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Les Blasphèmes/À Maurice Bouchor

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Les Blasphèmes
G. Charpentier et Cie, éditeur (p. 3-9).

A MAURICE BOUCHOR



Mon cher Maurice,

Je te dédie ce livre des Blasphèmes, d’abord parce que tu es mon ami, et, en second lieu, parce que tu comptes parmi les rares esprits capables de le comprendre pleinement, même sans le goûter.

A part, en effet, quelques vastes et impartiales raisons qui le pourront digérer dans son ensemble, je ne sais guère, ou plutôt je ne sais que trop, comment il sera supporté par la plupart des lecteurs. Je doute que beaucoup de gens aient le courage de suivre anneau par anneau, la chaîne logique de ces poèmes, pour arriver aux implacables conclusions qui en sont la fin nécessaire. Quand je passe en revue les diverses catégories d’opinions que j’attaque sans quartier, opinions souvent contraires entre elles, mais toutes unies contre moi, je me demande avec inquiétude à qui ma sincérité ne sera pas désagréable.

Avant tout, je vais scandaliser les dévots, les fidèles d’une religion organisée, quelle qu’elle soit, et à leurs yeux je ne commets rien moins qu’un sacrilège en éventrant leurs idoles pour en montrer l’inanité. Derrière eux, s’insurgeront tous les Déistes plus ou moins déguisés, religiosâtres comme les autres sont religieux, adorateurs d’un Être suprême, d’une Conscience universelle, d’un Grand-Tout quelconque, depuis les Libres-Penseurs qui ne se raccrochent qu’à la ridicule trimourti du Vrai, du Beau et du Bien, jusqu’aux Panthéistes qui, à force de souffler dans la baudruche du Dieu impersonnel, la font crever à l’infini.

Malgré leur tolérance, les sceptiques s’irriteront de mes affirmations audacieuses ; et je serai accusé d’impertinente métaphysique par les positivistes, ces ramasseurs de bouts de faits.

Les matérialistes eux-mêmes, ou du moins ceux qui se disent tels et qui sont assez inconséquents pour parler des causes et des lois, me trouveront criminel et dangereux, de remplacer ces causes par des hasards et ces lois par des habitudes.

Les hommes de science ne consentiront jamais à mépriser les formules des découvertes qui font leur gloire et à les considérer comme une pure logomachie.

Les bonnes gens sans prétention philosophique, mais qui se pavanent impérialement dans leur qualité d’homme et qui se donnent de l’encensoir à travers la figure, sous prétexte d’honorer la Raison, ces aimables déificateurs d’eux-mêmes, saigneront des coups que je porte à la suffisance humaine, et se révolteront en me voyant cracher dans leur stupide encensoir.

Les heureux ne me pardonneront pas de constater le néant des choses, ni les malheureux de couper toutes les fleurs de leurs rêves.

Pour m’achever enfin, la tourbe des sots et des hypocrites croira de son devoir de sauver le Droit, la Propriété, la Famille, la Société, la Morale, etc…, et, à la défense de ces conventions dont je ne reconnais point l’absolu, j’entendrai clabauder toutes ces oies du Capitole.

En vérité, tu le vois, mon cher ami, pour avoir été franc avec tout le monde, je risque fort de ne plaire à personne.

Mais qu’y faire ? Faut-il donc se cantonner éternellement dans ces lâches compromis, dans ces doctrines bâtardes qui n’osent pas suivre toute la pente d’un raisonnement et qui s’arrêtent à moitié chemin, les pieds pris parmi des préjugés qu’on respecte sans y croire ? Faut-il manquer de logique, comme ces dévots qui n’ont pas le courage de se faire martyrs, comme ces faux matérialistes qui honorent la vertu, comme ces incomplets sceptiques qui doutent de tout excepté de leur doute même ? Non. J’ai préféré mener mes prémisses à leurs conclusions. Coûte que coûte, j’ai emboîté le pas à mon athéisme jusqu’au bout. Traquant l’idée de Dieu, je l’ai trouvée entourée d’une forêt d’autres idées adventices dans lesquelles j’ai dû porter la torche et la hache. Je n’ai point hésité. Certes, je l’avoue, je détruisais ainsi non seulement des superstitions grossières et odieuses, mais aussi de douces et belles illusions. A côté des autels abominables, je renversais des croyances souvent consolantes, la confiance dans la Justice, l’appétit de l’Idéal, l’admiration d’un Ordre éternel, et je foulais aux pieds cet unique trésor des misérables, l’espérance d’un avenir meilleur dans une autre vie et même ici-bas. N’importe ! Partout où se cachait l’idée de Dieu, j’allai vers elle pour la tuer. Je poursuivais le monstre sans me laisser effrayer ni attendrir, et c’est ainsi que je l’ai frappé jusque dans ses avatars les plus subtils ou les plus séduisants, j’entends le Concept de Cause, la foi dans une Loi, l’apothéose de la, Science, la religion dernière du Progrès. Voilà ce que j’ai fait, et, quelle qu’en doive être l’issue, je ne saurais m’en repentir.

