Les Bertram/40

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Charpentier (2p. 314-326).

CHAPITRE XL

LE DÉBARQUEMENT.

Dès les premiers jours de leur voyage et de leur connaissance, madame Cox avait appris de George qu’il possédait un vieil oncle fort excentrique, et, bientôt après, elle avait su d’Arthur que cet oncle était très-riche, qu’il n’avait pas d’enfant, et qu’il paraissait aimer beaucoup son neveu. Ayant appris toutes ces choses, et sachant en outre que Bertram n’avait pas de profession, elle en avait conclu que celui-ci devait être riche, et elle avait cru agir avec une sage prudence en lui sacrifiant le major Biffin.

Mais au lendemain de la scène d’amour que nous avons racontée dans notre dernier chapitre, les choses prirent à ses yeux un autre aspect. « Je suis un pauvre diable, » lui avait dit Bertram, en faisant quelque allusion à ce qui s’était passé entre eux la veille.

— Si c’était là tout, cela ne ferait aucune différence en ce qui me regarde, avait répondu madame Cox avec une grande magnanimité.

— Comment, si c’était là tout ? Annie, que voulez-vous dire ?

— Si j’aimais réellement un homme, il me serait bien égal qu’il fût pauvre. Mais votre soi-disant pauvreté, je le parierais, est ce que j’appellerais de l’opulence.

— Non pas. Ma pauvreté est de la vraie pauvreté. Mon revenu actuel ne se monte guère qu’à cinq mille francs.

— Oh ! je ne comprends rien aux affaires d’argent, moi. Je n’y ai jamais rien compris. Je n’étais qu’une enfant quand j’ai épousé Cox. Mais je croyais, monsieur Bertram, que votre oncle était très-riche.

— C’est vrai. Il est riche comme une mine d’or. Mais nous ne sommes pas très-bons amis — ou du moins nous ne le sommes pas assez pour qu’il y ait probabilité que j’hérite d’un sou à sa mort. Il a une petite-fille.

Ces détails, et quelques autres du même genre, firent comprendre à madame Cox qu’une certaine circonspection était nécessaire. Elle savait, à n’en pouvoir douter, que le major Biffin possédait, outre sa paye, un revenu très-convenable. Il était certain qu’il ressemblait jusqu’à un certain point, comme elle l’avait elle-même dit, à une tête à perruque. Il était certain aussi que George Bertram était fort aimable, et qu’il faisait la cour d’une façon bien autrement agréable que le major. Madame Cox savait tout cela, mais elle savait aussi que, « quand la pauvreté entre par la porte, l’amour s’envole par la fenêtre, » au dire du proverbe ; que le manger et le boire sont des nécessités inexorables, et qu’une chaumière et son cœur passent généralement pour être, selon sa propre expression, « des bêtises. » Elle se rappelait que son intérieur d’autrefois n’était point très-agréable quand ce pauvre Cox avait des dettes, et qu’on venait lui présenter des billets qu’il ne pouvait payer. Tout bien considéré, elle se dit qu’il serait sage de ne point ratifier son engager ment avec Bertram avant d’arriver à Southampton. Il se pourrait que Biffin — le respectable Biffin — se mît de nouveau sur les rangs.

Tout alla de même pendant quelques jours. Bertram, quand ils étaient seuls, l’appelait Annie, et une fois il lui demanda de nouveau si elle l’aimait. — « Que je vous aime ou que je ne vous aime pas, je ne vous donnerai pas de réponse maintenant, avait-elle répondu en riant. Nous avons été bien fous l’un et l’autre, et il serait peut-être temps de reprendre son bon sens. Qu’en dites-vous ? » Mais elle n’en continuait pas moins à se placer à côté de lui à table, et à se promener avec lui sur le pont. Une fois, il est vrai, il la trouva causant avec le major Biffin qui se tenait debout auprès de sa chaise sur le pont. Mais, dès que celui-ci se fut éloigné, elle dit à Bertram : « Il me semble que la tête à perruque a besoin d’être refrisée. Les favoris ne sont pas peignés. » De sorte que Bertram n’éprouvait aucune jalousie à l’endroit du major.

Ce fut vers cette époque que madame Price les abandonna à table, en annonçant sa résolution d’aller se mettre auprès de madame Bangster, du vieux juge et du docteur O’Shaughnessy. Madame Bangster avait promis au vieux monsieur Price de veiller sur sa belle-fille pendant le voyage, et celle-ci jugea qu’il serait bon d’aller retrouver madame Bangster avant d’arriver à Southampton. On venait de dépasser Gibraltar. Donc, ce jour-là, le siège habituel de madame Price resta vacant, et Wilkinson, en jetant un regard sur la longue rangée de tables, vit qu’on lui avait fait une place à côté du docteur. De l’autre côté était assis le capitaine Mac Gramm, malgré la surveillance maternelle de madame Bangster et l’existence de sa femme légitime. Le lendemain, le capitaine se promenait sur le pont avec madame Price comme s’il eût été encore par delà l’isthme de Suez.

