils laissaient un exemple bien dangereux. Leur talent à modeler une tête, à saisir une expression ne pouvait se transmettre, tandis que leurs élèves devinèrent assez facilement le secret de ces oppositions de couleurs, de ce jeu de lumière et d’ombre, de toutes ces ruses de l’art qui n’ont une valeur réelle que lorsqu’elles trouvent un génie original pour les mettre en œuvre. Ce qu’on retint le mieux, ce fut l’exécution hardie et lâchée qui des accessoires passa bientôt à toutes les parties d’un tableau. On a remarqué que la plupart des grands artistes, même les coloristes les plus audacieux et les plus insoucians de la forme, avaient eu pour maîtres des dessinateurs corrects. Rubens par exemple avait reçu des leçons d’Otto Venius, qui porte la précision dans le faire jusqu’à la sécheresse. En effet ce défaut est un de ceux dont on se corrige, et c’est presque un bonheur pour un peintre que de l’avoir à son début. L’affaiblissement de la vue, le désir et le besoin de produire, la confiance inspirée par de premiers succès, sont autant de motifs pour entraîner un artiste à une exécution moins serrée et moins consciencieuse. Au contraire, lorsqu’on commence par une exécution lâchée, ce défaut ne fait que s’accroître avec le temps et bientôt mène à la barbarie. Turner, né avec un talent véritable, mais s’abandonnant à sa fougue et privé dans son pays des avertissemens d’une critique éclairée, a laissé de tristes preuves des excès où conduit cette déplorable facilité. Dans les derniers temps de sa vie, ses ouvrages étaient non plus des ébauches, mais des barbouillages informes, et son encadreur fut obligé souvent de le consulter pour savoir de quel côté il devait mettre le piton destiné à suspendre ses tableaux. Bien des gens qui ont vu la collection de ses marines et de ses paysages Marlborough-House pourraient croire que l’encadreur s’est trompé quelquefois.

L’excès du mal devait amener une réaction. Elle ne s’est pas fait attendre. De même qu’on a vu l’ascétisme des anachorètes succéder aux orgies païennes, les artistes anglais paraissent aujourd’hui se rejeter violemment du côté opposé au précipice où les coloristes faciles les avaient poussés. On m’assure que la réforme de l’école est due surtout à un critique contemporain, M. Ruskin. A la faveur d’un style bizarre parfois jusqu’à l’extravagance, mais toujours spirituel, il a mis en circulation quelques idées saines et même pratiques. Exprimées dans un style plus simple, avec moins de hauteur, peut-être eussent-elles passé inaperçues. Quoi qu’il en soit, l’exposition générale de 1855 nous a révélé une école anglaise, déjà formée, déjà disciplinée, marchant hardiment dans la voie qu’elle vient de s’ouvrir, et, chose qui mérite d’être remarquée aujourd’hui, elle semble animée d’une conviction profonde. Je voudrais en pouvoir dire autant de nos artistes.

Les peintres de cette nouvelle école qui obtient tous les jours plus de faveur ont pris ou reçu le nom de préraphaëlites. Cela veut dire, si je suis bien informé, qu’ils se proposent de suivre la manière des maîtres antérieurs à Raphaël. En effet Van-Eyck, Hemling, Masaccio, Giotto, voilà pour eux les grands peintres après lesquels la décadence a commencé. L’imitation exacte de la nature, tel est le mot d’ordre des novateurs. Si vous faites un portrait, ce n’est point assez, vous diront-ils, de bien copier la figure et l’expression de votre modèle; vous devez encore copier tout aussi fidèlement ses bottes, et si elles sont ressemelées, vous aurez soin de marquer ce travail du cordonnier. Sous ce rapport, la nouvelle école anglaise ressemble à celle de nos réalistes, mais au fond les préraphaélites et les réalistes ne s’entendraient que sur un point : c’est à renier presque tous leurs devanciers. Les réalistes sont venus protester contre les habitudes académiques, contre les poses de théâtre, les sujets tirés de la mythologie, l’imitation de la statuaire antique. Ils ont voulu prendre la nature sur le fait et l’ont trouvée chez les commissionnaires du coin de leur rue. En Angleterre, il n’y avait ni académie ni mythologie à combattre. Jamais on n’y avait connu la peinture qu’on nomme classique. La seule convention qui fût à renverser, c’était un coloris d’atelier, une méthode de barbouillage. Il faut remarquer encore que c’est à l’instigation des littérateurs que les préraphaélites ont levé leur étendard, tandis que nos réalistes sont des artistes qui se révoltent contre les jugemens des gens de lettres.

