Les Bertram/01

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Charpentier (1p. 1-19).

CHAPITRE PREMIER

VÆ VICTIS !

Notre siècle est sans contredit un siècle humain — du moins si nous considérons l’Angleterre. Un homme qui bat sa femme nous est odieux ; la pendaison nous répugne assez généralement, et certains d’entre mous repoussent même l’idée d’ôter la vie pour quelque cause que ce soit. Nous faisons nos opérations à l’aide du chloroforme, et l’on a été jusqu’à dire que les maîtres d’école qui s’obstinent à suivre les doctrines du roi Salomon, en fait de châtiments, devraient faire leurs opérations, eux aussi, avec des précautions. Si l’humiliation est absolument nécessaire, qu’on l’inflige, mais non pas la douleur physique.

Oui ! en ce qui touche les côtés vulgaires de l’humanité, notre siècle est un siècle humain. Donnons du pain à tout le monde, hommes, femmes et enfants ; qu’ils ne reçoivent pas de coups, ou le moins possible ; qu’ils soient décemment vêtus, et, de plus, préservés des épidémies. Ce n’est point par mépris que j’ai appelé vulgaires ces choses-là : elles sont comparativement vulgaires, s’il est vrai que le corps soit inférieur à l’esprit. La philanthropie de notre temps s’adapte parfaitement, sans nul doute, à ses besoins matériels, et ce sont ces besoins-là surtout qui demandent de prompts remèdes. Mais si l’on interroge les sentiments intimes, les rapports d’esprit d’homme à homme, ne peut-on pas dire que nous vivons en un temps d’extrême cruauté ?

Il y a sympathie pour l’homme affamé ; mais il n’y en a point pour l’homme qui échoue sans avoir faim. Que le prochain soit en guenilles, l’humanité souscrira pour lui raccommoder ses habits, mais l’humanité me souscrira pas pour réparer ses espérances en lambeaux, aussi longtemps que le vêtement extérieur restera décent.

À celui qui a, beaucoup sera donné, et à celui qui n’a pas, on ôtera le peu qu’il possède. Voilà le texte spécial que nous aimons à mettre en pratique, et le succès est le dieu que nous nous plaisons à honorer : « Ah ! plaignez-moi. J’ai lutté et je suis tombé, — lutté si vaillamment, tombé si bas ! Aidez-moi cette fois encore, pour que je fasse un nouvel effort ! » Qui écoute une pareille plainte ? — Vous êtes tombé ! Vous faut-il du pain ? — Non ! pas du pain, mais un cœur compatissant et une main secourable. — Mon ami, je ne puis m’arrêter ; je suis moi-même pressé ; voyez ce rival endiablé qui déjà gagne du terrain sur moi. Excusez : je vais mettre le pied sur votre épaule, — pour un moment seulement. Occupet extremum scabies !

Oui ! Que le diable prenne le dernier, comme dit le proverbe, — les deux ou trois derniers, si l’on veut ; qu’il prenne tout, à la rigueur, sauf ces deux ou trois forts coureurs qui savent gagner les premières places et se faire remarquer des juges. Voilà la noble devise qui stimule aujourd’hui la jeunesse anglaise à de hauts faits de — comment dire cela ? d’activité lucrative. Que toute place qu’un homme peut occuper honorablement soit la récompense d’une lutte contre des rivaux, d’un concours, en un mot. Gardons-nous des erreurs du temps passé ! Que chez nous désormais le prix de la course soit toujours au plus agile, la victoire au plus fort ! Et qu’il y ait course perpétuelle, afin que les agiles et les forts soient aisément reconnus parmi nous ! Mais alors, ceux qui ne sont pas agiles, ceux qui ne sont pas forts, que deviendront-ils ? Væ victis ! Ils prendront les bas côtés. Ils pourront fendre du bois, je pense, ou tout du moins porter de l’eau.

