Les Bertram/42

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Charpentier (2p. 349-371).

CHAPITRE XLII

LES SOUCIS DE MADAME WILKINSON.

Arthur Wilkinson fut reçu chez lui à bras ouverts et avec force caresses. Il était fils unique, le chef et le soutien de la famille, et tout naturellement on l’aimait tendrement. Sa mère versa des larmes de joie à la vue de son visage florissant de santé et déclara que l’Égypte méritait son renom biblique de terre d’abondance. Ses sœurs l’entourèrent en souriant, l’embrassèrent et lui firent des questions comme s’il eût été un nouveau Livingstone. Tout parut charmant pendant quelque temps, mais des nuages ne tardèrent pas à obscurcir ce ciel d’azur.

Madame Wilkinson, à part l’inquiétude qu’avait pu lui causer la santé de son fils, n’avait pas été malheureuse pendant son absence. Elle avait régné sans contrôle en sa qualité de pasteur féminin et elle avait adressé journellement au ciel des prières pour la conservation de cet excellent seigneur, mylord Stapledean. Le vicaire qui avait suppléé Arthur était un jeune homme fort doux, qui s’était tenu pour satisfait du moment que madame Wilkinson lui abandonnait la chaire. Pour tout le reste, il n’avait pas demandé mieux que de lui laisser le pouvoir et de respecter ses édits.

— M. Gilliflower s’est parfaitement bien conduit, dit-elle à son fils peu de temps après son retour. Il a compris à merveille ma position ici. Je voudrais seulement que nous pussions le garder dans la paroisse ; mais je pense que c’est impossible.

— Je n’ai plus du tout besoin de lui, ma mère, répondit Arthur ; je suis fort comme un cheval à présent.

— Cependant j’aurais aimé à l’avoir ici, dit madame Wilkinson d’un ton qui semblait préluder au combat. Si Arthur avait pu être nommé à une bonne cure du voisinage, qu’il aurait paru doux à madame Wilkinson de veiller, avec le secours de M. Gilliflower, au salut des âmes de Hurst-Staple ! Elle en était presque à se demander pourquoi ses paroissiens ne l’appelleraient pas la révérende madame Wilkinson.

Mais la bataille n’était point encore livrée et tous ses beaux rêves devaient s’évanouir. Son fils était fort doux, mais il l’était moins que M. Gilliflower. Il se préparait à la lutte, et commençait à aiguiser ses flèches pour le combat.

— Adela est-elle à Littlebath ? demanda-t-il à une de ses sœurs trois ou quatre jours après son arrivée.

— Oui, répondit Mary. Elle est avec sa tante. J’ai reçu une lettre d’elle hier.

— Penses-tu qu’elle viendrait ici si on l’invitait ?

— Oui, certes, répondit Mary.

— J’en doute fort, dit la prudente Sophie.

Madame Wilkinson avait entendu cette conversation et elle la rumina longuement. Elle ne dit rien dans le moment et renferma son chagrin au plus profond de son cœur ; mais le soir, ayant trouvé Arthur tout seul dans la bibliothèque, elle lui dit :

— Tu ne parlais pas sérieusement tout à l’heure à propos d’Adela, n’est-ce pas, Arthur ?

— Pardon, ma mère ; je parlais très-sérieusement.

— Je te dirai qu’elle n’a presque pas été à Littlebath depuis que sa tante est revenue d’Italie tout exprès pour elle. Elle a été en visite chez nous, chez les Harcourt à Londres, et, après la catastrophe, à Hadley. Ce ne serait vraiment pas bien agir envers mademoiselle Pénélope Gauntlet que de l’inviter encore.

— Je ne crois pas que cela fasse grand’chose à mademoiselle Pénélope Gauntlet, et quand même…

— Et puis, vois-tu, dans ce moment, tout mon temps se trouve pris. J’ai l’école à surveiller, les pauvres de la paroisse à visiter…

— Adela irait voir les pauvres avec vous.

— Franchement j’aime mieux qu’elle ne vienne pas dans ce moment, à moins cependant que tu n’aies quelque raison très-particulière pour le désirer.

— Eh bien ! oui, j’ai des raisons très-particulières. Mais si vous préférez qu’elle ne vienne pas ici, j’irai la voir à Littlebath.

