Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/34

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Calmann Lévy (tome premierp. 287-293).



XXXIV


La première pensée du marquis à son réveil fut pour son héritier, que, pour nous conformer au titre qui prévalut, nous appellerons son fils.

Il se rappelait encore assez confusément les graves événements de cette nuit agitée ; mais déjà il se représentait avec lucidité les grandes questions de parure soulevées la veille à propos de son cher Mario. Il l’appela pour reprendre avec lui l’entretien commencé dans le trésor. Mais il n’en reçut pas de réponse, et déjà il s’inquiétait, lorsque l’enfant, éveillé et levé avant le jour, vint, tout imprégné de la fraîche odeur du matin, se jeter à son cou.

— Et d’où venez-vous sitôt, mon excellent ami ? lui dit le vieillard.

— Père, répondit gaiement Mario, je viens de chez Adamas, qui m’a défendu de te dire un secret que nous avons tous les deux. Ne me le demande donc pas, c’est une surprise que nous voulons te faire.

— À la bonne heure, mon fils. Je ne demande rien. Je veux être surpris ! Mais n’allons-nous point déjeuner ensemble, là, sur cette petite table, auprès de mon lit ?

— Oh ! je n’ai pas le temps, mon petit père ! Il me faut retourner vers Adamas, lequel te prie de dormir encore une heure, si tu ne veux faire tout manquer.

Le marquis fit tout son possible pour se rendormir, mais en vain. Il se tourmenta de beaucoup de choses. Madame de Beuvre devait venir ce jour-là de bonne heure avec son père ; Guillaume aussi, dans le cas où son intendant irait mieux. Le dîner était-il convenablement ordonné ? Et pourrait-on présenter Mario à une dame, sous ses habits de berger des montagnes ? Et ce pauvre enfant, qui ne savait pas seulement saluer, baiser la main et dire trois mots de compliment ! Tout son charme, toutes ses grâces n’allaient-ils pas être tournés en dérision et pris en mépris par des personnes que la voix du sang ne rendrait pas aveugles ?

D’ailleurs, rien n’était préparé comme il convenait pour la chasse. On avait eu trop d’émotions et de soucis pour s’en occuper.

— Si Adamas était là, lui qui ne reste jamais court, il me consolerait, pensait le marquis.

Mais telle était sa condescendance pour son fidèle valet, qu’il eût feint de dormir tout le jour, si Adamas l’eût exigé de lui.

Il resta au lit jusqu’à neuf heures, sans que l’on vînt à son secours, et alors la faim et l’inquiétude le gagnant sérieusement.

— À quoi pense Adamas ? se dit-il en se résolvant à se lever lui-même. Mes convives vont arriver. Veut-il que l’on me surprenne en robe de chambre et avec cette face blême ?

Enfin, Adamas entra.

— Eh ! monsieur, rassurez-vous ! s’écria-t-il. Me croyez-vous capable de vous oublier ? Rien ne presse. Vous n’aurez point de compagnie avant deux heures après midi, madame de Beuvre vient de me le faire dire.

— À toi, Adamas ?

— Oui, monsieur, à moi, qui me suis ingénié de lui envoyer un exprès pour lui faire savoir que vous aviez une grande surprise à lui faire, mais que rien n’était prêt ; j’ai pris sur moi la faute, et l’ai humblement fait supplier de ne point arriver avant l’heure que je vous dis, ajoutant que vous la vouliez garder chez vous, cette nuit, avec monsieur son père, et lui donner seulement demain le régal de la chasse.

— Qu’as-tu fait là, malheureux ! Elle va me croire insensé ou incivil.

— Point, monsieur : elle a très-bien pris la chose, disant que, de votre part, tout devait être preuve de sagesse ou de galanterie.

— Alors, mon ami, il faut nous inquiéter…

— De rien, monsieur, de rien du tout, je vous en conjure. Vous avez assez fait de votre cervelle et de votre épée la nuit dernière ; à quelles fins Dieu eût-il mis le pauvre Adamas sur la terre, si ce n’est pour vous épargner le détail des choses faciles ?

— Hélas ? mon ami, il ne sera point facile, même point possible, en si peu de temps, de rendre mon héritier présentable !

— Vous croyez, monsieur ? dit Adamas avec un indescriptible sourire de satisfaction. Je voudrais bien voir qu’une chose que vous souhaitez ne fût point possible ! Oui, vraiment, là ! je le voudrais voir ! Mais permettez, monsieur, que je vous demande comment je dois faire annoncer votre héritier, lorsqu’il fera son entrée au salon de compagnie.

