Les Bourbons d’Espagne sous l’Empire/01

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Les Bourbons d’Espagne sous l’Empire
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 217-248).
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LES


BOURBONS D'ESPAGNE


EN 1807 ET EN 1808.




INVASION DU PORTUGAL




L’alliance conclue à Tilsitt le 7 juillet 1809 était principalement une alliance maritime ; elle avait pour objet précis et limité d’obliger l’Angleterre à répudier ses maximes absolues en matière de navigation et à reconnaître le principe d’une parfaite égalité entre tous les pavillons. Dans la prévision qu’elle refuserait de faire la paix à de telles conditions, la France et la Russie avaient pris l’engagement de forcer toutes les puissances maritimes de l’Europe, toutes, sans exception, à lui fermer leurs ports et leurs marchés et à lui déclarer la guerre. Le récit qu’on va lire est l’histoire des efforts tentés par l’empereur Napoléon pour soumettre au système continental le Portugal et l’Espagne, et les enchaîner sans retour l’un et l’autre à la fortune de sa maison.

Le Portugal était tombé depuis un siècle, par l’incurie de ses maîtres et l’indolence de ses habitans, dans la plus servile dépendance de la puissance anglaise. Le traité de Metween (1703), qui avait fait de la liberté absolue du commerce la base des relations de ces deux états, subsistait encore dans toute sa force. Il n’y a peut-être pas d’exemple plus instructif des effets déplorables que peut produire un tel principe appliqué à des états placés dans des conditions d’industrie et de richesse très inégales. Le Portugal vendait à l’Angleterre ses vins, ses fruits, ses cotons bruts et ses bois précieux. L’Angleterre lui envoyait en retour ses tissus de laine et de coton, ses fers, ses aciers et tous ses objets de luxe. Il n’y avait aucune proportion entre ces échanges. Les produits exotiques du Portugal et de ses colonies ne pouvaient entrer en balance avec la masse innombrable de marchandises fabriquées dont les Anglais inondaient les marchés de Lisbonne et d’Oporto. En l’absence de tarifs protecteurs, l’industrie nationale n’avait pu se développer. Toutes les richesses naturelles des Portugais étaient devenues improductives entre leurs mains incultes, et il en était résulté un appauvrissement graduel du pays. Les Anglais, au contraire, grace à la multiplicité de leurs capitaux et à l’activité de leur génie mercantile, avaient supplanté les Portugais dans l’exploitation du commerce indigène. Lisbonne et Oporto étaient devenues de véritables factoreries anglaises qui avaient fini par absorber presque tous les capitaux du Portugal, en sorte qu’avec les apparences d’un état indépendant, ce royaume était bien réellement descendu à la condition d’une colonie anglaise. L’Angleterre régnait à Lisbonne en maîtresse absolue : elle y régnait par la triple puissance de l’argent, de l’habitude et de sa marine. Tous les Portugais riches et pauvres, habitans des villes et des campagnes, étaient devenus, à des degrés divers, ses tributaires : tous s’étaient pliés, façonnés à sa domination. De temps en temps, leur orgueil stérile s’indignait contre la pesanteur du joug. Il était de bon goût, dans les salons de Lisbonne, d’appeler une occasion et un homme pour s’en affranchir ; mais ces aspirations vers une indépendance impossible s’évaporaient en vaines paroles, et personne ne songeait sérieusement à rompre en visière avec une puissance formidable qui avait saisi dans le vif et qui maîtrisait entièrement tous les intérêts du pays.

Les relations d’affaires des Anglais avec le Portugal, très actives en tous temps, avaient pris, depuis le commencement de la guerre maritime, un développement immense. Ils avaient fait de Lisbonne le principal entrepôt de leurs marchandises dans le midi de l’Europe. Les produits des deux mondes affluaient dans cette capitale ; les quais en étaient encombrés, et les magasins ne suffisaient plus pour les contenir ; il avait fallu construire de vastes hangars pour les recevoir et les abriter. De Lisbonne, ces marchandises se répandaient, par toutes les issues, dans le reste de la Péninsule. La plus grande partie était rechargée sur des navires anglais, transportée sur les côtes d’Espagne et introduite, par l’intermédiaire des contrebandiers, dans l’intérieur de ce royaume. On évaluait à plus de cent cinquante mille balles la masse des cotons bruts qui entraient chaque année dans le Tage ; une certaine quantité, trompant la vigilance de nos douaniers, allait alimenter nos manufactures du Midi.

Un tel état de choses était incompatible avec les dispositions prohibitives que la France et la Russie étaient convenues d’appliquer à tous les ports du continent. Il importait absolument au succès de ces grandes mesures que le Portugal se soumît à la loi commune. Il ne s’agissait de rien moins que d’enlever aux Anglais un marché de quatorze millions d’ames, marché dont ils avaient le monopole depuis plus de cent ans, et qu’ils exploitaient avec une ardeur et une habileté sans exemple.

Mais comment agir sur la cour de Lisbonne ? comment l’arracher des bras de cette puissance, avec laquelle tous ses intérêts étaient aussi étroitement entrelacés ? L’Angleterre n’avait pas seulement dans ses mains presque toute la fortune mobilière du Portugal ; elle disposait, pour la retenir sous sa dépendance, de moyens formidables ; elle avait ses flottes et ses armées. La France était dans des conditions bien différentes. Entre elle et le Portugal, il y a un grand royaume. Pour atteindre le Portugal, pour l’obliger à séparer ses intérêts de ceux de l’Angleterre, il lui fallait absolument le bras de l’Espagne. Ainsi la question était double : la politique portugaise se compliquait de la politique espagnole. Avant d agir sur la cour de Lisbonne, il fallait s’assurer le concours de celle de Madrid.

La politique espagnole avait passé depuis quelques années par des vicissitudes cruelles. Incessamment sollicitée ou menacée par les deux grandes puissances qui, depuis quinze années, se disputaient la suprématie dans les affaires du monde, l’Espagne n’avait pas eu la liberté de se choisir un drapeau. Son intérêt le plus évident eût été de rester neutre au milieu de ce sanglant conflit. Elle aurait trouvé dans la neutralité tout ce qu’elle pouvait désirer, sécurité pour ses colonies, pour sa marine, pour son commerce, et des profits incalculables ; mais les Anglais lui avaient rendu la neutralité impossible. La violence avec laquelle, une première fois après la paix de Bâle, une seconde après la rupture du traité d’Amiens, ils avaient outragé son pavillon, lui avait appris qu’ils aimaient mieux l’avoir pour ennemie que de la laisser s’enrichir à l’ombre d’une fructueuse neutralité. En dépit de ses penchans secrets, qui l’attiraient vers l’Angleterre, elle se vit donc précipitée, par les violences mêmes de cette puissance, dans les bras de la France. Du reste, au point d’abaissement où l’avaient fait descendre l’inquisition, les moines, une dynastie dégénérée et un favori incapable, l’Espagne n’était plus en état de se mesurer avec la France. Dans une guerre avec l’Angleterre, elle n’exposait que ses vaisseaux, son commerce et quelques-unes de ses colonies. Dans une guerre avec son puissant voisin, au contraire, c’était la monarchie prise dans sa masse, c’était l’existence même de son gouvernement qui étaient en péril. Une victoire sur l’Èbre suffisait pour nous ouvrir le cœur du royaume et nous livrer Madrid.

L’Espagne avait donc un intérêt immense, un intérêt de salut à vivre avec nous dans une inaltérable harmonie. C’est ce qu’avait parfaitement compris la cour de Madrid. Voilà pourquoi, malgré bien des dégoûts, elle était restée si long-temps fidèle à l’alliance qui l’enchaînait à nous. Mais enfin elle s’était lassée de porter ce fardeau : elle avait ouvert l’oreille à d’imprudens conseils et dévié de la ligne de conduite qu’elle avait suivie avec tant de constance depuis la paix de Bâle. Bien des causes concoururent à opérer ce funeste changement. La vérité nous oblige à le dire, nos procédés hautains et la dureté de notre langage y ont eu la plus forte part. Napoléon n’avait pas su traiter les Espagnols avec les ménagemens que réclamait cette nation, fière encore et susceptible au milieu de ses misères. En maintes occasions, il l’avait blessée ; il avait exploité en dominateur peu scrupuleux l’incurie de Charles IV et la légèreté du favori. Mesurant ses exigences sur le mépris que lui inspirait le gouvernement espagnol, il l’avait traité moins comme un allié que comme un vassal. Ainsi, en 1801, il l’oblige à lui rétrocéder la Louisiane, et presque aussitôt il vend cette belle possession aux ennemis naturels de l’Espagne, aux Américains du nord, et, par là, il leur livre en quelque sorte le Mexique. Ainsi encore, après la rupture du traité d’Amiens, il impose à son alliée un tribut annuel de 72 millions, bien qu’à la rigueur elle ne fût pas forcée à le payer, l’alliance qui l’attachait à nous étant principalement une alliance maritime. Tant d’exigences avaient enfin révolté le cabinet de Madrid et provoqué de sa part une sourde réaction contre la politique et l’influence françaises. « Était-ce donc ainsi, disait-on, que l’empereur Napoléon récompensait une fidélité qui ne s’était pas démentie un seul jour ? et pourquoi l’Espagne lui sacrifierait-elle ses trésors et son sang ? quel intérêt personnel la poussait à prendre part aux luttes du continent ? que lui importaient, après tout, les destinées de l’Allemagne et de l’Italie ? Dans toute alliance librement contractée, les avantages devaient être réciproques. Ici, nul profit pour l’Espagne, aucune chance d’agrandissement, point de gloire, mais des charges intolérables. » Voilà ce qui se disait dans toute l’Espagne avant la bataille de Trafalgar. Ce grand désastre porta un dernier coup à l’alliance française. Toutes les ames furent contristées, et l’on se prit à maudire une union qui attirait sur la monarchie de telles calamités. Le malheur rend envieux ; on fit des rapprochemens pénibles ; on compara nos prospérités à la détresse de l’Espagne. « La France, dit-on, avait sans doute éprouvé des revers maritimes ; mais l’éclat de ses triomphes sur terre l’avait amplement dédommagée. Quelle gloire n’avait-elle pas acquise ! que de riches provinces n’avait-elle pas ajoutées à son territoire ! quelle prépondérance n’exerçait-elle pas dans tout l’Occident ! Pour l’Espagne, au contraire, nulle compensation. Quels trophées pouvait-elle opposer au deuil de Trafalgar ? quelles conquêtes l’avaient consolée de la perte de ses vaisseaux et de son commerce ? Toutes ses villes maritimes étaient oisives et ruinées, les recettes de la douane taries, les caisses du trésor vides, une partie considérable de son revenu sacrifiée à la cupidité de son alliée, enfin ses colonies livrées sans défense aux attaques des Anglais. Telle était la condition misérable où l’avait réduite l’alliance de la France. » Nos partisans avaient beau répondre qu’en battant tous nos ennemis sur le continent, c’était l’Angleterre que nous avions frappée dans ses alliés, que nous n’avions fait tant de conquêtes en Europe que pour obliger l’ennemi commun à restituer toutes les siennes, que, le but de la guerre étant de faire consacrer l’égalité des droits ainsi que l’indépendance de tous les pavillons, nos succès devaient profiter un jour à l’Espagne comme à nous-mêmes, que ce n’était donc pas le cas pour elle de se décourager, mais bien au contraire de redoubler de confiance dans notre politique et d’énergie dans ses efforts : ce langage ne produisait plus d’impression. Des avantages qui ne se présentaient que dans une perspective éloignée, qu’il fallait acheter par de nouveaux sacrifices, subordonnés d’ailleurs à des chances très incertaines, ne parvenaient plus à convaincre des esprits ulcérés et profondément découragés. À ces griefs généraux venaient se joindre les anxiétés de la famille royale.

