Les Chardons du Baragan/II

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Les Chardons du Baragan
La Revue de Paris35e année, tome III (p. 348-371).
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Et voici le jour de mon éloignement dans le monde… Je l’attendais, prêt à tout. Il me fut particulièrement favorable.

Ce matin-là, — en partant avec d’autres hommes pour aller chercher deux charriots de fourrage à Giurgeni, — mon père me dit :

— Hier soir, après la bourrasque, j’ai vu les porcs « charrier » de la paille dans leur gueule. Cela veut dire que le « Crivats » se mettra à souffler aujourd’hui ou demain. Ne me fais pas des histoires avec ces chardons ! Passons l’hiver ici… Au printemps on verra.

Je ne répondis rien, et il sut à quoi s’en tenir, car il m’embrassa. Pauvre père… Mais c’est ainsi : chacun avec sa destinée. Si la mienne a changé du tout au tout, si aujourd’hui je fais ce que bon me semble dans ma maison et sur ma terre, c’est, en grande partie, à cette étourderie d’enfant désobéissant que je le dois.

Le Roumain est une créature curieuse. