Les Bijoux fatals/Chapitre VII

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L’Édition populaire (p. 41-53).

VII.


— J’ai eu le temps, dit-il, de me préparer à l’entretien que je devais avoir avec vous et que je regarde comme la dernière faveur du ciel. Je suis maintenant aussi calme qu’il le faut pour vous raconter l’histoire de mes malheurs. Cette histoire est aussi terrible qu’incroyable. Ayez pitié de moi, et quel que soit l’horreur que puisse vous causer la découverte d’un mystère dont vous ne vous doutez pas, écoutez-moi jusqu’au bout et avec sang-froid. Hélas ! mon pauvre père n’aurait jamais dû quitter Paris, quand je songe aux premières années de notre séjour à Genève. Je vois toujours mon père et ma mère tristes et inconsolables. Je ne comprenais rien alors à la cause de leurs peines, mais plus tard je connus toute l’étendue de leur misère. Mon père, déçu dans toutes ses espérances, brisé par le chagrin, mourut au moment où je venais d’entrer comme apprenti chez un orfèvre. Ma mère ne cessait de parler de vous. À chaque instant elle prenait la résolution de tout vous écrire, puis le courage lui manquait. Quelques mois après la mort de mon père, elle le suivit dans la tombe. Mon maître était un homme exigeant et dur, me traitant avec la plus grande sévérité, bien que je fusse le meilleur de ses ouvriers. Et j’avais d’autant plus à souffrir de son caractère rigide et parfois injuste, que mon habileté surpassa bientôt la sienne. Un jour, un étranger entra dans notre atelier pour acheter quelques bijoux. Ses regards tombèrent sur un beau collier que je venais de finir ; il l’examina et l’admira.

— Jeune homme, dit-il, voilà un travail d’une perfection idéale, et je puis vous affirmer qu’il n’y a pas de meilleur orfèvre que vous, sauf maître René Cardillac, qui est le premier orfèvre du monde. Vous auriez avantage à travailler chez lui, et il ne peut manquer de vous accueillir avec bonheur, car il ne saurait avoir d’ouvrier plus entendu que vous et vous-même ne sauriez trouver un maître plus capable que lui.

Je n’oubliai pas les paroles de cet étranger, j’avais hâte de quitter Genève où tout me répugnait. Je parvins à rompre mon engagement avec mon maître genevois, et j’arrivai à Paris.

René Cardillac me fit un accueil froid et rude, cependant je ne perdis pas courage, car il me promit de m’occuper si peu que ce fût ; il me chargea de faire une petite bague. Quand je la lui rapportai il darda sur moi un regard étincelant qui semblait vouloir fouiller le fond de mon âme.

— Tu es un brave et habile ouvrier, me dit-il ; tu peux entrer chez moi, je t’occuperai dans mon atelier, tu recevras un bon salaire et tu n’auras pas à te plaindre de moi.

Cardillac tint parole, il y avait déjà plusieurs semaines que j’étais chez lui, quand Madelon arriva de la campagne où elle avait passé quelque temps chez une parente de Cardillac.

La première fois que je la vis elle m’apparut comme une vision angélique. Je l’aimai dès ce premier moment comme jamais un homme n’a aimé, et maintenant… Oh ! Madelon.

Olivier s’interrompit, un sanglot étouffa sa voix, il cacha son visage dans ses deux mains et sa poitrine se souleva en soubresauts violents. Enfin surmontant la tristesse qui s’était emparée de lui, il continua :

— Madelon venait fréquemment à l’atelier. Je vis bientôt que mon attachement pour elle avait trouvé un écho dans son cœur. Nous échangions de temps à autre un regard, un serrement de main qui échappait à l’attention de Cardillac. Je n’attendais plus que le moment d’être admis à la maîtrise pour demander la main de Madelon, et les bonnes grâces du père me faisaient espérer que ma démarche ne serait pas repoussée. Un matin, comme j’allais me mettre à la besogne, Cardillac se présenta devant moi, le regard menaçant et plein de colère :

— Sors d’ici, à l’instant même cria-t-il, je n’ai plus besoin de ton aide. Va-t’en, et que je ne te retrouve plus jamais sous mes yeux. Ne me demande pas pourquoi je te renvoie, je n’ai pas d’explications à te donner, mais sache que le fruit auquel tu aspires est trop haut pendu pour toi.