On était à la veille de l’arrivée. Madame Cox conservait toujours sa place auprès de Bertram, bien qu’elle n’eût plus d’autre femme pour lui tenir compagnie, et elle se promenait encore avec lui bras dessus, bras dessous, sur le pont, comme nous l’avons dit. Mais ils ne se parlaient plus si bas, leurs paroles n’étaient plus si douces, et, s’il faut tout dire, l’humeur de la dame n’était plus si égale. S’il allait se trouver qu’elle avait perdu toutes les belles occasions que lui avait offertes le voyage ! Si, entre ces deux prétendants, elle allait rester veuve ! Elle commençait à croire qu’il était temps de conclure avec l’un ou l’autre, — avec celui-ci malgré sa pauvreté, ou avec celui-là malgré sa nullité.

Le soir était venu, le dernier soir. On avait aperçu les côtes du Devonshire, et le lendemain matin on entrerait dans les eaux de Southampton. Les dames avaient fait leurs paquets ; on avait fait circuler la liste de souscription pour la musique ; on avait bu à la santé du capitaine à la fin du dîner, et l’on s’occupait de préparer les boîtes aux dépêches dans l’entre-pont.

— Voilà ! tout sera bientôt fini, dit madame Cox en montant sur le pont, après dîner, tout enveloppée dans son manteau. Comme on a froid !

— Oui, ce sera bientôt fini, répondit Bertram. Quelle singulière vie que celle d’un voyage comme celui-ci ! Quelle intimité entre des gens qui ne se reverront jamais ensuite !

— C’est comme cela que ça finit, je pense. Oh ! monsieur Bertram…

— Que voulez-vous ?

— Hélas ! je ne sais. Le destin m’a toujours été contraire, et je pense qu’il en sera de même jusqu’au bout.

— N’est-ce pas qu’il fait froid ? dit Bertram en boutonnant son paletot,

— Bien froid, bien froid ! dit madame Cox. Mais il est quelque chose de plus froid que le temps — de bien plus froid.

— Vous êtes bien sévère, madame Cox.

— Ici, c’est madame Cox ; là-bas, quand nous étions devant Gibraltar, c’était Annie. Voilà ce que c’est que d’arriver. Je savais qu’il en serait ainsi. Je déteste jusqu’à l’idée de l’Angleterre. Et madame Cox porta son mouchoir à ses yeux.

En ce qui touchait Bertram, elle avait eu sa chance, et elle l’avait laissée échapper ; elle avait vu passer l’occasion, et elle n’avait pas su la saisir. Il ne renouvela pas ses protestations. Au contraire, il alluma un cigare, et s’en alla sur l’avant du bateau. — Après tout, Arthur a raison, se dit-il ; le mariage est une affaire trop sérieuse pour être bâclée ainsi dans un voyage d’Alexandrie à Southampton.

Heureusement pour madame Cox, tout le monde n’était pas de l’avis de George. Il venait de la quitter cruellement, impitoyablement, perfidement ; il s’éloignait d’un pas où l’on entendait résonner la joie et le triomphe de sa libération, et il l’avait laissée seule, assise auprès de la claire-voie. Mais elle ne resta pas longtemps abandonnée. Pendant qu’elle suivait du regard Bertram qui s’en allait, la tête du major Biffin lui apparut soudain à l’ouverture de l’escalier du salon. La pensée de la comparer à une tête à perruque ne lui vint pas cette fois.

— Eh bien, madame ? dit le major en l’abordant.

— Eh bien, monsieur ! — et le major crut voir dans l’œil de la veuve quelque chose qui rappelait les regards d’autrefois.

— Nous voici bien près d’arriver, madame Cox, dit le major.

— Bien près, en effet, dit madame Cox. Puis il y eut un moment de silence, dont le major profita pour prendre un siège à côté de son interlocutrice.

— J’espère que vous avez aimé votre voyage, dit-il enfin.

— Quel voyage ? demanda-t-elle.

— Oh ! le voyage, depuis Alexandrie, bien entendu, — le voyage depuis que vous avez fait la connaissance de monsieur… Chose, le cousin du curé ?

— Monsieur Chose, comme vous l’appelez, ne m’est rien, rien du tout, monsieur Biffin. Je puis vous dire, cependant, que son vrai nom est Bertram. Il a été fort poli pour moi, quand d’autres ne semblaient pas disposés à l’être ; voilà tout.

— Est-ce là tout ? Tout le monde dit pourtant…

— Sachez, monsieur Biffin, que je m’inquiète comme de ma dernière pantoufle de ce que peut dire tout le monde. Vous savez bien à qui la faute, si j’ai été obligée de me contenter de la société de cet étranger. Personne ne le sait mieux que vous. Et mettez-vous bien dans l’idée, monsieur Biffin, qu’en pareille matière, je ferai toujours ce qui me plaît sans vous demander votre avis ni celui des autres. Je suis mon maître.

— Et vous voulez continuer à l’être ?

— Ne faites pas de questions, on ne vous fera pas de mensonges.

— C’est poli.

— Si cela ne vous plaît pas, vous ferez mieux de vous en aller, car ce qui va suivre est dans le même genre.

— Vous êtes bien mauvaise, ce soir.

— Pas plus, que je ne le serai demain.

— On n’ose vraiment plus vous parler maintenant.

— Alors, mieux vaut se taire.

On dira que madame Cox recevait assez durement son adorateur ; mais il est à supposer qu’elle connaissait bien son caractère. Il ne lui répondit pas immédiatement, et resta quelques instants à mordiller silencieusement la pomme de sa canne.

— Voici ce que c’est, madame Cox, dit-il enfin, je n’aime pas ces sortes de choses.

— Vraiment ! Et quelles sortes de choses aimez-vous ?

— Je vous aime, vous.

— Bah ! Dites-moi donc quelque chose de nouveau, puisque vous tenez à me parler.

— Allons, Annie ! parlons sérieusement un instant. Il ne nous reste plus beaucoup de temps, et je suis venu vous trouver pour tâcher d’obtenir une réponse franche.

— Si vous voulez une réponse franche, vous feriez mieux de faire une franche question. Je ne sais ce que vous voulez dire.

— Voulez-vous de moi ? Voilà, j’espère, une franche question, quand le diable y serait.

— Et que ferais-je de vous ?

— Mais votre mari, bien entendu.

— Ha ! ha, ha, vous en êtes venu là ! Que disiez-vous donc au docteur O’Shaughnessy quand nous étions devant Point-de-Galles ?

— Eh bien ! qu’est-ce que j’ai dit ?

— Vous vous le rappelez très-bien, et moi aussi. Si je vous traitais comme vous le méritez, je ne vous reparlerais de ma vie.

— Vous comprenez qu’un homme n’aime pas à être berné et joué devant toute une société, dit le major, qui se trouvait tout à coup réduit à se disculper.

— Une femme ne l’aime pas davantage, monsieur Biffin ; mettez-vous bien cela dans la tête.

— En tout cas, il y a assez longtemps que vous me punissez.

— Moins longtemps que vous ne le méritiez. Vous avez dit au docteur O’Shaughnessy que « tout cela c’était bon pour s’amuser pendant le voyage. » J’espère que votre amusement vous plaît maintenant. Le mien m’a fort divertie, je vous assure.

— Je n’ai pas si mauvaise opinion de vous, que de croire que vous vous souciez de cet olibrius.

— Il y a pis que lui en ce monde, monsieur Biffin. Mais enfin, j’ai eu ma vengeance, et maintenant, si vous avez quelque chose à me dire, je suis prête à vous entendre.

— Je n’ai qu’une chose à dire, Annie ; c’est que je vous aime mieux que femme au monde.

— J’en croirai ce que je voudrai.

— Vous pouvez tout croire. Tenez, voici ma main.

— Allons ! il faut vous pardonner, je suppose. Voici la mienne. Êtes-vous content ?

Le major Biffin était le plus heureux dès hommes, et madame Cox, de son côté, en rentrant dans sa cabine pour la nuit, ne se sentit pas mécontente de sa journée. Elle avait en poche, et par écrit, l’offre de mariage du major ; elle l’avait montrée à madame Price et s’était complètement réconciliée avec cette dame.

— Je ne regrette qu’une chose, Mina, c’est qu’il existe une madame Mac Gramm, dit-elle.

— Ce ne serait pas du tout l’homme qu’il me faudrait, ma chère ; ainsi, que cela ne vous tourmente pas.

— Il reste d’aussi beaux poissons dans la mer que tous ceux qu’on y a péchés, n’est-ce pas, Mina ?