Maintenant, que je sois jugé à tort et à travers, calomnié, vilipendé, voire persécuté, je n'en fais aucun doute, ni d’ailleurs aucun cas. Je m’attends à tous les malentendus volontaires ou non, et, d’avance, je me croise les bras devant toutes les haines.

Pourtant je ne demeure point sans tristesse en songeant à l’inimitié des gens de bonne foi, qui n’entreront pas en communion avec moi simplement par impuissance. Hélas ! même parmi ceux qui me loueront, combien dénatureront mes idées en les accommodant à leurs partis pris ! Même parmi ceux qui m’aimeront, combien peu oseront me suivre jusqu’au bas de cet escalier vertigineux qui conduit à l’épouvantable et serein nihilisme !


Mais il en faut faire son deuil ! Après tout, je ne cherche pas ma joie dans le suffrage des timides ni des débiles ; je la puise à la certitude d’avoir dit pleinement ce que j’avais dans la tête. Somme toute, je suis allé plus loin qu’on ne le fit jamais dans la franche expression de l’hypothèse matérialiste ; j’ai poussé à sa formule extrême cette théorie du monde sans Dieu, que personne n’a le courage d’étaler et que tous mettent secrètement en pratique ; je crois avoir dit le dernier mot de l’athée, véritable ; je suis descendu au fIn fond de ma pensée ; et cela suffit à mon orgueil.

Comme, toutefois, on ne jouit absolument de sa pensée qu’à la condition d’être compris, j’ai tâché de rendre la mienne aussi claire que possible, et je lui ai donné tout ce que je possède de passion, de raison, de poésie, tout ce que j’ai acquis de science dans mon métier de dompteur de mots.

J’espère donc, mon cher Maurice, que ce livre est bon ; et c’est avec cet espoir queje t’en offre la dédicace, comme un hommage à ta haute intelligence et comme un témoignage de notre inaltérable amitié.

Jean RICHEPIN.


P.—S. Lorsque je t’écrivis, il y a cinq ans, cette dédicace d’un livre alors inachevé, je me croyais bien sûr de trouver dans ton esprit fraternel un tranquille et doux refuge contre la haine et l’imbécillité des autres. Hélas ! voici qu’aujourd’hui cet asile même est fermé à mon espérance, Pendant que je persévérais dans mes idées, lu modifiais les tiennes. Tu avais subrepticement repris goût au mauvais vin de l’Idéal, des Illusions spiritualistes, de la Foi en l’éternelle Justice. Donc tu me considères maintenant, toi aussi, comme un malheureux aveugle empêtré dans la boue grossière des négations. Tu t’imagines m’avoir laissé en arrière, sans t’apercevoir que je n’ai pas bougé de place, tandis que tu zigzagues autour de moi en trébuchant dans ton ivresse mystique. Soit ! Je ne t’en veux pas. C’est ton sang bleu qui t’est remonté au cerveau, ton sang d’Arya, ton pauvre sang vicié par six mille ans d’hérédité dévotieuse. Tu es redevenu idolâtre comme l’est tout notre vieux monde, en proie aux accidents tertiaires de la religiosité. Tant pis ! Mais ta rechute ne saurait me décourager, ni m’empècher de t’aimer non plus. Seulement, je ne chercherai désormais qu’en moi-même mes templa serena. Je m’envelopperai de plus en plus dans l’orgueilleuse solitude de ma pensée. Je continuerai mon œuvre sans autre désir que de m’y complaire. Cette œuvre, je la roule dans ma tète depuis plus de dix ans, et elle commence à prendre forme sous l’espèce de quatre livres, que je publierai successivement : les Blasphèmes, le Paradis de l'Athée, l'Évangile de l'Antéchrist, les Chansons éternelles. J’essaie d’y établir à ma manière une morale, une métaphysique, une politique et une cosmogonie matérialistes. Aurai-je le loisir de mener à bonne fin cette terrible et chère besogne, au milieu des luttes, des orages, des passions, des aventures, où je laisse hardiment chanter, crier et saigner ma vie ? Je ne sais ; mais, quel que doive être le sort de cette œuvre, je ne puis oublier que je l’ai commencée la main dans la tienne. Souffre donc que je ne retranche rien aux lignes dans lesquelles je t’en offrais la dédicace. Et si tu mérites un châtiment pour la profonde tristesse que me cause ta conversion, puisses-tu le trouver dans la tolérance ironique qui me permet d’inscrire, toujours tendrement, ton nom de catéchumène sur cette Bible de l’Athéisme !

Blackroom, 28 janvier 1884