— Voilà qui est fort grave, mon ami ; j’avais déjà songé au nom et au titre que doit porter ce cher enfant. Son père, pas plus que le mien, n’était de qualité ; mais, comme je veux, par un acte, et, s’il le faut, avec la permission du roi, le faire succéder à mon titre, ainsi qu’à mes biens, je crois bien pouvoir, par anticipation, le qualifier de la manière que le serait mon propre fils. Ainsi on doit l’appeler, en ma maison, monsieur le comte.

— Ceci n’est pas douteux, monsieur ! Mais le nom ?

Voulez-vous traiter de simple Bouron ce pauvre enfant qui mérite si bien de porter un nom plus illustre ?

— Sachez, Adamas, que je ne rougis pas du nom de mon père, et que ce nom, porté par mon frère, me sera toujours cher. Mais, comme je tiens encore plus à celui que me donna mon roi, je veux que Mario le porte également et soit Bouron de Bois-Doré ; ce qui, par coutume et abréviation, deviendra Bois-Doré tout court.

— C’est bien ainsi que je l’entendais ! Allons, monsieur, habillez-vous, mangez là, en votre chambre, avec l’enfant ; car la salle d’en bas est dans les mains de mes décorateurs ; et puis je vous ferai votre toilette. Seulement, il faudra aujourd’hui prendre les habits que je vous demanderai de mettre.

— Fais ce que tu veux, Adamas, puisque tu réponds de tout !

Tout en riant, mangeant et devisant avec son héritier, le bon Sylvain fut pris tout à coup d’une grande mélancolie. Il réussit à la lui cacher. Mais, quand Adamas, déclarant que tout allait bien, vint pour l’accommoder, il lui ouvrit son cœur, tandis que l’enfant jouait et courait par la maison.

— Mon pauvre ami, lui dit-il, je m’étonne de ce que les numes célestes qui ont si paternellement veillé sur moi dans ces derniers jours, m’aient pourtant laissé mettre dans un terrible embarras.

— Quel embarras, monsieur !

— Ne te souvient-il déjà plus, Adamas, que j’ai offert mon cœur et ma vie à une belle enchanteresse, justement le matin du jour où je retrouvais Mario ? Or, comme elle n’avait pas repoussé, mais seulement ajourné mon dessein, il résulte de ceci que je risque… selon toi ! d’avoir d’autres héritiers que cet enfant, auquel je voudrais consacrer mes jours et laisser mes biens.

— Diantre ! monsieur, je n’y songeais pas ! Mais ne vous affligez point ! Comme c’est moi que vous ai mis ce fatal projet en l’esprit, c’est à moi de vous trouver une issue pour sortir d’intrigue. J’y songerai, monsieur, j’y songerai ! Ne pensez qu’à vous embellir et à vous réjouir aujourd’hui.

— Je le veux bien. Mais quel habit me donnes-tu là, mon ami !

— Votre habit à la paysanne, monsieur ; c’est un des plus galants que vous ayez.

— C’est même, je crois, le plus galant ; et il m’en coûte de me faire si brave, quand mon pauvre Mario…

— Monsieur, monsieur ! laissez-moi faire ; notre Mario sera fort convenable.

L’habit à la paysanne du marquis était tout en velours et satin blanc, avec une profusion de galons d’argent et de dentelles magnifiques.

Le blanc étant alors la couleur des paysans, qui, en toute saison, étaient vêtus de toile ou de grosse futaine, dès qu’on se mettait tout en blanc, on se disait habillé à la paysanne, et c’était une mode des plus recherchées.

Le marquis était certes fort plaisant en cet équipage ; mais on était si habitué à le voir déguisé en jeune homme, il était, de la tête aux pieds, orné de si belles choses et de si curieux joyaux, ses parfums étaient si exquis, et, malgré tout, il y avait tant de noblesse dans ses vieilles grâces et de bonté aimable dans ses façons, que, si on l’eût vu tout à coup sérieux et arrangé selon son âge, on eût regretté l’amusement qu’il donnait aux yeux et le contentement qu’il savait donner à l’esprit.

Vers deux heures, un galopin habillé à l’ancienne mode féodale pour la circonstance, et placé dans l’échauguette de la tour d’entrée, sonna d’un vieux olifant pour annoncer l’approche d’une cavalcade.

Le marquis, accompagné de Lucilio, se rendit à cette tour pour recevoir la dame de ses pensées : il eût bien voulu voir son héritier avec lui ; mais Mario était dans les mains d’Adamas, et, d’ailleurs, il résultait d’un plan finalement proposé par ce dernier, et adopté avec quelques modifications par son maître, que l’apparition de l’enfant serait retardée jusqu’à la fin d’une explication délicate avec madame de Beuvre.