Les Beaux Messieurs de Bois-Doré/9

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Calmann Lévy (tome premierp. 74-81).



IX


En effet, le logis de garçon était arrangé, tapissé et orné avec un luxe que n’annonçaient pas la petite porte basse fleuronnée et l’étroit vestibule d’où s’élançait tout à coup la spirale de l’escalier.

Il y avait partout, sur les dalles, de bonnes revêches de Berry, et, sur les planchers, d’autres tapis plus riches de la manufacture d’Aubusson ; enfin, dans le salon et dans la chambre à coucher du maître, des tapis de Perse du plus grand prix.

Les vitres des fenêtres étaient larges et claires, c’est-à-dire qu’elles formaient des losanges de deux pouces carrés, non teintées, sur lesquelles se détachaient des médaillons armoriés en couleur. Les tentures représentaient des dames fluettes et charmantes et de jolis petits messieurs, qu’à leurs panetières et houlettes il fallait bien reconnaître pour des pastourelles et des bergers.

Les noms des principaux personnages de l’Astrée étaient, d’ailleurs, brodés dans l’herbe sous leurs pieds, et leurs belles paroles leur sortaient de la bouche, se croisant avec les réponses non moins belles de leurs vis-à-vis.

On y voyait, sur un panneau du salon de compagnie, l’infortuné Céladon se précipitant avec une grâce tortillée dans l’onde bleue du Lignon, qui, d’avance, se ridait en ronds, dans la prévision de sa chute. Derrière lui, l’incomparable Astrée, lâchant la bonde à ses pleurs, accourait trop tard pour le retenir, bien qu’il eût le pied levé jusque dans la main de la bergère. Au-dessus de ce groupe pathétique, un arbre, plus mouton que les moutons de ces fantastiques prairies, élevait jusqu’au plafond ses branches ouatées et crépelées.

Mais, pour ne pas déchirer le cœur par ce lamentable spectacle du trépas de Céladon, l’artiste l’avait représenté dans le même panneau, et tout de suite, sur l’autre rive du Lignon, poussé de l’eau et couché dans les buissons entre la vie et la mort, mais recueilli par « trois belles nymphes dont les cheveux épars allaient ondoyant sur les épaules, couverts d’une guirlande de diverses perles. Elles avaient les manches de la robe retroussées jusque sur le coude, d’où sortait un linomple délié, qui, froncé, venait finir auprès de la main, où deux gros bracelets de perles le tenaient attaché. Chacune avait au côté le carquois rempli de flèches et portait en la main un arc d’ivoire ; leur robe retroussée laissait voir leurs brodequins dorés, jusqu’à mi-jambe. »

Auprès de ces belles, on voyait le petit Méril gardant leur chariot en forme de coquille terminée en parasol, et traînée par deux chevaux qu’on eût pu aussi bien prendre pour des brebis, tant ils avaient l’œil bénin et la tête busquée.

Le panneau suivant représentait le berger, secouru et soutenu par ces aimables nymphes, et occupé à rendre par la bouche toute l’eau du Lignon qu’il avait bue ; ce qui ne l’empêchait pas de dire, en paroles écrites tout le long de ce vomissement : « Si je vis, comment est-il possible que la cruauté d’Astrée ne me fasse mourir ? »

Pendant ce monologue, Sylvie disait à Galatée : « Il y a, en ses façons et ses discours, quelque chose de plus généreux que le nom de berger ne porte. »

Et, au-dessus du groupe, Cupidon décochait une flèche plus grosse que lui dans le cœur de Galatée, bien qu’il visât dans son épaule, par la faute d’un arbre qui l’empêchait de se bien placer. Mais les traits d’amour sont si subtils !

Que ne dirai-je point du troisième panneau, qui montrait le terrible combat du blond Filandre avec le More terrible, celui-ci qui tenait l’autre embroché de part en part, tandis que, sans se déconcerter, le vaillant berger enfonçait dextrement le bout ferré de sa houlette entre les deux yeux du monstre ?