J’allais répondre quand il m’empoigna violemment et me jeta à la porte avec tant de force que j’allai heurter le pavé de ma tête et me blessai grièvement. Outré de cette conduite et souffrant de ma blessure, j’allai trouver un ami qui demeurait au bout du faubourg Saint-Martin et qui m’offrit l’hospitalité, mais je ne pus rester longtemps chez lui. Le même soir j’allai rôder autour de la maison de Cardillac, dans l’espoir que Madelon paraîtrait à sa fenêtre et que je pourrais lui parler. Je roulais dans mon esprit toutes sortes de projets que je voulais lui communiquer. Je ne la vis point et je retournai au même endroit plusieurs nuits de suite. La maison de Cardillac, dans la rue Saint-Nicaise, aboutit à un mur élevé où l’on voit des niches renfermant de vieilles statues à moitié détruites. Une nuit j’étais blotti près d’une de ces niches et je levais les yeux vers les fenêtres de la maison qui donnent sur la cour et dont cette muraille forme la clôture. Tout à coup je remarquai qu’il y avait de la lumière dans l’atelier de Cardillac. Il était minuit. Jamais mon maître n’avait veillé si tard ; il avait, en effet, l’habitude de se coucher à neuf heures. Le cœur me battait, j’avais je ne sais quel sinistre pressentiment, mais je cherchais surtout une occasion de pénétrer dans la maison. Soudain la lumière disparut. Je me reculai dans la niche et me cachai derrière la statue. Mais quelle fut ma terreur lorsque je sentis celle-ci remuer et me repousser comme si elle avait été vivante. Le doute n’était point possible ; à la lueur indécise de la lune je constatai d’une manière évidente que la pierre tournait lentement sur elle-même, et je vis derrière elle sortir une sombre figure qui descendit la rue à pas comptés. Je saisis la statue des deux mains, elle ne bougea plus et resta encastrée dans le mur comme auparavant. Alors, poussé par une puissance intérieure je me glissai derrière le fantôme. Arrivé auprès d’une image de la Vierge, il s’arrête et se retourne, la lampe qui brûle devant l’image éclaire ses traits. C’est Cardillac.

Une indicible frayeur, une horreur secrète s’emparant de moi ; il me semble que je suis sous l’empire d’une hallucination, mais en vain voudrais-je m’y soustraire, une force irrésistible me pousse en avant, il faut que je suive le somnambule, car pour moi mon maître est tel, quoi qu’on ne soit point à une époque de la pleine lune où les gens qui marchent en dormant subissent surtout l’influence de cet astre. Enfin Cardillac s’efface dans l’ombre. Cependant une petite toux qui lui était particulière me donna la certitude qu’il était entré dans l’allée d’une maison.

— Que veut dire ceci et que va-t-il se passer ? me demandai-je avec étonnement.

Et le mieux que je peux, je me range contre les maisons pour me dissimuler. Quelques moments se passent, un homme arrive en chantant et en fredonnant, le panache de son chapeau flotte au vent et ses éperons sonnent sur le pavé. Comme un tigre qui fond sur sa proie, Cardillac s’élance de sa cachette sur le passant qui tombe en râlant. Je pousse un cri d’horreur et je me précipite sur Cardillac. Je le trouve écrasant du genou l’homme étendu à terre.

— Maître Cardillac, que faites-vous ? dis-je, en criant à haute voix.

— Malédiction ! hurle Cardillac.

Et avec la promptitude de l’éclair, il passe devant moi et s’enfonce dans les ténèbres.

Hors de moi, presque incapable de faire un pas, je m’approche du blessé et m’agenouille près de lui. Peut-être, me dis-je, est-il encore temps de le sauver ? Vaine espérance, il ne donne plus aucun signe de vie. Dans ma frayeur, je n’ai pas remarqué que la maréchaussée m’a entouré.

— Encore une victime de ces démons. Eh ! jeune homme, que fais-tu là ? Serais-tu de la bande ? Allons, debout !

On m’arrête ; j’ose à peine protester de mon innocence, et, tout bas, je balbutie que je suis incapable de commettre un crime aussi odieux et que l’on n’a qu’à me laisser en paix. Un des soldats lève sa lanterne pour mieux voir mon visage, et s’écrie en riant :

— Tiens, mais, c’est Olivier Brusson, l’ouvrier bijoutier qui travaille chez notre bon maître Cardillac. Vraiment c’est bien lui qui assassinerait les gens en pleine rue ! Voyez-le donc, a-t-il l’air d’un meurtrier et de ceux qui se lamentent auprès d’un cadavre pour se laisser prendre ? Allons, jeune homme, raconte-nous vite comment tout cela s’est passé ?