Les préraphaélites donc ont de grandes prétentions à la poésie, à la poésie bourgeoise s’entend, au drame intime, où le naturel se concilie avec la passion. Le style noble, la simplicité grandiose de Raphaël leur déplaît souverainement. « Le beau mérite qu’a eu Raphaël avec ses saintes familles ! Prenez une belle femme, un bel enfant, un beau vieillard; affublez-moi tout cela de grandes draperies comme personne n’en porte : voilà votre sainte famille faite. Ne vaut-il pas bien mieux représenter Claudio dans sa prison disant à Isabella : « La mort est une chose terrible ! — et Isabella répondant : La vie avec la honte est haïssable. »

On voit que ces messieurs n’ont pas lu le Laocoon de Lessing, qui a posé si judicieusement les limites qui fixent à jamais le terrain de la poésie et celui de la peinture. Ce qu’il y a d’admirable dans la scène de Measure for Measure, c’est la gradation insensible avec laquelle Shakspeare a montré la peur de la mort opérant sur un jeune homme bien né, au point que, sans perdre tout à fait l’intérêt du spectateur, il en vient à supplier sa sœur d’avoir des complaisances pour un vieux coquin qui est son juge. Le poète a fait une des plus belles scènes qui se puissent inventer, en observant toutes les transitions, toutes les pensées successives qui mènent Claudio à faire cette étrange requête. Le peintre ne peut exprimer sur sa toile qu’une action instantanée; par conséquent une conversation suivie ne peut être de son ressort.

Il y a quelques semaines, je me trouvais à Manchester, traversant assez rapidement une des salles ouvertes aux artistes contemporains, lorsqu’un tableau aux couleurs vives et crues, attirant l’œil forcément, m’obligea de m’arrêter, de regarder, et bientôt après de consulter le catalogue pour avoir l’explication d’un sujet que je ne pouvais comprendre. Mais il me faut d’abord décrire ce tableau. Dans un cottage fort élégamment meublé, une jeune femme rousse, — c’est une couleur assez belle, surtout en peinture, — chante devant un piano ouvert. Elle tient à la main un papier de musique. Derrière elle, un jeune homme en toilette du matin, lui passe gaiement un bras autour de la taille. Elle a la bouche ouverte, et probablement elle fait une roulade, mais avec une grimace terrible, et de plus, en mettant mes lunettes, j’ai reconnu qu’elle avait des larmes dans les yeux. A côté de ce groupe, sous un fauteuil, on aperçoit un chat qui partage le goût d’Arlequin, lequel, comme on sait, n’aimait que les sérénades où l’on mange. Ce chat s’est procuré un serin et est en devoir de le croquer. Tout cela est peint avec une minutie extraordinaire, et chaque accessoire est traité avec le même fini que les têtes des deux personnages humains. Les gants du monsieur ne sont pas absolument neufs, je crois même apercevoir une petite décousure à l’un d’eux. Le châle de la dame est un vrai cachemire; je l’ai entendu dire à une femme qui s’y connaissait. Je voulus savoir pourquoi cette belle chanteuse pleurait, tandis que son compagnon était si gai. Malheureusement le livret était fort laconique : Conscience awakened, « le Réveil de la conscience.» J’avoue que je me trouvai encore plus embarrassé qu’avant d’avoir eu recours au catalogue. Par fortune, je rencontrai un artiste anglais qui me donna l’explication suivante : « Vous voyez bien que les deux personnages de ce tableau n’ont pas une conduite correcte. Regardez la main de cette belle personne dont les cheveux vous semblent trop ardens. Vous observerez qu’elle n’a pas d’anneau de mariage; donc elle n’est pas mariée. On lui passe un bras autour de la taille; donc elle a un amant. Elle chante une mélodie de Moore que vous devriez savoir par cœur, et dont vous liriez facilement le titre si vous vous retourniez la tête en bas et les pieds en haut. Or ce titre vous avertirait qu’au troisième couplet cette infortunée trouve une allusion à la fausse position où elle se trouve, et cette allusion la suffoque au milieu de la roulade commencée. C’est alors que la conscience se réveille, et c’est là ce qu’a exprimé M. Hunt. — Et le chat? demandai-je. — Le chat est tout à la fois un épisode intéressant et un mythe moral. Il représente les mauvais instincts, et le serin l’innocence, deux emblèmes très bien choisis. »

Je me suis arrêté à ce tableau d’abord parce qu’il a des qualités d’exécution remarquables, puis parce qu’il peut donner une idée assez juste des tendances des préraphaélites : habitudes méditatives, goût pour la recherche, prétention à la profondeur, mêlés à beaucoup d’inexpérience. La fréquentation des gens de lettres leur a été funeste, à ce que je crois, car c’est après avoir composé dans leur tête un roman ou un poème qu’ils prennent leurs pinceaux. Une plume vaudrait mieux peut-être pour exprimer leurs idées. J’ajouterai toutefois qu’il serait souverainement injuste de considérer la confusion que font souvent les préraphaélites entre les attributions de l’art du dessin et celles de la littérature comme une erreur inhérente à leur doctrine même. Au fond, dans la première ferveur de leur enthousiasme, ils veulent tout embrasser; une seule gloire ne leur suffirait pas, et comme si les difficultés de leur art n’offraient pas des obstacles assez considérables pour l’ardeur qui les anime, ils en cherchent d’autres sur un terrain où ils ne devraient pas s’égarer.

