Les Césars/01

La bibliothèque libre.



LES CÉSARS.

i.

AUGUSTE.


Nous voudrions faire ici une suite d’études, non sur des époques, mais sur des hommes, non de l’histoire, mais de la miniature historique, de la physiologie humaine. Nous voudrions savoir quelle sorte d’homme c’était qu’un Tibère, un Domitien, noms répétés tant de fois, et qui apportent à nos esprits des idées si complexes, si peu comprises. Nous voudrions faire comme le philosophe Apollonius, qui vint d’Asie pour voir Néron et pour apprendre « quelle sorte de bête c’était qu’un tyran. »

Un homme, quelquefois presque un enfant, doué tout uniment du pouvoir de vie et de mort sur cent vingt ou cent quarante millions d’ames intelligentes, sur toutes les rives du bassin de la Méditerranée (cet admirable et éternel théâtre de la civilisation et de l’histoire), sur tout le monde policé, en un mot ; et cet homme, un fou, un fou furieux et sanguinaire, faisant tomber les têtes au hasard, massacrant par partie de plaisir ; et cet homme supporté, honoré, adoré, par tout ce qu’il y avait alors au monde d’orgueil, d’intelligence, d’énergie ; — et cet homme, quand au bout de quinze ans un proscrit plus heureux avait prévenu le message du licteur par un coup de poignard (pour une insurrection, on n’en parle pas), remplacé à sa mort par un homme tout pareil ; et l’ordre social de cette époque fondé sur l’inexplicable délire du souverain et l’inexplicable patience de ses cent quarante millions de sujets : voilà le problème qu’on nous propose, sans y songer beaucoup, quand on nous raconte cette histoire au collége.

Il y a une raison à tout cela : les masses ont souvent tort, elles ne sont jamais absurdes. Chercher cette raison pourrait être un des objets de notre travail ; poser le problème est déjà quelque chose d’assez curieux ; descendre dans le cœur de ces hommes si puissans par les circonstances, si faibles par la pensée, si démesurés par leurs crimes ; examiner ce qui se passait là ; faire la phrénologie de ces têtes historiques, au risque d’y retrouver la bosse de la sainteté, comme on l’a trouvée chez Lacenaire ; déterminer quel était le mobile, la passion, la constitution d’un Caligula ; faire enfin une place dans la nature humaine à ces idiosyncrasies si étranges : c’est pour la science, ce nous semble, un assez curieux travail. Nous ne voulons pas faire autre chose.

Ce sera donc tout simplement un peu de biographie intelligente ; ce ne sera pas de la philosophie de l’histoire. Pour connaître les hommes, il ne suffit pas d’établir un système sur les évolutions fatales de la société, ni de faire comme certain historien philosophe, qui intitule un chapitre : « En quoi l’humanité est une fleur. » Il faut de la vérité et de la réalité, des détails précis, de la biographie ; il faut descendre dans la vie privée, chose à laquelle on ne veut plus croire à cent ans de distance ; il faut admettre que les anciens avaient, comme nous, une vie domestique, comme nous des manies, comme nous des petitesses, qu’ils avaient, eux aussi, leur vie de carrefour, de cabaret, de café et d’Opéra.

Qu’est-ce que le peuple romain, par exemple ? Un John Bull, mais un John Bull oisif, parce qu’il était libre et qu’il avait des esclaves, flânant sous les rostres, écoutant la journée durant ses conteurs de nouvelles, tandis que John Bull, esclave affairé, sillonne ses trottoirs ; mais, du reste, ennuyé comme lui, hargneux comme lui, doué de sens comme lui. Quand il était pauvre, mendiant une sportula à la porte d’un grand ; puis, allant aux bains, que les grands payaient pour lui ; puis, achetant quelques légumes au marché, le reste du jour se couchant sur la place. parce qu’après tout il était Italien. Quand il était riche, dédaigneux, dur, fier, aimant raisonnablement sa femme et ses enfans, beaucoup plus ceux de ses affranchis qui avaient de l’esprit, et ceux de ses esclaves qui l’amusaient ; du reste, bien élevé, instruit, parlant grec comme un diplomate russe parle français ; ayant une bibliothèque en bois de citron, des meubles en cèdre, des figurines, des bronzes, des statues volées aux temples ; ayant des prétentions de connaisseur en fait d’arts, sans s’y connaître ; amenant, pour se distraire à table, un bouffon, des gladiateurs, un philosophe ; ayant aussi un cuisinier grec, comme on a un cuisinier français à Londres, des parcs, des chevaux, des châteaux au-delà de toute idée ; se faisant construire une villa sur une jetée en mer ; avec tout cela bonhomme au fond, brave à la guerre ; mais fort ennuyé d’être riche, et quand l’idée lui en venait, se laissant un beau jour mourir de faim.

Qu’était-ce que César ? Un vrai héros de roman anglais, être qui semble imaginaire à force d’accomplissemens de tous genres (Byron ne fut qu’un César manqué), d’une noble naissance (descendant de Vénus, disait-on, de la déesse qui donne la fortune), d’un beau visage, avec une taille haute, un regard de faucon dans ses yeux noirs (gli occhi grifagni, dit Dante), une peau blanche qu’il avait grand soin d’épiler, le front chauve (mais il savait se coiffer de manière à dissimuler ce défaut) ; il était admirablement bien peigné, et portait sa toge lâche, signe d’excessive élégance. — Avec cela, poète, orateur, grammairien, ce n’est rien encore ; mais favori de toutes les belles Romaines, mais jovial, courtois, généreux, mais le seul homme humain de son temps, poussant la délicatesse des nerfs jusqu’à faire enlever de l’arène et soigner les gladiateurs blessés. Aussi disait-on de lui : « C’est une femme. » Mais surtout poussant jusqu’à une gigantesque hauteur la plus puissante ressource des grands hommes : l’art de s’endetter.

Il faut comprendre la vie politique d’alors, et par l’Angleterre il est aisé de la comprendre. On achète un siège aux communes, on achetait de même l’édilité ; c’était le début. Comme le peuple nommait et que le peuple était nombreux, l’élection, de même que dans tous les pays où la loi électorale est assise sur de larges bases, l’élection était fort chère. On y laissait son patrimoine. Cette place d’édile ne rapportait rien ; seulement il fallait donner des jeux au peuple. Si le peuple était content de vos jeux, il vous nommait préteur ; s’il les trouvait trop mesquins, il vous laissait là sans place et sans patrimoine. Aussi, ceux qui voulaient faire fortune donnaient-ils des jeux magnifiques, et pour cela empruntaient au taux légal de 12 pour cent plus l’usure. Vous sentez que cela devait aller loin. Mais prenez garde : devenu préteur, on passait d’abord un an à juger le stillicidium ou le mur mitoyen, à protéger l’orphelin et la veuve sous les yeux des consuls, sous l’inspection du sénat, sous la férule des Catons ; alors les profits étaient petits. Mais au bout de l’année on allait en province. Une province, c’était un royaume entier ; c’était la Sicile, la Grèce, la Gaule, la Bretagne, la Syrie, les deux bouts du monde. Une province, c’était la joie de l’homme ruiné ; c’était là qu’il donnait rendez-vous à ses créanciers pour l’apurement de leurs comptes, là qu’il levait des tributs pour la république et pour lui, là qu’il prenait des esclaves, qu’il prenait des statues, qu’il prenait de l’argent, des vases d’or et des dieux ; qu’il pillait les citoyens, les villes et l’Olympe, qu’il devenait artiste, dilettante, Mécène, et protégeait les arts en volant des chefs-d’œuvre. Après la préture, revenu à Rome, s’il n’avait voulu que s’enrichir, il se reposait sur sa chaise d’ivoire au sénat, comme un ministériel émérite à la chambre des lords, montrant à ses amis sa magnifique galerie, protégeant les sculpteurs grecs, et passant pour connaisseur. S’il avait de l’ambition, sa carrière était plus qu’à moitié faite ; il était homme de guerre, homme de tribune, sénateur, consul, tout ce qu’il voulait ; il était Sylla, il était César.