Et du quatrième panneau, où l’on voyait la belle Mélandre sous l’armure du chevalier Triste, conduite en présence du cruel Lypandas !

Mais qui ne connaît les merveilles de ce beau pays de tapisserie, comme l’appelle un de nos poëtes, contrée folle et riante où nos imaginations enfantines ont vu et rêvé tant de prodiges ?

Les tentures de M. de Bois-Doré étaient merveilleusement composées, en ce sens qu’on avait réussi à faire tenir, au moyen des groupes lointains semés dans le paysage, plusieurs aventures en une seule, et que ce bon seigneur avait le plaisir de repasser les principales scènes de son poëme favori, en faisant le tour de son appartement. Mais c’étaient bien les plus absurdes dessins et les plus invraisemblables couleurs qui se pussent imaginer, et rien ne pouvait mieux caractériser le mauvais goût qui, en ce temps, marchait, faux et fade, à côté du grand goût splendide de Rubens et des allures crânes et vraies de Callot.

Chaque époque résume ainsi les extrêmes ; c’est pourquoi il ne faut jamais désespérer de celle où l’on vit.

Il faut pourtant reconnaître que certaines phases de l’histoire de l’art sont plus favorisées que d’autres, et qu’il en est où le goût est si pur et si fécond, que le sentiment du beau pénètre dans tous les détails de la vie usuelle et dans toutes les couches de la société.

Au moment de la pleine renaissance, tout prend un caractère d’élégante invention, et l’on sent, jusque dans le moindre vestige, que les agitations de la vie sociale ont favorisé merveilleusement l’essor de l’imagination. Cet instinct descend alors de la région des hautes intelligences jusqu’au pauvre artisan ; depuis le palais jusqu’à la chaumière, rien n’existe plus qui puisse habituer les yeux et l’esprit à la vue du laid ou du trivial.

Il n’en était déjà plus ainsi sous Louis XIII, et les provinciaux de l’endroit préféraient les tapisseries et les meubles tout modernes de M. de Bois-Doré aux précieux spécimens du dernier siècle, que les reîtres avaient pillés ou brisés dans le manoir de son père, cinquante ans auparavant.

Quant à lui qui se croyait artiste, il ne regrettait pas ces antiquailles, et, quand il pouvait harper sur les chemins quelque barbouilleur de passage, il lui faisait dessiner sous ses yeux ce qu’il se permettait naïvement d’appeler ses idées, en fait de meubles et de décorations, lesquelles il faisait exécuter ensuite à grand prix, car il ne reculait devant aucune dépense pour satisfaire ses goûts de luxe puéril et bizarre.

Aussi son château était-il remplit de crédences à secret et de cabinets à surprises ; de ces cabinets merveilleux, sortes de grandes boîtes à tiroirs, au milieu desquelles un ressort faisait apparaître une miniature de palais enchanté, soutenu de colonnes torses, incrusté de grosses pierreries fausses, et meublé de petits personnages de lapis, d’ivoire ou de jaspe.

D’autres cabinets, tout plaqués d’écaille transparente sur fond rouge et rehaussé de cuivres brillants, ou tout incrustés d’ivoire historiée, contenaient quelque chef-d’œuvre de tabletterie, dont l’agencement ingénieux et gros de mystères servait à enfermer les billets doux, les portraits, cheveux, bagues, fleurs et autres reliques d’amour à l’usage des beaux de l’époque. Bois-Doré faisait entendre que ses arcanes d’ébénisterie regorgeaient de trésors de ce genre ; quelques malveillants prétendaient qu’ils étaient vides.

Malgré toutes les aberrations de sa magnificence, Bois-Doré avait fait de son petit manoir un nid luxueux, chaud et brillant, qui lui avait coûté plus qu’il ne valait, mais que l’on aimerait bien à retrouver intact au fond d’un de ces petits châteaux du pays, aujourd’hui délaissés, délabrés, tombant en ruine ou convertis en métairies.