L’exécution de leurs ouvrages témoigne de la même audace et du même mépris pour les erremens de leurs devanciers. Ils rougiraient de suivre l’exemple des anciens maîtres, qui, pénétrés de l’insuffisance de leurs ressources, ont tourné les difficultés réellement insurmontables. Savoir choisir dans la nature ce qu’il faut imiter est assurément le grand problème de l’art, du moins c’est à le résoudre que se sont appliqués de tout temps les maîtres qui ont laissé une renommée durable. Si vous me montrez tout à la fois, je ne verrai pas grand’chose. Si vous avez l’art de diriger mon attention, vous dirigerez aussi probablement mes impressions. Appelez cet art une ruse, une tricherie, qu’importe? Elle est fort légitime, et d’ailleurs le résultat que l’artiste obtient par un calcul habile, c’est ce qui arrive continuellement dans la réalité. Lorsque l’attention est fortement excitée, elle se concentre sur un seul objet. Un homme a rencontré sa maîtresse au bal; il a vu le plus imperceptible sourire de ses lèvres, le plus rapide clignement de ses paupières, et il ne pourra pas dire peut-être quelle était la couleur de sa robe. Toute son attention s’est portée sur sa figure. Au contraire, un indifférent aura remarqué tous les détails de sa toilette, et n’aura saisi aucun des regards échangés avec son amant. Pourquoi le grand artiste n’aurait-il pas le droit de commander l’attention du spectateur et de lui signaler les traits principaux de sa composition?

Cet art de diriger l’attention s’apprend ou se devine comme tant d’autres, et les moyens sont aussi variés que puissans. Les lignes de rappel, la distribution de la lumière et de l’ombre, les oppositions ou les harmonies de couleurs, voilà les ressources dont le peintre peut disposer très légitimement. On ne peut se placer devant la Transfiguration sans que les regards ne se tournent tout d’abord vers le principal personnage de la scène, qui pourtant est dans un plan en retraite. Les professeurs vous expliqueront que les bras étendus des deux apôtres, à gauche du spectateur, forment une ligne de rappel oblique que l’œil suit involontairement jusqu’à la figure du Christ. Ils vous feront voir du côté opposé une autre ligne conduisant au même point. Enfin ils vous feront remarquer que les couleurs vives répandues dans la direction de ces mêmes lignes et tranchant sur un fond sombre ou d’un ton rompu ajoutent encore à cet effet, de façon que, sans s’en douter, le spectateur examine le tableau précisément de la façon dont le peintre l’a conçu. Pour arriver à ce résultat, il est bien entendu que l’art même doit se cacher, car, dès qu’il se montre, le spectateur ne porte plus son attention sur l’œuvre qu’on lui présente, mais sur les moyens employés par l’artiste.

Aucune palette n’offre de couleurs assez vives pour rendre l’éclat d’un corps frappé par une lumière comme celle du soleil. Cependant Claude Lorrain a osé représenter le soleil lui-même, et il y est parvenu avec un disque de jaune de Naples. Si l’on isole ce disque, ce n’est plus le soleil, mais un rond jaune assez terne. Le peintre a eu le merveilleux talent de conserver dans son tableau les rapports de tons existans entre les différens objets éclairés par le véritable soleil. Partant de ce disque jaune comme de la lumière la plus vive que pût lui fournir la peinture à l’huile, il a exprimé les différens degrés d’ombre et de lumière de la manière la plus exacte, mais toutefois en exagérant l’intensité des ombres, afin qu’elles conservassent leur relation avec le point qui sur sa toile était le plus lumineux. Ce calcul du peintre peut se comparer à celui du musicien qui transpose un air. Nous reconnaissons un air transposé, non point aux notes, qui sont différentes de celles que nous avons entendues d’abord, mais en retrouvant les mêmes intervalles et les mêmes gradations entre d’autres notes.

