Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/66

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Calmann Lévy (tome 2p. 243-251).



LXVI


Les beaux messieurs demeurèrent huit jours sans revenir. Mario avait un peu de fièvre. Lauriane fut inquiète et pleura. Son père ne voulait pas la conduire à Briantes, disant qu’il n’était pas utile de laisser vivre les illusions. Il y eut entre eux un peu de dispute.

— Vous me ferez passer pour une ingrate, disait-elle. Après tant de soins que l’on a eus pour moi là-bas, c’est moi qui devrais aller soigner Mario. Vous y devriez au moins aller tous les jours, mon père. Ils diront que vous les oubliez, à présent que nous n’avons plus besoin d’eux ! Ah ! que ne suis-je un garçon ! j’y courrais à cheval à toute heure ; je serais le camarade et l’ami de ce pauvre enfant, et je lui pourrais témoigner mon amitié sans avoir un lien suspendu sur ma tête ou un reproche à encourir !

Elle décida enfin son père à la conduire à Briantes.

Elle trouva Mario assez revenu de son chagrin et guéri de sa fièvre. Il paraissait avoir pris encore une fois son parti d’être enfant. Le marquis était un peu blessé de la conduite de M. de Beuvre. Mais on ne pouvait se garder rancune. Les parents se mirent peu à peu à causer comme si de rien n’était ; Lauriane se mit à rire et à folâtrer avec son innocent amoureux.

— Voisin, dit alors de Beuvre à Bois-Doré, il ne me faut point bouder. Votre idée pour ces enfants était pure rêvasserie. Voyez comme ils s’entendent bien ensemble pour les jeux innocents ! C’est signe qu’aux jeux d’amour ils seraient en guerre. Songez qu’un trop jeune mari ne se contente pas longtemps d’une seule femme, et qu’une femme délaissée est jalouse et acariâtre. Il y a, d’ailleurs, entre ces enfants, un empêchement auquel nous eussions dû songer : l’un est catholique, l’autre est protestant.

— Ce n’est point là un empêchement, dit le marquis. On se marie à la même Église, sauf à retourner chacun à celle qu’on préfère.

— Oui, oui, c’est fort bon pour vous, vieux incrédule, qui êtes des deux Églises, c’est-à-dire d’aucune ; mais pour nous…

— Pour vous, mon voisin ? Je ne sais quelle communion vous faites ; mais je crois fort en Dieu, et vous n’y croyez guère.

Peut-être ! Qui sait ? a dit Montaigne ; mais ma fille croit, et vous ne la feriez point céder.

— Elle n’aurait point à céder. Ici, elle a été libre de prier comme elle l’entendait. Mario et elle ont fait leur prière du soir ensemble, et ils n’ont point songé à se disputer. D’ailleurs, Mario serait tout prêt à faire comme moi…

— Oui, à dire comme vous, au temps du bon roi : « Vive Sully et vive le pape ! »

— Lauriane ne serait pas plus entêtée de calvinisme, soyez-en bien assuré !

Bois-Doré se trompait. Plus M. de Beuvre s’avouait sceptique, plus Lauriane avait à cœur de se rattacher à la Réforme avec désintéressement. De Beuvre, qui le savait bien et qui cherchait l’occasion de susciter des obstacles, souleva la question pendant le dîner. Lauriane se prononça avec douceur, mais avec une fermeté remarquable.

Le marquis n’avait jamais parlé religion avec elle ni devant elle. Le fait est qu’il n’en parlait avec personne, et trouvait les dieux mi-partie gaulois et païens de l’Astrée très-conciliables avec ses notions vagues sur la Divinité. Il fut chagrin de voir Lauriane se gendarmer de la sorte, et ne put s’empêcher de lui dire :

— Ah ! méchante enfant, vous ne seriez pas si entêtée de controverse, si vous nous aimiez un peu plus !

Lauriane n’avait pas vu où son père voulait en venir. Le reproche du marquis le lui fit comprendre. C’était le premier reproche qu’il lui adressât, et elle en fut vivement peinée. Mais la crainte d’irriter son père l’empêcha de répondre comme son cœur l’y portait. Elle baissa les yeux sur son assiette et retint une larme au bord de sa paupière.

Mario qui ne semblait occupé qu’à préparer le dîner délicat du petit chien Fleurial, vit cette larme et dit tout à coup d’un air sérieux, presque viril, qui contrastait avec la puérile occupation de ses mains :

— Mon père, nous faisons de la peine à Lauriane, ne parlons plus de rien. Elle a une tête, et elle a raison. Pour moi, je ferais comme elle à sa place, et je n’abandonnerais pas mon parti dans le malheur.