Voilà la carrière que remplit César, comme nul ne l’avait remplie avant lui. Ce grand seigneur, ce dandy, cet enfant gâté de la fortune, avant d’être seulement entré dans la carrière, devait déjà plus de 6,000,000. Après sa préture en Espagne, où ses créanciers faillirent l’empêcher de se rendre (il fallut que le riche Crassus se fit sa caution), il devait 45,000,000 ; il n’avait pas agi comme les autres, il n’avait pas cherché à s’enrichir en Espagne. Il avait compté sur d’autres moyens de fortune ; il lui fallait des victoires, des conquêtes lointaines, une révolution dans son pays, et il ne fut peut-être si grand homme que parce qu’il eut des créanciers.

En un mot, c’était un homme heureux ; à la guerre il ne fut pas battu une fois ; deux fois seulement sa victoire resta douteuse ; la fortune le combla jusqu’à son dernier jour, elle le fit même mourir comme il avait souhaité, elle lui trouva une vingtaine de niais comme Brutus et Cassius, pour lui épargner les ennuis de la vieillesse, la honte d’un revers, et les souffrances d’une maladie.

Quand on fait descendre l’histoire à tous ces détails, elle se rapproche bien plus de notre temps. Le premier mouvement, en lisant l’histoire, est de trouver toutes les époques différentes, le second est de les trouver toutes pareilles. Cela mène à une grande vérité, l’éternelle similitude de l’homme ; ôtez le costume, détachez la toge, ouvrez le manteau ; ce n’est plus le Romain, le Français ni le Chinois ; c’est l’homme ; les mêmes passions, la même intelligence, la même vie. On a étudié l’histoire bien petitement, si on n’a pas compris cela.

Pardonnez-moi ces quelques mots en faveur de la nature humaine, que tout le monde s’accorde à sacrifier à une prétendue nature historique. Quoique dans le fait le premier empereur romain fût César, j’aime mieux laisser là sa biographie, trop pleine de grandes choses, et commencer à Auguste.

Celui-là ne semblait pas né pour être un grand personnage ; quand on vint lui dire que César était mort et qu’il était nommé son héritier, il eut grand’peur. Il faut dire ici de quoi se composait la succession de César : c’était d’abord une vengeance à poursuivre ; si elle ne s’accomplissait pas, la proscription ; si elle réussissait, le pouvoir : de toute manière, une guerre à soutenir, des légions à payer, des amis onéreux de tous genres à garder à son service ; mille priviléges de toute espèce accordés aux uns et aux autres par le testament de César, ou par des testamens qu’Antoine avait supposés, à conserver en dépit du sénat ; des legs immenses à solder au peuple romain. Telle était cette succession qu’il fallait accepter ou refuser ; les guerres civiles ne souffraient pas de bénéfice d’inventaire, et les premiers agens qu’il devait se procurer pour réclamer ses droits d’héritier, c’étaient des soldats.

Les légions, les vieux soldats de César virent donc venir à leur front de bataille un pauvre jeune homme blême, boiteux, tout tremblant ; il avait peur du tonnerre, croyait aux songes et aux présages ; il ne parlait en public qu’après avoir appris son discours par cœur ; il craignait le froid et le chaud, ne sortait que la tête couverte, ne voyageait qu’en litière. Toute l’aristocratie se moquait de sa roture. Il était cependant d’une grande famille du bourg de Velletri, et son père, le premier de sa race, était venu s’établir à Rome. Mais son grand-père, disait-on, avait été banquier (lisez usurier). — Ta mère t’a couvert de farine, — lui disait cette gentilhommerie romaine, qui le prétendait petit-fils d’un meunier. Ce n’était donc ni la naissance, ni le courage, ni l’activité, ni le génie, ni l’humanité de César (Octave en un jour avait fait périr trois cents sénateurs), c’était toute autre chose, et il fallait toute autre chose.

Les grands hommes commencent une guerre civile, un habile homme la finit. Mais il n’est guère donné de l’achever à celui qui y a pris une part trop active. Henri IV, s’il eût été trop bon protestant, n’eût pu en finir avec la Ligue, avec laquelle, vous le savez, il ne fit que transiger. Bien prit à Bonaparte de n’avoir été en 92 qu’un petit lieutenant d’artillerie ; sans quoi, qu’aurait pu être, au 18 brumaire, le royaliste ou le patriote de 92, homme déjà classé, homme déjà usé, homme déjà jeté au rebut avec tout son parti ? Entre la position de tous ces hommes. Octave, Henri IV, Bonaparte, Louis-Philippe, il y a une analogie qui me frappe : c’est qu’aucun d’eux n’avait d’avance pris parti irrévocablement pour personne ; celui-là, chef des protestans, était allé à la messe après la Saint-Barthélemy ; celui-ci n’avait pas traité Antoine, l’ami de César, mieux que Brutus meurtrier de César ; cet autre avait fusillé des royalistes dans la rue Saint-Honoré, et sauvé des émigrés en Italie, comme Henri IV assiégeant Paris faisait, dans son humanité et dans sa politique, passer des vivres aux Parisiens. Tel autre, soldat républicain de 92, venait de conquérir un titre de cour sous les Bourbons. C’est à ces hommes-là, hommes de politique ambiguë, mais habile, hommes sans parti et qui se trouvent être du parti de tout le monde, qu’il appartient de venir, quand on est las, quand on est dégoûté, quand les partis sont tombés en discrédit auprès des masses, apporter ce grand bien, alors tant apprécié, la paix. Quand la Ligue toucha à sa fin, il s’établit entre les protestans et les catholiques, ou pour mieux dire, entre les royalistes et les ligueurs, un tiers parti, celui des politiques, c’est-à-dire des gens qui mettaient de côté la grande question de la guerre civile, la question religieuse. Ainsi se résolvent, chez les hommes, les grandes questions politiques, on les met de côté. Ce parti-là qui fit à Paris la Satyre Ménippée, fit à Rome les Géorgiques de Virgile et les satires d’Horace.

Octave n’eut pas de peine à devenir chef de ce parti, il n’eut qu’à ne s’attacher fortement à aucun autre. Les forces vives du parti aristocratique, Brutus et Cassius, avaient quitté l’Italie ; leurs représentans à Rome, c’était Cicéron et de vieux sénateurs ; Antoine régnait à Rome, non comme consul, mais comme chef de parti, mais comme exécuteur testamentaire de César ; il donnait des charges, concédait des priviléges, nommait des sénateurs, dotait des villes, faisait des rois, dominait enfin comme une bacchante tout ce peuple qui voulait surtout être dominé : tout cela en vertu du testament de César ; le testament de César était infini, on découvrait un nouveau codicille chaque jour. Octave avait acheté une armée, lui respectueux héritier de César dont le nom était ainsi profané. Il mit son armée au service du sénat contre Antoine ; on applaudit, on le fêta, on le chargea de fleurs de rhétorique ; mais tout en l’embrassant et en se donnant l’air de le protéger, Cicéron disait tout bas : « c’est un enfant qu’il faut élever pour s’en défaire. » Nous ne pouvons rendre ici le calembour du grand orateur, qui en a fait encore bien d’autres : Ornandum puerum, tollendum.

Cet enfant (il avait vingt ans au plus) joua toutes les vieilles têtes du sénat. À la première bataille, Antoine fut vaincu ; mais les deux consuls républicains furent tués si heureusement pour Octave, qu’on le soupçonna d’avoir aidé le fer des ennemis. Débarrassé ainsi de ses auxiliaires, en qui il voyait des espions du sénat, il changea tout à coup de parti, et s’unit à Antoine vaincu, donnant comme principal motif de sa défection le calembour cicéronien que nous venons de citer.

Octave, associé à Antoine, prit les penchans de ce nouvel allié. L’Italie, qui leur fut livrée sans défense, fut inondée de sang. Dans cette proscription comme dans toutes les autres, depuis le galant Sylla jusqu’à l’incorruptible Robespierre, toutes les passions privées, toutes les haines, toutes les vengeances vinrent à la curée ; cette proscription fut d’autant plus abominable, que les passions politiques qui en étaient le prétexte, étaient déjà arrivées à leur période de refroidissement.