Napoléon ne se contentait plus d’humilier les armes de ses ennemis et de les affaiblir ; ses coups portaient plus haut : ils allaient frapper sur leurs trônes les souverains eux-mêmes. Déjà la maison de Naples était tombée pour avoir osé braver sa puissance, et c’était un Bonaparte qui l’avait remplacée. Ferdinand VI était frère de Charles IV. Il n’est point vrai que le roi et la reine d’Espagne aient osé refuser de reconnaître le successeur de Ferdinand ni l’un ni l’autre n’étaient à la hauteur d’un tel courage ; mais ils virent dans la catastrophe de leur frère un sinistre présage du sort réservé à leur branche, et ils en ressentirent une terreur secrète. Dans le même moment où Napoléon transportait sur la tête de Joseph la couronne de Naples, il établissait un autre de ses frères sur le trône des stathouders ; il élevait son beau-frère Murat à la dignité de grand-duc de Berg ; il fondait en Italie des souverainetés pour ses sœurs Pauline et Éliza. Où s’arrêterait cette propagande dynastique, qui avait succédé à la propagande révolutionnaire ? Tous ces attentats successifs aux droits inaliénables des familles souveraines n’indiquaient-ils point de la part de l’empereur un dessein arrêté de renouveler, dans sa sphère d’influence et d’action, le personnel de tous les trônes, et d’y substituer des princes de sa propre famille ? Charles IV et sa race pouvaient-ils espérer d’être ménagés par l’homme qui, depuis trois ans, traitait avec une dureté si impitoyable la maison de Bourbon ? La main qui avait renversé du trône de Naples Ferdinand VI était bien la même qui, deux années auparavant, avait tué le duc d’Enghien. Il y a dans la destinée des fondateurs de dynastie des lois auxquelles il leur est impossible de se soustraire. Tôt ou tard le chef de la France serait fatalement conduit à faire en Espagne ce qu’avait fait Louis XIV ; il chercherait dans l’assimilation des intérêts dynastiques la garantie de l’alliance qui unissait les deux pays et la consolidation de son propre trône. Telles étaient les tristes pensées qui assombrissaient le palais de Madrid, et qui troublaient dans leurs jouissances vulgaires Charles IV, la reine et le prince de la Paix.

Toutes ces causes réunies agirent simultanément sur le gouvernement espagnol, et lui inspirèrent une téméraire et funeste pensée : ce fut de séparer ses intérêts des nôtres et de se jeter dans les bras de nos ennemis. Quelle est l’époque précise où la cour de Madrid commença à nouer avec l’Angleterre et la Russie de secrètes intelligences ? Tout fait présumer que ce fut au mois de juin de l’année 1806, et que les premières ouvertures furent faites par le baron de Strogonoff, ministre de Russie à Madrid. Il est à remarquer qu’elles le furent dans le moment même où les cours de Londres et de Saint-Pétersbourg nous témoignaient le plus d’empressement à conclure la paix. Le Portugal était certainement dans le secret de la trame. Avant de se rendre à Madrid, M. de Strogonoff s’était arrêté quelque temps à Lisbonne, où il avait eu avec le ministre des affaires étrangères, M. d’Araujo, de longs et mystérieux entretiens qui avaient éveillé les soupçons de notre chargé d’affaires, M. de Rayneval. A peine était-il arrivé à Madrid, qu’il était entré en conférences suivies et très intimes avec le prince de la Paix.

Tandis que le favori débattait avec le ministre russe les conditions de sa défection, l’Angleterre intimidait l’Espagne par la vigueur de ses coups. Elle prenait à ses gages le fameux Miranda ; elle lui donnait des instructions et de l’or pour organiser l’insurrection de l’Amérique du Sud, et secondait ses tentatives par le concours de sa marine et de ses soldats. La nouvelle venait d’arriver à Madrid qu’une escadre anglaise avait débarqué des troupes sur la côte de Buenos-Ayres, et que cette ville importante, ainsi que toute la province dont elle est la clé, était ; sur le point de tomber dans leurs mains.

Ainsi, tout agissait à la fois sur le gouvernement espagnol, et la pesanteur de notre joug, et les dangers de la dynastie menacée par l’ambition envahissante des Bonaparte, et les cris du commerce aux abois, et les instances de la coalition, et enfin la crainte, si la lutte maritime se prolongeait, que les populations de l’Amérique du Sud ne se levassent à la voix de l’Angleterre et n’échappassent sans retour au sceptre de l’Espagne. La cour de Madrid n’eut point la force de résister à ce concours inoui de circonstances et de sentimens divers : elle se laissa entraîner, et promit de se déclarer contre la France, aussitôt que cette puissance serait aux prises avec les cours du Nord.

Mais, pour venir se mesurer dans l’arène avec un adversaire aussi formidable que l’empereur Napoléon, il fallait une armée nombreuse, instruite, disciplinée, bien équipée et commandée par, des généraux habiles. Or, tout cela manquait à l’Espagne. Autant par l’effet de la plus déplorable incurie que pour ne point éveiller la défiance de son ombrageux allié, elle avait laissé détendus tous les ressorts de l’administration militaire. Elle ne comptait pas cinquante mille soldats valides, et n’avait de bien armés, de bien équipés, de régulièrement soldés, que les corps d’élite qui formaient la garde royale. Les troupes de ligne étaient dans le plus triste dénûment : les soldats manquaient de chaussures et souvent d’habits ; la solde était arriérée de plusieurs mois ; nulle instruction, et, dans tous les corps, une discipline relâchée. Pour généraux, des hommes énergiques, tenaces comme l’est la race espagnole, mais, sauf de rares exceptions, ignorans et inexpérimentés. La cavalerie n’était pas dans un meilleur état que l’infanterie : la moitié des escadrons était à pied et l’autre avait des chevaux impropres au service de guerre. L’artillerie était à peu près désorganisée. Dans beaucoup de régimens, il n’y avait ni chevaux, ni affûts, ni canons en état de servir. Les places de guerre n’étaient suffisamment ni armées ni approvisionnées, et beaucoup d’entre elles tombaient en ruine. Les finances de l’Espagne étaient dans une situation plus triste encore que son administration militaire. Les deux sources principales de ses revenus, la douane et les produits des mines du Pérou et du Mexique, étaient taries, en sorte que le gouvernement, pour subvenir aux dépenses les plus pressées, était forcé de recourir à des expédieras ruineux. Il avait fini par ne plus payer ses employés : il en était résulté une langueur générale dans tous les services, et, chez la plupart des fonctionnaires, une effroyable vénalité.

Le prince de la Paix s’était donc engagé dans un dédale de difficultés inextricables. Il ne pouvait songer à rompre avec la France sans réorganiser la puissance militaire de l’Espagne, et il fallait qu’il armât sous les yeux de l’homme le plus vigilant, le plus rusé, le plus soupçonneux de l’Europe, sans avoir l’argent nécessaire pour pourvoir à ces grands armemens.

Une flotte anglaise, commandée par l’amiral lord Saint-Vincent, venait d’entrer dans le Tage : elle portait un diplomate anglais, lord Rosselyn. Le but de cette expédition était un mystère pour tout le monde. Le champ restant ouvert aux conjectures, chacun l’expliquait selon ses désirs et ses passions. Il est vraisemblable qu’elle se rattachait à un plan de soulèvement de toute la Péninsule contre la France : telle était notamment l’opinion de notre envoyé à Lisbonne, M. de Rayneval. Quel qu’ait été le motif véritable de l’apparition de lord Saint-Vincent dans le Tage, l’incident vint juste à propos pour servir de prétexte aux armemens qu’on allait entreprendre. Le 3 juillet 1806[1], le prince de la Paix annonça confidentiellement au chargé d’affaires de France que de grandes mesures militaires venaient d’être arrêtées et que le chiffre de l’armée allait être porté à soixante mille hommes. Sans le dire ouvertement, il donna à entendre que ces armemens étaient dirigés contre le Portugal. Un autre jour, c’était le 14 juillet, il confia à M. de Vandeuil qu’il méditait un grand projet contre Gibraltar. « Dans quelque temps, lui dit-il, vous apprendrez que cette place, réputée imprenable, est tombée entre nos mains[2]. » Ces demi-confidences étaient une préparation à une communication bien plus grave. Le 23 septembre, le favori dit à M. de Vandeuil, d’un air à la fois mystérieux et solennel : « La guerre va se rallumer sur le continent. Cette fois la Prusse et le Portugal combattront sous les drapeaux de la Russie et de l’Angleterre. J’attends la décision de l’empereur. Tous mes vœux sont pour une rupture complète avec la cour de Lisbonne. Il importe de mettre le temps à profit, pour mieux nous assurer la première compensation par laquelle le continent devra balancer les avantages que cherche à se procurer l’Angleterre. »

Cependant la France s’étonne de cette brusque prise d’armes ; elle ne répond point aux belliqueuses ouvertures du prince de la Paix ; elle écoute, elle observe et s’efforce de pénétrer les mobiles secrets qui font agir le cabinet de Madrid. Cette attitude froide et silencieuse embarrasse le prince. Le 2 octobre, il annonce à M. de Vandeuil que sa résolution est prise. « Toutes les armées de l’Espagne, lui dit-il, vont marcher contre le Portugal ; nous sommes décidés à faire la enquête de ce royaume. » Puis, il s’étonne du silence de l’empereur ; il se lamente sur tant de jours perdus. « Mais tout, ajoute-t-il, peut se réparer encore. » Enfin il déclare que ce ne sont pas soixante mille, mais quatre-vingt mille hommes que le roi a résolu de mobiliser. Aussitôt le cri de guerre retentit dans toutes les familles. Partout on lève des hommes, on achète des chevaux et l’on forge des armes. Tous les officiers et soldats en congé rejoignent leurs corps respectifs. Les colonels de milice sont invités à se trouver le 20 octobre dans leurs arrondissemens respectifs, pour y attendre les ordres du généralissime. On ne sait pas encore avec quelle puissance on va se battre, si c’est au nord, si c’est au midi ; si c’est contre la France ou contre le Portugal ; on ne sait qu’une chose, c’est que le gouvernement se prépare à la guerre, et la nation, heures de le voir sortir enfin de sa longue apathie, semble toute disposée à le seconder.