La conversation en resta là pour cette fois, mais la bataille se trouvait décidément engagée. Madame Wilkinson ne pouvait se méprendre sur ce que son fils avait voulu lui dire. Elle savait maintenant que ce qu’elle craignait le plus au monde était imminent. Ce n’était pas assurément qu’elle ne désirât voir son fils heureux, ou qu’elle crût que ce mariage ne contribuerait pas à son bonheur ; mais elle était vexée, comme le sont bien des mères quand elles voient leurs grands imbéciles de garçons prendre femme sans avoir de quoi vivre. Cette nuit-là, elle se redit bien souvent :

« Je ne puis pas loger une seconde famille dans ce presbytère, c’est bien certain. Où vivront-ils ? Je ne le vois pas, Et comment vivront-ils quand il aura perdu son traitement d’agrégé ? Je n’en sais rien. » Et là-dessus elle secouait véhémentement la tête, bien qu’elle fût coiffée d’un bonnet de nuit et qu’elle reposât sur l’oreiller. « Cinquante mille francs ! c’est tout ce qu’elle possède au monde, — pas un sou avec. » Et madame Wilkinson secouait la tête de nouveau. Elle savait que les revenus ecclésiastiques lui appartenaient, puisque ce bon lord Stapledean les lui avait donnés. Toutefois, elle se sentait inquiète, car elle était forcée de s’avouer que, même sur ce sujet-là, son fils et elle pourraient bien n’être pas du même avis.

Le surlendemain de ce jour l’explosion eut lieu subitement. Madame Wilkinson avait pris l’habitude d’aller s’installer tous les matins, après le déjeuner, dans la bibliothèque pour travailler, ainsi que le faisait, de son vivant, son mari le défunt ministre. Or, comme Arthur depuis son retour faisait de même, ils se trouvèrent naturellement réunis et seuls. Ce jour-là elle ne fut pas plutôt assise devant ses papiers, qu’Arthur entama la conversation, et cette fois, hélas ! ce n’était plus ce qu’il comptait faire, mais bien ce qu’il avait fait, qu’il devait confier à sa mère.

— Je vous ai dit l’autre jour, ma mère, que je me proposais d’aller à Littlebath.

— Oui, Arthur, dit-elle en ôtant ses lunettes qu’elle posa sur la table.

— Au lieu de cela, je lui ai écrit.

— Et tu lui as fait une offre de mariage ?

— Justement. J’étais bien sûr que vous connaissiez mes sentiments pour elle. Depuis bien des années je voulais faire ce que j’ai fait, mais ce qui m’a toujours arrêté, ça a été la crainte que mon revenu, — notre revenu, veux-je dire, — ne fût pas suffisant.

— Pas suffisant ! En effet ! Oh ! Arthur, que vas-tu faire ? Comment pourrez-vous vivre ? Adela n’a que cinquante mille francs, — tout au plus deux mille francs de revenu. Et tu vas perdre ton traitement d’agrégé ! Quand tu auras six ou sept enfants, comment feras-tu pour nourrir tout ce monde ?

— Je vais vous dire mes projets. Si Adela accepte…

— Oh ! elle acceptera, et bien vite encore, dit madame Wilkinson avec cette aigreur habituelle aux mères lorsqu’elles parlent des jeunes filles qu’aiment leurs fils.

— Ce que vous me dites là, ma mère, me rend bien heureux. Moi je n’en suis pas sûr, car un jour, lorsque j’ai fait allusion à mes sentiments pour elle, Adela ne me donna aucun encouragement.

— Bah ! fit madame Wilkinson.

Cette exclamation parut plus douce aux oreilles d’Arthur que la plus belle musique du monde, et il se reprit à parler avec plus de courage de ses projets.

— Voyez-vous, ma mère, dans la position où je me trouve je ne dois pas m’attendre à voir augmenter mon revenu, et par conséquent je ne serai jamais mieux en état de me marier qu’aujourd’hui.

— Mais, tu pourrais épouser une fille qui t’apporterait quelque chose ; voilà, par exemple, mademoiselle Glunter…

— Mais il se trouve que c’est Adela que j’aime et non mademoiselle Glunter.

— Que tu aimes ! Mais, bien entendu, tu n’en feras jamais qu’à ta tête. Tu es majeur, par conséquent, s’il te plaisait d’épouser la cuisinière, je n’y pourrais rien. Je voudrais seulement savoir où tu comptes vivre ?

— Mais ici, bien entendu.

— Quoi ! dans cette maison ?

— Évidemment ; il faut bien que je vive dans le presbytère, puisque je suis le ministre de la paroisse.

Madame Wilkinson se redressa de toute sa hauteur, remit ses lunettes sur le nez et regarda les papiers qui étaient devant elle ; puis, elle ôta de nouveau ses lunettes, et, fixant ses yeux sur son fils, elle dit :

— Penses-tu qu’il y ait place dans la maison ? Je crains que tu ne prépares bien des ennuis à Adela. Où trouvera-t-elle une chambre d’enfants, je te le demande ? Mais tu n’as pas songé à tout cela…

Elle se trompait fort, et Arthur y avait très-souvent songé. Il savait parfaitement où trouver une chambre d’enfants et la chambre d’Adela ; la difficulté pour lui était de loger sa mère et ses sœurs. Le moment était venu enfin de faire connaître à sa mère la différence de leur manière de voir à cet égard.

— Je pense que mes enfants, si j’en ai…

— Les ministres de campagne ont toujours des tas d’enfants.

— Enfin, je pense que mes enfants pourront avoir la même chambre que nous avons eue jadis, mes sœurs et moi.

— Et Sophie ? et Mary ? qu’en fais-tu alors ? Il faudra sans doute les mettre à la porte, dit madame Wilkinson en rangeant un peu vivement ses papiers. Cela n’est pas possible, Arthur. Ce serait injuste à moi de le permettre. Si préoccupée que je puisse être de tes intérêts, il faut cependant que je consulte aussi un peu ceux de tes sœurs.

Comment s’y prendrait-il pour dire à sa mère que la maison était à lui ? Il était urgent d’en venir là le plus tôt possible. S’il cédait maintenant, il cédait pour toujours. Il avait décidé que sa mère et ses sœurs devaient aller vivre ailleurs ; mais, dans quels termes faire connaître cette résolution à sa mère ?

— Chère mère, je crois qu’il est temps que nous nous comprenions.

— Sans doute, dit madame Wilkinson en croisant ses bras sur la table, et en se raidissant pour repousser le premier assaut.

— Il est évident qu’en ma qualité de ministre, mon devoir est de résider dans cette paroisse et de demeurer dans ce presbytère.

— Et il est évident que c’est aussi mon devoir à moi, comme nous l’a parfaitement expliqué cet excellent lord Stapledean, après la mort de ton pauvre père.

— Voici quelle était mon idée… ici Arthur s’arrêta, car il sentait son cœur défaillir au moment de dire à sa mère qu’elle devait faire ses paquets et s’en aller. Un instant, son courage lui fit défaut. Il sentait bien qu’il avait raison, et pourtant il ne savait comment expliquer qu’il avait raison sans paraître dénaturé.

— Lord Stapledean n’a pas parlé, que je sache, du presbytère ; mais, quand même il l’aurait fait, cela ne changerait rien à la question.

— Rien au monde, dit madame Wilkinson ; en m’accordant les revenus de la cure, il a dû lui sembler bien inutile de stipuler que j’aurais aussi la jouissance du presbytère.

— Ma mère, quand j’ai accepté cette cure, j’ai promis à lord Stapledean de vous allouer huit mille francs par an, et je le ferai. Adela et moi, nous serons sans doute fort gênés, mais j’essayerai d’augmenter notre revenu, — si toutefois elle consent à m’épouser.

— Bah ! bah !

— J’essayerai d’augmenter notre revenu, dis-je, en prenant des élèves. Pour pouvoir faire cela, il faudra que j’aie tout le presbytère à ma disposition.

— Et tu veux me dire qu’il faut que je m’en aille, moi ? Moi ! s’écria le pasteur femelle en se levant subitement avec colère.

— Je crois que cela vaudrait mieux, ma mère.

— Et mes pauvres filles ?

— Nous aurions bien place ici pour une ou deux de mes sœurs, dit Arthur d’un ton de conciliation.