Tous ces artifices, qu’autrefois on étudiait et qu’on admirait dans les maîtres, sont répudiés par les préraphaélites comme des mensonges. « Il faut, disent-ils, être vrai ou succomber à la peine. » Tout ce que l’œil voit, il faut que la main le reproduise franchement, simplement; la nature ne saurait avoir tort, ni l’artiste qui la copie avec fidélité. Aussi l’effet est-il proscrit par eux comme un arrangement, comme une convention contraire à la vérité. Plusieurs de ces jeunes artistes travaillent en plein air pour éviter, disent-ils, les ombres factices. Le résultat de cet amour de la vérité est toujours fatal dans la pratique. Lutter contre la nature, c’est s’attaquer à un rival trop redoutable, et l’impuissance humaine termine bientôt le combat. En cherchant à rendre la lumière, les préraphaélites rencontrent la crudité des tons ; leur composition est confuse de peur de tomber dans l’arrangement calculé; enfin la conscience à rendre tout ce qu’ils voient les entraîne à exagérer l’importance des accessoires, et même à les faire prévaloir sur les objets principaux, car l’attention se porte naturellement sur ce qui est rendu avec le plus d’exactitude, et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’habile ou inhabile, un artiste imitera toujours mieux ou moins mal la matière inerte qu’un être animé.

Tous ces défauts, en dernière analyse, se réduisent à un seul, l’inexpérience. Très probablement avec le temps, avec le succès, le rigorisme que prêchent les novateurs se relâchera quelque peu. Les exagérations puritaines n’ont qu’un temps, celui de la lutte. Nos romantiques, qui traitaient Racine de ganache, lui ont fait amende honorable dès qu’on leur a concédé que Shakspeare était un grand génie, et je ne désespère pas de voir un jour les préraphaélites admirer Raphaël.

Quelque chose restera de leur levée de boucliers qui vaudra peut-être encore mieux que leurs œuvres, c’est la rénovation du système d’études en Angleterre. Le dessin, très longtemps négligé, est remis en honneur, et dès lors il va donner une base solide à l’éducation. Sans doute il n’est aucun système qui puisse former de grands artistes : leur apparition est toujours un accident; mais il est d’une haute importance qu’un système faux ne soit pas établi a priori pour détourner de la bonne voie ceux qui sont appelés par leur vocation à la parcourir avec gloire.

L’étude sérieuse du dessin a d’ailleurs des conséquences considérables et d’une importance que j’appellerais volontiers politique. En se généralisant, elle apporte des ressources nouvelles à l’industrie et contribue puissamment à son essor. La connaissance du dessin, si elle ne devait mener qu’à la pratique des beaux-arts, ne serait véritablement utile qu’à un bien petit nombre d’hommes, tout au plus à quelques privilégiés de la nature, doués d’un talent hors ligne. En revanche, elle trouve un emploi certain dans l’exercice d’une foule de professions industrielles. C’est à l’heureuse facilité avec laquelle on peut se livrer en France à l’étude du dessin que notre industrie doit sa faveur sur les marchés de l’Europe. Nos ouvriers ne sont ni plus actifs, ni plus adroits que les Allemands ou les Anglais; mais pour l’exécution de tout objet où l’art et le goût ont une certaine importance, ils obtiennent une supériorité marquée. Il ne faut point s’en étonner. On vit en France dans une atmosphère d’art; il n’y a guère de ville qui n’ait son école de dessin, son musée, son église ornée de tableaux; les lithographies, les statuettes, courent les rues. A moins de fermer les yeux en marchant, il est difficile de ne pas retenir quelque chose de ce qu’on voit. Sans doute un pareil enseignement est en réalité fort insuffisant, mais il prépare à une étude plus sérieuse, il en donne le goût. Il y a en France tant de dessinateurs dans toutes les professions, que le général Carbuccia trouvait dans ses soldats une foule d’artistes pour copier les monumens antiques qu’il découvrait en Algérie dans ses expéditions.

Il n’en est point encore de même en Angleterre, mais je ne doute pas que d’ici à quelques années il ne s’opère une révolution complète, grâce aux mesures habiles prises pour répandre l’instruction dans toutes les classes, et surtout parmi les ouvriers des grandes villes manufacturières. L’administration s’occupe maintenant avec la plus grande sollicitude de diriger ce mouvement, et une aristocratie riche et intelligente la seconde par des souscriptions et des encouragemens de tout genre.

Il est beau de donner de l’argent pour faire fleurir les arts, mais il est encore plus beau et plus difficile, pour en répandre le goût, de se priver pendant six mois, en faveur du public, d’un tableau précieux, ou d’un meuble rare, qu’on est accoutumé à voir dans sa chambre. C’est cependant ce qu’ont fait un grand nombre d’amateurs cette année en envoyant leurs collections à Manchester. Les manufacturiers de cette ville, qui ont ouvert une exposition à leurs frais, ont espéré que leurs ouvriers y apprendraient quelque chose, précisément ce quelque chose qui leur manque. La dépense sera peut-être de deux millions. Bien des gens diront que si l’on eût employé la moitié de cette somme à payer des maîtres de dessin, on eût marché plus directement au but. Cela peut être. Cependant il ne suffit pas d’ouvrir une école, il faut donner encore l’envie d’y entrer et de s’y instruire. Si la vue des objets d’art si variés exposés à Manchester a vivement frappé la population de cette immense ville, il est possible que l’envie d’apprendre le dessin y devienne endémique, et alors les deux millions n’auront pas été mal employés.