Brutus et Cassius avaient fait la faute énorme de quitter l’Italie, ignorant qu’une guerre ne s’achève que là où elle commence. Octave et Antoine, bien rassasiés de proscriptions, menèrent enfin contre les meurtriers de César leurs légions qui ne trouvaient plus à piller en Italie. La grande question était avant tout : nourrir les soldats.

Brutus et Cassius se firent tuer à Philippes en abjurant la vertu, comme si c’était la vertu qui les eût menés là. Antoine et Octave se partagèrent le monde, c’est-à-dire le reçurent pour le partager entre leurs vétérans.

La tâche d’Octave était difficile ; avec cette Italie dévastée en tous sens, couverte de maraudeurs et de brigands, il fallait faire face à toutes les légions qui se trouvaient toujours mal payées, aux paysans italiens que l’excès de la spoliation finissait par pousser à la révolte, aux spoliateurs et aux spoliés tout à la fois, à Antoine qui sourdement animait ceux-ci, à un fils de Pompée écumeur de mer, se disant fils de Neptune, qui tenait la Méditerranée et interceptait les convois de blés ; brillant flibustier, qui, avec un peu plus de perfidie, aurait un beau jour retenu et rançonné l’héritier de César ; au peuple de Rome, qui, jusque-là, indifférent à ces combats, se révolta, se battit trois jours durant dans ses rues, quand il s’aperçut qu’on le faisait mourir de faim. Tel était l’état de l’Italie.

De toutes ces hostilités simultanées naquit la paix. Les soldats l’ordonnèrent entre Auguste et Antoine, et pour la sanctionner, firent épouser à celui-ci la sœur d’Auguste, Octavie. Les soldats devenaient arbitres des familles ; et, du reste, c’était peu de chose dans une famille qu’une jeune fille et un mariage : on se débarrassait si vite de l’une et de l’autre. Le peuple, qui avait un faible pour le jeune pirate, fils du grand Pompée, ordonna également la paix entre Sextus et Auguste. La part des deux triumvirs fut nettement faite : Octave resta à Rome, travaillant patiemment, laborieusement, habilement, à pacifier, à soulager, à fortifier l’Occident ; Antoine, à Alexandrie, jouissant de l’Orient comme d’un festin de bacchanale ; Auguste, épousant ou répudiant qui il voulait ; Antoine, mari de la sage Octavie, dont le frère était à craindre, et voisin de la belle Cléopâtre. Il en résulte que tandis que l’un resta un digne Romain et un époux fidèle, l’autre oublia dans les orgies d’Alexandrie la majesté de Rome et la fidélité conjugale, double crime que son rival dénonça au sénat, et dont il fut puni à Actium.

Telle est en quelques lignes l’histoire de l’élévation d’Auguste. Mais que trouvait-il dans Rome, devenue son bien par droit de succession et par droit de guerre ? Beaucoup de lassitude, beaucoup d’épuisement, aucun principe. César était mort à la tâche en voulant établir trop tôt sur les ruines de l’aristocratie romaine une société nouvelle, cosmopolite, nivelée ; il avait détruit et n’avait rien fondé. Le peuple, pour qui il avait travaillé, adorait son nom, mais ne s’était pas soucié de prendre les armes pour Antoine, le chef du parti extrême chez les césariens. Le parti contraire, républicain et aristocratique, était resté livré aux vautours, comme le cadavre de Brutus sur les plaines de Philippes. Mais ce qui était effrayant, c’était le désordre de la société. Il faut se figurer une terreur de quinze ans, une lutte de quinze ans entre un Danton et un Robespierre, pour comprendre ce qui pouvait en rester ; il faut songer que, pendant une période de trente ans peut-être, pas un personnage un peu notable ne mourut dans son lit ; il faut se souvenir que chaque homme un peu important d’alors donnait à son affranchi de confiance deux meubles nécessaires, un stylet pour écrire ses lettres et un poignard pour lui donner la mort quand l’heure viendrait ; il faut songer à ce qui pouvait rester debout après une telle anarchie. Le sénat que César (et après lui Antoine) avait flétri à plaisir et mêlé de tous les barbares qu’il avait vaincus, était une cohue sans dignité et sans loi. Les chevaliers, c’est-à-dire ce qui avait fait l’aristocratie d’argent, avaient des places d’honneur qu’ils n’osaient aller prendre, de peur que leurs créanciers ne vinssent les y saisir ; leurs quatorze bancs au cirque étaient presque déserts. Rome était pleine de bravi ; sur les routes, on arrêtait les voyageurs pour les faire esclaves. Tout cet empire, pillé, dévasté, mis à sec par tous les partis, demandait de quoi vivre, et tendait à Auguste non des mains suppliantes, comme disent les poètes, mais bien plutôt des mains mendiantes ; les patriciens et les grandes familles lui demandaient de quoi payer leurs robes de pourpre et leur cens de sénateur ou de chevalier ; la population oisive et toujours croissante de Rome, du blé pour vivre ; l’Italie, des laboureurs ; les provinces, une diminution d’impôt ; le monde tout entier était comme un mendiant aux pieds d’un seul homme.

Le fils du banquier de Velletri était bien mieux placé là que le brillant César. Ces caractères pâles, incertains, équivoques, mais habiles, sont admirables en pareil cas. On n’établit rien de solide sur un principe, nous le savons bien. Octave ne s’appuya ni sur un principe ni sur un parti ; il chercha seulement à secourir chacun, à ne fâcher personne. Il avait été cruel quand il avait eu à soutenir une lutte violente ; la lutte finie, il fut clément. Il savait qu’en politique, quoi qu’en aient dit des niais sanguinaires, ce sont les morts qui reviennent.

Il était riche, presque seul riche en ce temps ; riche de son patrimoine, riche de la sagesse avec laquelle il avait su faire économiquement la guerre civile, riche des legs de ses amis, qui, selon la coutume romaine, ne mouraient pas sans lui laisser quelque chose de leur bien. Avec cette fortune bien ménagée, il soulagea tout le monde, paya les legs énormes de César, donna des secours aux grandes familles (faisant ainsi sa pensionnaire de l’aristocratie son ennemie), poliça et tranquillisa l’Italie, fit venir du blé d’Égypte, et, maître du trésor immense des Ptolémées, au lieu de le garder pour lui-même, comme eût fait tout autre, et même César, il mit dans la circulation cette masse énorme d’or et d’argent ; l’intérêt de l’argent en baissa, et les terres d’Italie augmentèrent de valeur. Il y avait des républicains, c’est-à-dire des aristocrates, c’était la même chose ; de quoi se fussent-ils fâchés ? Tout se passait légalement ; Octave n’était point roi, Dieu l’en garde, il n’était pas même dictateur, comme avait eu la folie de l’être son oncle César, qui, lui, ne savait pas si bien la valeur des mots. Au contraire, quand on avait voulu le nommer à cette dignité, il avait supplié à genoux, la toge entr’ouverte, qu’on la lui épargnât. Il s’irritait si on l’appelait seigneur. Le sénat l’avait déclaré grand pontife, dignité républicaine ; tribun, dignité républicaine ; consul, autre dignité de la république : ainsi, sans changer un titre, et avec un scrupule de légalité qui eût enchanté Caton, Octave réunissait toute la puissance religieuse, domestique et militaire : la république n’était pas détruite ; au contraire elle vivait incarnée en lui. Rappelez-vous nos monnaies, où on lit encore : République française, Napoléon empereur.

Voilà pour les républicains ; restaient les deux grandes puissances de l’époque, le peuple et les vétérans. Les vétérans étaient l’armée de César, l’armée d’Antoine, l’armée d’Octave ; tout un peuple de soldats qui vivait de guerres civiles et qui les entreprenait à prix fait, comme les condottieri italiens. La guerre finie, il fallait les payer ; pour cela, on chassait de leurs terres les habitans de toute une province, on mettait les vétérans à leur place, et, campés ainsi les uns près des autres, ils étaient prêts à marcher au premier mot. Octave, qui les craignait, leur donna des terres, mais en les dispersant. Ceux qui restèrent sous les armes, il les envoya combattre sur le Rhin, guerre lointaine et pauvre, où il n’y avait rien à piller. Il les mit loin de l’Italie, loin de Rome autant qu’il put.

Venait le peuple. Le peuple était un sublime mélange de tous les élémens divers qui avaient passé par la vieille Rome ; mi-parti d’affranchis et d’hommes libres, de vieux Romains et d’étrangers, de Grecs et de barbares, de citadins et de provinciaux, admirable cohue qui s’appelait le peuple romain, et savait parfois soutenir la dignité de ce titre ; enfant gâté de toutes les puissances, que l’aristocratie patricienne si opulente s’était cependant ruinée à divertir, pour lequel on faisait venir les gladiateurs de la Germanie, les rétiaires de la Gaule, les lions de l’Atlas, les danseuses de Cadix, les girafes du Zahara, à qui on donnait de magnifiques spectacles et en même temps du pain pour qu’il ne fût pas obligé d’aller travailler en sortant de là : et à quoi eût-il travaillé, ce peuple gentilhomme ? Tous les métiers étaient faits par des esclaves. Il lui fallait en outre (car les Grecs lui avaient donné des prétentions d’artiste) que sa ville fût belle ; et s’il logeait dans un taudis au septième étage, dans quelques-unes de ces maisons énormes où s’installait toute une tribu, comme nos maisons de location du faubourg Saint-Marceau, il fallait qu’il se promenât les jours de pluie sous des portiques corinthiens, qu’il fît ses affaires et qu’il entendît hurler ses avocats dans des basiliques opulentes ; que ses bains fussent de marbre, ses statues de marbre, ses théâtres de marbre et de porphyre : tel était le goût de cette redoutable majesté.

Auguste, successeur de l’aristocratie, devait, comme elle, nourrir le peuple, l’amuser, lui embellir sa belle Rome. Il fallait qu’à ses frais et par ses soins les blés d’Égypte et de Sicile vinssent nourrir le prolétaire romain, trop accoutumé à recevoir le pain de la main de ses maîtres pour qu’on pût songer à le faire vivre autrement. Il fallait jeter l’argent sur le Forum aux hommes, aux femmes, aux enfans, à tout ce que la dignité de citoyen romain appelait à prendre part à cette aumône solennelle ; du reste, il s’en fallait si bien que l’aumône fût quelque chose d’humiliant, qu’il y avait dans l’année un jour où, par suite d’un vœu, Auguste lui-même, assis à la porte du palais, tendait la main aux passans.

Le peuple avait-il faim ? il demandait du pain à son maître ; avait-il soif ? il lui demandait des aqueducs, il lui demandait le vin à bon marché. Auguste ainsi supplié refusait quelquefois ; mais après tout, c’était chose commode qu’un tel tyran. Le peuple s’ennuyait-il ? il demandait des jeux. Et alors l’Afrique, l’Asie, l’Occident, tout s’émeut pour lui envoyer des acteurs, des bouffons, des philosophes, des bêtes féroces, des combattans, des monstres, des saltimbanques ; on lui montrait un jour un rhinocéros, un autre un boa de cinquante pieds ; au cirque, il y avait des courses de chevaux, et des luttes à la grecque ; à l’amphithéâtre, des gladiateurs ; au théâtre, des histrions et des pantomimes, nouveau genre de divertissemens, et que l’antiquité aima jusqu’à la fureur ; à tous les coins de rues, des bouffons parlant toutes les langues, car cette Rome aux cent têtes les parlait toutes ; les jeunes gens des grandes familles venaient jouter devant le peuple, des chevaliers venaient devant le peuple faire les gladiateurs dans l’arène.

Avec le cocher des courses (agitator), le pantomime, le gladiateur, était le favori le plus intime du grand seigneur romain, l’idole la plus chère du peuple ; c’était là comme les coureurs de New-Market, ou les boxeurs en Angleterre, les protégés, que dis-je les amis, les commensaux du sportsman romain ; on vivait avec eux sur le pied de l’estime comme un turf-gentleman avec un jockei. Sous la république, le gladiateur avait encore rempli un autre rôle, on en achetait par bande (familiæ) pour les faire combattre devant soi aux festins, aux noces, aux funérailles ; on en avait aussi pour garder auprès de soi, pour s’en faire entourer au milieu des sanglantes discussions du Forum, pour trancher à coups d’épée les délibérations de Rome républicaine ; mais sous Auguste, le gladiateur perdit sa fonction politique, il ne garda plus que sa position sociale sur le même pied que le pantomime, l’agitator, le sculpteur, et un peu au-dessus du philosophe. Aussi, ces gens-là sentaient-ils leur importance : « César, disait le pantomime Pylade à Auguste, sais-tu qu’il t’importe que le peuple s’occupe de Bathyle et de moi ! »

Rome ne pouvait avoir trop de fêtes, ni trop de monumens ; les obélisques de l’Égypte s’élevaient sur ses places, l’eau vierge lui était amenée dans les aqueducs d’Agrippa ; tous les hommes qui étaient restés riches après les guerres civiles recevaient de César l’ordre de travailler, comme lui, à l’embellissement de la cité-reine. Balbus lui faisait un théâtre ; Philippe, des musées ; Agrippa, son Panthéon, cent cinquante fontaines, cent soixante-dix bains gratuits ; Asinius Pollion (chose singulière), un sanctuaire à la liberté. « Voyez cette ville, disait Auguste ; je l’ai reçue de brique, je la laisserai de marbre. »

Maintenant, au milieu de cette Rome devenue si belle, si voluptueuse, si pleine de sécurité, on voyait passer un homme simplement vêtu, marchant à pied, coudoyé par chacun, habillé comme Fabius, d’un manteau fait par ses filles. Cet homme allait aux comices voter avec le dernier prolétaire ; il allait aux tribunaux cautionner un ami, rendre témoignage pour un accusé ; il allait chez un patricien célébrer le jour de naissance du maître de la maison, ou les fiançailles de sa fille. Il rentrait chez lui : c’était une petite maison sur le mont Palatin, avec un humble portique en pierre d’Albe, point de marbre, point de pavé somptueux, peu de tableaux ou de statues, de vieilles armes, des os de géant, un mobilier comme ne l’eût pas voulu un homme tant soit peu élégant : ce qu’il avait eu de vaisselle d’or du trésor d’Alexandrie, il l’avait fait fondre ; de la dépouille des Ptolémées, il avait gardé un vase de myrrhe : il se mettait tard à table, y restait peu, n’en connaissait pas le luxe si extravagant alors ; avec du pain de ménage, des figues et de petits poissons, le maître du monde était content : à le voir si simple, qui aurait osé dire que c’était un roi ? Un soldat l’appelait en témoignage : « Je n’ai pas le temps, disait-il, j’enverrai un autre à ma place. » — « César, quand tu as eu besoin de moi, je n’ai pas envoyé un autre à ma place, j’ai combattu moi-même, » et César y allait. Il fallut que, déjà vieux, à la célébration d’un mariage, il fût poussé et presque maltraité par la foule des conviés, pour qu’il cessât d’aller aux fêtes où on l’invitait.

Et puis, cet homme pacifiait l’Italie et le monde, c’était le conciliateur universel, l’homme des ménagemens et de la paix. Il remettait les vieilles dettes, déchirait les vielles enquêtes, fermait les yeux sur les usurpations consacrées par le temps, sur tous ces droits à demi légitimes qui restent des révolutions, et auxquels il est si dangereux de toucher ; il passait le jour et la nuit à rendre la justice ; malade, il écoutait chez lui les plaideurs. Il ne prenait pas fait et cause pour lui-même ; il condamnait à une simple amende l’homme qui avait dit : « Ni le courage, ni le désir ne me manqueront pour tuer César ; » enfin il écrivait à Tibère : « Ne te laisse pas aller à la vivacité de ton âge, et ne t’irrite pas trop si on dit du mal de nous, c’est bien assez si on ne nous en fait pas. »

Ce pouvoir fut certainement le plus doux de la terre ; parmi tant d’hommages que la flatterie lui adressa, il y en a un qui, dans l’antiquité, semble presque étrange, et qui donne bien idée de ce qu’était sa politique ; le jour où Auguste rentrait dans Rome, on ne faisait périr aucun criminel.