— Pour une ou deux ! Est-ce ainsi que tu traites tes sœurs ? Je ne parle pas de moi, car depuis longtemps je me suis aperçue que tu es las de ma présence ! Je sais que tu es jaloux de ce que lord Stapledean a jugé bon de me… de me… (elle ne savait trop comment dire la chose) de me placer ici, comme autrefois il y a placé ton pauvre père. J’ai vu venir tout ceci, Arthur, très-clairement ; mais j’ai mon devoir à remplir, et je le remplirai. Ce que j’ai entrepris de faire dans cette paroisse, je le ferai, et, si tu t’y opposes, j’en appellerai à lord Stapledean en personne.

— Je crois que vous avez mal compris lord Stapledean.

— Je ne l’ai pas mal compris du tout. Je sais très-bien quelle était sa pensée et j’apprécie parfaitement ses motifs. J’ai toujours essayé de répondre à sa confiance et je continuerai de le faire comme par le passé. Il me semble que j’ai toujours fait mon possible pour te rendre agréable le séjour de la maison.

— Oui, certainement.

— Et, pourtant, voilà que tu veux me mettre à la porte, — me chasser de ma propre maison.

— Je ne veux pas vous chasser, ma mère. S’il vous convient de rester encore un an…

— Encore un an ! Il me convient d’y rester dix ans, si Dieu m’accorde de vivre si longtemps ! Petite vipère ! va ! Tout ceci vient d’elle, j’en suis sûre. Et moi qui l’ai réchauffée dans mon sein après la mort de son père.

— Il est tout à fait impossible qu’Adela y soit pour quelque chose, car jamais il n’en a été question entre nous. Je crois que vous vous faites une très-fausse idée de ma position vis-à-vis d’Adela. Je n’ai pas la moindre raison d’espérer d’elle une réponse favorable.

— Bah ! Petite vipère ! répéta madame Wilkinson, de plus en plus courroucée. Pourquoi les mères de famille sont-elles toujours si furieuses lorsqu’elles apprennent que des jeunes filles — qui ne sont pas leurs filles — ont eu des offres de mariage ? Et pourquoi sont-elles doublement furieuses quand ce sont leurs fils qui les font ?

— Vous me ferez beaucoup de peine si vous parlez mal d’Adela, dit Arthur.

— As-tu jamais songé à te demander ce que deviendront ta mère et tes sœurs quand tu les auras mises à la porte, et où elles iront vivre ? reprit madame Wilkinson.

— Littlebath, murmura timidement Arthur.

— Littlebath ! s’écria madame Wilkinson avec tout le dédain qu’elle put concentrer sur ce seul mot. À Littlebath, vraiment ! Il faut sans doute que je m’arrange de la tante, puisque tu trouves bon de l’approprier la nièce. Mais je n’irai pas à Littlebath pour vous faire plaisir, monsieur. Et, en disant ces mots, madame Wilkinson ramassa avec dignité ses lunettes et sortit de la chambre d’un pas majestueux.

Arthur ne se sentait pas très-content de la façon dont l’entrevue s’était passée. Pourtant, s’il eût été sage, il aurait compris qu’il avait tout lieu d’être satisfait. La question avait été abordée ouvertement : c’était déjà beaucoup ; et, dans la discussion, madame Wilkinson n’avait pas été victorieuse, tant s’en faut. Elle avait menacé d’en appeler à lord Slapledean, et cette menace même prouvait de reste qu’elle ne se sentait pas assurée de son droit. Arthur avait tout lieu d’être content, mais il ne l’était guère.

Il lui fallait maintenant attendre la réponse d’Adela.

Les malheureux qui font des offres de mariage par lettre doivent trouver le temps long, ce me semble, dans l’intervalle entre la demande et la réponse. Arthur avait deux jours pleins à attendre, et Dieu sait si les heures lui parurent longues. Deux soirées entières se passèrent après la conversation racontée ci-dessus, avant qu’il reçût de réponse.

Deux terribles soirées ! Sa mère était majestueuse, froide et maussade ; ses sœurs, silencieuses et pleines de dignité. Il était évident qu’on leur avait tout raconté, et cela de façon à les liguer contre lui. Il ne savait pas au juste ce que sa mère avait pu leur dire au sujet de leur pauvreté future, mais il comprenait, à n’en pouvoir douter, qu’elle leur avait expliqué qu’il était un monstre dénaturé qui les chassait de chez lui.

Mary était sa sœur favorite, et il se hasarda à lui dire quelques mots :

— Maman t’a dit ce que j’ai fait, n’est-ce pas ?