— C’est bien parlé, mon petit homme ! dit de Beuvre, frappé de l’air sage de Mario.

— Et c’est-à-dire aussi, ajouta le marquis, que nous sommes au-dessus de ces vaines discussions. Mon fils a déjà le libre esprit des bons esprits, et ce n’est pas lui qui contrarierait les opinions de Lauriane.

— Les contrarier, non certes, reprit Mario ; mais…

— Mais quoi ? dit Lauriane vivement ; tu ne viendrais pas à les partager, Mario, même par amitié pour moi ?

— Ah ! ah ! si cela était, s’écria de Beuvre, encore frappé d’une idée subite, si l’enfant, avec son nom et ses biens, voulait entrer résolûment dans notre cause, je ne dis pas que je ne conseillerais pas à Lauriane de garder encore quelque temps son bonnet noir.

— Qu’à cela ne tienne ! dit le marquis ; quand le temps sera venu…

— Non pas ! non, mon père ! dit Mario avec une fermeté extraordinaire ; ce temps-là ne viendra point pour moi. J’ai été baptisé catholique par l’abbé Anjorrant ; j’ai été instruit par lui dans l’idée que je devais ne pas changer ; et, bien qu’il ne m’ait rien fait jurer à son lit de mort, il me semblerait lui désobéir en ne restant pas dans l’Église où il m’a mis. Lauriane m’a donné l’exemple, je le suivrai ; nous resterons comme nous voilà, et ce sera bien. Ça ne m’empêchera pas de l’aimer, et, si elle ne m’aime plus, alors elle aura tort et sera mauvaise.

— Que dites-vous de cela, ma fille ? dit de Beuvre à Lauriane ; ne vous semble-t-il pas que voilà un petit mari qui, vous voyant brûler, dirait : « J’en suis peiné ; mais je n’y peux rien, puisque c’est la volonté du pape ? »

Lauriane et Mario discutèrent en enfants qu’ils étaient, c’est-à-dire qu’ils se fâchèrent tout rouge. Lauriane bouda, Mario n’en démordit pas et finit par s’écrier avec feu :

— Tu dis, Lauriane, que tu te ravalerais si tu changeais. Tu me mépriserais donc si je changeais aussi ?

Lauriane sentit la justesse de cette réplique et ne dit plus rien ; mais elle était piquée comme une petite femme avec qui son amant fait des réserves, et son regard disait à Mario : « Je croyais être plus aimée que je ne le suis. »

Quand elle revint à cheval avec son père, celui-ci ne manqua pas de lui dire :

— Eh bien, à présent, ma fille, ne voyez-vous pas que Mario, ce charmant enfant, est un papiste de la bonne roche, comme feu monsieur son père, qui servait l’Espagne contre nous ? Et quelque jour, honteux de la nullité de son vieux oncle, il nous fera bel et bien la guerre ! Que direz-vous alors de voir votre mari dans un camp et votre père dans l’autre, s’envoyant des balles ou s’allongeant des horions ?

— Vraiment, mon père, dit Lauriane, vous me parlez comme si j’avais marqué le désir de rester veuve, et je n’ai jamais résolu cela. Mais je ne vois pas en quoi M. d’Ars échappera au mauvais destin dont vous faites prédiction ! N’est-il pas catholique et grand partisan de la royauté ?

— M. d’Ars n’a point de volonté, reprit de Beuvre, et je réponds que nous l’amènerions à toutes nos fins, en toute rencontre. De plus malins que lui ont changé quand la Réforme a eu bonne chance.

— Si M. d’Ars n’a point de volonté, reprit Lauriane, tant pis pour lui, ce n’est donc pas un homme ; et si, il a âge d’homme, lui !

Lauriane ne se trompait pas. Guillaume était nul de caractère ; mais il était beau garçon, aimable voisin, brave comme un lion, et d’un cœur très-généreux avec ses amis.

Doux et facile au paysan, il se laissait piller sans y regarder ; mais aussi il faisait comme les seigneurs de son temps : il les laissait croupir dans l’ignorance et dans la misère. Il trouvait fort beau que les vassaux de Lauriane fussent propres et bien nourris, très-divertissant que ceux de Bois-Doré fussent gros ; mais, quand on lui disait qu’à Saint-Denis-de-Touhet, les paysans mouraient comme des mouches dans les épidémies ; qu’à Chassignoles et au Magny, ils ne savaient pas le goût du vin ni de la viande, à peine celui du pain ; enfin que, dans les pays de Brenne, ils mangeaient de l’herbe, tandis qu’en d’autres provinces, plus malheureuses encore, ils se mangeaient les uns les autres, il disait :

— Que voulez-vous y faire ? Tout le monde ne peut pas être heureux !