Si nous consultions lord Derby, lord Palmerston ou l’ombre de lord George Bentinck, ou toute autre grande autorité en ces matières, ils nous diraient que le cheval de course se trouve dans des conditions tout à fait exceptionnelles. Un bon coureur ne s’obtient pas facilement, et quand on l’a obtenu, la bête n’est bonne qu’à cette seule fin de fournir des courses. Néanmoins, que tout notre travail se fasse par des chevaux de course, tout travail honorable, s’entend. Recherchons avant tout la force et la rapidité. Et comment reconnaître les forts et les rapides, si nous ne dressons pas nos chevaux à lutter à la course ? Pourtant ces luttes, dès le jeune âge, ne sont pas faites pour développer cette humanité d’esprit dont nous déplorions tout à l’heure l’absence. « Que le diable prenne les derniers, » est devenu le proverbe par excellence de la jeunesse. Eh bien ! oui ; le diable prendra assurément tous les derniers. Il n’y a que les premiers, les tout premiers, qui entreront dans notre paradis de prospérité matérielle. Donc, ô mon frère, mon ami, compagnon de ma jeunesse, que le diable te prenne, te prenne bien vite, puisqu’il faut forcément que ce soit toi ou moi !

Væ victis ! hélas ! ces pauvres derniers ! ils sont si nombreux. Le lait écrémé sera toujours bien plus abondant que la crème. Chez nous, aujourd’hui, il faut de la crème pour tout ; rien de bon ne se peut faire si ce n’est avec une crème quelconque. Ce lait a été déjà écrémé, dites-vous ? N’importe, écrémez de nouveau ; nous trouverons bien encore un peu de ce que nous appellerons la crème. Les concours produiront quelque chose qui semblera fort, — et qui sera rapide, ne fût-ce que pour une course de quelques mètres.

C’est là l’expérience de notre temps. Les sages vous diront que, du moment que la crème seule est acceptée, toute la jeunesse se préparera à l’écrémage et qu’il en résultera une quantité prodigieuse de crème d’une sorte ou d’une autre. La chose ne se fait que comme stimulant à l’éducation. Il y aurait bien à dire là contre ; mais on ne le dira pas ici. Nous ne voulons parler, pour l’instant, que de la cruauté qu’engendre ce système. Le succès est devenu la seule preuve de la valeur des hommes. Les mots ont perdu leur ancien sens, et mériter — mériter seulement — n’est plus méritoire. Væ victis ! Ils sont si nombreux !

— Thompson, dira Johnson, le jeune poëte, — quand il aura enfin réussi à entraîner chez lui le plus intime de ses amis, — Thompson, avez-vous trouvé le temps de jeter un coup d’œil sur mon Iphigénie ?

Thompson est forcé d’avouer que cela ne lui a pas été possible. Il a été occupé ; il a fait des parties ; et puis, s’il faut tout dire, il n’a pas un grand goût pour les sujets mythologiques traités en vers modernes. Il compte pourtant lire Iphigénie un de ces jours — cela va sans dire.

— Vous me feriez plaisir, reprend Johnson, en offrant timidement le mince volume, vous me feriez réellement plaisir ; et donnez-moi bien franchement votre avis. La presse n’en a guère parlé, et le peu qu’on en a dit a été assez banal.

— Tant pis ! dit Thompson d’un ton grave.

— Et pourtant, j’ai fait de mon mieux. Vous ne sauriez croire comme j’y ai travaillé. Il n’y a pas une ligne qui n’ait été pesée et écrite trois fois au moins. Je ne suis pas plus vaniteux qu’un autre, mais je crois vraiment qu’il y a là quelque chose. Les critiques sont si jaloux ! Tant qu’un homme n’a pas de réputation, ils ne veulent pas croire qu’il puisse rien faire de bon, et les commencements sont si difficiles !

— Cela, c’est bien vrai, dit Thompson.

— Je ne m’attends pas à la gloire, et, quant à l’argent, je n’y songe pas, bien entendu. Mais j’aimerais à penser que mon livre a été lu par quelques personnes capables de l’apprécier. J’y ai mis le meilleur de mon temps, le meilleur de mon travail. Je ne puis m’empêcher de croire qu’il y a là quelque chose.

C’est ainsi que l’homme d’insuccès demande miséricorde.

Et l’homme de succès lui répondra sans un atome de miséricorde dans tout son être : — Mon cher Johnson, j’ai pour maxime qu’en ce monde tout homme obtient, enfin de compte, tout juste ce qu’il mérite…

— Milton a-t-il obtenu ce qu’il méritait ?

— Nous ne sommes plus au temps de Milton. Je ne voudrais pas vous blesser, mais, — vieux amis comme nous le sommes, — je ne me pardonnerais pas si je ne vous disais toute ma pensée. Rien de mieux que la poésie, mais vous ne pouvez pas en créer le goût chez le public, s’il n’existe pas. Aujourd’hui on se soucie d’Iphigénie comme de Colin-Tampon.