Au fond, cependant, tout ce mouvement belliqueux n’était qu’à la surface, et ce n’était point là le réveil d’un peuple fier et énergique. « La tristesse est portée à son comble, écrivait, le 2 octobre, M. de Vandeuil. On vient de recevoir la nouvelle que Buénos-Ayres est tombée dans les mains des Anglais… Il échappe au prince de la Paix des traits de jactance qui sont pitoyables. On parle de mobiliser une armée et l’on n’a rien de prêt ; on parle de conquêtes et on n’a pas même un plan raisonnable de défense. On éprouve d’inconcevables embarras dès qu’il faut pourvoir aux plus petites dépenses. Le prince de la Paix ne sait exactement ni ce qu’il peut, ni ce qu’il veut. Son agitation et ses idées ne sont pas d’un homme calme et encore moins d’un homme capable. »

Le 14 octobre parut une proclamation qui portait la date du 5 octobre et qui appelait aux armes la nation tout entière. Ce n’est point le roi, c’est le favori qui s’adresse aux Espagnols. Son langage est vague et obscur. Il sollicite des sacrifices : il demande des chevaux à l’Andalousie et à l’Estramadure, des hommes de l’argent, du dévouement à tout le royaume. Il annonce la guerre comme prochaine ; il montre l’ennemi menaçant, et cet ennemi, il ne le nomme point. Le jour même où cette proclamation énigmatique était publiée, la Prusse succombait à Iéna. Le lendemain 15, des circulaires laissèrent entrevoir les intentions du gouvernement : il invitait les intendans des provinces, les évêques, les capitaines-généraux, les corrégidors, à stimuler l’ardeur de la noblesse, car, disait-il, il y va de ses privilèges et de ceux de la couronne. A la lecture de la proclamation et des circulaires, la surprise et l’émotion furent générales. On en pesait avec soin tous les mots ; on s’efforçait de découvrir, sous le voile de l’expression, la pensée secrète du favori. Les émissaires de ce prince affectaient de dire bien haut et partout qu’elles avaient été publiées en haine de l’Angleterre, et que c’était contre le Portugal que l’Espagne allait porter ses armes ; mais l’opinion publique ne fut pas dupe de cette fausse interprétation : tout ce qui, à Madrid, était doué de quelque sagacité soupçonna la cour de s’être entendue avec la coalition et d’armer contre la France. M. de Vandeuil, fort jeune alors, était seul dans l’ignorance de ce qui se passait. Il s était laissé abuser par le langage artificieux du prince de la Paix, et, dans l’innocence de ses pensées, il croyait très sincèrement à un projet de guerre contre le Portugal. Ce n’est que lorsqu’il vit tout le monde, autour de lui, persuadé que le prince nous trahissait, qu’il commença à avoir des doutes. Il alla aux enquêtes, et il apprit que le favori passait une partie de ses nuits à conférer mystérieusement avec le ministre de Russie, M. de Strogonoff, et le ministre de Prusse, M. Henry. Plein d’anxiété, il alla trouver le prince de la Paix, et lui demanda des explications sur sa conduite. Le favori témoigna une grande surprise de la démarche de M. de Vandeuil, et se plaignit, avec une expression de douleur étudiée, d’être en butte aux calomnies du parti anglais ; « mais, dit-il, je me sens le courage de les mépriser. L’empereur est personnellement instruit des motifs qui m’ont fait entreprendre la réorganisation de l’armée : je ne dois la force avec laquelle je brave tous an es ennemis qu’à l’amitié et à la protection de ce grand homme. »

Tel était l’état des choses à Madrid, lorsqu’on y apprit la bataille d’Iéna et la complète destruction de l’armée prussienne. L’émotion produite par cette grande nouvelle ne saurait se décrire. La nation, espagnole fut saisie d’admiration ; elle oublia ses propres misères pour applaudir à ces nouveaux prodiges accomplis par le génie de l’empereur et l’héroïsme de ses soldats. Il en fut tout autrement à la cour. Comment peindre sa confusion, sa terreur ? Elle fut atterrée : le vertige la prit ; aussi folle dans la peur qu’elle s’était montrée étourdie dans ses armemens, elle se rejeta brusquement en arrière, contremanda toutes les levées d’hommes et de chevaux, et n’eut plus qu’une pensée, celle de se faire pardonner, à force d’humilité, de mensonges et d’adulations, un caprice d’énergie et d’indépendance. Le prince de la Paix ; accourt chez M. de Vandeuil, le visage radieux, les manières empressées, la parole abondante et chaleureuse. Il l’accable de ses félicitations ; il glorifie le vainqueur d’Iéna ; il épuise pour encenser le héros du siècle toutes les formes du langage adulateur.

Le roi eut plus de dignité. Peu de jours après l’arrivée des nouvelles de Prusse, il y eut réception à la cour : on y courut en foule. M. de Vandeuil s’était attendu à recevoir du roi des témoignes publics de sa satisfaction, et il l’avait annoncé à son gouvernement[3]. Au moment où il s’approcha de Charles IV, tous les yeux se portèrent sur ce prince : on était impatient de savoir ce qu’il allait dire au représentant de l’empereur ; mais le roi ne se sentit pas le courage de féliciter de ses succès un souverain dont il méditait, peu de jours auparavant, de trahir la cause. Il n’adressa pas une parole à M. de Vandeuil, qui se retira, surpris et presque confus, ne sachant comment accorder un accueil si froid de la part du souverain avec les protestations si chaleureuses de son premier ministre.

Il s’agissait d’expliquer la suspension soudaine des armemens naguère ordonnés avec tant de fracas. On avait montré une telle ardeur guerrière, une si vive impatience de fondre sur le Portugal, que reculer maintenant, retomber dans la somnolence accoutumée, c’était à la fois se couvrir de ridicule et justifier tous les soupçons. L’embarras du favori était extrême. Il allégua d’abord la détresse des finances. « Le trésor public est aux abois, dit-il à M. de Vandeuil. Si le pape n’accorde pas les bulles nécessaires pour procéder à la vente de la moitié des biens du clergé, il sera impossible au gouvernement de soutenir l’état des dépenses actuelles et de compléter les armemens. Puis il se plaignit de la tiédeur du public, de la répugnance que montraient plusieurs provinces, notamment Valence et la Catalogne, à faire des sacrifices. Enfin, baissant la voix comme s’il confiait un grand secret, il déplora amèrement que l’âge et les préjugés du roi missent obstacle à l’accomplissement des promesses qui nous avaient été faites, notamment en ce qui touchait la réorganisation de l’armée[4]. »

Il n’y a pas de termes assez sévères pour caractériser la conduite tenue en 1806 par le prince de la Paix. Ce ne sont plus là de simples erreurs comme tous les hommes sont exposés à en commettre : ce sont des fautes qui laissent après elles des traces profondes et ineffaçables, de ces fautes qui perdent les dynasties et les peuples, et qui appellent sur leurs auteurs les flétrissures de l’histoire.

La cour de Madrid avait le choix entre deux systèmes : d’un côté, fidélité scrupuleuse à l’alliance de la France ; de l’autre, rupture et guerre avec cette même puissance. Nous croyons fermement que, dans les conditions où se trouvait l’Espagne en 1806, le plus sage encore pour elle était de s’identifier sans réserve avec la politique de la France, de prévenir, par l’ardeur et la franchise de son dévouement, jusqu’à l’ombre d’un soupçon dans l’esprit de son redoutable allié. Napoléon, une fois bien convaincu que les princes d’Espagne avaient pour jamais séparé leurs intérêts des Bourbons de France et de Naples, eût probablement laissé Charles IV finir tranquillement ses jours sur le trône. Sa position était compliquée d’assez grandes difficultés sans aller s’en créer gratuitement de nouvelles en attaquant traîtreusement les droits d’un souverain dévoué et soumis à toutes ses volontés. Cependant nous ne nous expliquons que trop les soupçons, les anxiétés des princes d’Espagne après l’événement tragique de Vincennes et la catastrophe de la maison de Naples : nous concevons leur désir, leur impatience de s’assurer des garanties contre le danger éventuel d’une spoliation dans la protection de l’Angleterre ; mais c’était là un parti violent, extrême, désespéré en quelque sorte, et ils n’auraient dû s’y engager qu’avec des précautions infinies. La prudence la plus vulgaire leur commandait d’attendre, pour se livrer à des armemens offensifs, le résultat des premiers chocs entre la France et la Prusse. Ce n’était pas en quatre mois que l’Espagne pouvait se flatter de réorganiser ses forces militaires, et l’issue de la grande lutte qu’elle se préparait à soutenir ne dépendait pas de quelques milliers d’hommes de plus ou de moins qu’elle pourrait jeter sur nos provinces du midi. Elle était dans une condition exceptionnelle ; elle ne pouvait rien risquer ; elle ne devait jouer qu’à coup sûr. Jusqu’au moment où elle croirait pouvoir se démasquer sans danger, il fallait qu’elle enveloppât ses desseins du plus profond mystère. La bataille d’Iéna l’eût trouvée pure de toutes fautes, au moins apparentes, vis-à-vis de la France. Elle n’aurait eu à se faire pardonner ni un mot, ni un acte douteux, et Napoléon, n’ayant rien soupçonné, n’aurait point eu à punir. Le pire de tous les partis pour l’Espagne était de n’être ni alliée sincère, ni loyale ennemie, de donner dans l’ombre la main aux cours coalisées, quand elle nous croyait menacés, et puis, au bruit de nos victoires, de retomber, humble et tremblante, à nos pieds ; c’était surtout de rester désarmée, impuissante, sous le coup de nos légitimes ressentimens.

Napoléon ne pouvait demeurer un seul jour incertain sur les dispositions de cette couronne. Engagé dans une lutte opiniâtre et indéfinie avec l’Angleterre et les puissances du Nord, forcé d’avoir les yeux sans cesse ouverts sur leurs intrigues et ses armées toujours prêtes à déjouer leurs desseins, il ne pouvait pas laisser derrière lui l’Espagne, douteuse et désaffectionnée. Il fallait qu’en tous temps, en toute situation, puissant ou affaibli, victorieux ou vaincu, entraîné dans les hasards d’une entreprise lointaine ou réduit à disputer à l’Europe conjurée la barrière du Rhin ou les rochers des Alpes, il fallait qu’il pût compter sans réserve sur la fidélité de son allié. Sa position le rendait naturellement très défiant, très soupçonneux ; il devait l’être surtout à l’égard des princes d’Espagne, car ils étaient d’un sang ennemi de sa maison. Si l’audace et la haine l’avaient emporté chez eux sur toutes considérations de prudence humaine, s’ils avaient manifestement trahi sa cause un seul jour, il n’y avait pas à revenir sur leurs pas. C’en était fait ; ils étaient compromis sans retour. Leurs torts étaient de ceux pour lesquels il n’y a point de pardon. Il ne leur restait plus qu’à se jeter sur la France avec furie et à partager les destinées de l’Angleterre, de la Prusse et de la Russie. Ils suivirent une conduite tout opposée : ils crurent qu’à force de s’abaisser, ils rachèteraient leur infidélité. Ils ne firent que nous apprendre que leur faiblesse égalait leur perfidie et que vis-à-vis de tels hommes nous pouvions tout oser.

