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Les Boucaniers/Tome III/VIII

La bibliothèque libre.
L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIIp. 239-267).


VIII

Le Restaurant du sieur Renard.


Quoique l’établissement fondé dans le jardin des Tuileries, avec l’autorisation de la reine-mère régente, par Renard, le laquais et ensuite le valet de chambre de l’évêque de Beauvais, eût perdu en 1695 de sa vogue première, il ne laissait pas d’être encore extrêmement fréquenté par la noblesse et la haute finance.

Seulement, comme en 1695, une dévotion extérieure et d’apparat, était devenue une condition sine qua non de réussite à la cour, les gens de qualité, excepté toutefois les amis de monseigneur le duc de Chartres, prenaient certaines précautions quand le plaisir ou l’intrigue les conduisait à l’établissement de l’ancien valet de chambre de l’évêque de Beauvais.

De Morvan, en arrivant devant la maison où devait se décider, du moins il le pensait, le bonheur où le malheur de sa vie, ne put se défendre d’une vive émotion.

Il allait entrer, lorsque des éclats de rire qui retentirent tout proche de lui, lui firent tourner la tête.

Il vit une femme portant une coiffure haute et à plusieurs étages, l’écharpe à étole, la cravate à la Steinkerke, le corps lacé à la gourgandine, et la jupe de damas en falbalas : plusieurs étourdis l’entouraient et la suivaient.

Quoique cette femme eût le visage entièrement caché par un masque de velours noir, de Morvan comprit à la souplesse de sa marche qu’elle était jeune, et il la supposa jolie.

Malgré le cortège imprévu de jeunes seigneurs que le hasard avait fait à l’inconnue, elle ne paraissait ni troublée ni émue ; elle avait l’air de ne pas s’apercevoir des hommages un peu vifs et légers qui lui étaient adressés.

— Vraiment, ma charmante, disait un des poursuivants, votre façon éclatante d’aller à un rendez-vous, unie au silence modeste que vous gardez, fait de vous à mes yeux une délicieuse énigme ! Qui diable pouvez-vous être ? Une grande dame ? C’est impossible ; vous auriez trop l’habitude de ces sortes d’entreprises pour venir ici en toilette de gala ! Une grisette ? pas davantage ; nos propos vous auraient déjà fait éclater de rire dix fois ou mise sérieusement en colère ! Voyons, belle enfant, cessez de nous intriguer davantage ! Je me nomme le marquis de la Fare, voici de Broglie, Canillac, Nocé, Brancas !… Nous sommes tous gens de discrétion et de galanterie.

L’inconnue, pendant que le marquis de la Fare, l’un des intimes de monseigneur le duc de Chartres, lui parlait ainsi, avait continué de marcher en silence.

À la vue de Morvan elle sortit de l’espèce d’indifférence pleine de mépris qu’elle avait montrée jusqu’alors, et elle parut éprouver un véritable mouvement de joie :

— Monsieur le chevalier, dit-elle en s’avançant vivement vers le gentilhomme, votre bras je vous prie.

Au son de cette voix qui retentit jusqu’au fond de son cœur, de Morvan laissa échapper une exclamation où la colère et le ravissement se mêlaient à doses égales : il venait de reconnaître Nativa.

Quant à de Nocé, Canillac, de Broglie, la Fare, de Brancas, etc., ils comprirent, au regard de défi, regard sublime de fureur et de rage que de Morvan laissa tomber sur eux, qu’au premier mot de leur part, une vaillante épée luirait au soleil.

Comme ils étaient à jeun, qu’un duel dans le jardin des Tuileries eût pu leur valoir des désagréments sérieux, qu’après tout ils se sentaient jusqu’à un certain point dans leur tort et qu’ils ne connaissaient nullement de Morvan, ils s’éloignèrent aussitôt.

Le jeune homme s’était empressé d’offrir à Nativa son bras, que l’émotion faisait trembler.

Précédés par un laquais attaché à l’élablissement, ils franchirent une vingtaine de marches et pénétrèrent dans un petit salon somptueusement et galamment meublé.

— Servez-nous une collation, dit de Morvan.

Cinq minutes plus tard, une table, placée dans une pièce attenante au salon, était couverte de fruits, de sucreries et de vins de liqueurs ; les laquais se retiraient discrètement et la fille du compte de Monterey et de Morvan restaient seuls en présence.

— Monsieur le chevalier, dit Nativa, qui, retirant son masque, montra aux regards éblouis du jeune homme cette souveraine et resplendissante beauté dont le souvenir, si présent qu’il fût à sa mémoire, se trouva dépassé par la réalité, monsieur le chevalier je vous dois avant tout une explication sur ma présence en ce lieu !… Une femme de l’hôtel d’Harcourt, à laquelle j’ai été obligée de me confier, a eu la maladresse de m’indiquer la maison de M. Renard, comme un endroit sûr et commode ; cette femme qui croyait sans doute à un rendez-vous d’amour, m’a exposée à subir les insultes de ces sots étourdis qui heureusement se sont enfuis à votre vue ! Pour comble d’ennui, j’ai été obligée, afin de motiver mon absence aux yeux de mon père, de simuler une visite et de me laisser habiller !… C’est à ce concours de mauvaises petites chances réunies que je dois d’être arrivée d’une façon ridicule dans un endroit suspect.