— Oui, Arthur, répondit-elle gravement.

— Et qu’en penses-tu ?

— Ce que j’en pense ?

— Oui. Crois-tu qu’elle accepte ?

— Oh ! oui, elle acceptera, je n’en doute pas. (Ah ! les jeunes filles ! comme elles font volontiers bon marché de la dignité de leurs amies ! )

— Ce serait bien heureux pour moi, n’est-il pas vrai ?

— Oui ; mais la maison… dit Mary, d’un ton si maussade, qu’Arthur n’essaya plus de parler à personne de ses espérances.

Le lendemain il reçut la réponse d’Adela. Nous donnons ici les deux lettres. Celle d’Arthur avait été écrite avec difficulté et recommencée plus d’une fois ; celle d’Adela venait tout droit du cœur, et avait été écrite sans la moindre hésitation.


Hurst-Staple, avril 184—.
« Ma chère Adela,

« Je suis sûr que vous serez étonnée de recevoir une lettre de moi, et plus étonnée encore quand vous l’aurez lue. Je sais que Mary vous a appris mon retour. Dieu merci ! je me porte parfaitement maintenant ; et mon petit voyage m’a fait grand plaisir. J’avais craint de m’ennuyer avant de savoir que George Bertram serait mon compagnon de route.

« Je me demande quelquefois si vous vous rappelez le jour où je vous ai conduite en voiture à la station de Ripley. Il y a dix-huit mois de cela, si je ne me trompe, mais il me semble, à moi, qu’il y a bien plus longtemps. Je comptais ce jour-là vous dire ce que j’ai à vous dire aujourd’hui, mais je ne l’ai pas fait. Il y a bien des années déjà je voulais vous parler, mais je ne l’osais pas. Vous savez ce que je veux dire. Je n’osais pas vous demander de partager ma pauvreté et de venir prendre place dans un intérieur comme le mien.

« Mais, Adela, il y a bien des années que je vous aime. Vous rappelez-vous comme vous me consoliez dans ce triste temps où j’ai tant désappointé ma famille à ma sortie de l’Université ? Je m’en souviens si bien ! J’étais sur le point de vous dire alors que je vous aimais, mais c’eût été de la folie. Puis vint la mort de mon pauvre père, et il me fallut accepter la cure aux conditions que vous savez. Je me dis alors qu’il était de mon devoir de ne pas me marier. Je crois que je vous fis part de cette résolution, mais sans doute vous avez oublié tout cela.

« Je ne suis pas plus riche aujourd’hui, mais je suis moins jeune. Il me semble que je redoute moins la pauvreté pour moi-même, et — me pardonnerez-vous de vous le dire ? — j’ai moins de scrupules à vous demander d’être pauvre avec moi. N’allez pas croire que je me tienne pour assuré de votre consentement. Bien loin de là ; mais je sais qu’autrefois vous m’aimiez comme une amie, j’ose maintenant vous demander de m’aimer comme ma femme.

« Chère, très-chère Adela ! Il m’est permis de vous appeler ainsi dans ce moment, quand bien même je devrais y renoncer à l’avenir. Si vous consentez à partager ma vie, je vous donnerai tout ce que l’amour peut offrir, — mais je n’ai guère que cela à donner. Vous savez quelle serait notre position. Ma mère a droit, sa vie durant, à huit mille francs de pension prélevés sur le revenu de la cure, et, si je lui survis, il faudra, bien entendu, que je pourvoie à l’entretien de mes sœurs. Mais je compte expliquer à ma mère qu’elle fera mieux d’aller vivre ailleurs qu’ici. Ce ne sera pas chose facile à lui faire comprendre, mais je suis sûr que j’ai raison. Je lui dirai demain que je vous ai écrit cette lettre. Je crois qu’elle s’en doute, bien que je ne lui en aie pas encore parlé ouvertement.

« Je n’ai pas besoin de vous dire combien je serai tourmenté jusqu’à ce que j’aie votre réponse. Je n’espère pas la recevoir avant jeudi matin ; mais, si cela vous est possible, je vous en prie, faites que je l’aie alors. Si votre réponse m’est favorable, — mais je n’ose pas y compter, — je serai à Littlebath lundi soir. Croyez que je vous aime bien tendrement.