— Vous pensez donc que je ferais bien de changer de sujet ?

— À vous parler franchement, je pense que vous devriez changer de métier. Vous en êtes à votre troisième essai, songez-y. Je ne doute pas que tout cela n’ait été très-bien dans son genre, mais, si cela plaisait aux gens, ils s’en seraient bien aperçus depuis le temps. Vox populi, vox Dei : voilà ma devise ; — je ne me fie pas à mon propre jugement, je m’en remets à celui du public. Si vous m’en croyez, vous planterez là Iphigénie et consorts. Vous ne faites rien de bon au barreau, etc., etc…

Et de cette façon Johnson restera sans une bribe de consolation, sans une miette de sympathie ; et pourtant il avait mis dans son Iphigénie tout ce qu’il y avait de meilleur en lui. Si son éditeur en avait vendu dix mille exemplaires, comme Thompson l’aurait admiré ! Comme il eût pressé le poëte dans ses bras, et quel déjeuner au vin de Champagne il lui aurait donné à Richmond ! Mais quelle sympathie peut-on avoir pour l’insuccès ? Échouer, c’est se déshonorer. Væ victis !

Ces courses, ces luttes continuelles dans lesquelles nous autres Anglais nous sommes tous engagés, seront toujours un spectacle douloureux pour quiconque a l’âme assez tendre pour songer aux neuf chevaux distancés au lieu de ne penser qu’au seul vainqueur. Voyez la liste qui vient d’être publiée à la suite de notre grande lutte nationale à l’université de Cambridge. Combien y a-t-il de grands prix, — de wranglers ? Trente peut-être, et c’est toujours beau d’être un wrangler. Or, sur ces trente, il n’en est peut-être qu’un qui n’a pas échoué au fond, et qui ne subisse pas intérieurement le chagrin d’une défaite : c’est le premier. Le jeune homme qui a été second, et qui par cela même a prouvé qu’il possédait une somme d’érudition écrasante pour un esprit ordinaire, celui-là est dévoré d’amertume. Après tout son labeur, ses longues veilles, ses nuits d’insomnie, ses plaisirs négligés, ses migraines, Amaryllis abandonnée, Néère aux bras d’un autre, — après tout cela, être le second, être battu par Jones ! Si c’eût été Green ou Smith, il en aurait pris son parti. N’eût-il pas mieux valu faire comme les autres ? Il se serait résigné à rester confondu dans la foule ; mais quoi de plus humiliant que d’être second, — et second à la suite de Jones !

De tout ce monde-là, Jones seul est satisfait ; et encore faut-il ajouter que son médecin lui ordonne de passer deux hivers au Caire, l’excès de travail ayant mis ses poumons en grand danger.

C’était à l’université d’Oxford en 184… — Un jeune homme, malheureuse victime d’un concours où il avait échoué, était assis dans son logement d’étudiant au collège de Balliol. Ç’avait été de la plus grande importance pour lui d’être un premier en classique, et il avait été jusqu’à rêver la position de double-premier (double-first). Il avait été déçu dans l’un et l’autre espoir. Les listes venaient d’être publiées et il ne se trouvait être que de seconde classe. Or, on ne fait pas grand cas d’un homme de seconde classe au collège de Balliol, et de plus il perdait l’espoir d’obtenir immédiatement son titre d’agrégé (fellowship)[1].

Ce n’était pas encore là le pis. Arthur Wilkinson, — c’était le nom du jeune homme, — avait, depuis son enfance, couru dans l’arène côte à côte avec un certain ami et rival nommé George Bertram, et dans presque toutes les circonstances de sa vie il avait été dépassé par lui. Au moment même où Wilkinson apprenait son échec, il apprenait aussi que Bertram avait atteint l’objet de son ambition. George Bertram était un double-premier, — le seul parmi les étudiants de son année.

Ces deux jeunes gens devant jouer les principaux rôles dans ce récit, je vais tâcher de les faire connaître au lecteur. Je le ferai aussi brièvement que possible, et, puisque George Bertram semble être le préféré de la Fortune, je commencerai par lui.