— Qu’importe l’endroit où vous vous trouvez, mademoiselle, répondit de Morvan, n’êtes-vous pas sous la sauvegarde de mon respect et de mon honneur ?… J’aurais, il est vrai, préféré, non pour moi, mais pour vous, que vous m’eussiez reçu à l’hôtel d’Harcourt…

— Cela m’eût été impossible — dit vivement Nativa. — Mon père, monsieur de Morvan, vous doit la vie ; eh bien, mon père consentirait plutôt à quitter dans les vingt-quatre heures Paris, ou de graves affaires exigent impérieusement sa présence, que de laisser dépasser le seuil de son salon à un Français.

— Et pourquoi cela, mademoiselle ? demanda de Morvan avec surprise.

— Parce que — je regrette vivement, croyez-le, monsieur le chevalier, d’être obligée de prononcer de telles paroles, mais il faut bien cependant que vous connaissiez toute la vérité — parce que mon père éprouve pour les gens de votre nation une aversion profonde, une haine violente, dont rien ne pourrait vous donner une idée.

Quoique de Morvan n’eût jamais encore osé franchir dans ses rêves d’avenir, la distance qui le séparait de Nativa, il y avait cependant au fond de son cœur — heureux privilège de la jeunesse — un vague espoir : cette réponse de l’Espagnole, qui élevait entre elle et lui une nouvelle barrière, lui causa une sensation pénible.

— Comment donc alors, mademoiselle, reprit-il avec découragement, le comte de Monterey a-t-il pu se résoudre à venir en France ?

— La haine de mon père est en ce moment sinon assoupie, au mois dominée par l’accomplissement d’un projet qui l’absorbe…

— Et ce projet, mademoiselle, doit sans doute me rester inconnu ?… Au fait, que suis-je pour vous ? ajouta tristement de Morvan après un court silence, un inconnu que le hasard a placé sur votre chemin, pauvre diable que vous consentez à employer par pitié, au gré de vos caprices, mais que vous repousseriez avec colère le jour où son audace s’élèverait jusqu’à vous demander votre confiance.

— Vous êtes injuste, chevalier. Ma présence en ces lieux dit assez la confiance sans bornes que m’inspire votre loyauté.

— Belle confiance, mademoiselle, s’écria de Morvan avec amertume ; belle confiance, vraiment, qui prouve tout au plus que vous ne me croyez pas un misérable et un infâme !

Le jeune homme qui était assis devant la table sur laquelle on avait servi la collation restée intacte, se leva et se mit à se promener avec agitation dans le petit salon ; bientôt, il parut prendre une résolution et, s’arrêta devant Nativa :

— Mademoiselle, reprit-il d’une voix douloureusement émue, s’il ne s’agissait pour moi que de mourir, je me résignerais sans me plaindre : pas un cri ne trahirait ma souffrance. Mais les tortures que j’éprouve ont atteint un tel degré d’intensité qu’il m’est impossible de les subir plus longtemps en silence. Pardonnez-moi les paroles que je vais prononcer ; mais je veux, il faut que cette entrevue décide de mon sort !

De Morvan s’arrêta un instant : il était facile de deviner à son émotion extrême, qu’une tempête grondait en lui, et que s’il se taisait, c’était parce qu’il eût voulu exprimer en même temps et tout d’une fois les sensations et les idées multiples qui agitaient son cœur et troublaient son cerveau.

Quant à Nativa, froide et impassible, dans son maintien, comme une statue de marbre, elle attendait.

— Mademoiselle, s’écria de Morvan avec une violence contenue, m’aimez-vous !

— Non ! répondit tranquillement Nativa, qui ne parut éprouver ni colère ni étonnement en entendant le jeune homme lui adresser cette question.

— Ah ! vous ne m’aimez pas ! dit de Morvan avec des larmes dans la voix, d’amour, soit ! mais, enfin, ajouta-t-il, se raccrochant, ainsi que fait le naufragé, à la moindre planche que lui offre le hasard, n’éprouvez-vous pas au moins pour moi une véritable amitié ?…

— L’amitié d’une femme espagnole, c’est encore de l’amour ! répondit Nativa avec la même tranquillité qu’elle avait montrée jusqu’alors. Vous avez sauvé la vie de mon père et la mienne : je vous suis reconnaissante : voilà tout !…

— Eh bien ! je préfère cette franchise à l’hypocrisie et au mensonge, s’écria de Morvan en essayant de sourire et de prendre un air dégagé, et ne s’apercevant pas que de grosses larmes coulaient le long de ses joues ; cela me met à mon aise. Voilà une question bien éclaircie ! Au fait, qui sait si votre indifférence à mon égard n’est pas un bonheur pour mon avenir. Oui, je me serais inutilement perdu pour vous ! Tenez, Nativa, le coup a été rude, mais à présent, je vous remercie. Si je vous ai sauvé la vie, je vous dois la raison ; nous sommes quittes ! Voulez-vous que nous prenions un verre de liqueur et que nous mangions un fruit ? Nous causerons de choses indifférentes… des dernières modes, ou des nouvelles de la cour.