C’est à Berlin, dans le palais de son ennemi vaincu, que l’empereur reçut l’étrange proclamation du prince de la Paix. Elle lui inspira d’abord plus de surprise que de colère. Il eut peine à comprendre que l’Espagne fût assez folle pour se lever contre lui avant de savoir s’il était vainqueur ou vaincu. Il eut des doutes pourtant ; mais il attendit, pour les éclaircir, des informations plus précises. Bientôt elles lui vinrent de toutes parts, de Lisbonne, de Madrid, de toutes les villes maritimes de l’Espagne. A la nouvelle des derniers succès obtenus par nos armes en Allemagne, la panique s’empara de la cour de Lisbonne ; elle eut peur de se trouver compromise par les fautes du prince de la Paix, et son premier mouvement fut de repousser toute solidarité avec la politique du favori. Elle alla jusqu’à lui prêter une pensée infernale, celle d’expier un moment d’infidélité à l’égard de la France, en exécutant un projet qu’elle n’avait mis en avant que pour motiver ses armemens, c’est-à-dire en attaquant effectivement le Portugal avec toutes ses forces. M. d’Araujo s’en expliqua nettement avec M. de Rayneval. « C’était bien contre la France, lui dit-il, qu’était dirigée la proclamation du 5 octobre ; mais, intimidé par vos succès en Prusse, sans doute, le prince de la Paix cherchera à donner aux expressions vagues et obscures de sa proclamation une signification différente de celles qu’elles ont réellement : il indiquera le Portugal comme l’ennemi auquel il a fait allusion ; il armera contre nous. En présence d’un tel danger, nous ne pouvons rester sans défense ; nous allons armer en toute hâte nos places frontières. »

Les dépêches du ministre de Prusse à Madrid, qui tombèrent entre les mains de l’empereur après la bataille d’Iéna, achevèrent de lui dévoiler toute la vérité. Le moment n’était pas encore venu de manifester son ressentiment. Les Russes s’avançaient à grands pas : une longue et rude campagne allait s’ouvrir en Pologne. Il différa donc sa vengeance. Il continua de témoigner à l’Espagne une confiance entière ; il parut convaincu de la loyauté de sa conduite, touché des témoignages de haute admiration que lui prodiguait le favori, et, afin de lui prouver à quel point il prenait au sérieux les protestations de ce prince, il l’invita dans les formes les plus douces, mais en termes cependant qui n’admettaient point de refus, à concourir, par un redoublement d’efforts, au triomphe de la cause commune. Voici ce que, par son ordre, M. de Talleyrand écrivit de Berlin, le 27 novembre, et de Posen, le 15 décembre, à M. de Beauharnais, beau-frère de l’impératrice Joséphine, qui venait d’être envoyé à Madrid en qualité d’ambassadeur

Les levées militaires et tous les préparatifs dont l’Espagne s’occupe sont devenus sans objet. Elle n’est exposée à aucune guerre continentale : la France couvre ses frontières au nord, le Portugal ne la menace point. Il ne faut point appeler l’attention et l’inquiétude publiques sur des dangers qui n’existent pas et qui sont sans vraisemblance.

« C’est à l’état de sa marine que l’Espagne doit donner tous ses soins. L’ennemi ne tentera pas une invasion dans ses provinces maritimes ; mais il arrête ses communications avec ses colonies, il continue de menacer celles-ci, il attaque sur mer son commerce. Voilà les dangers dont l’Espagne doit chercher à se préserver. C’est contre l’Angleterre qu’elle doit tourner tous ses efforts.

« Vous voudrez bien, monsieur l’ambassadeur, faire toutes les démarches nécessaires pour que l’Espagne arrête ses armemens, et vous vous attacherez moins à lui montrer de l’ombrage qu’à lui faire comprendre qu’ils sont inutiles[5].

« L’occupation de Hambourg et des ports du Nord est l’opération qui influera le plus sur la paix maritime, qui obligera le plus les Anglais à renoncer à leur système et à restituer nos colonies. L’empereur renouvelle à sa majesté catholique l’engagement de lui faire rendre toutes les siennes, et, pour lier entre elles toutes les mesures que les deux gouvernemens doivent prendre d’après leurs traités d’alliance, il demande que l’Espagne fournisse quatre mille hommes de cavalerie, dix mille d’infanterie et vingt-cinq pièces de canon attelées, afin de former un corps d’observation du côté du Hanovre et de s’opposer à l’armée anglaise qui voudrait débarquer et forcer le blocus. L’Espagne vient de faire des levées de troupes de terre ; voilà le moment de les employer[6]. »

L’empereur ne se borna pas à exiger un contingent de troupes de terre ; il demanda que l’escadre espagnole, mouillée dans le port de Carthagène et forte de six vaisseaux de ligne, se réunît à la flotte française qui était dans le port de Toulon. C’était autant de gages qu’il voulait avoir entre les mains de la soumission de l’Espagne.

Après la bataille d’Iéna, l’armée victorieuse avait fait un nombre immense de prisonniers. C’était un glorieux fardeau ; mais c’était un fardeau. Napoléon imagina de s’en décharger en partie sur l’Espagne. Il lui fit annoncer l’envoi de vingt-cinq mille Prussiens et demanda qu’ils fussent employés à la police intérieure du royaume.

Enfin, par ses ordres, M. de Beauharnais donna au gouvernement espagnol communication des grandes mesures décrétées à Berlin contre le commerce anglais, et l’invita à les mettre immédiatement en vigueur dans ses ports et sur toutes ses côtes[7].

La cour de Madrid n’était point préparée à tant de demandes faites coup sur coup : elle en fut consternée ; mais elle n’était plus en situation de nous rien refuser. Elle promit les quatorze mille hommes et les vingt-cinq pièces de canon exigées ; elle promit d’envoyer à Toulon l’escadre de Carthagène, elle poussa l’humilité au point de paraître reconnaissante des vingt-cinq mille prisonniers prussiens que la France mettait à sa charge. « C’est un bienfait de plus, dit le prince de la Paix à M. de Vandeuil ; une véritable armée étrangère dont nous serons redevables à la générosité de l’empereur. »

Même empressement à appliquer aux ports du royaume le décret de Berlin. « Ce décret, dit le prince de la Paix à M. de Vandeuil[8], était indispensable contre un ennemi aussi peu scrupuleux que le gouvernement anglais. Il faut des mesures extraordinaires pour terminer une lutte qui ne peut plus l’être par des batailles sur mer. L’Espagne garantit à la France son loyal et énergique concours : elle est liée désormais sans retour à la cause de son puissant allié, car c’est de lui seul qu’elle attend son salut. »

Les actes étaient loin de répondre à ces protestations, et le prince de la Paix se vengeait de ses bassesses officielles en apportant une lenteur calculée dans l’envoi du contingent promis. « Au lieu de quatorze mille hommes, écrivait M. de Beauharnais, le 27 avril 1807, au prince de Talleyrand, le gouvernement espagnol nous en donnera à peine le tiers : il met dans tout cela une mollesse extrême. Il nous est lié par la force ; mais de l’affection, il n’en a pas. J’électrise en vain : il m’est impossible de me faire illusion sur les sentimens de cette cour pour nous. » Enfin cependant, à force d’être sollicitée, pressée, presque menacée par l’ambassadeur de France, le prince de la Paix porta au complet de quatorze mille hommes le contingent exigé. Neuf mille partirent d’Espagne, traversèrent la France et s’acheminèrent sur le Bas-Elbe. Les cinq mille autres, conduits par le général O’Farill, s’y rendirent, de Livourne et de Florence, par les routes du Tyrol et de la Bavière. Le corps tout entier fut placé sous le commandement du général marquis de la Romana, et fit partie de l’armée d’observation que l’empereur avait rassemblée entre l’Elbe et le Wéser.

La bataille d’Eylau soumit à de nouvelles épreuves la cour de Madrid la coalition redoubla d’efforts pour la soulever et l’entraîner. Jamais le baron de Strogonoff ne fut plus assidu auprès du prince de la Paix. Au nom de toutes les cours coalisées, il lui promit, si l’Espagne consentait à se prononcer immédiatement contre la France, la restitution de Gibraltar et une partie du territoire portugais. Il lui montra l’armée française vaincue et abîmée, l’Autriche ébranlée et prête à se déclarer, une armée anglaise sur le point de débarquer à l’embouchure du Wéser, toutes les populations de l’Allemagne ulcérées, frémissantes, et n’attendant que l’apparition des Anglais pour se lever en masse[9]. C’étaient là des offres d’une séduction presque irrésistible ; mais, heureusement pour nous, la cour de Madrid était plus lâche encore qu’elle ne nous détestait, et Napoléon put librement poursuivre ses grandes destinées. Tels étaient ses rapports avec la cour de Madrid au moment où la bataille de Friedland et les traités de Tilsitt le rendirent l’arbitre suprême du continent.

Le moment était venu enfin de jeter le masque. Nous avions perdu du côté de l’Espagne toute sécurité, et elle était devenue un danger permanent suspendu sur nos provinces du midi. Napoléon lui prêtait les plus perfides desseins. Humble et soumise tant qu’il serait fort et redouté, sans doute elle n’attendait que le moment où il serait atteint par quelque grand désastre pour l’attaquer lâchement par derrière et lui porter le dernier coup. Pouvait-il, sans manquer à tous les devoirs de la prudence, lui permettre de suivre plus long-temps les voies tortueuses dans lesquelles s’égarait sa politique ? Non assurément, et l’inexorable fatalité de sa situation qui déjà lui avait fait entreprendre des choses si violentes, l’obligeait encore aujourd’hui à étendre sa main sur l’Espagne et à l’étreindre si fortement, qu’il lui fût à jamais impossible de s’arracher de ses bras.

Le plus pressé en ce moment était d’agir avec vigueur sur la cour de Lisbonne et de la forcer à rompre tous ses liens avec l’Angleterre. L’occasion ne pouvait être mieux choisie pour peser sur l’Espagne et la couvrir de nos armées. M. de Talleyrand écrivit, le 20 juillet, à M. de Beauharnais : « Toutes nos vues doivent se tourner vers le rétablissement de la paix maritime, et l’un des moyens les plus certains d’obliger l’Angleterre à la conclure est de lui fermer les ports du Portugal. Vous voudrez donc bien, monsieur l’ambassadeur, entretenir de ce sujet important M. le prince de la Paix. Vous l’amènerez à signer, au nom de sa cour, une convention secrète qui renfermera les stipulations suivantes

« La France et l’Espagne uniront leurs efforts pour déterminer la cour de Lisbonne à fermer ses ports à l’Angleterre au 1er septembre, s’il est possible. Dans le cas où le Portugal se refuserait à cette mesure, les ministres de France et d’Espagne se retireraient de Lisbonne, et les deux puissances déclareraient la guerre au Portugal. Une armée française de vingt mille hommes, qui sera rendue à Bayonne le 1er septembre, se réunira à l’armée espagnole et marchera contre le Portugal. »

La nouvelle demande de la France causa un grand trouble à la cour de Madrid. Elle apprit à Charles IV et à la reine que leur situation était changée, qu’une ère nouvelle s’ouvrait pour eux, et que c’en était fait de leur repos. Le régent de Portugal avait épousé une de leurs filles. On les forçait à employer contre ce prince la menace ; bientôt on exigerait leur concours pour l’expulser du trône. Jamais avait-on exigé d’un père et d’une mère qu’ils se fissent les instrumens de la ruine de leur enfant ? Mais résister n’était plus possible. Ce qu’ils auraient pu tenter avant la bataille d’Iéna, même, à la rigueur, après celle d’Eylau, ils ne le pouvaient plus aujourd’hui. Leurs fers étaient rivés. Il ne leur restait plus qu’à s’humilier sous la volonté du maître impérieux qui les dominait.

Le 12 août, l’ambassadeur d’Espagne à Lisbonne, le comte de Campo-A.lange et le chargé d’affaires de France, M. de Rayneval, signifièrent au régent que si, au 1er septembre 1807, il n’avait pas déclaré la guerre à l’Angleterre, renvoyé l’ambassadeur de cette puissance, rappelé de Londres son propre ambassadeur, arrêté comme ôtages tous les Anglais et confisqué toutes les marchandises de cette nation qui se trouvaient alors en Portugal, réuni enfin ses escadres aux escadres continentales, il serait considéré comme ayant renoncé à la cause du continent. « Eux, aussitôt, demanderaient leurs passeports ; ils quitteraient Lisbonne, et le Portugal serait en guerre avec la France et l’Espagne. » Les deux puissances appuyèrent par leurs armemens cette note menaçante. D’une part, un corps de trente mille hommes se rassembla en toute hâte à Bayonne, et, de l’autre, toutes les forces disponibles de l’Espagne furent dirigées sur la frontière portugaise.