Il faut en dire autant de l’exposition permanente de Sydenham. Sans doute on a fait de grandes dépenses pour élever ces modèles en plâtre de monumens de tous les pays et de toutes les époques; mais plusieurs millions d’hommes ont vu la reproduction si exacte de l’Alhambra, d’un temple égyptien, d’une maison grecque. Je suis fort trompé si la vue des excellentes copies de M. Owen Jones n’a pas fait étudier le dessin et l’architecture à maint jeune garçon qui ne s’en serait jamais avisé avant d’aller à Sydenham. Pour donner le goût de l’art à une nation, il faut que l’art prenne place dans toutes ses fêtes, dans toutes ses solennités. Il faut qu’elle s’y habitue, qu’elle le respecte longtemps avant de parvenir à l’aimer et à le cultiver pour le seul plaisir qu’elle y trouvera. Pourquoi le goût de la musique est-il si répandu en Allemagne? C’est que la musique est associée à une foule d’amusemens et d’actions de la vie où dans d’autres pays elle n’a aucune part. A Vienne, par exemple, on ne peut entrer dans un jardin public sans y trouver un orchestre excellent. Vous allez dans un restaurant manger du veau aux pruneaux; cinq ou six musiciens bohémiens vous jouent admirablement des walses de Strauss pour quelques kreutzers. On me dira peut-être que mon raisonnement est vicieux, que je prends l’effet pour la cause, et qu’il n’y a tant de musiciens en Allemagne que parce que le peuple a un goût inné pour la musique. Je répondrai qu’un Français et un Anglais, — et je cite ces deux nations comme ayant les oreilles les plus racornies de l’Europe, — ne passeront pas quelques années en Allemagne sans y devenir dilettanti bon gré mal gré. Je ne pense pas que les Grecs fussent particulièrement appelés par la nature à être des sculpteurs, ou, ce qui revient au même, ils avaient probablement une aptitude à exceller en toute chose. Leur religion sans doute multipliait les statues et les bas-reliefs; mais les premiers simulacres des dieux et des héros furent de vilaines gaines surmontées de têtes passablement grotesques. On les perfectionna bien vite, et l’on en couvrit les places publiques. Des hommes de génie donnèrent le branle, et toute la nation devint artiste, ou du moins acquit du discernement et du goût. Les Romains, avant de piller la Grèce, étaient des ignorans et des bourgeois, comme on s’exprime dans les ateliers. Leur consul disait à ses intendans militaires que s’ils lui cassaient une statue de Phidias, ils seraient obligés d’en fournir une autre de même marbre et de même dimension. Ces ignorans, à force de voler des chefs-d’œuvre, finirent par en comprendre le mérite, et ne les imitèrent pas trop mal.

Au reste, les exhibitions ne sont pas les seuls moyens employés pour propager le goût des arts en Angleterre, et l’enseignement pratique a pris un grand développement depuis quelques années. Il existe aujourd’hui des écoles publiques de dessin dans la plupart des villes du royaume-uni, et toutes ensemble comptent 34,000 élèves. Cette année, j’ai assisté à l’ouverture d’un établissement nouveau qui doit servir de centre et de modèle à toutes ces écoles et qui me paraît destiné à un brillant avenir. C’est l’école normale de South-Kensington. Elle s’est fondée, comme toutes les institutions de ce genre en Angleterre, par une association de particuliers. De plus, le parlement lui est venu en aide, et cette année lui a accordé une subvention de 16,000 livres sterling (400,000 francs). Observons en passant l’excellent système de l’administration anglaise. Très rarement elle alloue un fonds fixe et permanent aux établissemens qu’elle prend sous sa protection. En principe, toutes les subventions sont temporaires, et chaque renouvellement est l’occasion d’un examen critique. De la sorte, il est rare que les abus aient une longue durée, et les administrateurs sont tenus de faire des efforts constans pour mériter la faveur du gouvernement.

Le but de l’institution de South-Kensington est de relier toutes les écoles de dessin des trois royaumes à un centre commun, de former des maîtres pour ces écoles, et de répandre, par tous les moyens possibles, l’enseignement du dessin et des mathématiques. L’école de Kensington n’a pas la prétention de former des artistes; l’Académie royale des beaux-arts a cette attribution. A Kensington, on veut seulement instruire des artisans dans tout ce qu’il leur est nécessaire de savoir pour les applications si nombreuses des arts à l’industrie.

