Les Castes dans l’Inde/Partie 3/Chapitre 4

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Ernest Leroux (p. 239-252).

IV


La caste est le cadre de toute l’organisation brâhmanique. C’est pour venir au brâhmanisme que les populations aborigènes se constituent en castes, acceptent les règles strictes de la caste ; et le phénomène remonte très haut, Or, le brâhmanisme a pu se charger d’élémens étrangers, il a pu, au cours de l’histoire, subir des influences extérieures, il reste en somme dans l’Inde le représentant de la tradition âryenne. Sans exclure en aucune façon l’éventualité d’actions subsidiaires, nous sommes autorisés à chercher d’abord des sources âryennes à une institution qui nous apparaît si étroitement fondue avec la doctrine et la vie brâhmaniques.

L’histoire des vieilles sociétés âryennes repose sur l’évolution, variable suivant les lieux, de l’antique constitution familiale, telle que la comparaison des traits épars dans les diverses branches de la race permet d’en deviner la physionomie.

Par la notion de parenté qui la pénètre, par la juridiction qui y règle assez tyranniquement la vie privée, mariage, nourriture, usages cérémoniels, par la pratique habituelle de certains cultes particuliers, par son organisation corporative, la caste rappelle en effet le groupe familial tel qu’on l’entrevoit à ses degrés divers, dans la famille, la gens, la tribu. Ses traits originaux ne sont pas moins accusés. Il n’en est guère pourtant dont, en y regardant de près, on n’aperçoive le germe dans ce passé, encore que les élémens communs ne se soient pas ailleurs développés dans la même ligne ni également étendus. C’est au fond le même phénomène dont l’Inde nous donne bien d’autres exemples. En presque toutes les matières qui provoquent la comparaison avec les rameaux congénères de la souche aryenne, nous nous y heurtons tout ensemble à des coïncidences minutieuses et à des divergences profondes. La parenté perce jusque dans des élémens qui, évidemment, ont été coulés ici en un moule nouveau.

Des règles qui contrôlent le mariage dans la caste, les lois exogamiques qui excluent toute union entre gens relevant d’une même section, gotras ou clans de diverses sortes, se signalent par leur rigueur. Elles ont, dans toutes les sociétés primitives, exercé un large empire. Il s’atténua promptement dans les milieux où fleurit une constitution politique plus savante. Le principe en fut certainement familier à la race âryenne comme à d’autres. Au témoignage de Plutarque[1], les Romains, dans la période ancienne, n’épousaient jamais de femmes de leur sang. Parmi les matrones qui nous sont connues, on a remarqué que, en effet, aucune ne porte le même nom gentilice que son mari. Le gotra est proprement brâhmanique ; son rôle est certainement ancien. La règle exogamique plonge, à n’en pas douter, dans le passé le plus reculé des immigrans. Elle est si bien primitive, sous cette forme du gotra, qu’elle est antérieure à la caste ; elle en déborde le cadre ; les mêmes gotras traversent une foule de castes diverses. Le régime de la caste s’y est donc surajouté. Les deux institutions se sont fondues tant bien que mal, elles ne sont pas nécessairement liées. C’est exactement ce qui se passa à Athènes quand l’établissement des « dèmes » assigna à des districts différens des familles qui appartenaient à une gens, à un γένος (genos) unique.

C’est la loi endogamique qui nous frappe le plus, la loi qui n’autorise d’union qu’entre fiancés de même caste. Elle n’est guère moins répandue que la loi exogamique dans les phases primitives des sociétés humaines. Elle n’a pas seulement, chez les peuples aryens, laissé des traces fort apparentes ; elle s’y lie à tout un ordre de faits et sentimens qui en révèle l’origine.

À Athènes, il fallait au temps de Démosthène, pour faire partie d’une phratrie, être né d’un mariage légitime dans une des familles qui la composaient. En Grèce, à Rome, en Germanie, les lois ou les mœurs n’accordent la sanction du mariage légal qu’à l’union conclue avec une femme de rang égal, citoyenne libre[2].