De Morvan faisait pitié à voir ; ses efforts pour paraître calme, en comprimant l’expression de son désespoir, augmentaient sa souffrance.

Un moment, il eut peur de devenir fou !

Peut-être le lecteur trouvera-t-il que le jeune gentilhomme manquait de force et de caractère ; qu’il nous permette de lui rappeler que de Morvan n’avait jamais encore aimé, que l’apparition de Nativa, dans son austère solitude, avait été pour lui la révélation enivrante d’un monde vaguement rêvé ; que depuis lors sa passion pour la séduisante Espagnole s’était accrue de tous les sacrifices qu’il lui avait faits, et l’on comprendra alors que l’explosion de cette nature si forte et si longtemps repliée en elle-même fut tellement violente qu’elle atteignit presque jusqu’à la folie.

La prétendue indifférence et la gaîté factice du malheureux jeune homme ne se prolongèrent guère au delà de quelques secondes.

Accablé, vaincu, il laissa bientôt échapper un douloureux sanglot et s’écria d’une voix brisée :

— Une telle trahison récompenser mon dévoûment ! Ah ! c’est affreux ! Je ne crois plus à rien !…

— Chevalier de Morvan, lui dit Nativa avec une singulière douceur, le dépit vous rend injuste. Veuillez, je vous prie, m’écouter, car je désire que vous n’emportiez pas de moi une opinion que je ne mérite pas.

— Il est inutile, mademoiselle, que vous reveniez sur votre aveu ! répondit de Morvan. Ne gâtez pas par un généreux mensonge la précieuse franchise que vous m’avez montrée !… Que puis-je savoir de plus que vous ne m’ayez déjà dit ! Rien ! à moins toutefois que vous ne teniez à m’assurer de votre haine !… Croyez-moi !… brisons là-dessus !…

De Morvan s’arrêta un moment, puis s’adressant de nouveau à la charmante Espagnole :

— Eh bien, expliquez-vous donc, mademoiselle, reprit-il avec une impatience pleine d’anxiété, ne m’avez-vous pas dit que vous aviez à me parler ! je vous écoute !

— Chevalier, reprit Nativa d’un air grave et recueilli, ne m’interrompez pas. L’explication pénible pour moi, que je consens à vous donner, vous prouvera au moins mon estime singulière. Si mon langage vous étonne, sachez que nous autres femmes espagnoles nous ne sommes point, ainsi que les Françaises, élevées dans l’obligation du mensonge, et que nous considérons comme un devoir, lorsque nous nous trouvons dans une circonstance solennelle de notre vie en présence d’un galant homme, d’exprimer franchement et loyalement toute notre pensée.

Nativa, après cette espèce de préambule qui excita au plus haut degré l’intérêt de de Morvan, fit une légère pause, et reprit bientôt d’une voix presque émue :

— Si je vous ai dit, chevalier, que je n’avais pour vous aucun amour, que votre cœur ou votre fierté ne soit pas blessé. Je n’ai plus le droit, je ne puis plus, faites bien attention, je vous en conjure, à la portée de mes paroles, je n’ai plus le droit, je ne puis plus reconnaître aujourd’hui et accepter l’amour d’un homme de cœur, j’en suis indigne !…

— Que dites-vous, s’écria de Morvan en sentant son cœur bondir à se briser dans sa poitrine !

— Je vous ai prié de ne pas m’interrompre, répondit Nativa en regardant avec une compassion qu’elle ne chercha pas à cacher, le pauvre jeune homme prêt à perdre connaissance.

Parfois, il est vrai, pendant ses heures de découragement, de Morvan avait mis en doute l’amour de Nativa pour lui, mais jamais le soupçon qu’un obstacle provenant du passé de la charmante Espagnole pût se dresser entre leurs deux existences ne s’était présenté à son esprit.

Il aurait cru commettre un abominable sacrilège.

Et voilà pourtant que cette jeune fille qu’il avait placée si au dessus de l’humanité venait froidement, tranquillement, lui avouer quelle était un ange déchu ; qu’elle n’avait plus le droit de reconnaître et d’accepter le dévoûment d’un homme de cœur ; qu’elle était indigne de son amour !…

À cette foudroyante révélation, se mêlait encore, pour de Morvan, une souffrance horrible : la jalousie.

Des transports d’une fureur qu’il n’eût pas cru cinq minutes auparavant pouvoir éprouver sans devenir fou, lui montaient au cerveau, et faisaient passer des nuages de sang devant ses yeux.

Il avait presque peur de lui-même.