J’ai sous les yeux le règlement de l’école, qui m’a paru rédigé avec les vues les plus sages et les plus pratiques. Les élèves y sont admis moyennant une très légère rétribution. Selon beaucoup de personnes compétentes, ce système est préférable à un enseignement gratuit, attendu que d’une part les artisans, parmi lesquels surtout se recrutent les élèves, n’ont jamais une très haute opinion d’une intruction qui se donne pour rien, et d’un autre côté la petite dépense qu’ils sont obligés de faire les excite à travailler pour ne pas perdre leur argent. À ce sujet, on m’a conté que le gouvernement, voulant naturaliser dans le pays une certaine race de moutons, avait distribué gratis un grand nombre de béliers à des fermiers qui s’empressèrent d’en faire des côtelettes. Plus tard, instruit par l’expérience, au lieu de donner ses bêtes, le gouvernement les vendit, et alors ce fut à qui voudrait en avoir.

Remarquons d’ailleurs qu’à Kensington, dès qu’un élève montre des dispositions, on le dispense de payer la modique rétribution mensuelle exigée à son entrée dans l’école. Bien plus, à mesure qu’il fait des progrès, il obtient de petites récompenses pécuniaires, et enfin, lorsqu’il est en état de devenir répétiteur, il reçoit un traitement fixe qui lui permet d’achever ses études sans être à charge à sa famille. Ce point est des plus importans, car il est très ordinaire que des ouvriers pauvres retirent leurs enfans de l’école dès qu’ils sont assez âgés ou assez forts pour gagner leur journée et entrer dans une manufacture, c’est-à-dire au moment où ils profitaient le mieux de leurs études.

Les administrateurs de l’école normale s’occupent de leurs élèves même après leur sortie de l’établissement. Ils leur délivrent des brevets de capacité, leur procurent des places de professeurs dans des écoles, les recommandent à des manufacturiers, et, par exception, les aident dans leur carrière d’artiste, s’ils les y croient appelés par une véritable vocation. Dans un pays comme l’Angleterre, où les recommandations ne se prodiguent pas, et où elles ouvrent toutes les carrières, le témoignage des administrateurs de Kensington assure l’avenir de celui qui en est l’objet.

Ce n’est pas seulement en procurant des professeurs aux autres écoles que l’institution de Kensington justifie son titre d’école normale. Elle dispose d’un matériel comme d’un personnel. Elle possède un grand dépôt de tous les objets qui servent à dessiner, qu’elle achète au meilleur marché possible, attendu qu’elle offre aux fournisseurs l’avantage d’un débit considérable et certain, et ce qu’elle a acheté en gros, elle le revend en détail, sans bénéfice, aux écoles secondaires. J’ai vu les tables à dessiner, les passe-partout, les étuis de mathématiques, etc.; tous ces objets sont d’une excellente qualité, fabriqués sur un patron uniforme, après que l’expérience a constaté les avantages de telle ou telle disposition. Toute école de dessin qui s’établit n’a rien de mieux à faire que de s’adresser à Kensington pour acquérir son mobilier. Là, point de tâtonnemens, d’erreurs ni de faux frais. On est sûr d’avoir à bon marché tout ce qui est véritablement utile. Même système pour les modèles gravés, les bosses, les moulages de toute espèce. L’école de Kensington possède une immense collection de moulages d’ornementation tirés de monumens de tous les temps et de tous les pays. J’ai reconnu un fort grand nombre de plâtres estampés d’après nos édifices du moyen âge et de la renaissance, et je me suis rappelé tristement qu’en France nous serions fort embarrassés pour nous en procurer de semblables[1].

En entrant dans les vastes galeries de Kensington, on peut se croire dans un immense bazar, et il est souvent assez difficile de deviner d’abord pourquoi tel ou tel objet se trouve dans une école de dessin. J’admire ces nombreux fragmens d’architecture moulés sur des monumens antiques ou du moyen âge; mais je ne m’explique pas aussi bien ces armoires remplies de curiosités orientales, de poteries chinoises, de verres de Venise, de porcelaines de Saxe et de Sèvres, à côté de vases étrusques et de faïences italiennes, encore moins des oiseaux empaillés, des étoffes de l’Inde, et mille objets qui sembleraient plus à leur place dans la collection d’un antiquaire, ou même dans la boutique d’un brocanteur. Tout cela cependant a sa raison d’être, et fournit l’occasion d’enseignemens utiles. Ce tapis de Perse, par exemple, mérite d’être étudié sous le rapport de la combinaison des couleurs, et plus d’un artiste pourrait faire son profit de l’expérience ou de l’instinct qui a guidé le tapissier d’Ispahan. La nature, ouvrière bien autrement habile, qui nuança les plumes de cet oiseau d’Amérique, en remontrerait aux coloristes flamands ou vénitiens. Je dois ajouter que presque toute la collection de curiosités provient de dons gratuits faits à l’établissement. On ne peut rien refuser, et en somme les choses utiles arrivent en bien plus grand nombre que les inutiles.