Le trône de Portugal était alors occupé par un fantôme couronné. La reine Marie était folle, et, depuis l’année 1776, c’était son fils, don Jean, qui, sous le titre de régent, gouvernait à sa place. Ce prince avait toutes les vertus privées. Il était bon, humain, de mœurs austères, et il portait dans toutes ses actions les scrupules d’une conscience rigide ; mais il avait hérité de sa mère une intelligence infirme et reçu l’éducation d’un moine. Bigot et plein de préjugés, il consumait dans de minutieuses pratiques de dévotion les heures qu’il aurait dû consacrer aux affaires publiques. Il était irrésolu et défiant, en sorte qu’il manquait de lumières pour s’éclairer, de volonté pour se décider, et de confiance dans ses ministres pour suivre leurs conseils. Comme tous les hommes bornés et timides, il ressentait un invincible éloignement pour les esprits puissans, énergiques et novateurs. A plusieurs reprises, notamment en 1805 et en 1807, il avait donné des signes d’aliénation. On l’avait vu changer tout à coup les habitudes de sa vie intérieure, s’isoler de sa mère, de sa femme, de ses enfans, qu’il aimait de la plus vive tendresse, négliger toutes les affaires et s’abîmer, pendant des jours entiers, dans une rêverie profonde et solitaire. Son état fut jugé si alarmant, que ses ministres mirent un instant en question s’ils ne lui retireraient pas la régence, et s’ils ne la remettraient pas dans les mains de la princesse sa femme. Tel était l’homme sur lequel reposaient les destinées du Portugal dans une des plus terribles crises qu’ait eu à traverser la maison de Bragance.

Les sommations de la France et de l’Espagne accablèrent de douleur le régent. Napoléon n’exigeait pas seulement qu’il rompît tous ses liens avec la Grande-Bretagne ; il le sommait d’arrêter et de dépouiller de leurs biens cette foule de négocians et de banquiers anglais qui tenaient dans leurs mains tout le commerce du pays. S’il hésitait à se charger de ce rôle odieux, les armées de la France et de l’Espagne allaient fondre sur le royaume. Dès-lors il lui faudrait chercher par-delà l’Océan une sécurité qu’il ne trouverait plus en Europe : horrible situation, digne de toute la pitié de l’histoire, et qu’il n’eût été donné à personne, pas même au plus ferme courage, à l’intelligence la plus souple, de pouvoir dominer.

Le premier mouvement du régent fut de rejeter les demandes de la France et de fuir au Brésil. M. d’Araujo annonça lui-même à M. de Rayneval la détermination du prince : « Vous nous faites, monsieur, lui dit-il le 14 août, des demandes terribles. Son altesse royale ne consentira jamais à faire arrêter les Anglais ni à confisquer leurs propriétés. Si nous avons des griefs contre eux, ils sont trop peu de chose pour justifier une déclaration de guerre, et commencer par une injustice manifeste nous attirerait des représailles funestes. Il faut, dans une aussi grave question, aller droit au fait et ne laisser en arrière aucune pensée. Notre monarchie se compose d’une portion européenne et d’une portion américaine. Il faut perdre une des deux. Le plus sage est de sacrifier la moins avantageuse, celle d’Europe. Après tout, les grandes commotions qui agitent le globe nous l’enlèveraient tôt ou tard. Les condescendances à l’aide desquelles nous tenterions de la sauver ne feraient que nous déshonorer. Notre perte est inévitable ; vouloir lutter serait une folie. La France a bravé et vaincu la Prusse et, la Russie. Quelle résistance pourrait opposer le Portugal, eût-il cinquante mille Anglais pour auxiliaires ? D’ailleurs, le Portugal succomba sous le poids de ses propres vices ; c’est un vieil édifice qu’il vaut mieux laisser tomber en ruines : on ne le sauverait qu’en le refaisant à neuf. Tout cela nous commande de nous ouvrir la route du Brésil. Là, du moins, nous marcherons sur un terrain neuf, et nous resterons maîtres de n’y point laisser entrer des germes de décadence. Nous échapperons à la dépendance de la France et de l’Angleterre, et les chaînes de l’une et de l’autre, de quelque nom qui on les honore, ne sont pourtant que des chaînes. »

Une telle déclaration semblait annoncer que les résolutions du régent étaient arrêtées et irrévocables. Il se ravisa cependant et voulut essayer, sans doute d’après les conseils du cabinet de Londres, si, par une feinte soumission, il ne parviendrait pas à apaiser ou à abuser l’empereur. En conséquence, il prit tous les dehors d’un prince qui s’humiliait devant les volontés de la France. Il promit[10] de séparer sa cause de celle de l’Angleterre ; « il lui déclarerait la guerre, il lui fermerai tous ses ports, et mettrait à la disposition de la France tous ses vaisseaux. » Là s’arrêtait la limite de ses concessions ; il refusa formellement de confisquer les propriétés des Anglais et d’arrêter leurs personnes. « De telles mesures, dit M. d’Araujo dans sa note du 21 septembre, répugnaient trop à l’esprit de justice et de religion de son altesse royale. »

Quand cette note fut envoyée à MM. de Rayneval et de Campo-Alange, le gouvernement portugais avait déjà fait savoir secrètement à tous les négocians anglais établis en Portugal le danger qui les menaçait, et les avait avertis de mettre en sûreté leur personne et leurs propriétés. Plus de trois cents familles anglaises s’embarquèrent aussitôt, et emportèrent avec elles une partie considérable du numéraire en circulation dans le royaume.

Le régent n’ayant point accepté la totalité des conditions imposées par la France, M. de Rayneval annonça que sa mission était terminée et demanda ses passeports ; mais M. d’Araujo le conjura d’attendre au moins la réponse du cabinet français à sa note du 21 septembre. Dans la prévision d’une rupture jugée inévitable, le gouvernement portugais prit diverses mesures de précaution. Il arma et équipa avec une célérité extraordinaire cinq vaisseaux de ligne, et demanda des secours à l’Angleterre. Cette puissance promit d’envoyer au plus tôt dans le Tage une escadre, qui, réunie aux vaisseaux portugais, protégerait, le cas échéant, l’embarquement et la retraite du régent et de sa famille au Brésil.

Napoléon ne se laissa point endormir par la feinte humilité de la cour de Lisbonne. Il blâma sévèrement M. de Rayneval de n’avoir pas insisté, comme le lui commandaient ses instructions, sur la remise immédiate de ses passeports, et ne voulut admettre aucune restriction dans la soumission du régent[11]. Sans précisément exiger que les Anglais qui se trouvaient encore en Portugal fussent individuellement incarcérés, il demanda que, par des mesures de haute surveillance, le gouvernement portugais s’assurât de leurs personnes et rendît impossible leur évasion. Il ne se contenta pas de faire savoir ses volontés à la cour de Lisbonne par l’intermédiaire de son représentant : il les signifia directement lui-même au prince régent et il lui écrivit à cet effet. Les sacrifices demandés au régent dépassaient la mesure des concessions que l’Angleterre l’avait autorisé à faire. Le prince déclara à M. de Rayneval qu’il lui était impossible de déférer à toutes les exigences de l’empereur, que sa conscience répugnait à de telles injustices, que, du reste, il allait assembler son conseil, et qu’il lui ferait connaître ce qui aurait été résolu.

Les ministres furent d’avis que son altesse royale ne pouvait, sans se dégrader, accéder à toutes les demandes de la France. « Nous ne nous dissimulons point les conséquences d’une telle résolution, dit M. d’Araujo à M. de Rayneval ; mais l’honneur et le devoir passent avant tout. Il faut savoir supporter les inconvéniens attachés à une résolution noble, ferme et juste. Après tout, le Brésil est là, et la retraite est encore honorable. » M. de Rayneval réclama de nouveau et reçut cette fois ses passeports. Il partit le 1er octobre et retourna en France en passant par Madrid. L’empereur apprit avec un profond sentiment de joie que son représentant avait enfin quitté Lisbonne. Il était impatient d’une rupture qui lui donnât le droit d’envahir militairement toute la Péninsule et de prendre en main la direction suprême de cette vaste contrée.

Un des plus affligeans spectacles que présente l’histoire, c’est la dégénération lente, mais incessante, qui atteint et rabaisse au-dessous du niveau commun quelques-unes de ces grandes familles qui ont été autrefois l’honneur de leur siècle et de leur pays. Leur décadence se reconnaît à des signes infaillibles. Vainement on cherche dans leurs tristes rejetons ces qualités exquises et vigoureuses, cette noble et féconde essence qui ont illustré leur nom. Tout a disparu : on ne trouve plus que des ames appauvries et énervées, des esprits infirmes, obscurcis par l’ignorance et les préjugés, trop souvent par des vices qui sont la honte de l’humanité. Quand ces êtres dégénérés sont de race royale, ils deviennent des fléaux de Dieu, des causes de révolution, car ils font le malheur des peuples confiés à leur sceptre. Telle était la branche des Bourbons qui occupait en ce moment le trône des Espagnes.

Charles IV avait le cœur loyal et bon. Ses mœurs étaient pures, son jugement sain et droit ; mais il avait l’ame molle et pusillanime et l’esprit paresseux. Penser était pour lui une fatigue, vouloir un effort surnaturel. L’âge et les infirmités venant encore augmenter cet engourdissement moral, il avait fini par n’être plus capable de la moindre application. Sa mauvaise destinée lui donna pour épouse Maria-Luisa, fille du dernier duc de Parme. C’était une de ces femmes que, pour l’honneur de leur sexe, il faudrait condamner, dès leur plus tendre enfance, aux solitudes du cloître. Elle était artificieuse, violente, vindicative, dissolue dans ses mœurs, vulgaire d’esprit comme de cœur et surtout impérieuse. A peine eut-elle vu l’époux auquel elle était destinée, qu’elle se sentit un irrésistible besoin de le dominer. Elle y réussit sans peine. Charles IV était né pour le joug. Bientôt il n’osa plus ni penser, ni agir sans prendre l’avis de la reine, et lui abandonna la direction du gouvernement, trop heureux que la femme qui partageait son trône et son lit voulût bien consentir à le soulager du fardeau des affaires. Dès-lors il se livra exclusivement à sa passion pour la chasse, et y consacra tous les momens qu’il ne donnait point aux pratiques de dévotion.

La reine voulait à tout prix gouverner, et elle ne possédait pas une seule des qualités que suppose une telle ambition. Elle avait l’esprit vif, mordant, mais capricieux, inappliqué, étranger à la science des affaires, et complètement dépourvu d’étendue et d’élévation. A de tels souverains, il fallait absolument un homme qui gouvernât sous leur nom ; cet homme fut Godoy. Le favori fut digne de ses maîtres.

Don Emmanuel Godoy naquit à Badajoz en 1767 d’une famille noble, mais pauvre. La nature ne lui avait départi aucune de ces grandes qualités de l’esprit ou du caractère qui expliquent et justifient les hautes et rapides fortunes ; mais il avait une belle figure, de la souplesse, l’humeur enjouée et facile. Sa beauté fit sa fortune. La reine le distingua dans la foule de ses gardes, l’éleva jusqu’à elle, le présenta au roi comme un jeune homme d’une capacité éminente, le fit entrer au conseil d’état, bientôt après lui confia le poste de ministre des affaires étrangères, et, de faveurs en faveurs, finit par lui livrer, avec son cœur et sa confiance, le gouvernement tout entier de l’état.