« Tout à vous, chère Adela,
« Arthur Wilkinson. »


La tante Pénélope était une femme si matinale, qu’Adela et elles avaient presque toujours quitté la table du déjeuner avant l’arrivée du facteur. Adela était seule par conséquent lorsqu’elle reçut la lettre d’Arthur. Dès les premiers mots elle en devina le contenu, et ses yeux se remplirent aussitôt de larmes. Enfin elle allait être récompensée de sa patience ! De sa patience ? Non ; de son amour bien plutôt, — de son amour qui n’avait jamais varié, que l’absence n’avait pas affaibli, et qui avait su vivre sans le moindre espoir ; de cet amour qu’elle s’était avoué à elle-même, et qu’elle avait accepté et subi comme une grande infortune. Enfin ! elle regarda la lettre sans pouvoir la lire ; puis elle la retourna et parvint, à travers ses larmes, à voir les derniers mots : « Croyez que je vous aime bien tendrement. » Ce n’étaient là ni les paroles brûlantes, ni les protestations violentes d’un amant passionné ; mais, venant de lui, cela suffisait. Elle tenait donc sa récompense !

Puis elle lut la lettre tout entière. Ah ! oui, elle se rappelait bien ce jour où il l’avait conduite en voiture à la station de Ripley. C’était alors qu’il lui avait dit ces mots qu’elle n’avait pu oublier : « Et vous, Adela, viendriez-vous dans une pareille maison ? » Oui, oui, elle y serait venue — si on avait su le lui demander. Mais lui ?… Il avait semblé s’attendre à ce que la proposition viendrait d’elle, et elle n’avait pas voulu s’abaisser jusque-là. Quant à vivre avec lui, elle vivrait avec lui dans n’importe quelle maison ! Que serait son amour, si elle ne pouvait faire cela ? Elle se souvenait parfaitement aussi de l’avoir consolé. C’était alors qu’elle avait commencé à l’aimer, quand il faisait ces longues promenades au bord de la rivière qui le menaient à West-Putford, et qu’elle avait pris l’habitude de guetter son arrivée à la petite grille au bout de la pelouse. Dans ce temps-là, elle s’était accusée d’imprudence ; puis, presque aussitôt, elle avait découvert qu’il était déjà trop tard pour être prudente. Elle s’était bien vite avoué la vérité, et elle avait toujours continué à être franche avec elle. Aujourd’hui elle tenait sa récompense, — elle la tenait là dans ses mains et elle la pressait sur son cœur. Il l’aimait, disait-il, depuis bien des années ! Elle aussi l’aimait depuis longtemps et elle pourrait maintenant le lui apprendre. Il le saurait, mais pas tout de suite. Elle le lui dirait tout bas, un jour, à l’heure des grandes confidences.

« Je crois que je vous fis part de cette résolution, mais, sans doute, vous avez oublié tout cela ! »

Oublié cela ! non, elle n’avait oublié ni une seule de ses paroles, ni le son de sa voix, ni l’expression de son regard, alors qu’assis dans le salon de son père, il avait paru avoir à peine la force de lui conter ses chagrins. Elle ne pouvait oublier l’effort qu’elle avait dû faire pour empêcher que la rougeur ne lui montât au visage et ne trahît son secret, et combien il lui avait été douloureux de subir cette confidence. Elle avait bien souffert, mais elle en était récompensée ! Dans ce temps-là Arthur était venu lui dire qu’il était trop pauvre pour se marier, et, malgré son amour, elle avait été bien près de le mépriser ; mais le temps et le monde l’avaient rendu sage. Le monde qui fait tant d’égoïstes et de calculateurs l’avait rendu plus vaillant de cœur. Maintenant il était digne d’elle, car il ne craignait plus la pauvreté. Ah ! oui, elle était bien récompensée !

Il lui avait donné tout un jour pour répondre, et elle lui en savait bon gré, car elle devait parler de cette offre à sa tante. Quant à la réponse à faire, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute pour Adela. Elle consulterait sa tante, sans contredit, mais elle avait pris sa résolution d’une façon inébranlable. Il n’y avait pas de tante, il n’y avait pas de madame Wilkinson au monde qui pourrait lui dérober son bonheur, maintenant qu’Arthur avait parlé ! Elle ne permettrait à personne de s’interposer entre son dévouement et celui qu’elle aimait.