Mais il est un phénomène à observer : c’est que ceux qui arrivent comme Auguste pour terminer les guerres civiles, s’ils sortent un peu, dans l’usage de leur souveraineté, de la ligne de juste-milieu et de politique équivoque qu’ils adoptent d’ordinaire, c’est presque toujours pour réagir contre le parti qu’ils ont soutenu dans leur principe et qui les a portés au pouvoir. Les partis crient à l’ingratitude comme si on leur devait de la reconnaissance et non aux hommes. Cette ingratitude n’est qu’une réaction nécessaire. Henri IV, devenu roi, sentit très bien qu’il devait être roi de tout le monde et non des protestans, et que s’il se devait à quelqu’un, c’était peut-être plus encore à la Ligue avec qui il avait transigé qu’aux royalistes qui avaient combattu pour lui. Bonaparte, avant même d’être empereur, Bonaparte qui avait été patriote, relevait le culte et la noblesse, et pour premier ennemi, il avait les compagnons de sa victoire, Pichegru, Moreau, Bernadotte, comme Henri IV le maréchal de Biron.

Cela doit être : un parti vainqueur, ou qui se croit tel, ne comprend pas cette transaction tacite ou formelle sans laquelle ne se terminent pas les guerres civiles ; il se croit, comme les émigrés de 1814, ou les patriotes de 1830, des droits exclusifs et sans borne ; il ne reconnaît de droits à personne autre que lui ; il ne s’imagine pas de réfléchir, lui protestant, que son chef, pliant le genou devant la Ligue, s’est fait catholique à Saint-Denis, et que si Henri IV est entré dans Paris, c’est avec le consentement et en maintenant le principe de la Ligue. Il ne comprend pas, lui émigré, la charte de Saint-Ouen, ni lui patriote, les coups de fusil dans les rues de Paris contre les continuateurs arriérés de 1830 ; voilà pourquoi si son chef est habile, il se trouve bientôt en dissentiment avec son chef.

De plus, c’est aux vaincus que l’on doit assistance ; si un principe a souffert, c’est lui qu’il faut relever ; nulle société ne vit sur une idée absolue, nulle combinaison nationale ne pivote sur un syllogisme ; dans toute société, il faut un peu de chaque chose.

La vieille Rome, la Rome aristocratique était vaincue, battue à Pharsale et à Philippes, où son parti était mort les armes à la main ; battue dans la cité où ses mœurs, sa foi, ses lois étaient mises en oubli ; battue dans les temples où l’on n’adorait plus que des dieux étrangers, battue dans le sénat qui était avili et mêlé de barbares. Et par cette raison même, ce fut la vieille Rome, la Rome aristocratique qu’Auguste chercha à relever. Cette réaction, cette restauration ressemble à ce que tentait Napoléon en relevant le culte, rétablissant une noblesse, ramenant une cour, refaisant de la morale, de la bienséance, de l’honneur à la façon du siècle passé. Ces deux situations sont admirablement analogues ; chacun des deux princes, frappé de ce qui manquait au régime nouveau, cherchait à le retrouver dans l’ancien régime ; l’un refaisait la vieille Rome, l’autre la vieille France, laissant de côté dans l’une et dans l’autre ce qui l’incommodait, l’un l’aristocratie républicaine, l’autre les priviléges qui entouraient et gênaient la royauté.

Ni l’un ni l’autre n’avaient si grand tort. Certes, sous Auguste, cette décadence de la moralité et de la vie romaine était un mal. Dans l’antiquité, les sociétés reposaient toutes sur la nationalité, sur la foi, les institutions, les mœurs de chaque pays, les nationalités étrangères : Rome avait été vaincue, la nationalité romaine manquant à son tour, quel lien restait-il au monde ? Ce problème qu’Auguste fut loin de résoudre, en cherchant à relever les mœurs romaines, tourmenta le monde quatre siècles durant.

L’entreprise était difficile ; Auguste, qu’on nous représente comme l’ennemi des institutions de la république, cherchait des questeurs, des tribuns, des candidats aux charges républicaines, et n’en trouvait pas : si quelqu’un dans Rome était Romain, c’était lui seul.

Il entreprit la restauration de la vieille Rome avec toute sa hiérarchie. Il voulut que le titre de citoyen romain ne fût plus prodigué, et que le rebut des provinces n’inondât plus la cité romaine. Au théâtre, il voulut faire revivre toutes les distinctions antiques, donna le premier banc aux sénateurs, les suivans aux chevaliers, sépara les hommes mariés des célibataires, les adultes des enfans, les citoyens des affranchis, les Romains des étrangers, les hommes en manteau de ceux qui portaient la toge. Il vit un jour toute une assemblée vêtue de cette ignoble pænula qui simulait la toge ou dispensait de la porter. Voilà donc, s’écria-t-il, en rappelant ironiquement une parole du poète :

« Romanos rerum dominos gentemque togatam. »

Mais ce n’était rien, il fallait relever la moralité romaine, restreindre le luxe bien autrement dangereux, alors qu’il n’y avait pas d’industrie ; rebâtir les temples, doter les pontifes, réhabiliter le mariage qui semblait prêt à passer de mode : voilà où la vieille Rome avait mis sa force, et hors de là, en effet, quels principes de force, de moralité, pouvait-on lui connaître ?

Mais c’est là aussi que le siècle résistait davantage : Auguste enrichissait les colléges de prêtres, dotait les vestales, et cependant les vestales lui manquaient. Nul citoyen romain n’offrit sa fille pour une place vacante, il fallut descendre aux filles d’affranchis : Auguste jura, dans sa colère, que si ses petites-filles n’eussent pas passé l’âge, il les aurait présentées ; Julie, a-t-on observé, eût fait une étrange vestale.

Mais la grande plaie du temps, c’était le célibat. L’antiquité ignorait ou ne subissait pas la loi fatale de Malthus ; ce fut toujours la dépopulation qu’elle craignit pour les états ; le mariage, sans être pourtant un joug bien lourd et peut-être même parce qu’il pesait peu, était un joug que tout le monde repoussait. Au bout de quelques années, de quelques mois, on quittait sa femme, on quittait son mari pour en prendre un autre. César eut trois femmes, Auguste quatre ou cinq ; chacun des membres de sa famille fut marié cinq ou six fois ; mais le célibat semblait plus commode encore, et joint à la débauche, à la diminution de la culture, au luxe égoïste des familles riches, il dépeuplait l’Italie.

Ce ne fut qu’à la fin de sa vie, quand sa politique fut bien affermie, qu’Auguste osa demander au sénat des lois qui ne nous sont connues que par fragmens, mais dont l’ensemble formait un système qui paraîtrait aujourd’hui bien étrange ; elles faisaient des célibataires comme une classe d’ilotes qui ne pouvaient ni recueillir un legs, ni remplir une charge ; du mariage et de la paternité, un mérite suréminent qui dispensait de tous les devoirs pénibles, qui attirait toutes les faveurs. Ainsi, d’un côté, les anciennes lois renouvelées contre l’adultère, le divorce restreint ; de l’autre, le mariage commandé et honoré : c’était pour les mœurs tout ce que les lois avaient à faire dans le cercle étroit de leur pouvoir.