Godoy a eu le sort des favoris qui sont tombés sous le poids de la haine publique. Il a été fort calomnié, et l’on a exagéré ses vices comme ses fautes. Il avait des qualités incontestables, l’esprit naturellement juste, lucide, souple, prompt et libre des préjugés de son pays. L’habitude des affaires lui avait donné une assez grande facilité de travail. Son caractère était doux et humain. Les vifs et durables attachemens qu’il a su inspirer attestent qu’il avait une puissance de séduction peu commune. Il avait surtout à un haut degré cette grace, cet entraînement sympathique, qui sont particuliers aux hommes de plaisir. L’Espagne lui doit d’importantes améliorations. Il est le premier ministre espagnol qui ait osé braver la colère du clergé en arrêtant l’envahissement des biens de main-morte, en réfrénant le pouvoir intolérant du tribunal de l’inquisition, enfin en obtenant du saint-siège le droit de séculariser et de vendre une partie des propriétés ecclésiastiques. Plus d’une fois il a conçu de nobles et vastes desseins, tels que la réorganisation des finances de l’Espagne et de son système militaire ; mais pour conduire à fin de telles entreprises, pour triompher des mille obstacles que lui suscitaient les privilèges des nobles, l’esprit de domination du clergé, la timidité du roi et la jalousie ombrageuse de la France, il eût fallu une variété de connaissances, une fécondité et une sûreté d’esprit, une puissance de volonté et d’application qu’il n’a jamais eues. La reine a été son mauvais génie ; il s’est dégradé au contact de cette femme perverse et dissolue. Bientôt se développèrent en lui les plus mauvais penchans, la paresse, la cupidité, l’amour du faste, une ambition extravagante, enfin le goût et l’habitude de la débauche. La dépravation des grands a surtout cela de funeste, qu’elle démoralise tout ce qui les entoure. Les courtisans copièrent à l’envi les vices du favori. Ce fut un nouveau moyen de lui plaire et de pousser leur fortune. Le plus lâche égoïsme prit dans les cœurs la place du devoir ; on ne pensa plus qu’à soi. Tous les ressorts de la puissance publique se détendirent, et le gouvernement, à tous les degrés de la hiérarchie administrative, depuis les ministres jusqu’à ses plus infimes agens, se trouva frappé d’inertie.

La reine et le prince de la Paix, après s’être aimés long-temps, se fatiguèrent l’un de l’autre ; de mutuelles infidélités suivies de scènes orageuses mirent un terme à cette coupable union, et, d’un commun accord, ils volèrent, chacun de son côté, à de nouvelles amours. La reine, une fois lancée dans cette voie de désordres, ne s’arrêta plus. L’âge, au lieu d’éteindre chez elle ces lascives ardeurs, ne fit que les redoubler ; elle finit par aller chercher partout, par accepter de toutes mains les nombreux objets de ses préférences, et le palais des rois d’Espagne se trouva transformé en un lieu de débauches et d’orgies. Les orgies dégénéraient fréquemment en querelles violentes, et trop souvent d’étranges récits vinrent scandaliser les oreilles du peuple de Madrid. Cependant la reine conserva toujours pour Godoy un fonds d’attachement que rien ne put détruire. Il a eu de nombreux successeurs, mais pas un rival. Elle lui revenait toujours. Le favori savait se prêter à des retours de tendresse qui assuraient la durée de son crédit. Après avoir été, pendant tant d’années, l’amant public de sa souveraine, il était devenu le complaisant mystérieux de ses débauches. Chaque jour, il fallait satisfaire à des prodigalités dont il connaissait la source impure. C’était lui qui toujours la tirait d’embarras, lui qui se chargeait de déguiser au roi la véritable cause des dilapidations du trésor public. Il y a peu d’exemples dans l’histoire des derniers siècles qu’une tête couronnée et un favori aient fait un usage plus effroyable de la toute-puissance et gaspillé avec plus d’impudeur les destinées d’une grande et généreuse nation.

Le dévot Charles IV ne soupçonnait rien. Les désordres qui scandalisaient toute l’Espagne, lui seul ne les voyait point. Il admirait dans la reine une mère chaste, quelquefois sévère, mais toujours juste, et, dans l’homme qui avait déshonoré sa couche, le plus grand ministre qu’ait eu la monarchie. Lui aussi, il aimait Godoy ; il lui portait une tendresse de père, et il n’est point de faveurs qu’il ne lui ait prodiguées. On peut dire qu’il l’en accabla. D’abord il le fit duc d’Alcudia, plus tard prince de la Paix. Ce n’était point encore assez ; il l’unit par le sang à la maison royale en lui donnant pour épouse la fille de l’infant don Louis. Godoy était après les souverains, le personnage le plus considérable de l’Espagne. Tous les pouvoirs publics venaient en quelque sorte se concentrer dans ses mains. Il était le véritable maître du royaume, maître détesté, méprisé, avili, mais obéi, courtisé et tout-puissant.

L’empereur, déterminé à subjuguer l’Espagne, allait donc rencontrer sur son chemin un premier obstacle ; c’était le favori. Comment en agirait-il avec ce personnage ? Il n’y avait que deux manières de procéder : il fallait ou l’abattre ou le gagner. L’abattre, c’était la guerre, et la chose que Napoléon redoutait le plus au monde, c’était précisément d’entrer en collision avec le gouvernement espagnol. L’affermissement de sa suprématie sur le continent exigeait qu’il tînt quelque temps encore ses armées réunies et compactes entre l’Elbe et la Vistule. Bien loin d’aller porter la guerre en Espagne, il s’agissait au contraire d’ôter à ce pays la possibilité de la lui faire un jour. A des relations indécises, troublées par de secrètes et mutuelles défiances, il voulait substituer une situation nette, tranchée, permanente, sur laquelle il pût à tout jamais compter. Ainsi l’empereur n’avait qu’un seul parti à prendre : c’était d’abord de gagner le favori, sauf plus tard à le briser, si ses intérêts le lui commandaient.

Le prince de la Paix avait trop abusé de sa fortune pour ne pas avoir un grand nombre d’ennemis. Les faveurs du trône le protégeaient aujourd’hui contre la haine publique ; mais Charles IV était vieux : sa santé fort altérée depuis quelque temps, laissait pressentir une fin prochaine. S’il mourait, quel serait le sort du favori ? Il aurait à rendre un compte terrible au nouveau roi d’abord, et puis à tout ce peuple dont il avait, pendant tant d’années, dirigé les affaires avec une incurie si déplorable Sa chute, il devait s’y attendre, serait aussi rapide, aussi éclatante que l’avait été son élévation, trop heureux si, par un exil volontaire, il parvenait alors à sauver ses richesses et sa tête.

Napoléon entrevit dans cette situation, mélangée de tant de grandeurs et de périls, un moyen infaillible de l’attacher à sa cause. Ses troupes s’avançaient en ce moment sur le Portugal. Bientôt il allait avoir à sa disposition un territoire de deux millions cinq cent mille ames. Il résolut de le diviser en trois parts, d’en ériger une en principauté indépendante et de l’offrir au prince de la Paix. C’était un refuge assuré qu’il lui ouvrirait contre les vicissitudes de l’avenir. Il l’associerait ainsi à sa fortune : d’un ennemi secret, il s’en ferait un allié, un souple instrument de ses desseins. Le favori se laissa prendre à cette amorce. L’idée ne lui vint pas un instant qu’elle pût être un piège tendu à son ambition. Il ajouta la même confiance aux offres de l’empereur qu’il en avait accordé l’année précédente à celles de la coalition. Aveuglé par sa vanité, il crut ses fautes oubliées et pardonnées ; il accepta tout.

L’Espagne était alors représentée à la cour des Tuileries par le prince de Masserano ; mais ce n’était point par ses mains que passaient les affaires les plus secrètes. Le véritable ambassadeur était un personnage obscur, entièrement dévoué au prince de la Paix, qui, sous le voile d’une mission scientifique, l’avait envoyé à Paris pour y défendre ses intérêts particuliers. Cet agent était don Eugenio Isquierdo. C’est lui qui reçut lez premières ouvertures relatives au démembrement du Portugal, qui en informa secrètement le prince de la Paix, et qui fut chargé par lui de discuter les hases du traité de partage. Le prince de Masserano n’en fut instruit qu’après que toutes les conditions en eurent été arrêtées. Le traité fut signé à Fontainebleau le 27 octobre 4807.

Le Portugal était divisé en trois lots. Le premier, formé des provinces d’entre Duero et Minho avec la ville d’Oporto, était donné au jeune roi d’Étrurie en échange de la Toscane, cédée à la France. Ce prince prendrait le titre de roi de la Lusitanie septentrionale. La province des Algarves et l’Alentejo composaient le second lot. Il était donné en toute souveraineté au prince de la Paix, qui prendrait le titre de prince des Algarves. Le nouveau royaume de la Lusitanie et la principauté des Algarves étaient placés sous la protection du roi d’Espagne. A défaut d’héritiers mâles du roi d’Etrurie et du prince des Algarves, le droit d’investiture, en ce qui touchait ces deux souverainetés, revenait à sa majesté catholique, sous la condition de ne les réunir ni sur une seule tête, ni à l’Espagne. Les trois provinces de Tras-os-Montès, de Beira et d’Estramadure, qui formaient le reste du Portugal, demeureraient en séquestre entre les mains de la France jusqu’à la fin de la guerre. Elles pourraient être alors restituées à la maison de Bragance, mais sous la condition que Gibraltar, l’île de la Trinité, ainsi que les autres possessions conquises par l’Angleterre sur l’Espagne depuis le commencement de la guerre, seraient restituées à sa majesté catholique. Les colonies portugaises seraient partagées également entre la France et l’Espagne. Le roi d’Espagne serait proclamé empereur des deux Amériques, et l’empereur des Français prendrait immédiatement possession du royaume d’Étrurie.

Une convention signée ce même jour, 27 octobre, régla le mode d’occupation du Portugal par les forces combinées des deux puissances. Une armée française forte de 28,000 hommes, dont 3,000 de cavalerie, à laquelle viendrait se joindre un corps de 11,000 Espagnols, se dirigerait, à travers l’Espagne sur Lisbonne. L’Espagne s’engageait à prendre possession de la province d’entre Duero et Minho avec 10,000 hommes, et de l’Alentejo et des Algarves avec 6,000. Un second corps d’armée français, fort de 40,000 hommes, se rassemblerait à Bayonne, de manière à se trouver en mesure d’entrer, le 20 novembre, en Espagne, dans le cas où les Anglais opéreraient une descente en Portugal ; mais il était expressément convenu que cette armée ne franchirait les Pyrénées qu’après que les deux gouvernemens se seraient concertés et auraient conclu une nouvelle convention.