Ce soir-là, après y avoir longtemps pensé, Adela parla à sa tante, ou plutôt elle lui donna à lire la lettre d’Arthur. La figure de mademoiselle Pénélope s’allongea prodigieusement pendant cette lecture, puis elle dit :

— Huit mille francs ! mais, mon enfant, il ne lui reste que quatre mille francs de rente ?

— Nous ne pourrons pas avoir voiture, ça, c’est certain, ma tante.

— Tu comptes donc accepter ?

— Oui, ma tante.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que ferez-vous quand viendront les enfants ?

— Nous nous en tirerons du mieux que nous pourrons, ma tante.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Et vous aurez toujours sa mère avec vous…

— Dans ce cas-là, nous ne serions pas si gênés. Mais je ne crois pas que ce soit l’idée d’Arthur.

Ce fut là à peu près tout ce que se dirent la tante et la nièce à ce sujet. Dès qu’Adela se trouva seule dans sa chambre, elle écrivit la réponse que voici :


Littlebath, mardi soir.
« Cher Arthur,

« J’ai reçu votre lettre ce matin, mais comme vous avez eu la bonté de me donner tout un jour pour y répondre, j’ai attendu d’être seule pour vous écrire. Ma réponse est bien simple : je prise votre amour plus que tout au monde, et mon cœur tout entier vous appartient. J’espère pour vous que les ennuis dont vous me parlez ne seront pas trop grands et trop nombreux. Quels qu’ils soient, je veux les partager ; si cela m’est possible, je les allégerai.

« J’espère que vous ne trouverez pas que je manque aux convenances de mon sexe si je vous dis que j’ai lu votre chère lettre avec la plus grande joie. Pourquoi ne le dirais-je pas ? nous nous connaissons depuis si longtemps qu’il semble tout naturel que je vous aime. Et je vous aime tendrement, croyez-le, cher Arthur. C’est en remerciant Dieu de ses bontés, du fond de mon cœur, que je mettrai ma main dans la vôtre avec une complète confiance, ne craignant plus rien désormais sur cette terre.

« Cette pauvreté dont vous me parlez, je ne la redoute pas, — du moins pour moi. Ce que je possède est bien peu de chose, je le sais. Je voudrais maintenant, à cause de vous, que cela fût davantage. Mais, non ! Je ne veux rien souhaiter de plus, puisque tant de choses m’ont déjà été données. N’ai-je pas tout au monde puisque j’ai votre amour ?

« J’aime à croire que notre mariage ne causera aucun désagrément à votre mère. Si quelque chose pouvait me rendre malheureuse aujourd’hui, ce serait la pensée que nos projets lui déplaisent. Faites-lui mes plus tendres amitiés et dites-lui que j’espère bien qu’elle me permettra de l’aimer comme une mère.

« J’écrirai bientôt à Mary, mais priez-la de m’écrire la première. Je ne puis pas lui dire combien je suis heureuse jusqu’à ce qu’elle m’ait félicitée.

« Bien entendu, j’ai tout dit à ma tante Pénélope. Elle aussi a fait quelques jérémiades sur notre pauvreté. Je lui ai dit que tout cela c’étaient des croassements de corbeau. Les honnêtes gens ne manquent pas de pain, n’est-il pas vrai, Arthur ? Malgré ses croassements, si vous voulez revenir lundi, ma tante sera très-heureuse de vous voir. Si vous venez, écrivez-moi un petit mot afin que je le sache à l’avance. Je suis si heureuse maintenant qu’il me semble que votre arrivée même ne pourra pas augmenter mon bonheur.

« Dieu vous garde, mon cher, cher, cher Arthur.

« Tout à vous, avec l’affection la plus vraie,
« Adela. »


Je voudrais bien croire que mes lecteurs ne trouvent pas la lettre d’Adela inconvenante. Je crains pourtant que certaines gens ne disent qu’elle était trop hardie. Mais Adela n’avait-elle pas été pleine de réserve et de modestie féminines pendant cinq longues années ? La retenue est chose charmante, sans doute, chez une jeune fille, mais il faut qu’elle soit opportune. Parfois on serait heureux d’en rencontrer davantage ; mais quand le cœur est plein, quand l’heure de parler est venue, quand les circonstances et les bienséances le permettent, alors, dirons-nous, la sincérité et l’honnête franchise valent mieux que la réserve. La lettre d’Adela, écrite sans réflexion, était sincère et honnête ; sa retenue et sa réserve avaient été l’œuvre d’un long et patient effort.