À ces efforts pour une restauration officielle de l’antiquité romaine, à ces désirs du maître, naquit, en réponse, un concert de louanges, d’espérance, de moralité et de sentimentalité romaine, enfantées par toute la flatterie de ce temps-là, par toute la cour poétique du César. Il ne faut pas nous étonner s’il ne craignait pas les souvenirs de l’ancienne histoire, s’il permettait à ses poètes de célébrer le noble trépas et l’atroce courage de Caton, si l’agriculture des vieux Sabins, si les fastes de la Rome quirinale, si toute la mythologie de la Rome païenne étaient les sujets de leurs chants ; s’il pardonnait à Tite-Live ses sympathies pour la liberté aristocratique de l’ancienne Rome, et se contentait en riant de l’appeler Pompéien : c’est que dans le fond, il n’avait point à défendre le parti de César.

C’est une merveille comme tous les beaux esprits de ce temps secondèrent à leur manière cette réaction religieuse et morale, qu’Auguste voulait comme d’autres l’ont voulu dans une position pareille, parce qu’après tout possible ou impossible, la position le conseillait aux autres et à lui. Pendant qu’au sénat, il lisait le discours du vieux Métellus de prole creanda, (témoignage qui prouvait au reste combien étaient anciennes les anciennes mœurs, et comme depuis long-temps on se lamentait sur leur décadence), pendant qu’il écrivait sur la table d’airain où il rendait compte de sa vie publique : « J’ai proposé à la république les exemples oubliés de nos ancêtres, » son Horace et son Ovide devenaient de vrais Romains. « Rétablis donc, écrivaient-ils, ô fils de Romulus, si tu ne veux expier innocent les crimes de tes ancêtres, rétablis les temples écroulés de tes dieux, et leurs statues noircies de fumée : soumis aux dieux, tu règnes sur le monde ; oubliant les dieux, tu as appelé des maux affreux sur la malheureuse Italie. Érycine, riante Vénus, mère de notre César ; chaste Diane, toi qui donnes de glorieux enfans aux épouses fidèles ; Apollon, dieu du soleil, puisses-tu dans ta course ne voir rien de plus beau que notre Rome ! Dieux puissans, si Rome est votre ouvrage, donnez des mœurs pures à la docile jeunesse ; à la vieillesse, donnez un paisible repos ; aux fils de Romulus, donnez la puissance, la fécondité et la gloire. Déjà la foi, déjà la paix, déjà la bienséance et l’antique pudeur reviennent parmi nous avec la vertu si long-temps négligée ; les maisons sont devenues chastes, il n’y a plus d’adultère ; les lois et les mœurs ont détruit l’infâme débauche ; il n’y a pas de fautes sans châtiment, et les mères se glorifient d’enfans semblables à leurs époux. »

La littérature, dit-on, est l’expression de la société : l’homme ou la femme d’esprit qui a imaginé cette maxime ne pensait pas sans doute à cette candeur patriarcale de la littérature, à cette poésie de l’âge d’or dans un siècle, dont nous allons chercher à montrer la réalité. Déjà, quand l’Italie, dévorée par la guerre civile, n’avait plus de bras pour cultiver ses champs et donner du pain à ses populations errantes, quand le peu qui restait de laboureurs étaient chassés de leurs champs par les centurions, pendant que les villes de l’Étrurie étaient en flamme et ses campagnes désertes, que disait la littérature :

Tityre, tu patulæ recubans sub tegmine fagi

Voilà comment la littérature réfléchit la société.

Si vous voulez savoir quel était ce siècle, voyez ce qui se passait entre Auguste et lui ; il y avait une lutte entre le prince et Rome. Les patriciens, depuis long-temps accoutumés à regarder comme inviolable la douce liberté du célibat, avaient jeté un cri de terreur à la vue des lois matrimoniales qui leur étaient imposées ; pendant les jeux publics, les chevaliers interpellèrent Auguste d’adoucir sa loi, et pour défendre leur célibat, ils lui citèrent fièrement l’exemple des vestales. « Si vous vous autorisez de leur exemple, vivez comme elles, » leur répondit-il : puis il leur montra les fils de Germanicus, l’orgueil de sa famille et l’espoir de l’empire. Il lui fallut cependant concéder quelque chose au sénat, qui ne s’accommodait ni de la pureté des vestales, ni de la chaste paternité de Germanicus.

Cette loi contre le célibat, qui portait cependant le nom de deux consuls célibataires, ne fut qu’une preuve, et il y en a tant d’autres, de l’impuissance des pouvoirs publics sur les mœurs. Auguste en vint lui-même à plier devant la licence de son temps, et sous Tibère ces lois si belles, dont Montesquieu fait l’éloge, durent être formellement modifiées. Que le pouvoir est peu de chose, mon Dieu, et voyez combien peu Auguste se faisait obéir ; combien il est vrai qu’il n’y a ni un temps ni un pays qui ne sache s’insurger lorsqu’on l’attaque dans ce qu’il aime ! Son admirable parasite, son poète Horace, avait bien pu chanter « la loi maritale, » déplorer « ce siècle fécond en crimes, qui avait souillé les mariages, les familles, le vieux sang romain. » Il avait bien pu chanter Rome, ramenée tout à coup à l’âge d’or par la loi Pappia Poppea (les noms des deux consuls célibataires) ; mais sa complaisance pour Auguste n’était pas allée au-delà des paroles, et tout en louant l’austère vertu des femmes germaines, « qui ne se fient pas à un brillant séducteur, » il n’était devenu infidèle ni à la belle Chloé, ni à la trompeuse Barine, ni à l’inconstante Lydie, ni à tant d’autres belles filles de l’Asie, dont Rome était pleine, qui faisaient trembler les mères pour leurs fils, et pour qui l’épouse à peine mariée était abandonnée par son époux.

Et Auguste lui-même, ce réformateur de la vie publique, ce préfet des mœurs (magister morum), comme il s’était fait appeler solennellement, ne savait-on pas ses mariages et ses divorces ? et Claudia, cette enfant qu’il avait épousée par politique, renvoyée presque le jour même, parce qu’il avait rompu avec sa belle-mère ; et son union précipitée avec Livie, qu’il avait enlevée enceinte à son mari ; et l’épouse de Tibère qu’il l’avait forcé de répudier, enceinte également, pour mettre au lieu d’elle Julie, sa petite-fille ; et tous les mariages qu’il avait noués ou brisés à son gré, dans son impudique famille ? N’applaudissait-on pas au théâtre à des allusions contre ses mœurs ; ne savait-on pas les infamies de sa jeunesse, et ne lisait-on pas les illisibles reproches qu’Antoine lui adresse dans une lettre presque amicale ? Et ne se souvenait-on pas que ce pieux restaurateur de la religion avait figuré Apollon dans une farce où ses amis et ses courtisans avaient représenté tout l’Olympe ?

Et même, tandis qu’Auguste, vieux et achevant un règne d’une prospérité inouie, travaillait ainsi à la réforme des mœurs, quels noms répétait la foule au théâtre, quels noms lisait-elle affichés au Forum ? Ceux des amans des deux Julies, sa petite-fille et sa fille ; leurs désordres étaient publics, qu’Auguste les ignorait encore. C’étaient elles pourtant qu’il avait élevées, comme d’antiques Romaines, à filer la laine et à rester à la maison (domi mansit, lanam fecit) ; c’étaient elles dont il avait fait consigner dans un journal toutes les actions et toutes les paroles, afin qu’elles apprissent à les régler, qu’il avait éloignées tellement des étrangers, qu’il écrivait à un jeune patricien : « Tu as commis une indiscrétion en allant visiter ma fille à Baia. » Ses petits-fils avaient reçu de lui-même leur première instruction, y compris la natation et l’alphabet ; il s’était même attaché (chose bizarre) à ce qu’ils sussent contrefaire son écriture. Il ne soupait jamais sans les avoir couchés au-dessous de lui ; en route ils marchaient devant lui, ou se tenaient à cheval auprès de sa litière. Par des adoptions, par des divorces, par des mariages, tout-puissant dans sa famille comme dans la république, il avait arrangé à loisir et en toute satisfaction les combinaisons de sa dynastie.