Les leçons s’adressant surtout à des industriels, on sent que tout objet dont la forme ou la couleur peut être modifié par le goût offre matière à une dissertation. En présence de produits d’arts étrangers ou perdus, le professeur exerce l’intelligence des élèves en leur faisant remarquer les qualités et les défauts de chaque chose. Cela ressemble à la clinique dans les hôpitaux, et à mon avis ces leçons péripatétiques ne sont pas à dédaigner. J’ai été charmé pour ma part de courtes explications données au sujet de quelques vases de verre à l’auditoire, qui semblait intéressé et qui saisissait avec promptitude toutes les observations du professeur. Il commençait par faire remarquer la nature de la matière employée, ses qualités intrinsèques, sa transparence, sa limpidité, sa force de résistance, sa ductilité, etc. Il passait à l’emploi que le verre pouvait recevoir, puis à la forme la plus propre à telle ou telle destination. Cette carafe est fort convenable; le liquide s’en échappe facilement, on la manie commodément. Cette autre carafe a un goulot dont la courbe est mal calculée, aussi le liquide s’en échappe irrégulièrement. Venait enfin l’ornementation. Tel vase d’une forme d’ailleurs excellente pour sa destination a reçu des ornemens bien appropriés. Tel autre a gagné en richesse, mais a perdu le mérite de la commodité. Il y a dans tous les arts une grande part pour le raisonnement; le goût même n’en est pas tout à fait indépendant, et il est rare qu’une faute grossière de goût ne soit pas une faute de logique. Je suis persuadé que si la langue des arts était perfectionnée, il serait possible de pousser encore beaucoup plus loin la puissance du raisonnement en matière d’art[2]. Quoi qu’il en soit, si l’on se rappelle que le but de l’école est de former des ouvriers-artistes et des ornemanistes, on comprendra facilement combien ces entretiens sont profitables.

Les élèves des mêmes classes concourent fréquemment pour des prix d’émulation, qui pour la plupart sont des objets utiles pour leurs études, comme des étuis de mathématiques, des couleurs et des pinceaux, etc. Tantôt il s’agit de copier une bosse, un ornement d’architecture, des fleurs; quelques-uns dessinent d’après le modèle vivant. On leur propose aussi quelques problèmes à résoudre, comme de tracer le patron d’un tapis, de composer une ornementation pour un vase, ou pour des carreaux de terre émaillée. J’ai examiné avec beaucoup d’intérêt les dessins qui avaient remporté des prix et qui restent quelque temps exposés dans l’école, surtout les petites compositions dont je viens de parler. Elles témoignent souvent de beaucoup d’imagination de la part des auteurs, mais souvent aussi elles ont une étrangeté qui surprend et qu’on ne trouve qu’en Angleterre. Il est vrai que nous autres Français nous sommes peut-être plus sensibles que d’autres à ce défaut, parce que nous sommes habitués à une certaine régularité classique par tout ce qui nous entoure. Rien de semblable en Angleterre. Il n’y a jamais eu parmi les artistes de ce pays des classiques et des romantiques, et à notre grand scandale les professeurs font étudier à leurs élèves tantôt le Parthénon, tantôt une église gothique, voire une mosquée arabe. On s’aperçoit que l’instruction qui se donne à Kensington n’a pas un style de préférence : elle est éclectique. Sans doute tous les styles ont leurs beautés propres; mais il serait bon, ce me semble, d’apprendre de bonne heure aux jeunes gens qu’il y a des rapports nécessaires entre certaines formes, entre certains motifs d’ornemens, qu’on ne doit pas intervertir ces rapports sous peine de tomber dans le grotesque. Le clocher de Langham-Place, au bout de Regent-Street, qui présente un petit temple rond, copié sur celui de Vesta, surmonté d’une flèche aiguë, est un exemple de cette confusion ridicule. En le voyant, les partisans du style classique et du style gothique détournent la tête avec la même horreur.