Tout le monde a présente à l’esprit la lutte séculaire que les plébéiens durent soutenir à Rome pour conquérir le jus connubii, le droit de se marier avec les patriciennes. On la prend couramment comme un conflit politique entre classes rivales. Elle couvre tout autre chose. Ce n’est pas seulement par orgueil nobiliaire, c’est au nom du droit sacré que les gentes patriciennes, de race pures, restées fidèle à l’intégrité de la religion antique, repoussaient l’alliance des plébéiens impurs, mêlés d’origine, destitués de rites de famille. Les patriciens obéissaient au même scrupule qui, dans un cadre nouveau, inspire aujourd’hui la loi endogamique de la caste. Mais, sous le régime de la caste, il va dans l’Inde s’aggravant, rétrécissant les avenues ; la lutte des classes à Rome, sous un régime politique, abaisse les barrières ; bientôt elle étend le cercle, sans plus de distinction, à la catégorie entière des citoyens. À ce point, et jusque dans des conditions si opposées, l’analogie se poursuit en prolongemens curieux. Le connubiam déborde la cité ; il est accordé successivement à plusieurs populations amies. N’est-ce pas, toutes proportions gardées, la contrepartie de ce qui se passe dans l’Inde, quand des sections de caste acceptent ou refusent le mariage avec d’autres sections ? quand ce cercle varie, suivant les lieux et les circonstances, avec une facilité qui semble ruiner la rigueur du précepte général ? Parallélisme tardif qui, dans deux courans si divergens d’ailleurs, la caste hindoue et la cité romaine, semble attester encore la parenté des origines.

Même dans la théorie, un homme de caste supérieure peut épouser des femmes de caste plus basse. Il n’en était pas autrement à Rome ou à Athènes. Le devoir d’épouser une femme de rang égal n’y excluait pas des unions avec des femmes de souche inférieure, étrangères ou affranchies. Tout semblable est dans la famille hindoue le cas de la femme çûdrâ. Exclue par la théorie, elle ne l’est point dans la pratique, mais elle ne peut donner le jour à des enfans qui soient les égaux de leur père. Nous savons pourquoi. De part et d’autre se dresse entre les époux un obstacle irréductible, l’inégalité religieuse.

Suivant Manou[3], les dieux ne mangent pas l’offrande préparée par une çûdrâ. À Rome, il suffit de la présence d’un étranger au sacrifice de la gens pour offenser les dieux[4]. La çûdrâ est une étrangère ; elle n’appartient pas à la race qui, par l’investiture du cordon sacré, naît à la plénitude de la vie religieuse. Et, s’il est loisible aux hautes castes, à côté de la femme légitime et de plein droit, d’épouser une çûdrâ, encore l’union doit-elle être célébrée sans les prières consacrées[5]. Dans la conception âryenne du mariage, les époux forment le couple sacrificateur attaché à l’autel familial du foyer. C’est sur cette conception commune que repose en dernière analyse l’endogamie de la caste hindoue, comme les limitations imposées à la famille classique.

Il est interdit de manger avec des gens d’autre caste, d’user d’alimens préparés par des gens de caste inférieure. C’est une des bizarreries qui nous surprennent. Le secret n’en est pas impénétrable. Il faut songer au rôle religieux que, de tout temps, les âryens assignent au repas[6]. Produit du foyer sacré, il est le signe extérieur de la communauté de la famille, de sa continuité dans le passé et dans le présent ; de là les libations, dans l’Inde les offrandes journalières aux ancêtres. Là même où, par l’usure inévitable des institutions, le sens primitif a pu s’atténuer, il reste bien vivant dans le repas funèbre, le perideipnon des Grecs, le silicernium des Romains, qui, à l’occasion de la mort des parens, manifeste l’unité indissoluble de la lignée[7].

Que le repas ait gardé pour les Hindous une portée religieuse, les preuves en abondent. Le brahmane ne mange pas en même temps ni dans le même vase, non pas seulement qu’un étranger ou un inférieur, mais que sa propre femme, que ses fils non encore initiés[8]. Il s’agit si bien ici de scrupules religieux qu’il est défendu de partager la nourriture, fût-ce d’un brahmane, si, par une cause quelconque, encore qu’accidentelle, indépendante de sa volonté, il est sous le coup d’une souillure[9]. Un çûdra même ne peut, sans contamination, manger le repas d’un dvija souillé. L’impureté se communique ; elle exclut donc de la fonction religieuse du repas. Et voilà pourquoi c’est en s’asseyant à un banquet commun avec ses compagnons de caste, que le pécheur qui a été temporairement exclu consacre sa réhabilitation. C’est en vertu du même principe que, dans le mariage solennel des Romains, les époux se partagent un gâteau en présence du feu sacré ; la cérémonie est essentielle : elle constate l’adoption de la femme dans la religion familiale du mari. Qu’on ne cherche pas là une bizarrerie isolée ; on a pu dire que, dans le culte qui unissait la curie ou la phratrie, l’acte religieux caractéristique était le repas fait en commun[10]. Les repas romains des Caristies, qui réunissaient la parenté, excluaient non seulement tout étranger, mais tout parent que sa conduite paraissait rendre indigne[11]. Les Perses avaient gardé des usages pareils[12]. Les repas quotidiens des prytanes étaient restés chez les Grecs un des rites officiels de la religion de la cité. Mais le menu n’en était pas indifférent. La nature des mets et l’espèce de vin qui y devaient être servis étaient définies par des règles qui variaient avec les lieux. En excluant tels ou tels alimens, l’Inde a pu généraliser l’application du principe ; elle ne l’a pas inventé. Lui aussi, il a dans le passé commun ses analogies et son germe.