— À deux pas, dis-je, un homme s’est jeté sur celui-ci, l’a terrassé, puis à mes cris s’est enfui avec la rapidité de la foudre ; je me suis approché du blessé, pour voir s’il pouvait être sauvé.

— Eh ! non, mon brave garçon, dit l’un de ceux qui avaient relevé le cadavre, il est mort et le poignard l’a frappé au cœur comme toujours.

— Diable ! fit un autre, nous sommes encore arrivés trop tard comme avant-hier.

Puis ils emportèrent le cadavre.

Je ne saurais dire ce que j’éprouvais. Je me tâtai pour savoir si je n’étais pas le jouet d’un mauvais rêve, et vraiment il me semblait que j’allais me réveiller et me persuader que j’avais été tout simplement en proie à une folle hallucination. Cardillac, le père de Madelon, un misérable assassin ! J’étais tombé évanoui sur le perron d’une maison. Peu à peu le jour se leva, et, à ses premières lueurs, je découvris à mes pieds, sur le pavé, un chapeau d’officier richement orné de plumes. Le doute n’était plus possible, c’était là à cette même place que Cardillac avait accompli sa sanglante besogne. Épouvanté, je m’enfuis.

Hors de moi, presque fou, j’étais assis dans ma mansarde, quand la porte s’ouvre. René Cardillac entre.

— Au nom du Christ ! que voulez-vous ? m’écriai-je.

Mais sans faire attention à mon exclamation, il s’avance vers moi, souriant, affable, avec un geste et un air qui m’inspire un nouveau dégoût, il prend une vieille chaise boiteuse et s’assied à côté de moi. En vain j’essaie, de me lever de la couche de paille sur laquelle je m’étais jeté.

— Eh bien, Olivier, me dit-il, j’ai réfléchi. Mon pauvre garçon, je me suis trop pressé de te condamner ma porte, j’ai besoin de toi, je viens de recevoir une commande que je ne puis achever sans ton aide. Voyons, as-tu envie de revenir à l’atelier ? Tu ne dis rien. Je sais que je t’ai froissé, mais je ne te cacherai pas que tes cachotteries avec Madelon m’avaient mis en colère. Cependant tout bien pesé, je me suis dit que tu es habile, laborieux et honnête, et que je ne saurais trouver de meilleur gendre que toi. Viens donc avec moi et tâche de mériter la main de Madelon.

J’avais le cœur serré, Cardillac n’était plus pour moi le même homme que j’avais connu autrefois. Je ne voyais plus en lui qu’un assassin dont la perversité me remplissait d’horreur. Je ne pus lui répondre.

— Tu hésites, reprit-il, d’une voix perçante en clouant sur moi un regard qui m’entrait dans l’âme. Tu hésites. Sans doute, tu ne veux pas me suivre aujourd’hui, parce que tu as d’autres projets. Tu t’apprêtais peut-être à te rendre chez Desgrais ou à faire des confidences à d’Argenson ou à La Reynie. Prends garde, jeune homme, que tes griffes que tu veux mettre en mouvement pour perdre les autres, ne te saisissent et ne te déchirent toi-même.

Incapable de contenir plus longtemps mon indignation, je m’écrie :

— J’ai la conscience nette, je n’ai rien à faire avec ceux que vous venez de nommer.

— Sans doute, Olivier, sans doute, répliqua Cardillac, cela te fait honneur de travailler chez moi, le maître le plus renommé de son temps, estimé partout pour son talent, vanté partout pour sa loyauté et sa probité, si bien que toute calomnie dirigée contre lui retomberait sur la tête du calomniateur. Quant à Madelon, je dois t’avouer que si je suis revenu à toi, c’est à elle seule que tu le dois. Elle t’aime sincèrement, ardemment. Dès que tu fus parti, elle se jeta à mes pieds, embrassa mes genoux et déclara en pleurant qu’elle ne pouvait vivre sans toi. Je pensais que cela se passerait, mais elle devint malade, languissante, et quand je l’interrogeais, elle n’avait sur les lèvres qu’un mot : ton nom. Je ne pouvais la laisser plus longtemps s’abandonner au désespoir, hier soir je lui ai dit que je consentais à tout et que je te ramènerais aujourd’hui chez nous, il a suffi de ces paroles pour lui rendre la vie.

Dieu m’est témoin, mademoiselle, continua Brusson, que je ne sais comment tout d’un coup je me retrouvai dans l’atelier de Cardillac. Madelon s’était jetée dans mes bras, en s’écriant avec joie : « Olivier ! mon Olivier, mon bien-aimé ! » Ce jour-là, je jurai par la Vierge et par tous les saints de ne jamais la quitter.

Il s’arrêta, accablé lui-même par les révélations qu’il venait de faire. Mlle de Scudéri non moins épouvantée, s’écria :

— C’est affreux. Quoi, René Cardillac appartenait à cette bande scélérate qui, pendant si longtemps, a changé notre bonne ville de Paris en une caverne de brigands ?

— Que dites-vous, mademoiselle ? interrompit Brusson ; une bande, jamais il n’y a eu de bandes semblables. C’était Cardillac seul, qui avec une vigilance abominable cherchait ses victimes dans toute la ville et les trouvait, et c’est parce qu’il était seul qu’il agissait impunément et rendait si difficile la découverte de l’assassin. Mais je ne suis pas au bout de mon récit et j’ai d’autres secrets à vous dévoiler. Ma position chez mon maître était devenue égale au plus cruel des supplices. Plus d’une fois je me dis que je n’aurais pas dû revenir chez lui, mais le premier pas fait, il m’était impossible de reculer, je ne pouvais m’empêcher de me considérer comme le complice de Cardillac. Un seul sentiment me tenait enchaîné à lui, c’était mon amour pour Madelon. Quand j’étais auprès d’elle, je ne parvenais qu’avec la plus grande peine à lui cacher mes angoisses et mon chagrin. Quand je travaillais dans l’atelier avec le vieillard, je n’osais lever les yeux sur lui.

Je n’osais lui adresser une parole tant j’avais horreur de vivre dans la société d’un homme que tout le monde disait le plus fervent des chrétiens, le plus affectueux des pères et le plus honnête des bourgeois, et qui profitait des ténèbres de la nuit pour se livrer à ses exécrables exploits.

Madelon, dans sa piété filiale, dans sa naïve confiance d’enfant, idolâtrait son père. Une pensée m’angoissait : si un jour l’hypocrite scélérat tombait entre les mains de la justice, quel ne serait point le désespoir de la malheureuse jeune fille quand elle saurait l’affreuse vérité ! Je connaissais depuis longtemps les crimes commis dans Paris et les soldats de la maréchaussée m’en avaient raconté tous les détails, mais j’ignorais encore à quel motif Cardillac obéissait dans l’accomplissement de ses forfaits. Je ne tardai pas à en avoir l’explication.

Un jour, Cardillac jeta brusquement au loin les bijoux qu’il montait, dont les perles et les pierreries roulèrent dans l’atelier, et se levant :

— Olivier, me dit-il, je veux que cela cesse ; notre position réciproque est insupportable ; ce que j’ai caché si longtemps en dépit des stratagèmes de Desgrais et de ses acolytes, le hasard te l’a fait découvrir ; tu m’as surpris dans l’œuvre nocturne, à laquelle me condamne ma mauvaise étoile. Je ne puis le nier, mais ce fut ta mauvaise étoile à toi-même qui te poussa cette nuit-là sur mes pas. Ce fut elle qui m’empêcha de te remarquer, moi qui vois clair dans les ténèbres comme le tigre, et qui entends à la plus grande distance le bourdonnement d’un cousin. C’est ta mauvaise étoile qui t’a fait entrer chez moi et qui t’y a ramené, mon garçon : maintenant dans la situation où tu es vis-à-vis de Madelon, tu ne saurais me trahir, je ne risque donc rien à te faire tout connaître.

— Je ne serai jamais votre complice, infâme hypocrite.

Tel était le cri que je voulais pousser, mais ma gorge se serra et ma langue se paralysa. Je ne pus parvenir à proférer qu’un son inintelligible. Cardillac se rassit et essuya la sueur de son front. Pendant quelque temps il parut recueillir ses souvenirs. Enfin se remettant, il commença :