Et il ne se foulait pas l’esprit plus qu’il ne pouvait pour trouver un remède. Il ne lui fût pas venu en tête de vivre dans ses terres comme Bois-Doré, et d’associer à son bien-être tous ceux qui dépendaient de lui. Il courait à Bourges et à Paris tant qu’il pouvait, et aspirait à un bon mariage pour mener une plus belle vie encore, avec une femme qu’il devait rendre parfaitement heureuse, à la condition qu’elle n’eût pas plus d’entrailles et de cervelle que lui.

Il était l’homme de sa caste et de son temps, et nul ne songeait à le blâmer.

Tout au contraire, Lauriane passait pour une exaltée parpaillote et Bois-Doré pour un vieux fou. Lauriane elle-même ne jugeait pas Guillaume aussi sévèrement que nous ; mais elle sentait en lui un manque de fond et de consistance, et, auprès de lui, un ennui insurmontable. Alors le souvenir des jours passés à Briantes lui revenait comme un rêve délicieux. Elle eût volontiers dit : Et in Arcadia ego !

Pourtant elle n’admettait pas l’idée d’être la femme de Mario. Dans ses pensées les plus intimes, elle demeura sa sœur aimée, fière de lui et pleine d’émulation ; mais elle ne trouva aucun prétendant à son gré, bien qu’il s’en présentât beaucoup dès qu’on vit son père acheter de nouvelles terres. En comparant involontairement son père, si positif et si calculateur, qui la critiquait souvent dans ses charités, avec le bon M. Sylvain, qui vivait toujours et faisait vivre tout le monde comme dans un conte de fées, elle prit la raison en grippe et devint en secret la fille du monde la plus rêveuse et la plus romanesque, au dire de M. de Beuvre et de ses autres parents des deux religions. On se moquait en famille d’elle et de son ridicule amour, disait-on, pour un enfant en sevrage.

À force de s’entendre dire qu’elle était éprise de Mario, Lauriane, un peu persécutée chez elle, était comme conduite malgré elle à regarder cet amour comme possible. Aussi en admit-elle l’idée lorsque Mario eut quinze ans.

Mais elle repoussa bientôt cette idée, car Mario, à quinze ans, semblait ne pas distinguer encore l’amour de l’amitié. Il était respectueux avec elle dans ses manières, en même temps que familier dans ses paroles à la façon d’un frère bien élevé. Il ne disait pas un mot qui pût faire penser que la passion se fût révélée à lui. Quelquefois seulement, il rougissait beaucoup quand Lauriane arrivait inopinément dans un lieu où il ne l’attendait pas, et il pâlissait quand on parlait devant lui de quelque nouveau projet de mariage pour elle. Du moins, Adamas confiait ces remarques à son maître, et Mercédès à Lucilio. Mais ils se trompaient peut-être. Le jeune garçon grandissait et lisait beaucoup : il éprouvait peut-être certains malaises de la tête et des jambes.

Nous ne dirons qu’un mot sur cette époque où Mario eut quinze ans et Lauriane dix-neuf. Leur existence sédentaire et leurs tranquilles relations offraient sans doute un caractère d’heureuse monotonie qui ne nous permet pas d’en retrouver la trace dans nos archives sur Briantes et la Motte-Seuilly.

Nous y trouvons seulement le mariage de Guillaume d’Ars avec une riche héritière du Dauphiné. Les noces se firent en Berry, et il ne paraît pas que le refus de Lauriane eût mécontenté le bon Guillaume, car elle fut de la fête, ainsi que les Bois-Doré.

C’est une année plus tard, en 1626, que nous voyons la vie de nos personnages se dessiner plus clairement. Ce fut l’époque du baptême de monseigneur le duc d’Enghien ( le futur grand Condé) qui hâta pour eux le cours des événements.

Ce baptême eut lieu le 5 mai à Bourges. Le jeune prince avait alors environ cinq ans. Les grandes fêtes qui se firent attirèrent toute la noblesse et toute la bourgeoisie de la province.

Le marquis de Bois-Doré, qui avait enfin gagné, sinon les dangereuses bonnes grâces, du moins la salutaire indifférence de Condé et du parti jésuitique, céda aux désirs de Mario, qui était curieux de voir un peu le monde, aux siens propres, qui étaient de montrer son héritier avec plus d’avantages qu’en 1622, sous le poids d’une situation inquiétante et douloureuse.