Mais il y a une fatalité contre les combinaisons de ce genre ; ce sont comme les pactes de famille dans les états modernes. La mort et l’infamie se mirent dans la dynastie des Césars. Pendant que ses deux petits-fils lui étaient enlevés en dix-huit mois, Auguste était obligé de punir de mort leur propre confident, de renfermer son fils adoptif Agrippa, âme vile et insolente ; de mettre à mort un de ses plus chers affranchis qui avait séduit des femmes romaines ; mais rien ne l’accabla comme les désordres des deux Julies ; il s’en plaignit au sénat, non par lui-même, mais par une lettre dont il chargea un questeur ; il n’osa se montrer au dehors, il pensa faire mourir sa fille : elle avait une affranchie qui, compromise dans les fautes de sa maîtresse, se pendit de désespoir. « Que n’étais-je plutôt, disait Auguste, le père de cette Phébé ! » Sa fille, reléguée dans une île, fut privée, par ses ordres, de tout bien-être dans sa vie, de toute communication avec le dehors ; il fallut, avant qu’il l’autorisât à voir personne, qu’on lui donnât un signalement du visiteur : son âge, sa figure, et jusqu’aux signes particuliers, comme disent nos passeports, quibus corporis notis vel cicatricibus, tant il craignait qu’un de ses amans n’arrivât jusqu’à elle. Sa petite-fille, après sa condamnation, eut un enfant, il défendit qu’on l’élevât. Ces deux femmes et Agrippa étaient l’objet de sa perpétuelle douleur ; il n’y pensait pas sans s’écrier avec le poète :

Mieux vaut vivre sans épouse et mourir sans enfans.

Il eut soin, par son testament, de les exclure d’avance de son tombeau, et quand le peuple, moins sévère et moins romain que lui, osa, après cinq ans, demander leur rappel, il lui répondit par cette imprécation : « Je vous souhaite de pareilles femmes et de pareilles filles. »

Ainsi s’achevait cette triste fin d’un beau règne, cette douloureuse vieillesse compromise dans une lutte inégale contre son temps, et qui avait fini par le mettre en hostilité avec son pays, avec sa famille, avec lui-même. César et lui avaient, comme cela n’est que trop fréquent, poussé tour à tour trop loin deux principes contraires ; César, méconnaissant ce que l’esprit romain avait encore de puissance, avait voulu faire une Rome cosmopolite, la faire grecque, gauloise, espagnole, tout plutôt que romaine, flétrir son sénat, se jouer de ses institutions, la traiter enfin comme, après le 18 brumaire, Bonaparte pouvait traiter la république avortée de l’an iii. Auguste, et cela est toujours, éprouva la réaction de ce mouvement, il se fit ultra-romain, soutint de la main l’aristocratie même, si pesamment écroulée ; voulut relever, sinon la foi, du moins les temples, faire une Rome romaine, comme l’avait déjà tenté Sylla.

Il ne faut pourtant pas se tromper, ni méconnaître l’étonnante puissance de ce génie romain : les combinaisons d’origine et de position qui avaient donné son caractère et son individualité essentielle à une petite peuplade italienne campée dans les marais du Tibre, avaient certainement produit un des plus miraculeux phénomènes de la nature de l’homme. La forme gouvernementale, qui est sans aucun doute la plus puissante pour imprimer aux choses un caractère de grandeur, d’accroissement et de durée, l’aristocratie une, despotique, héréditaire, mais en même temps sans cesse rafraîchie, et renouvelée dans les rangs du peuple, était née de ce caractère si un et si homogène à lui-même, mais doué aussi d’une force si grande d’abstraction et d’absorption. Il y a eu quelque chose de tout cela dans l’aristocratie d’Angleterre, dans la noblesse de Venise, dans le sénat de Berne, institutions qui ont été d’une longue vie et d’une grande puissance, parce qu’elles ont eu l’unité de l’homme sans avoir sa courte durée.

Mais au temps dont nous parlons, l’aristocratie romaine ne subsistait plus ; les plus grandes familles étaient éteintes ou perdues de dettes ; au temps de Claude, il ne restait presque pas de celles que César ou Auguste avait élevées. L’atmosphère de cette époque comme celle de la nôtre, était pernicieuse à toute aristocratie ; les familles patriciennes redevenaient peuple et rentraient là d’où elles étaient sorties. Un Scaurus était marchand de charbon, comme avant leur élévation, c’est-à-dire peut-être trois siècles auparavant, les Cæcilius étaient bouchers. Chose remarquable et curieuse que ce mouvement des familles !

En outre la grande base des institutions romaines, la foi religieuse manquait. La révolution religieuse de ce siècle n’est pas encore bien comprise ; nous n’avons pas le temps de la développer ici, quoiqu’elle soit un des plus notables phénomènes de l’esprit humain. Disons seulement, et ceci mériterait d’être approfondi, que l’antiquité avait toujours compris une religion non comme un dogme, mais comme une coutume ; non comme une vérité abstraite et générale, mais comme une loi du pays, comme une portion de la nationalité ; il en résulta que le monde entier étant réuni sous les mêmes lois, l’antagonisme des peuples étant remplacé par une alliance obligée, les nationalités tombant, les religions tombèrent avec elles ; le Grec n’eut plus de croyance dès qu’il cessa d’être Grec ; le Romain n’eut plus de dieux quand sa Rome devint cosmopolite. De là le scepticisme et l’incrédulité au temps de César.

Au temps d’Auguste (et cela devait être) commença une réaction ; Auguste l’aurait bien voulu romaine, mais cela n’était pas possible. Elle fut vague, ubiquiste, indéfinie : quand toutes les nations se rapprochaient par la vie sociale et par la pensée, l’idée d’un dieu romain ou d’un dieu grec, la croyance d’un Jupiter olympien ou d’un Jupiter capitolin, le dogme de la nationalité des dieux, si naïvement exprimé dans la prière, ou plutôt dans la sommation peu respectueuse que les Romains adressaient aux dieux d’une ville assiégée : « Dieu de cette ville, que tu sois homme, ou que tu sois femme, sors de la ville, et viens avec nous ; » tout cela devenait évidemment trop absurde. Au lieu des dieux de la nation, on chercha les dieux du genre humain ; on les prenait à l’Égypte, à la Syrie, à la Judée ; partout on empruntait quelque divinité, quelque pratique, quelque purification, quelque prière. Ce fut le plus superstitieux de tous les siècles. Les historiens n’écrivent pas deux pages sans parler d’un présage, d’une prédiction, ou d’un songe. Rome croyait à tout, excepté aux dieux de Rome.

Et cependant (c’est pour en arriver là que nous venons d’indiquer tant de faits qui mériteraient bien d’autres développemens), le nom romain, les institutions romaines, la puissance que ce nom et ces souvenirs prêtaient à cette machine vermoulue, à cet arbre sans racine que soutenait son propre poids, tout cela dura au-delà de toutes les limites qu’il eût été raisonnable de lui assigner. Tout cela dura quatre siècles, contre des ennemis de tout genre, contre les barbares, contre les peuples de l’empire, contre la philosophie, contre le christianisme, tant il y avait là une vertu primitive, une force de durée et de vie. Merveilleux chef-d’œuvre de l’esprit humain ! privée de son principe, n’étant plus animée de son esprit, sans l’aristocratie qui était son but, sans la foi qui était sa base, la Rome de l’aristocratie sacerdotale dura long-temps, et laissa au moyen-âge ses monumens, sa langue, son droit, et Rome une seconde fois reine du monde.

