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Les Blasphèmes/Progrès

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Les Blasphèmes
G. Charpentier et Cie, éditeur (p. 302-309).

III

PROGRÈS

Oui, la croyance aux Dieux subsiste encor, tenace.
On a beau s’en guérir, toujours elle menace
De reparaître, ainsi que les vieux maux secrets.
Voici qu’un Dieu nouveau nous ronge : le Progrès.
Ô mon temps, toi qu’on dit sans foi, toi qui contemples
D’un œil sûr le ciel vide, ô détrousseur de temples,
Brûleur de livres saints, démolisseur d’autels,
Sacrilège hardi qui pris les Immortels
Flamboyants au milieu des foudres usurpées
Et qui crevas le ventre à ce tas de poupées,
Pourquoi donc te voit-on t’agenouiller aussi,
Toi, le vainqueur des Dieux, adorer celui-ci,
Avoir tes dogmes, tes mystères, tes apôtres,
Et ta religion bête comme les autres ?
Le Progrès ! Oui, grand fou, sous ce titre nouveau
C’est toujours Dieu qui vient te hanter le cerveau,
C’est toujours la stérile et dangereuse idée

Dont ton âme d’enfant fut jadis obsédée.
Sans le savoir, tu crois encor. Écoute bien :
Que l’Idole se fige en fétiche nubien,
Qu’elle cherche à cacher sa figure de sphinge
Sous le mufle du bœuf ou le museau du singe
Comme en Égypte, qu’elle arbore noblement
La face humaine ainsi que sous le ciel charmant
De la Grèce et de l’Inde, où la larve maudite
Prend la voluptueuse allure d’Aphrodite
Et l’héroïque aspect du vertueux Brahma,
Qu’elle soit tout le bien et le beau qu’on aima,
Qu’elle revête enfin sa forme la plus belle,
Et, pour toucher à fond le cœur qui se rebelle,
Pour émouvoir ceux-là qu’on ne peut convertir,
Qu’elle apparaisse dans le Dieu pauvre et martyr,
Dans Jésus-Christ, ou bien qu’elle se subtilise,
Se raffine, et devienne, en dernière analyse,
Une abstraction pure, un mot, sous tout cela
Elle est toujours l’Erreur qui nous ensorcela,
La mangeuse d’esprit, l’ennemie éternelle,
La Chimère, l’Idole, et si tu crois en elle,
Si tu suspends ta vie à son œil décevant,
Si tu prends pour quelqu’un ce rien rempli de vent,
Sous son masque d’idée ou son masque de plâtre
Tu crois encore à Dieu : tu n’es qu’un idolâtre.
Le Progrès, c’est la foi dans un but assuré.

Tu marches en disant : « Un jour j’arriverai
« Quelque part ; j’entrevois une halte possible ;
« Je vais comme une flèche en route vers la cible ;
« J’en approche aujourd’hui ; j’y toucherai demain ;
« Et la perfection est au bout du chemin. »
Mais alors il te faut une Loi nécessaire,
Un Ordre par lequel le monde se resserre
Pour s’absorber ainsi qu’une sphère en un point ;
Et ce centre, tu le sais bien, n’existe point
Sinon au sein d’un Dieu que l’esprit imagine,
En qui tout a sa fin comme son origine.
Tu peux l’appeler Force ou Nature, à ton gré,
Et voiler sous des mots obscurs chaque degré
Que tu gravis vers lui, lâche. Je te défie
De le noyer aux flots de ta philosophie.
Quand tu l’auras nommé comme tu l’as voulu,
Il restera toujours l’Infini, l’Absolu.
Tu ne le perdras pas dans ces métempsychoses :
C’est la Cause première où remontent les causes.
Les Causes et les Lois te tiennent prisonnier.
Les Causes et les Lois, c’est ce qu’il faut nier,
Si tu ne veux pas croire en Dieu. Prends pour principe
Que tout ordre, une fois qu’on l’admet, participe
À prouver Dieu. Dès lors sache voir l’Univers
Autrement que comme un poème dont les vers
Sont écrits par quelqu’un pour dire quelque chose.

Descends au fond de ta négation. Cherche, ose
Formuler ta pensée et choisir le Hasard
Pour unique raison de ce monde sans art.
Ne crains pas d’affirmer qu’avec assez d’étude
On verrait que les Lois ne sont qu’une habitude
Dont l’aspect éternel et la sublimité
Sont un effet d’optique à notre œil limité.
La plus haute des Lois, celle par qui les astres
Nous paraissent régis à l’abri des désastres,
Ne dure qu’un moment sans doute dans le cours
Du temps sans borne ; nous, dont mille ans sont plus courts
Qu’un éclair, nous avons pour la croire infinie
Notre brièveté qui fait son harmonie.
Mais je conçois sans peine, en quelque autre moment
Du Monde, que le Monde ait pu vivre autrement.
Ainsi je m’imagine une habitude inverse,
Les choses en tous sens fuyant à la traverse,
Se dispersant au lieu de s’attirer. Les corps
N’existent plus ; le ciel a changé de décors ;
La lumière s’éteint et la chaleur s’arrête ;
Rien ne peut s’attarder sous la forme concrète ;
Tout s’éloigne de tout et va se divisant ;
Et le Monde ordonné qui fleurit à présent,
Les soleils blancs, les bleus, les rouges et les jaunes,
Tous ces incendieurs flamboyants sur leurs trônes,
Tous ces victorieux drapés dans leurs habits