L’empereur n’avait pas attendu que le traité de partage eût été signé pour agir contre le Portugal. Le général Junot, qui avait conservé son titre officiel d’ambassadeur de France à la cour de Lisbonne, vint prendre le commandement de l’armée d’invasion, et, le 18 octobre, il commença son mouvement. Il franchit la Bidassoa et se porta vivement par la Navarre et la Castille sur Salamanque. Partout, sur cette longue route, il reçut des populations un accueil amical. A Vittoria, à Burgos, à Valladolid, on lui donna des fêtes. On se pressait en foule autour de ce drapeau français encore entouré d’une auréole de gloire si éclatante et si pure. De son côté, l’Espagne se disposa à appuyer le mouvement de Junot. Le général Taranco, chargé d’occuper les provinces portugaises destinées au roi d’Étrurie, se dirigea, avec quatorze bataillons et six escadrons, de la Corogne sur Oporto. Le général Solano marquis del Socorro pénétra dans les Algarves et l’Alentejo à la tête de huit bataillons, de cinq escadrons et d’une batterie à cheval. Enfin une division espagnole, commandée par le général Caraffa, se réunit à Alcantara, d’où elle devait marcher ensuite, de concert avec l’armée française sur Lisbonne.

Ainsi, le Portugal allait être envahi sur tous les points à la fois, au centre, au nord et au midi. Le gouvernement espagnol avait dû faire des efforts inouis pour se trouver en mesure d’exécuter ses engagemens. Afin de porter à leur complet de guerre les bataillons de l’armée active, il avait été forcé d’affaiblir toutes les garnisons des places du nord, ainsi que les divisions qui formaient le camp de Saint-Roch : il avait pris tout ce qui était disponible, même une partie de la garde royale. — L’armée française franchit en vingt-cinq jours la distance qui sépare Bayonne de Salamanque. Elle arriva dans cette dernière ville le 12 novembre. Elle comptait s’y reposer de ses fatigues : déjà elle avait disposé ses campemens, quand elle reçut l’ordre de poursuivre sa marche.

L’Angleterre avait secrètement autorisé le régent, par un traité qui fut signé le 22 octobre, à séparer ostensiblement sa cause de la sienne et à lui fermer ses ports et ses marchés ; mais elle y avait mis pour conditions que la France et l’Espagne se déclareraient satisfaites, et ne toucheraient point au territoire portugais. Les cours de Lisbonne et de Londres jouèrent avec une dissimulation parfaite leur rôle d’ennemis officiels. Le prince régent déclara solennellement la guerre à l’Angleterre, rappela de Londres son ambassadeur, et fit mettre le séquestre sur toutes les propriétés anglaises qui se trouvaient encore dans le royaume. De son côté, l’ambassadeur anglais, lord Strangfort, simula une grande colère, fit abattre des portes de son hôtel les armes d’Angleterre, demanda avec hauteur ses passeports, et se retira à bord de l’Hybernia ; mais, la nuit, une barque venait silencieusement le chercher et le ramenait à Lisbonne, où il conférait, pendant de longues heures, avec le régent et ses ministres : le matin, avant le jour, la même barque le reconduisait à bord de l’Hybernia.

Pour prix de sa soumission apparente, la cour de Lisbonne nous demanda d’arrêter la marche de nos troupes[12]. L’empereur était persuadé que le régent le trompait ; il fit expédier à Junot l’ordre de précipiter sa marche sur Lisbonne, soit pour la protéger contre les Anglais, dans le cas où le gouvernement portugais leur aurait sérieusement déclaré la guerre, comme il l’affirmait, soit pour occuper militairement cette capitale et en chasser le régent, si, comme tout le faisait croire, il était d’intelligence avec le cabinet de Londres. Il voulait que son armée arrivât comme la foudre, de manière à ne laisser ni au régent, ni aux Anglais, ni aux habitans le temps d’organiser la résistance. Il défendait à Junot de s’arrêter, même pour rassembler des vivres, « vingt mille hommes pouvant, disait-il, vivre partout même dans un désert. »

Le pays situé entre le Tage et le Duero est l’un des plus montagneux et des plus sauvages de la Péninsule. L’Estrella, avec ses pics neigeux et ses nombreux rameaux, se dresse au centre de la Beira, comme pour servir de boulevard aux armées envahissantes de l’Espagne et couvrir Lisbonne. Junot n’avait le choix qu’entre deux routes, l’une, au nord, qui tournait la crête de l’Estrella et passait par Almeyda, Célorico et Thomar ; l’autre, au midi, qui courait sur les flancs escarpés de la montagne, par Alcantara et Abrantès. La première traversait un pays riche, peuplé, où les troupes auraient vécu dans l’abondance ; mais elle était beaucoup plus longue que l’autre. En outre, elle était couverte par la place d’Almeyda, qui nous eût arrêtés quelques jours, et cette perte de temps pouvait nous devenir fatale. La route d’Abrantès avait l’avantage d’être plus directe et de conduire l’armée à Alcantara, où l’attendait la division espagnole du général Caraffa.

Ces considérations maîtrisèrent Junot, et il prit la route d’Abrantès. Les obstacles naturels y étaient semés à chaque pas : ici, des montagnes nues, arides, presque inaccessibles à la cavalerie ; là, des ravins profonds ; presque partout, la stérilité et le désert. Les élémens déchaînés achevèrent de rendre cette route aussi difficile que périlleuse. La pluie tombait en abondance ; les ruisseaux étaient devenus d’impétueux torrens et toutes les rivières étaient débordées. L’armée n’avait eu le temps de rassembler ni magasins ni convois, et elle eut bientôt épuisé tout ce d’elle avait emporté d’Alcantara. Pourtant il fallait vivre. Les soldats étaient réduits à aller chercher leurs subsistances dans les pauvres chaumières clair-semées sur les montagnes ou au fond des vallées. Pendant plusieurs jours, ils ne se nourrirent que d’oignons et de châtaignes. Junot, sachant l’importance d’un jour perdu, ne leur laissa point de repos. Lisbonne devait être le prix moins de leur valeur que de la rapidité de leur course. De là, pour eux, des misères sans nombre. C’étaient, pour la plupart, de jeunes soldats qui n’avaient point encore vu le feu. Les plus faibles ne purent résister à tant de fatigues et succombèrent ; beaucoup restèrent en arrière. L’armée cessa de former une masse compacte et disciplinée, et se fractionna en une multitude de petits détachemens. Les traînards formaient une longue file qui couvrait la route l’espace de plusieurs lieues. Ce n’était plus une marche régulière, mais une course à volonté. Une poignée d’hommes déterminés aurait suffi pour arrêter et détruire dans les gorges de l’Estrella nos colonnes disjointes. Enfin, l’avant-garde atteignit Abrantès. Les autres détachemens arrivèrent plus tard, successivement et dans un état déplorable. La plupart des soldats n’avaient plus de chaussures ; leurs fusils tordus et rouillés ne fonctionnaient plus. Les chevaux pouvaient à peine se traîner, et les affûts des canons étaient tout disloqués. A la vue de ces figures amaigries par la fatigue et la faim, de ces chevaux étiques, de ces équipages délabrés et en lambeaux, on ne se fût guère douté que c’était là une armée envahissante. Du reste, elle touchait au terme de ses souffrances ; elle avait trouvé dans Abrantès tout ce dont elle était privée depuis qu’elle avait quitté Alcantara, des vivres, des fourrages de bonne qualité, des chaussures, des munitions et des équipemens.

Junot n’attendit pas qu’il eût rassemblé et réorganisé son armée pour avancer sur Lisbonne. Il savait mieux que personne à quelle sorte de gens il avait affaire, et il agit comme s’il était à la tête des vainqueurs d’ Austerlitz et d’Iéna. Il prit la plume et annonça lui-même au premier ministre du régent son arrivée à Abrantès. « Je, serai dans quatre jours à Lisbonne., lui dit-il ; mes soldats sont désolés de n’avoir pas tiré un coup de fusil : ne les y forcez pas ; je crois que vous auriez tort. »

Après le refus de l’empereur d’arrêter la marche de ses colonnes, on ne comprend pas que le régent ait pu hésiter un instant sur ce qu’il avait à faire. Il ne lui restait plus qu’à monter sur ses vaisseaux et à transporter son trône au Brésil ; mais la perspective d’un tel exil le navrait de douleur, et son ame était en proie aux plus cruelles incertitudes. Un jour, il semblait décidé à rompre sans retour avec l’Angleterre et à suivre la fortune de la France. Ainsi, le 8 novembre, il ordonna de garder à vue le petit nombre d’Anglais qui étaient restés dans le royaume : c’étaient quelques malheureux que leurs dettes ou leur misère avaient enchaînés sur le sol portugais. Ainsi encore, il fit réparer et approvisionner les forts de la marine et couvrir la côte et les deux rives du Tage de batteries mobiles. Enfin il envoya le marquis de Marialva proposer d’unir le prince de Beira, alors âgé de neuf ans, à la fille du grand-duc de Berg. Cet ambassadeur devait, en outre, offrir à Napoléon un subside considérable. Cependant, dans le moment même où il semblait se livrer à nous, le régent prenait des mesures calculées dans la prévision d’une fuite prochaine. Il avait ordonné que ses bâtimens de guerre de toute grandeur fussent radoubés, équipés, pourvus de vivres pour plusieurs mois et aménagés de manière à recevoir à bord un grand nombre de personnes. Naturellement, on en conclut qu’ils étaient destinés, non pas à combattre les Anglais, mais à transporter au Brésil la famille royale et la cour. Le gouvernement fit appel à la générosité de ses sujets. Il leur fit un triste tableau de ses embarras, de ses dangers, de la pénurie du trésor, et il les invita à venir lui apporter leur vaisselle d’or et d’argent ; mais l’aristocratie portugaise et les riches négocians, remarquant qu’il y avait plus d’ostentation que de réalité dans les mesures défensives, soupçonnèrent la cour de ne leur demander leur argent que pour l’emporter au Brésil. Ils restèrent sourds à l’appel du prince, enfouirent leurs richesses et attendirent les événemens.

Les Anglais avaient la promesse du régent qu’il se retirerait au Brésil dès qu’il aurait perdu tout espoir de prévenir l’envahissement de son pays. Ils ne mettaient point en doute sa bonne foi, mais ils connaissaient son caractère faible et irrésolu. Ils craignirent qu’il n’eût la force ni de fuir le péril, ni de le combattre, et qu’au moment suprême il n’aimât mieux encore subir le joug de la France que de s’arracher de sa capitale. Un grave incident vint fortifier leur soupçon. L’amiral russe Siniavin avait quitté la rade de Ténédos pendant les conférences de Tilsitt, et tourné ses voiles vers l’Océan, afin de regagner la Baltique. Il venait de passer le détroit de Gibraltar, quand il apprit la conclusion de l’alliance de Tilsitt. Il avait avec lui neuf vaisseaux de ligne, deux frégates et six mille cinq cents hommes de troupes. N’osant poursuivre sa route, de peur de tomber au milieu des croisières anglaises, il alla se réfugier dans le port de Lisbonne. On en conçut à Londres beaucoup d’inquiétude. La flotte de l’amiral Siniavin était devenue, par le cours des événemens, une force entre les mains de la France. Qui pouvait calculer l’effet que sa présence dans les eaux de Lisbonne allait produire sur les déterminations du régent ? Les ministres anglais prirent leurs mesures pour toutes les éventualités. Ils envoyèrent sir Sidney Smith croiser, avec une escadre considérable, devant l’embouchure du Tage. Le général Moor se rendait de Sicile dans la Baltique, avec un corps de dix mille hommes, pour secourir le roi de Suède, menacé par la Russie, la France et le Danemark : on lui expédia en toute hâte l’ordre de s’arrêter devant Lisbonne et de prêter main forte, le cas échéant, à sir Sidney Smith. Ils devaient, l’un et l’autre, protéger l’embarquement de la famille royale, si elle exécutait son dessein de se retirer au Brésil ; dans le cas contraire, ils traiteraient le Portugal en ennemi : ils s’empareraient de tous ses bâtimens, bombarderaient ses côtes, forceraient l’entrée du Tage et y saisiraient tous les vaisseaux de guerre qui ’s’y trouveraient, tous, y compris ceux de l’amiral Siniavin. Ce n’est pas tout : le commodore Beresford dut occuper militairement l’île de Madère, et des ordres furent expédiés au gouvernement de l’Inde pour qu’il mît la main sur tous les comptoirs que le Portugal possédait dans cette partie du monde. Ainsi, le prince régent était dans la plus affreuse des situations. De quelque côté qu’il tournât les yeux, le péril et le joug étaient partout. Il était dévoré d’anxiétés, quand une nouvelle terrible, l’arrivée des Français dans les murs d’Abrantès, et la lettre de Junot fixèrent ses irrésolutions.