Chose remarquable, les Hindous qui ont, sous d’autres aspects, conservé plus fidèlement que personne la signification du repas commun, qui l’ont, semble-t-il, étendue, se sont, plus que d’autres, éloignés du type primitif dans la forme liturgique du banquet funèbre, çrâddha. D’après la théorie, au lieu de réunir les parens, il est offert à des brâhmanes. Mais ils sont donnés comme représentant les ancêtres et reçoivent la nourriture en leur nom. Encore celui qui offre le sacrifice doit-il, symboliquement au moins, à la façon des ancêtres eux-mêmes, s’associer à eux. C’est bien, en dépit des notions nouvelles qu’y a pu introduire le rituel développé, la prolongation idéale du repas de famille.

Les brâhmanes invités doivent être choisis avec un soin qui rappelle la loi de pureté imposée aux convives primitifs. Si des brâhmanes sont substitués aux parens, la nouveauté s’explique assez par l’envahissement de la puissance sacerdotale[13]. Les commentateurs ne font-ils pas de même acquitter au profit des brâhmanes la composition du meurtre[14] ? Elle était pourtant bien certainement, dans le passé aryen, payée à la famille du mort. L’insistance que mettent les livres de lois à réserver les çrâddhas aux brâhmanes[15], trahit la tendance à laquelle ils obéissent. Une place reste toujours éventuellement réservée aux parens[16]. Il est visible, il ressort des restrictions mêmes, que, dans la pratique courante, les çrâddhas étaient l’occasion de vrais repas communs. Les Hindous en distinguent diverses sortes qui ne sont nullement liées aux funérailles[17]. Tel « çrâddha purificatoire » (goshthî çrâddha) semble bien être le reflet ritualiste de ce repas de caste qui célèbre la réintégration d’un membre coupable. En l’incorporant dans la série, on se souvenait qu’une parenté étroite en rattachait la signification à l’antique repas familial.

C’est de la sainteté du feu domestique qu’il dérive sa consécration. Dans l’antiquité romaine, l’exclusion de la communauté religieuse et civile s’exprime par « l’interdiction du feu », mais aussi et en même temps par « l’interdiction de l’eau. » Il semble de même, dans l’Inde[18], que l’association d’un feu étranger et d’une eau polluée rende particulièrement impur l’aliment offert ou préparé par une main indigne. J’ai conté que des castes supérieures acceptent du grain rôti par certaines castes inférieures, mais à la condition qu’il ne contienne aucun mélange d’eau[19] ; que des Hindous, qui recevraient du lait pur de certains musulmans, le rejetteraient avec indignation s’ils le croyaient additionné d’eau. Dans les rites qui accompagnent l’exclusion de la caste, on remplit d’eau le vase du coupable, et un esclave le renverse en prononçant la formule : « Je prive d’eau un tel[20]. » On voit que ces notions ont, dans la vie aryenne, de lointaines attaches et de curieuses analogies. On s’explique du même coup comment certains textes, qui remontent à la période ancienne de la littérature sacerdotale, mettent au même rang l’admission à la communauté de l’eau et au connubium[21].

Le sens du repas commun et des interdictions corrélatives est si fortement marqué dans les mœurs qu’il frappe l’observateur contemporain dégagé de tout préjugé archéologique : « La communauté de nourriture, dit M. Ibbetson, est employée comme le signe extérieur, la manifestation solennelle de la communauté de sang[22]. » Les parens se rapprochent autour de la même table.