— Certainement. Mais je pense que vous vous figurez qu’il n’y a pas de poisson comparable à Biffin.

— Il me suffit, ma chère ; et quand vous en attraperez un plus gros et plus beau, je n’en serai point jalouse.

Ce soir-là, madame Cox soupa à côté de l’amoureux major, et nos deux amis furent abandonnés à eux-mêmes. La grande nouvelle s’était répandue parmi les passagers, et aux dames qui la questionnèrent à ce sujet, madame Cox ne chercha pas à cacher l’événement. En ce monde on prend le poisson, grâce à mille ruses très-diverses, et l’on ne devient pas pêcheur sans les connaître. Il en est de même pour les femmes, et madame Cox était une pêcheuse de première force. Si elle n’avait pas attaché l’amorce d’une main habile et jeté sa ligne avec décision, elle n’aurait pas eu ce gros poisson dans son panier. Elle sentait que son adresse lui faisait honneur et ne rougissait pas d’accepter l’admiration qu’elle lui attirait.

— Bonsoir, madame Cox, lui dit Bertram avec bonne humeur. On me dit que j’ai un compliment à vous faire.

— Bonsoir, dit-elle en lui tendant la main. Et adieu aussi, car demain matin nous serons tous bien ahuris. Je suis sûre que vous trouvez que j’ai bien fait, n’est-ce pas ? Et n’oubliez pas que j’espère vous revoir un de ces jours. En disant ces mots, elle lui serra amicalement la main et ils se séparèrent.

— A-t-elle bien fait ? se dit Bertram. Mais oui, je le pense ; — du moins, en ce qui me concerne, cela ne fait pas de doute. Et, après tout, quel mari plus commode qu’une tête à perruque ?

Le lendemain, ils remontèrent la rivière de Southampton, et, vers neuf heures du matin, le bateau était amarré au quai. Des gens de toute sorte étaient venus à bord, et le déjeuner se passa au milieu d’une grande confusion. Les dames, en général, n’y parurent pas. Elles se firent servir, pour la plupart, du thé dans leurs cabines respectives, et ne se montrèrent qu’au dernier moment. Mesdames Cox et Price furent du nombre.

Pendant le voyage, ni l’apparence ni les manières de ces deux dames n’avaient donné lieu de supposer qu’elles fussent en proie à une très-vive affliction. Et qui aurait eu le cœur de le désirer ? Elles avaient été mises comme se mettent d’ordinaire les jeunes femmes en voyage, de sorte qu’on avait oublié leur veuvage ; sans la présence des deux bébés, on aurait pu facilement oublier leur mariage.

Mais le moment était venu où elles allaient retrouver les parents et de vieux amis qui n’étaient préoccupés que de leur douleur présumée. Le vieux M. Price père, ainsi que l’oncle de madame Cox, vinrent les chercher à bord. Tous deux s’étaient composé des visages préparés aux plus tristes émotions, et s’étaient fait accompagner de dames pourvues de mouchoirs de poche sympathiques. Quelle surprise attendait ces vieillards sensibles et ces femmes compatissantes !

Point du tout ! Au moment où nos deux amis, entourés de leur bagage, se préparaient à quitter le bord, ils tressaillirent en voyant soudain apparaître deux femmes ensevelies dans les sombres draperies du deuil le plus profond. Sous le large crêpe de leurs vastes chapeaux noirs on voyait passer le bord d’un bonnet de veuve. Leurs yeux semblaient rougis par les larmes, quand les mouchoirs à larges bords s’écartaient un instant de leur visage, et permettaient d’apercevoir des traits où se peignait la douleur. On croyait entendre le bruit des sanglots qui devaient soulever leurs poitrines.

Hélas ! qu’il était triste de penser que des créatures si jeunes, aux formes si sveltes et si gracieuses, étaient condamnées par le sort cruel à porter ces insignes lugubres ! Le lourd et terne crêpe de veuve les enveloppait de la tête aux pieds, et retombait en longs plis jusque sur le pont. Elles étaient tout crêpe — pour ainsi dire. Elles se tenaient immobiles, monuments funèbres, tombes vivantes, ne donnant d’autre signe de vie que leurs larmes. Elles restaient là silencieuses, attendant l’instant où, succombant sous le poids de trop cruels souvenirs, elles se laisseraient aller dans les bras de leurs parents respectifs.

C’était madame Cox et madame Price. Bertram et Wilkinson, en les voyant passer, ôtèrent leurs chapeaux et les saluèrent profondément ; et ces deux dames, ayant daigné remarquer cet hommage, leur rendirent leur salut avec la plus froide et cérémonieuse dignité.