Tissus de diamants, de saphirs, de rubis,
Tous ces rois dont les rais comme des baïonnettes
Ensanglantent le ventre arrondi des planètes,
Tous ces grands créateurs des éléments divers
Et des forces d’où naît et vit notre univers,
Tout cela cesse d’être encor possible ; l’âme
De cet autre univers nouveau n’est plus la flamme
Qui fond et réunit les atomes épars ;
Maintenant, c’est la nuit, la nuit de toutes parts
S’épaississant tandis qu’à travers l’étendue
Les choses sont en proie à la fuite éperdue,
Les atomes épars évitant le baiser
Par qui leur être joint pourrait s’organiser ;
Dans cette nuit sans fond tout cherche à se dissoudre,
Et le monde n’est plus qu’un tourbillon de poudre.
Eh bien ! dans cet état de choses différent
Que deviennent nos lois ? Quel principe les rend
Nécessaires ? Vraiment il faut n’être pas sage
Pour n’y point reconnaître un aspect de passage,
Et pour trouver un ordre immuable, absolu,
Ayant l’air d’un plan fait et d’un décret voulu,
Dans ce concours fortuit de rapports éphémères.
Non, les effets n’ont pas dans les causes des mères
Qu’un souffle intelligent féconde. L’appareil
Des Causes et des Lois qu’on croit voir est pareil
Aux châteaux merveilleux, aux Babels colossales,

Avec leurs murs, leurs tours, leurs dômes et leurs salles,
Qu’on admire au soleil couchant dans les vapeurs,
Et dont l’architecture et les trésors trompeurs
Ne sont pas dans le ciel, mais bien dans nos pensées.
Non, la Vie et la Force au hasard dispensées
N’ont pas besoin qu’on leur suppose le pouvoir
D’une âme. Ce qui est se meut pour se mouvoir.
Mais la marche est sans but ; personne ne la mène.
Tout change, tout devient, car tout est phénomène,
Les Causes et les Lois comme le reste. Au fond,
Sous le cours fugitif des êtres qui se font
Et se défont, sous la figure transitoire
Des rapports exprimés dont les Lois sont l’histoire,
Si quelqu’une paraît vivre éternellement
Et dit : « Je suis la Loi, l’Absolue » elle ment.
Pour faire concorder l’apparence infinie
Du monde, et son aspect momentané qui nie
Cette apparence, il faut en dernier examen
Conclure qu’aujourd’hui, comme hier, comme demain,
Il n’y a que ceci dans le temps et l’espace :
La Matière qui dure et la Forme qui passe.
Ô mon siècle, je sais, tu jettes un coup d’œil
Plein de regrets amers et de larmes de deuil
Sur tes illusions et sur tes découvertes ;
Tu te croyais entré, toutes portes ouvertes,
Au temple défendu d’Isis ; pour une loi

Ou deux dont tu connais la formule et l’emploi,
Pour avoir calculé du fond de ta caverne
La valeur du petit soleil qui nous gouverne,
Pour quelques éléments domptés, tu te sacrais
Vainqueur de la Nature et roi de ses secrets ;
Tu te disais : « Encore un peu de patience !
« Espérons ! l’heure est proche où j’aurai la science
« Complète, où je pourrai faire tout à mon gré
« Et remplacer ce Dieu que j’ai tant dénigré. »
Et voilà que l’on vient t’arracher à tes rêves,
T’affirmer que les Lois éternelles sont brèves,
Et qu’il faut renoncer au fruit de tes travaux
Si longs, à ta foi jeune, à tes espoirs nouveaux ;
On vient souffler sur tes conquêtes merveilleuses
Comme si ces flambeaux n’étaient que des veilleuses ;
On vient effrontément nier tout ton pouvoir,
Te dire que tu crois en Dieu sans le savoir,
Et, pour mettre à néant ta dernière allégresse,
T’enseigner que tout change et que rien ne progresse !
Hélas ! oui, pauvre ami, je ne l’ignore pas,
Le vin de ton erreur a pour toi plus d’appas
Que l’eau claire de ma logique. Tu t’enivres
À l’abreuvoir banal des journaux et des livres
Qui te gonflent avec l’espoir empoisonneur
Que tu vivras demain dans le parfait bonheur.
Ton poète, un écho qui se croit un prophète,

Chante depuis trente ans l’approche de la fête.
Tous, même les plus forts, vous avez hérité
De sa folie. Eh bien ! voici la vérité,
Telle que je la sens, et je la dirai telle :
Si tu veux croire en Dieu, croire en l’âme immortelle,
Si ces faux biens perdus t’inspirent des regrets,
Si tu crains le Néant, alors crois au Progrès ;
Mais au contraire, crois au Hasard qui varie,
À la Matière immense incessamment fleurie
De changements sans fin et sans but, aux effets
Ni pires ni meilleurs et toujours imparfaits,
Crois à cela, si tu te sens fort et de taille
À narguer tous les Dieux et leur livrer bataille,
Si tu n’es plus d’amour céleste infatué,
Si tout respect humain dans ton cœur est tué,
Si tu sais sans pâlir regarder face à face
La Mort comme un néant où tout l’être s’efface,
Si tu réponds de toi jusqu’au dernier moment,
Si tu veux être athée imperturbablement.