Son père vivait au moment où débute cette histoire, mais George ne le connaissait guère. Sir Lionel Bertram avait été un soldat de fortune, — ce qui veut dire assez généralement, je crois, un soldat sans fortune, — et en cette qualité, il combattait encore, en quelque sorte, pour sa patrie. Pour l’instant, et depuis tantôt cinq ans, il occupait en Perse une position quasi militaire ; antérieurement il avait servi au Canada, dans les Indes, au cap de Bonne-Espérance, et il avait été employé à je ne sais quelle mission spéciale à Montevideo. Il avait donc beaucoup vu le monde, mais fort peu son fils unique. La mère de George était morte jeune, et sir Lionel Bertram avait parcouru le globe, libre de toute entrave.

Le révérend Arthur Wilkinson, ministre de Hurst Staple, village limitrophe entre le Humpshire et le Berkshire, avait épousé une cousine germaine de la femme de sir Lionel. Quand donc le jeune George Bertram, à l’âge de neuf ans, se trouva sans famille qu’il pût appeler sienne et livré à tous les hasards de la vie, M. Wilkinson s’offrit de lui donner une famille et de l’élever avec son fils aîné jusqu’à ce qu’ils fussent en âge l’un et l’autre d’aller à quelque école publique. Pendant trois ans, George Bertram vécut donc à Hurst Staple. Seulement, tous les ans, il allait passer un mois chez un de ses oncles (avec lequel le lecteur devra faire connaissance en temps et lieu), et ce mois-là était naturellement regardé par l’enfant comme le temps des vacances.

C’est peut-être ici le lieu de noter que sir Lionel Bertram, bien qu’il fût très-brave et tout à fait l’homme qu’il fallait pour négocier avantageusement avec des peuples exotiques, ne s’était jamais assujetti à des habitudes d’exactitude dans ses affaires d’intérêt. Un arrangement avait été conclu d’après lequel trois mille francs devaient être payés annuellement pour les besoins du jeune Bertram, et cette somme devant couvrir toutes les dépenses d’habillement, de blanchissage et d’argent de poche, en sus de la bagatelle de la nourriture et de l’éducation de l’enfant, nous pouvons ajouter que le marché n’était pas trop onéreux pour sir Lionel. Le premier semestre fut payé ; mais, à partir de là jusqu’à la fin de la seconde année, M. Wilkinson ne toucha plus rien. Comme c’était un pauvre homme ayant six enfants à lui et sans autres ressources que les revenus de sa cure, il crut devoir écrire à Londres et mentionner la chose au frère de sir Lionel. La note fut immédiatement soldée, et de ce côté-là M. Wilkinson n’eut désormais aucune inquiétude.

À vrai dire, le jeune Bertram ne lui donna guère d’inquiétude d’aucune sorte. L’enfant n’était pas bon à canoniser, sans doute, et causa à madame Wilkinson les tracas ordinaires au sujet de ses vestes et de ses pantalons ; mais, à tout prendre, c’était un bon garçon, d’humeur franche et généreuse, affectueux, intelligent et plein de saillies originales. Ceux qui l’observaient de près (et M. Wilkinson n’était peut-être pas du nombre) auraient pu remarquer qu’il n’était pas tout à fait aussi persévérant qu’on aurait pu le souhaiter dans ses goûts comme dans ses répugnances ; qu’il attachait peu de prix à ce qu’il apprenait sans aucune peine ; en un mot, qu’il ne prenait rien bien au sérieux. Malgré tout, c’était un garçon qui promettait et dont tout père eût pu être fier.

George Bertram n’avait pas été beau comme enfant, et il ne fut pas non plus un bel homme. La tête était trop massive, la figure trop carrée, le front trop lourd ; mais les yeux, sans être grands, étaient vifs, et la bouche révélait une intelligence rare. Arrivé à l’âge d’homme, il ne porta pas le moindre semblant de barbe, ce qui ajoutait probablement à l’apparente lourdeur de sa physionomie ; mais il savait sans doute mieux que personne ce qui lui seyait, car peu de figures indiquaient mieux que la sienne un esprit vif et perspicace.

À l’âge de douze ans on l’envoya à l’école de Winchester, et, comme il passait ses vacances chez son oncle, il cessa de se considérer comme étant chez lui à Hurst-Staple. Deux fois l’an, en rentrant à l’école, il s’y arrêtait pour une couple de jours, mais ce n’était plus qu’un visiteur, et les petits Wilkinson cessèrent bientôt de le regarder comme un frère.

Arthur Wilkinson était à peu près du même âge que son cousin. Il avait deux ou trois mois de plus que Bertram, — c’était tout juste assez pour lui donner l’idée, lors de leur première rencontre, qu’étant le supérieur d’âge, il devait aussi être supérieur en savoir. Cette idée, Wilkinson ne devait pas réussir à la garder, et les premières années de sa vie se passèrent en vains efforts pour égaler son cousin, pour le valoir à l’étude, dans les batailles, dans les jeux ; — pour le valoir surtout en énergie.

Par sa bonne mine, du moins, Arthur était supérieur à George, et c’était là une grande consolation pour sa mère. Le jeune Wilkinson était beau, mais de cette beauté régulière qui plaît plus chez l’adolescent que chez l’homme. Lui aussi était un excellent garçon, et il eût fallu des parents bien exigeants pour qu’ils ne fussent pas satisfaits de lui. Chacun en disait du bien, de sorte que M. Wilkinson père ne pouvait se plaindre. Pourtant, quel est celui d’entre nous qui ne voudrait voir son fils aussi brillant, pour le moins, que le fils de son ami !

Arthur Wilkinson fut placé, lui aussi, à Winchester. Peut-être eût-il mieux valu pour les cousins qu’ils allassent à des écoles différentes, mais la chose avait été laissée à la discrétion de M. Wilkinson, et, comme il avait trouvé l’éducation de Winchester bonne pour son fils, il la trouva, naturellement, bonne aussi pour le fils de sir Lionel. À Winchester, ils firent bien l’un et l’autre, mais Bertram fit mieux, et de beaucoup. Il remporta les prix, tandis que Wilkinson faillit les remporter. Dans claque classe, il précéda d’un peu son cousin, et quand vint la lutte finale qui devait clore leur carrière d’écoliers, Bertram l’emporta sur tous. Ce fut lui qui se leva pour recevoir la médaille d’or et débiter les hexamètres latins, tandis que Wilkinson dut se contenter de rester assis et de les écouter.

Je crois que les professeurs ne comprennent que bien rarement l’angoisse qu’éprouvent les écoliers sous le coup de semblables défaites. Ceux-ci sont généralement très-réservés sur de pareils sujets. Ils ne démêlent pas assez nettement leurs propres sentiments pour en pouvoir parler, et ils sont trop habitués au ridicule et à la censure pour se permettre d’espérer la sympathie. À une sœur favorite on pourrait peut-être, raconter le rude combat et le douloureux échec, mais pas à d’autres. Le père, à ce que croit l’enfant, doit être irrité de l’insuccès, et même les baisers de la mère semblent en avoir été refroidis. Nous sommes tous trop disposés à nous figurer, si nos enfants mangent des gâteaux et font du tapage, qu’ils n’ont nul besoin de sympathie. Mais un enfant peut échouer au collège, puis manger force gâteaux et faire beaucoup de tapage, et n’en pas moins sentir son jeune cœur se serrer, faute de quelqu’un qui s’apitoie avec lui sur son chagrin.

Quand vint pour Bertram le temps de se rendre à l’Université, son oncle lui donna à entendre que, dans ce moment-là précisément, il était obligé de regarder beaucoup à ses dépenses. Quant à son père, il était bien trop absorbé par les affaires publiques pour se préoccuper des besoins de son fils, ce qui refroidit encore plus l’oncle. « C’est bon, dit George, je me passerai d’aller à l’Université si je n’y vais pas par mes propres moyens. »

Il se présenta donc au collège de Trinité à Oxford, comme candidat pour un scholarship, et il l’obtint, à la grande surprise de la famille Wilkinson, et un peu à la sienne. Dans ce temps-là, quand un jeune homme parvenait à obtenir un scholarship au collège de Trinité, on considérait généralement sa carrière comme assurée ; je ne sais s’il en est de même aujourd’hui[2]. L’oncle Bertram, dès qu’il connut le succès de son neveu, s’empressa de lui assurer une ample pension qui eût été plus que suffisante quand même celui-ci n’eût pas obtenu le scholarship. George Bertram se trouva donc à peu près riche pendant son séjour à Oxford.

Wilkinson, de son côté, fut envoyé à Oxford par son père, au prix d’assez grands sacrifices. Il y avait à la maison cinq autres enfants, quatre filles, et un plus jeune fils, et ce ne fut pas sans peine que M. Wilkinson parvint à donner à son fils aîné la somme voulue pour lui permettre de poursuivre ses études. Tout compte fait, Arthur se trouva à l’Université avec un revenu qui ne se montait guère qu’à la moitié de celui de son cousin George.

Il n’est pas nécessaire que nous les suivions l’un et l’autre dans les détails de leur carrière universitaire. Tous deux remportèrent des prix, l’un grâce à son intelligence, l’autre à force d’application. Ils passèrent convenablement tous leurs examens partiels, firent partie de la même conférence, et, tout en différant d’opinion sur presque tous les sujets importants, restèrent bons amis, sauf quelques petites interruptions temporaires, pendant les quatre années que dura leur séjour à Oxford.

Pendant trois ans, Wilkinson travailla assidûment, mais, vers le commencement de la quatrième année, il se laissa aller un peu trop à parler au lieu de lire, et s’abandonna plus qu’il ne l’aurait fallu aux plaisirs du monde — plus qu’il ne l’aurait fallu du moins pour lui qui était pauvre, et qui avait grand besoin de travailler. Il ne pouvait pas maintenir sa position à force de génie, comme le faisait Bertram ; il arriva donc que, tout en prenant un grade honorable, il n’atteignit pas à la haute position qu’il avait ambitionnée, et que de plus, quand vint le jour où il put s’intituler bachelier es arts, il se trouva endetté de cinq mille francs, qu’il était impossible pour lui et fort difficile pour son père de payer.

Bertram avait toujours tenu à étudier de façon à faire croire aux autres qu’il n’étudiait pas. Cette affectation — qui n’est pas rare chez les hommes de génie — avait exercé, ainsi que cela arrive pour toutes les affectations, une fâcheuse influence sur son caractère. La vérité, c’est qu’il étudia avec ardeur pendant l’année qui précéda l’examen final. Il était entouré d’une clique qui le tenait pour un grand homme ; c’était un groupe d’adorateurs qui croyaient leur idole appelée à de grandes destinées et se faisaient un point d’honneur de l’appuyer dans ses faux semblants de paresse. Ils tiraient gloire de la dissipation de Bertram, racontaient des histoires un peu exagérées sur ses exploits dans leurs parties d’étudiants, et prouvaient aux conscrits, transportés d’admiration, qu’il ne songeait absolument qu’à son cheval et à son canot. Il pouvait sans doute se passer d’étude mieux que personne, et pourtant le pauvre Wilkinson ne fut pas vaincu sans effort. On peut affirmer que personne n’arrive à être double-premier, en quelque chose que ce soit, sans effort. Toujours est-il que Wilkinson était assis tout seul, et fort malheureux, dans son logement au collège de Balliol, tandis qu’on célébrait le triomphe de Bertram au collège de Trinité.

Il est triste d’avoir à écrire à son père pour lui apprendre qu’on a échoué quand le succès a été ardemment désiré. Arthur Wilkinson eût été casé pour la vie — casé de la façon qui semblait la plus désirable à son père et à lui dans ce moment-là, — si son nom avait figuré sur la liste de première classe. Son père n’avait osé espérer un titre de double-premier ; mais, tout en se promettant de ne pas l’espérer, il s’était consolé en se disant que les espérances plus modestes qu’il se permettait étaient du moins certaines ; — et puis, qu’il restait encore cette chance inavouée de bonheur en réserve. Et voilà qu’Arthur Wilkinson devait apprendre à son père qu’il n’était ni double-premier ni premier même. Son grade était fort convenable pour qui ne se serait pas attendu à grand’chose, pour qui n’aurait pas fait parler de soi, mais il n’était pas convenable pour Arthur Wilkinson du collège de Balliol.

Væ victis ! Il était vraiment malheureux, tout seul dans sa chambre et se demandant comment il ferait cette lettre. En ce temps-là, il n’y avait ni télégraphes ni télégrammes ; il fallait écrire. S’il n’écrivait pas, son père serait à Oxford dans les vingt-quatre heures. Comment faire ? S’adresserait-il de préférence à sa mère ? Mais alors que ferait-il, que dirait-il à propos de cette maudite dette ?

La plume, l’encre et le papier étaient prêts, et il s’était placé dans son fauteuil devant la table. Il y était depuis une demi-heure, mais pas un mot n’était encore écrit, et peu à peu, on ne sait comment, le fauteuil s’était retourné pour faire face au feu. Il était là, quand tout à coup on frappa violemment à la porte extérieure.

— Allons ! ouvre la porte, dit la voix de Bertram, je sais que tu y es.

Wilkinson ne répondit pas. Il n’avait pas revu Bertram depuis la publication des listes, et il ne savait trop s’il aurait le courage de lui parler.

— Je sais que tu y es, et je vais enfoncer la-porte si tu n’ouvres pas. Il n’y a personne avec moi, dit la voix triomphante de son ami.

Wilkinson se leva et tira lentement le verrou. Il s’efforça de sourire en ouvrant, mais n’y réussit guère. Cependant, et malgré son chagrin, il trouva moyen de dire quelques mots.

— J’ai un compliment à te faire, dit-il à Bertram, et je te le fais bien cordialement.

Il y avait bien peu de cordialité dans le ton dont ces mots étaient dits ; mais, après tout, cela n’était peut-être que naturel.

— Merci ! mon vieux, j’en suis bien persuadé. Allons, Wilkinson, une poignée de main ; autant vaut en avoir le cœur net tout de suite. Je voudrais que tu eusses eu plus de bonheur. Il n’y a qu’heur et malheur, après tout.

— Non, il y a autre chose, dit Wilkinson, qui pouvait à peine retenir ses larmes.

— Pardon, il n’y a que cela. Si on vous a une migraine, une colique, on est enfoncé ; si on n’est pas ferré sur le sujet qui est le cheval de bataille de l’examinateur, enfoncé encore ; et si l’on s’est mis quelque système à soi en tête, encore plus enfoncé. Mais il ne sert de rien de remâcher tout cela. Viens ! qu’on nous voie ensemble ; c’est le meilleur moyen d’affronter la chose. Allons chez Parker, je régale d’un déjeuner. Nous y trouverons Gérard, et Madden, et Twisleton. Twisleton est furieux d’être un quatrième. Il jure qu’il n’acceptera pas.

— Il a tout ce qu’il s’attendait à avoir, en tout cas ; donc il n’est pas malheureux.

— Malheureux ! qui parle d’être malheureux ? Il faut fermer le tiroir sur tout cela, mon vieux. Allons chez Parker, Harcourt y sera. Tu savais qu’il était ici, n’est-ce pas ?

— Non, et j’aime mieux ne pas le voir pour l’instant.

— Voyons, Wilkinson, il faut prendre le dessus.

— C’est bien aisé à dire pour toi qui n’as rien à surmonter.

— Et penses-tu que je n’aie jamais rien eu à surmonter ? En un mot, je suis venu pour t’empêcher de broyer du noir tout seul ici, et je ne vais pas te quitter. Autant vaut venir avec moi tout de suite.

Avec un peu d’hésitation, Wilkinson fit entendre à son ami qu’il n’avait pas encore écrit à sa famille et qu’il ne pouvait sortir avant de s’être acquitté de ce devoir.

— Alors je te donne dix minutes pour ta lettre ; c’est plus que suffisant, quand même tu y mettrais mes amitiés pour ma tante et mes cousines.

— Je ne puis pas écrire pendant que tu es là.

— Allons donc ! quelle histoire ! Tu écriras, et je serai là. Je ne souffrirai pas que tu te rendes malheureux pour une niaiserie. Voyons, écris. Si ce n’est pas fait en dix minutes, je m’en charge ; et, tout en parlant, Bertram prit un volume d’Aristophane pour se distraire en attendant.

Le malheureux Wilkinson rapprocha de nouveau son fauteuil de la table, mais il avait le cœur serré. Væ victis !




  1. J’ai traduit le mot de fellow par celui d’agrégé, qui en rend jusqu’à un certain point le sens. Il y a cependant de grandes différences entre l’agrégation, telle que nous l’avons, et le fellowship — dans le traitement d’abord, et puis en ceci : on perd le fellowship en se mariant. (Note du Traducteur.)
  2. Le scholarship n’est pas une bourse à proprement parler, bien qu’il y ressemble sous le rapport de la gratuité de l’éducation à laquelle il donne droit. Un scholarship est toujours obtenu à la suite d’un concours et devient la récompense du plus méritant, à peu près comme le prix de Rome pour les élèves de notre école des Beaux-Arts. (Note du Traducteur.)