Il est infiniment plus facile de signaler les erreurs de jeunes gens qui débutent que de faire remarquer toute la sage prévoyance qui a présidé à la fondation de l’établissement de Kensington. Je ne sais même pas si cette absence de tout système ne vaut pas mieux, en dernière analyse, qu’un enseignement trop exclusif comme le nôtre. S’il s’agissait de former des peintres, des sculpteurs, des architectes, la question pourrait sans doute être débattue : à Kensington, on ne vise pas si haut; on prépare à l’industrie des auxiliaires, et dans ce cas il me semble que l’éclectisme est de rigueur en matière d’enseignement. Dans mon opinion, l’artiste qui rend le plus grand service à l’industrie est celui qui raisonne le plus juste et qui a le plus d’imagination. Le raisonnement le conduit à trouver des choses utiles, à satisfaire des besoins reconnus, à en créer même, et peut-être encore à plaire à ses contemporains. L’imagination lui fournit les moyens de se concilier la faveur du despote qui règne sur l’industrie, c’est-à-dire la mode, bien plus, de le diriger. Or on ne donne pas de l’imagination, et il n’y a pas de professeur qui l’enseigne. Tout au plus peut-on l’exciter par la variété des objets qu’on lui présente. C’est justement ce que l’on fait à Kensington; de plus on meuble la mémoire. Je ne doute pas que l’élève qui a dessiné les arabesques de l’Alhambra, les frises du temple de Minerve Poliade, les chapiteaux historiés d’une église romane et la façade d’une église gothique, ne devienne un meilleur ornemaniste que celui qui a passé son temps à copier et recopier toutes les moulures de l’architecture classique. Le premier a sur le second l’avantage d’un homme qui parle plusieurs langues. Peut-être n’est-il pas en état d’écrire un ouvrage correct, mais il sera moins embarrassé dans la vie et se tirera d’affaire en voyage.

Je n’ai pas le don de prédire, mais j’ai la ferme conviction que tant d’efforts, de soins et de dépenses doivent porter leurs fruits et opérer une transformation dans l’industrie anglaise. Grâce à leurs immenses capitaux, à leur caractère à la fois prudent et aventureux, à la perfection de leurs machines et à leurs nombreux débouchés, on dit que les Anglais fabriquent à meilleur marché que nous. Que deviendront nos produits dès que pour le goût nous n’aurons plus une supériorité incontestable? Cette perspective doit, ce me semble, attirer l’attention sérieuse du gouvernement et l’engager à redoubler d’efforts pour conserver à la France le rang qui lui appartient dans les arts aussi bien que dans la politique. Notre nation d’ailleurs est si heureusement organisée, que ce qui coûterait ailleurs beaucoup de peine et de temps s’improvise en quelque sorte parmi nous. Quelles sont les mesures qui peuvent maintenir la France dans la position qu’elle occupe encore aujourd’hui? Il est facile de les indiquer : rendre l’enseignement plus varié et peut-être moins exclusif, multiplier les écoles de dessin, compléter nos collections publiques, conserver avec soin les trésors que nous possédons, renvoyer à la province un peu de cette activité qui se concentre à Paris. Tout cela sans doute ne se peut faire sans dépense; mais l’argent que nous demandons ne doit-il pas être placé à gros intérêt?


PROSPER MERIMEE.

  1. Il existe cependant de vastes dépôts de moulages au Louvre et surtout à l’École des Beaux-Arts à Paris; mais ces derniers ne peuvent servir à l’étude, faute de place pour les disposer. Cet état de choses va cesser. M. Le ministre d’état, frappé de voir tant de richesses improductives, a obtenu qu’une partie des terrains vacans sur le quai Malaquais, entre la rue Bonaparte et la rue des Saints-Pères, fût cédée à l’École des Beaux-Arts. On y bâtit de grandes salles destinées à recevoir les bosses et les fragmens moulés. C’est à mon avis un service considérable rendu aux arts et à l’archéologie. Je ne doute pas que dès que cette collection sera visitée, elle n’acquière très rapidement une grande importance.
  2. Notre langue est assez riche pour exprimer les nuances des couleurs en combinant des adjectifs deux à deux, trois à trois. Ainsi on dit bleu céleste, bleu verdâtre clair, bleu céladon foncé, etc. Toutefois chacune de ces teintes peut se subdiviser en une infinité de teintes innomées que l’œil apprécie très facilement. En ce qui concerne les formes, la langue est beaucoup plus pauvre. On désigne, par exemple, sous le même nom de nez aquilin le nez d’un empereur romain et celui d’un roi d’Assyrie, et sur ce seul trait, qui n’a pourtant qu’un même nom, on peut reconnaître parfaitement une différence notable de race. La courbe décrite par la moulure du chapiteau dorique s’appelle quart de rond, mais elle n’est pas en réalité le quart d’un cercle. L’œil distingue parfaitement la courbe sévère d’un chapiteau de Pæstum et la courbe plus gracieuse d’un chapiteau du temple de Thésée; mais le moyen d’exprimer en mots la différence qui existe entre ces deux formes? Voir un essai de nomenclature très remarquable dans l’ouvrage de M. Ziegler : Études céramographiques.