C’est que dans le sénat même, si abaissé malgré les efforts d’Auguste pour le relever, on se sentait toujours les héritiers de l’aristocratie ancienne, et qu’on savait encore se faire révérer par les souvenirs. — C’est que le peuple si vil, si frivole, si dégénéré, ce peuple du cirque, du théâtre, voulait être encore le peuple-roi, se révoltait parfois, commandait aux Césars, les sifflait ou les applaudissait comme des acteurs, leur proclamait ses volontés entre les facéties d’un bouffon et les combats des gladiateurs, et chassé du Forum régnait au théâtre. C’est que les légions (objet digne d’une étude toute particulière) formaient dans le peuple un peuple à part, bien autrement romain, qui avait une foi et un culte, le culte de ses aigles, auxquelles vous savez qu’on offrait des sacrifices ; que dans l’armée on servait souvent toute la vie, et que le fils y succédait au père : véritable nation militaire d’où sortirent jusqu’aux derniers jours de l’empire des hommes de trempe romaine, des Probus, des Stilicon, hommes rudes, sévères, antiques, souvent d’origine barbare, mais Romains de cœur. C’est qu’enfin les provinces elles-mêmes, frappées de tant de grandeur et de souvenirs, voyaient moins avec haine qu’avec envie, crainte et admiration, l’édifice sans base de la nationalité romaine, et songeaient, non à la détruire, mais à y pénétrer.

Ainsi se balançaient dans l’empire l’antiquité romaine et la puissance des mœurs nouvelles, la nationalité restaurée par Auguste et le cosmopolitisme introduit par César. — Rome était si grande, et son nom si puissant, que l’on ne demandait pas mieux que d’être Romain, pourvu que cela ne gênât pas (ce qui est le patriotisme de bien des pays et de bien des époques), pourvu que l’on n’eût ni une table moins somptueuse, ni des vases moins beaux, ni de moins belles courtisanes ; s’il ne s’agissait que de porter la pourpre comme consul, ou de brûler un peu d’encens aux pieds de Jupiter Capitolin, ou d’étaler à la suite d’un brancard funèbre les images poudreuses de ses aïeux, on était Romain.

Mais il aurait fallu aller plus loin, il aurait fallu que les riches, pour faire vivre les pauvres, se résignassent à vivre comme eux. La question du luxe était tout, il s’agissait entre la vieille Rome et la Rome cosmopolite d’une vaisselle d’étain ou d’une vaisselle d’or, d’une robe de laine ou d’une robe de soie (ce qui était un déshonneur pour un homme, ne vestis serica viros fœdaret. Tacite.), d’une matrone romaine à respecter ou à séduire (les affranchies et les étrangères étaient toujours licites), d’un faisan ou d’un attagen de moins sur la table, d’un souper de 200 sesterces (38 fr. 60 c.), comme le prescrivait Auguste, ou d’un souper de 400,000 sesterces, comme le faisait Vitellius.

Pour juger sainement cette question, il faudrait bien comprendre toute l’antiquité. Le luxe ne pouvait être pour elle ce qu’il est pour nous, un échange de travaux et de richesses entre la classe ouvrière et la classe opulente, plus ou moins utile à l’état, plus ou moins avantageux à la classe inférieure, mais enfin portant avec lui quelque compensation du mal qu’il peut faire ; la population ouvrière était esclave, ne possédant que par grâce un salaire quelconque de son travail, ne pouvant proportionner aux besoins et aux circonstances ni son prix, ni ses produits, n’étant animée enfin ni par la concurrence, ni par le courage que la liberté donne, ni par l’espoir de la fortune. Ce que nous appelons industrie, n’était qu’un service d’esclave à maître, un office domestique forcément accompli ; ce que nous appelons commerce n’était, chez les Romains, qu’une usure dévorante pour le pauvre ; l’industrie libre date des corporations chrétiennes au xie siècle, le commerce moderne date des croisades.

Dans cet état de choses, l’agriculture était la seule ressource de la population libre et inférieure ; mais tout ce qui était donné au luxe, était pris sur elle, et la multitude des esclaves s’augmentant avec tous les autres genres de luxe, une grande partie des terres de l’Italie ne fut plus cultivée que par eux. Les lois somptuaires n’étaient donc ni tellement inutiles, ni si mal entendues, et ce ne sont pas du tout des déclamations poétiques que les invectives des écrivains contre le luxe, les efforts des législateurs pour le restreindre, les coutumes sévères que cherchaient à mettre en honneur ceux mêmes qui ne les pratiquaient pas.

Que devenait en effet la population libre de l’Italie ? D’un côté les guerres civiles lui ôtaient ses terres, ou en la réduisant à la misère, la rendaient incapable de les cultiver de long-temps ; de l’autre, l’homme riche faisait cultiver les siennes par des esclaves, ou mieux que cela, les changeait en parcs, en villas, en jardins. Les vieilles races italiennes, vers la fin de la république, étaient pourchassées de toutes parts. Ces malheureux entraient dans les légions et allaient laisser leurs os aux extrémités du monde, ou bien ils gardaient de misérables troupeaux sur les Apennins, et souvent n’ayant plus de leur bétail qu’une peau pour se couvrir, ils gagnaient des cimes plus désertes, erraient de canton en canton, vivaient de brigandage, pères de tous les banditti des Abruzzes : c’est à ces hommes-là qu’un vieil Italien comme eux, Catilina, en homme habile, avait donné le signal de leur liberté, et c’est leur présence et leur situation qui expliquent l’importance de cette conjuration de quelques jeunes gens contre l’empire romain. Les plus heureux affluaient dans Rome pour y vivre mendians et oisifs de la vie du peuple romain : mais n’arrivait pas à Rome qui voulait ; et toute cette Italie enfin, réduite à trois ou quatre mille riches, chevaliers ou sénateurs, à deux ou trois millions de plébéiens dans la ville de Rome, à un ou deux millions peut-être de cultivateurs libres, à une multitude sans nombre et sans nom d’étrangers, d’esclaves, d’affranchis, de barbares, de soldats, d’usuriers, de Juifs, de Chaldéens, de magiciens d’Égypte, de Grecs surtout (Græculi), qui cherchaient fortune de toutes manières, et qui tous, à défaut d’autre, prenaient l’Italie pour patrie et pour nourrice ; ce beau pays en arriva à l’incontestable malheur de ne pouvoir suffire à ses premiers besoins, et de demander du blé à la Sicile ; puis, la Sicile défaillant, à l’Égypte ; puis, après l’Égypte, aux côtes africaines.

Voilà à quels maux Auguste voulut porter remède. — Sa destinée est une des plus complètes que le monde ait vues ; souverain libre et paisible de l’univers civilisé, il vécut ce qu’il fallait de temps pour voir une génération nouvelle, ignorante des souvenirs anciens, succéder à la génération que Pharsale et Actium avaient décimée. Son règne fut un temps de repos entre la guerre civile et les tyrans, un moment où tous les anciens partis disparurent sans qu’il s’en formât un nouveau, où tous les peuples conquis acceptèrent la conquête, où tous les peuples barbares du dehors furent repoussés, et comme si le monde eût eu besoin de se reposer pour se préparer à un nouvel ordre de destins, comme si Virgile avait eu raison de saluer le nouvel âge sibyllin et les mois de la grande année qui allait naître, Auguste ferma le temple de Janus, et Dieu, pour la première fois, donna la paix à tout l’Occident civilisé.

Au milieu de cette gloire, Auguste naviguait doucement entre les îles du golfe de Naples (bien plus beau alors que le Vésuve ne jetait pas de lave sur ses rivages), se reposait dans ces belles cités, écoutait des flatteries et des poèmes, voyait folâtrer avec une douce joie de vieillard la jeunesse grecque dans ses gymnases, causant, riant, plein de gaieté, lorsque la douleur l’avertit que sa mort était prochaine ; il prit alors un miroir, s’arrangea les cheveux, et, tourné vers ses amis, leur dit comme les acteurs à la fin du spectacle : « N’ai-je pas bien joué le mime de la vie ? montrez-vous contens et applaudissez. »

Pour comprendre les empereurs romains, il faut avoir bien étudié Auguste et Tibère ; le premier donna à l’empire sa forme légale ; il en fit, pour ainsi dire, le droit public : le second lui donna la puissance réelle, parce qu’abandonnant les traditions romaines et les tentatives de restauration auxquelles Auguste s’était attaché, il chercha ailleurs le fondement du pouvoir d’un seul. Tibère seul et sa politique rendent explicables l’incroyable puissance et l’incroyable sécurité de ses successeurs.


F. de Champagny.