Il y en aurait pour trois jours à examiner tous ces riens curieux que l’on désigne à présent sous le nom nouveau de bibelots, et qui seraient mieux nommés bribelots. Notre époque, curieuse et chercheuse, a, du reste, le droit de donner le nom qu’il lui plaît à un genre d’exploration qui lui est tout spécial, et nous acceptons de grand cœur le verbe bibeloter, bien qu’il ne soit encore qu’à l’usage des adeptes.

Pourtant, nous ne bibeloterons pas ici l’intéressant mobilier de Briantes, ce serait trop long, et nous dirons seulement que M. d’Alvimar eût pu se croire dans la boutique d’un revendeur, tant la profusion de colifichets entassés sur les dressoirs, sur les cheminées, ou montant en pyramides sur les tables, contrastait avec l’austère nudité des palais espagnols où il avait passé ses jeunes années.

Au milieu de toutes ces faïences et verroteries, flacons, flambeaux, buires, lustres, vases, sans compter les aiguières, coupes ou drageoirs d’or, d’argent, d’ambre ou d’agate ; les sièges cloutés, frangés et lampassés de toute forme et de toutes dimensions ; les bancs et armoires de chêne sculpté, à grands fermoirs de fer découpés sur fond de drap écarlate ; les rideaux de satin brochés d’or à petits et grands bouquets, garnis de lambrequins galonnés d’or fin, etc., etc., il y avait certainement de beaux ouvrages d’art et de charmants objets d’industrie contemporaine mêlés à beaucoup d’affiquets puérils et de recherches incommodes. En somme, l’effet général était chatoyant et agréable, bien que tout cela fût trop entassé et que l’on n’osât y remuer, dans la crainte de briser quelque chose.

Quand d’Alvimar eut exprimé sa surprise de trouver ce palais de la fée Babiole au fond des humbles vallons du Berry, et que Bois-Doré lui eut complaisamment montré les principales richesses de son appartement, la gouvernante Bellinde, qui allait et venait en donnant des ordres d’une voix claire et retentissante, annonça tout bas à son maître que le souper était prêt, tandis que le page ouvrait les portes toutes grandes en criant la formule d’usage et que l’horloge du château sonnait sept heures avec carillon de musique à la mode des Flandres.

D’Alvimar, qui n’avait jamais pu s’habituer à l’abondance des mets en France, fut surpris de voir la table couverte, non-seulement de pièces d’orfévrerie et de flambeaux chargés du fleurs de cristal de toutes couleurs, mais d’une quantité de plats comme s’il se fût agi de traiter une douzaine de personnes de bon appétit.

— Eh ! ce n’est point là un souper, lui dit Bois-Doré, à qui il reprochait de le traiter comme un gourmand : ce n’est qu’un petit ambigu aux flambeaux. Faites un effort, et, si mon maître queux ne s’est point enivré aujourd’hui en mon absence, vous verrez que le drôle sait réveiller l’appétit paresseux.

D’Alvimar se laissa faire et reconnut que l’appétit lui venait malgré lui.

Jamais il n’avait, à la table des grands seigneurs de sa nation, goûté d’une chère aussi exquise, et, dans les plus riches hôtels de Paris, il n’en avait point rencontré de meilleure. Ce n’étaient que petits plats fins, convenablement relevés, très-savamment compliqués à la mode du temps : cailles grasses farcies, bisques d’écrevisses, pâtisseries légères, crèmes parfumées de plusieurs sortes dans des croûtes de massepain, biscuits au safran, au girofle, vins fins de France, parmi lesquels le vin vieux d’Issoudun pouvait rivaliser avec les meilleurs clos de Bourgogne, et vins de dessert les plus chauds de Grèce et d’Espagne.

Il y en eut pour deux heures à goûter un peu de tout, M. de Bois-Doré parlant cave et cuisine en maître consommé, et mademoiselle Bellinde dirigeant les valets avec une science et une habileté incomparables.

Le jeune page joua du téorbe fort agréablement pendant les deux premiers services ; mais, à l’apparition du troisième, un nouveau personnage se présenta et causa à d’Alvimar quelque malaise, sans qu’il eût pu dire pourquoi.