En tout cas, cette lettre satisfit pleinement Arthur. Il la trouva parfaite. Avec elle il se sentait le courage d’affronter sa mère, fût-elle armée de tous les pouvoirs de lord Stapledean.

Toute la famille était à table quand il reçut cette bienheureuse réponse ; il la lut et la passa à sa mère.

— Oh ! je le savais bien. Ce fut la seule remarque de madame Wilkinson en lui rendant sa lettre. Mais la curiosité de ses sœurs l’emporta sur le sentiment de leur dignité.

— C’est une lettre d’Adela ? demanda Mary ; que dit-elle donc ?

— Tu peux la lire, répondit Arthur en lui passant la lettre.

— Je te fais mon compliment bien sincère, dit Mary, — malgré le manque d’argent.

Cette façon d’accueillir la nouvelle de son bonheur parut un peu froide à Arthur, vu que c’était lui qui faisait vivre sa mère et ses sœurs depuis la mort de son père.

— En tout cas, ce n’est pas toi qui souffriras de la gêne ; donc, tu n’as pas à te plaindre, dit-il en sortant de la salle à manger.

Il ne fut plus question de rien jusqu’au soir. Arthur alors, se retrouvant seul avec sa sœur, lui dit :

— Tu lui écriras, n’est-ce pas, Mary ?

— Oui, dit Mary, qui se sentait un peu honteuse.

— Il n’est pas étonnant que ma mère soit fâchée ; la fausse position dans laquelle nous nous trouvons placés l’un et l’autre en est la cause, et c’est ma faute, car je n’aurais pas dû accepter la cure dans de telles conditions.

— Oh ! Arthur, tu ne pouvais pas la refuser !

— Si ; j’aurais dû refuser. Mais je trouve, Mary, que toi et les autres, vous devriez recevoir Adela à bras ouverts. Quelle autre sœur aurais-je pu vous donner que vous auriez mieux aimée ?

— Oh ! sans doute ! ce n’est pas à cause d’elle… nous la préférons à toute autre.

— Alors, dis-le-lui, et ne l’attriste pas en lui parlant de la maison. Jusqu’ici vous n’avez jamais manqué de rien ; ayez donc confiance.

Tout cela, c’était bon avec sa sœur Mary ; mais avec sa mère ce fut plus sérieux. Arthur commença par lui dire qu’il irait à Littlebath le lundi suivant et qu’il reviendrait le mercredi.

— Alors j’irai à Bowes jeudi, dit madame Wilkinson. Comme ce voyage a déjà été fait une fois, nos lecteurs savent que le village de Bowes se trouve à une grande distance de Hurst-Staple. Cependant madame Wilkinson devait tenir parole et aller à Bowes.

— À Bowes ! s’écria Arthur stupéfait.

— Oui, monsieur, j’irai à Bowes, chez lord Stapledean — du moins si vous vous tenez toujours à votre projet de me mettre à la porte de chez moi.

— Je crois, ma mère, qu’il vaut mieux que nous ayons deux ménages séparés.

— Et par conséquent il faut que je déménage pour vous faire place, à vous et à cette petite… vipère, allait-elle dire encore une fois ; mais, ses yeux s’étant arrêtés sur le visage de son fils, elle s’adoucit et dit — cette petite péronnelle !

— Je suis ministre de cette paroisse, et il me semble que je dois vivre dans ce presbytère. Vous, ma mère, vous aurez une bien plus grosse part du revenu.

— C’est bon. N’en parlons plus. Je me mettrai en route pour Bowes jeudi prochain, dit madame Wilkinson.

Arthur ne manqua pas d’écrire « le petit mot » que demandait Adela, mais comme ce petit mot fut trois fois plus long que sa première lettre, nous ne le transcrirons pas ici. Il fit aussi sa visite à Littlebath. Adela se sentit bien heureuse lorsque, appuyée avec confiance sur le bras d’Arthur, elle put se dire qu’il était désormais et pour toujours à son service.

Arthur Wilkinson ne passa pourtant qu’une seule soirée à Littlebath, et il était de retour chez lui à Hurst-Staple avant le départ de sa mère pour le château de Bowes.