Abrantès occupe sur les deux rives du Tage une position très forte. Elle est, de ce côté, le véritable boulevard de Lisbonne. Si les Portugais avaient eu la prévoyance de l’armer et le courage de la défendre, elle eût arrêté nos colonnes harassées et donné le temps au gouvernement de mettre la capitale à l’abri d’une surprise ; mais le pouvoir avait montré une incurie si profonde, et la marche des Français avait été si rapide, qu’on les croyait encore à Alcantara quand ils touchaient aux portes de la capitale. Le jour même où le prince régent recevait la lettre de Junot, un autre message lui arrivait, et celui-là lui était adressé par sir Sidney Smith ; c’était le Moniteur du 13 novembre, qui contenait ces lignes fameuses : Le prince régent de Portugal perd son trône. La chute de la maison de Bragance sera une nouvelle preuve que la perte de quiconque s’attache aux Anglais est inévitable.

Le prince venait de lire sa sentence. Il n’y avait plus à balancer ; il fallait fuir : mieux valait encore un trône au Brésil qu’une abdication forcée, peut-être la prison en France. L’ordre du départ fut donné. Il s’effectua le 27 novembre sous les yeux de la population éplorée. Lisbonne offrit pendant trois jours un spectacle lamentable. Le peuple était habitué à l’administration douce et apathique de ses princes. Leur indolence et leur bigotisme ne le choquaient point. Dévot lui-même et superstitieux, il y voyait un titre de plus à son amour et à ses respects. Au moment où ils sortirent du palais et se dirigèrent vers la rive qu’ils allaient quitter, la foule se pressa autour d’eux et les accompagna dans un morne silence. Tout, dans ces adieux, fut sombre et solennel. En tête du cortége royal marchait lentement la voiture de la vieille reine. Depuis seize ans, privée de la raison, elle n’avait point quitté son palais de Mafra ; mais la vue de tout ce peuple attroupé, de cette douleur universelle, ranima, pour quelques instans, les lueurs de son intelligence. De nobles pensées lui revinrent avec le sentiment des malheurs, et de la honte de son pays. « Eh quoi ! s’écria-t-elle avec une incroyable expression de tristesse, nous quitterions le royaume sans avoir combattu ! Puis, s’adressant à son cocher : « Pas si vite ! pas si vite ! disait-elle, on croirait que nous fuyons. » Après la voiture de la reine venait celle du régent. Ce prince s’avançait, le cœur déchiré et le visage couvert de larmes. Au moment où il quitta le rivage et monta sur le vaisseau qui devait l’emporter, les sanglots éclatèrent de toutes parts, et la foule attendrie répondit à ses touchans adieux par un long gémissement. Tout le personnel de la cour, la plupart des grandes familles, beaucoup de riches négocians, les ministres, les chefs des diverses administrations, la plupart des officiers supérieurs de l’armée, suivirent la fortune des princes, et l’on porte à plus de quinze mille le nombre des personnes que reçurent les vaisseaux portugais. Des vents contraires retinrent, pendant quarante heures, dans la rade et en vue de Lisbonne, le convoi royal. Enfin les voiles s’enflèrent, l’escadre gagna la haute mer, traversa la flotte anglaise, en reçut le salut d’usage qui était comme un dernier adieu et disparut. Une éclipse de soleil eut lieu le jour même où partit la famille royale. Ce phénomène mit le comble à l’émotion qui agitait tous les cœurs. Chacun, à Lisbonne, l’interpréta dans le sens de ses craintes ou de ses espérances, tous y virent une manifestation de la volonté divine.

Tandis que la famille royale fuyait sur ses vaisseaux, Junot s’avançait à grands pas. Sa position était fort compromise. Il avait à peine avec lui 1,500 hommes. Le reste venait derrière, non pas en masses serrées, mais par petits détachemens. Une partie de l’armée portugaise, environ. 10,000 hommes, occupait les murs de Lisbonne. La flotte anglaise avait à bord des troupes de débarquement. Qu’on juge du danger qu’aurait couru Junot, si les Anglais et les Portugais avaient confondu leurs efforts et marché sur lui ! Mais, comptant sur le prestige du drapeau français, sur l’impression d’indicible terreur qu’allait causer sa présence, il s’avança fièrement avec sa petite troupe, entra le 30 novembre dans Lisbonne, se dirigea, sans s’arrêter, sur les forts de Bélem qui dominent et défendent le port, fit pointer ses canons sur quelques bâtimens chargés d’émigrans qui n’avaient point encore quitté la rade, les força à rentrer dans le port et s’en empara. En d’autres circonstances, une telle audace eût été de la folie : dans celle-ci, ce fut un trait de génie. Le départ de la cour et des chefs de l’administration avait désorganisé tous les services, et Lisbonne, veuve de ses princes, sans gouvernement, sans police, se trouva, pendant quelques jours, livrée aux passions cupides ou féroces de la populace. Là, comme à Naples en 1806, des bandes de brigands s’organisèrent et conçurent l’horrible dessein de forcer les prisons et de mettre la ville au pillage. Dans ce danger imminent, Junot devenait un sauveur pour les hautes classes et la bourgeoisie. Du reste, l’étonnement fut général à la vue de ces minces bataillons. L’imagination exaltée des Portugais s’était créé des types de soldats français à la taille imposante, à la figure martiale. Quand, au lieu de ces hommes d’élite, ils ne virent que des conscrits imberbes, mal vêtus, amaigris par les privations et les fatigues, ils firent sur eux-mêmes un triste retour ; ils eurent honte de s’être livrés à des enfans sans avoir brûlé une amorce, et ce sentiment ne fut pas étranger à leur conduite ultérieure.

Tandis que Junot exécutait son brillant coup de main, les armées espagnoles opéraient, avec non moins de succès, dans les provinces du sud et du nord. Le général Solano pénétrait dans l’Alentejo et les Algarves, et portait son quartier-général à Sétubal, distant seulement de cinq lieues de la capitale. De son côté, le général Taranco occupait, sans rencontrer la moindre résistance, la province d’entre Minho et Duero. Il prit possession, le 15 décembre, de la ville d’Oporto.

Cependant le gros de l’armée française avait rejoint successivement le corps d’avant-garde ; et bientôt Junot se trouva assez fort pour commander en maître. Il résolut de consacrer à tous les yeux, par un acte éclatant et solennel, les droits de son souverain. Un jour, c’était un dimanche, il rassembla sur la place du Roscio toutes ses troupes en grande tenue. Le peuple, attiré par ce spectacle nouveau pour lui, se pressait en foule derrière les lignes de nos soldats. À midi, une salve d’artillerie part du château des Maures : tous les yeux se tournent de ce côté, et l’on voit le drapeau aux armes du Portugal, qui flottait sur la plus haute des tours, tomber et faire place au drapeau tricolore. Ce jour-là, les Portugais comprirent qu’ils avaient échangé le joug mercantile de la Grande-Bretagne contre le joug militaire de l’empire français. La consternation fut générale. Le soir, une extrême agitation se manifesta dans la population : des groupes nombreux se formèrent, et le cri meurent les Français ! ce cri sinistre qui, bientôt, retentira dans toute la Péninsule et armera tous les bras, se fit entendre pour la première fois. Tous les membres du gouvernement provisoire étaient réunis en ce moment chez le général Junot. Il se tourna vers eux et leur dit : Messieurs, malheur à vous si vous osez conspirer contre l’armée de l’empereur Napoléon ; vos têtes me répondront de la tranquillité du peuple ! Ces paroles remplirent de terreur tous les assistans. Le cardinal Mendoça, patriarche de Lisbonne, et, à son exemple, tous les chefs du clergé, ainsi que les personnages les plus éminens de la noblesse et de la magistrature, non-seulement reconnurent l’autorité du général français, mais encore s’appliquèrent à calmer le peuple et lui prêchèrent la soumission.

Junot maintint provisoirement toutes les autorités portugaises que le prince régent avait instituées avant son départ, réorganisa la police, assura la tranquillité des habitans, et fit observer par ses troupes une exacte et sévère discipline. Il nomma gouverneur militaire de Lisbonne le général de Laborde, qui savait allier à une grande vigueur de caractère un esprit modéré et juste. Le matériel de l’armée avait extrêmement souffert. La plupart des fusils étaient rouillés et tordus, les attelages de l’artillerie disloqués, les chevaux hors d’état de servir, enfin les habits des soldats étaient en lambeaux ; mais l’arsenal de Lisbonne, l’un des plus riches de l’Europe, regorgeait d’armes, de munitions et d’équipemens. Junot y trouva au-delà de ce qui lui était nécessaire pour remonter à neuf tous ses corps. L’armée portugaise fut dissoute ; une partie des soldats fut renvoyée dans ses foyers et l’autre en France, où elle fut incorporée dans nos armées. Junot prit tous les chevaux et tous les canons, et s’en servit pour réorganiser son artillerie et sa cavalerie ; il mit sur un pied de défense redoutable les forts de Bélem, la côte, ainsi que les places qui couvrent les deux rives du Tage.

La conquête du Portugal était maintenant consommée. Elle fermait aux marchandises anglaises les ports et les marchés de toute la Péninsule ; elle portait au commerce de la Grande-Bretagne un dommage incalculable, et complétait la soumission de tout le midi de l’Europe aux mesures prohibitives décrétées à Berlin le 21 novembre 1806, et devenues, par les traités de Tilsitt, la loi suprême du continent. Tandis que ce grave événement s’accomplissait, la discorde éclatait dans le sein de la famille royale d’Espagne et ouvrait de nouvelles chances aux désirs ambitieux de l’empereur Napoléon.


ARMAND LEFEBVRE.

  1. Lettre de M. de Vandeuil à M. de Talleyrand, Madrid, 3 juillet 1806.
  2. Dépêche de M. de Vandeuil, Madrid, 14 juillet.
  3. Lettre de M. de Vandeuil à M. de Talleyrand, 2 novembre 1806.
  4. Lettre de M. de Vandeuil, novembre 1806.
  5. Dépêche du 15 novembre.
  6. Dépêche du 15 décembre.
  7. Lettre de M. de Talleyrand à M. de Beauharnais, 29 janvier 1807.
  8. Lettre de M. de Vandeuil à M. de Talleyrand. Madrid, 18 décembre 1806.
  9. Lettre de M. de Beauharnais à M. de Talleyrand, Madrid, 13 avril 1807.
  10. Note de M. d’Araujo du 21 septembre.
  11. Lettre de M. Champagny à M. de Rayneval, 7 septembre 1807.
  12. Note de M. d’Araujo, 22 octobre 1807.