C’est le même principe, appliqué inversement, qui interdit la participation au même repas, et plus généralement tout contact, entre gens qui n’ont point part aux mêmes rites de famille. Cette tradition a laissé des traces ailleurs que dans l’Inde. Le jus osculi, le contact par l’accolade, constate la parenté[23]. Le germe est donc ancien ici encore. L’impureté même du cadavre s’explique sans doute en partie par cette considération que la mort exclut forcément le défunt des rites. Elle le met donc en dehors de la famille ; son contact, sa présence, souillent les proches à la façon d’un outcast[24]. Souvenons-nous que l’exclusion de la caste est, par le cérémonial même, assimilée à la mort ; pour les deux cas, on célèbre les funérailles. L’impureté qui atteint les parens dans les jours de deuil est une conception commune à toute l’antiquité aryenne. L’impureté se transmet par le rapprochement. De l’homme elle s’étend à la femme et au serviteur. Il faut donc éviter avec soin tout attouchement qui souille, tout rapport avec des gens, qui, s’ils ne tombent pas sous le coup d’une souillure accidentelle , sont impurs par le fait qu’ils n’appartiennent pas à la communauté du même feu et de la même eau. Le développement de cette loi dans la caste est parfaitement logique.

Le tribunal même de la caste, avec sa juridiction limitée, ne manque pas d’antécédens. La famille antique a un conseil qui, à Rome, en Grèce, en Germanie, entoure et assiste le père dans les occasions graves, notamment quand il s’agit de juger un fils coupable[25]. L’exclusion de la famille fait pendant à l’exclusion de la caste. Des deux parts elle équivaut à une excommunication qui, sous sa forme la plus redoutable, s’exprime en latin par la qualification de sacer[26]. Elle crée chez les Romains une situation religieuse et civile fort analogue à celle de l’outcast, du patita hindou. La gens latine reconnaît un chef qui juge les litiges entre ses appartenans. À l’instar de la caste, les gentes prennent des décisions qui sont respectées par la cité[27] ; comme les castes, elles obéissent à des usages particuliers qui obligent leurs membres[28]. En revanche, certaines familles védiques se distinguent par telles cérémonies, par une prédilection pour certaines divinités[29], où semble survivre le particularisme religieux qui réservait à la famille classique, à la gens, des cultes spéciaux et des rites exclusifs.

Bien que, en plusieurs cas, le culte d’un ancêtre commun ou d’un patron attitré rappelle dans l’Inde le culte gréco-romain des héros éponymes, on ne peut dire que ce soit dans la caste un trait saillant. L’individualisme religieux a fait ici, grâce à l’allure plus libre de la spéculation, des progrès qui ailleurs ont été entravés par l’avènement d’une constitution politique décidément opposée à toute innovation cultuelle. La religion a pu, dans l’Inde, se localiser, se fractionner à l’infini et, à l’occasion, se mobiliser avec une liberté inconnue dans les milieux classiques. C’est surtout dans la pratique, dans les usages inspirés directement par des conceptions très anciennes, que se manifeste, au sein de la caste, la continuité de la tradition.

  1. Cf. Kovalevsky, Famille et Propriété primitives, p. 19 suiv.
  2. Cf. Hearn, op. laud., p. 156-7.
  3. III, 18.
  4. Fustel de Coulanges, La Cité Antique, p. 117.
  5. Ind. Stud., X, p. 21.
  6. Hearn, p. 32 ; Fustel de Coulanges, p. 182.
  7. Leist, Altarisches Jus Civile, p. 201 suiv.
  8. Mânava Dh. Ç., IV, 43. Apast Dh. S., II, 4, 9, 7 et la note de Bühler.
  9. Vishnu Smriti, XXII, 8-10.
  10. Fustel de Coulanges, p. 135.
  11. Leist, Altar. Jus Civile, p. 49-50, 263-4.
  12. Ibid.
  13. Leist, Altar. Jus Gentium, p. 203.
  14. Hopkins, Journ. Amer. Orient. Soc., XIII, p. 113.
  15. Mânava Dh. Ç., III, 139 suiv.
  16. Ibid., III, 148.
  17. Ibid., III, 254.
  18. Nesfield, § 189, 190.
  19. Ibid., § 82.
  20. Gautama Dh. S., XX, 2 suiv.
  21. Indische Stud., X, p. 77, 78.
  22. Ibbetson, p. 185.
  23. Cf. Leist, Altar. Jus Civ. p. 49-50, 261.
  24. Leist, Graeco-ital. Rechtsgesch., p. 34 suiv.
  25. Leist, Altar. Jus Civ., p. 273 suiv. ; Kovalevsky, Fam. et Prop. primit., p. 119 suiv.
  26. Leist, Grœco-ital. Rechtsgesch., p. 319, al.
  27. Fustel de Coulanges, La Cité Antique, p. 118-9.
  28. Max Müller cité par Hearu, op. laud., p. 121 ; Ind. Stud., X, p. 88 suiv.
  29. Becker-Marquardt, Röm. Alterth., II, p. 49.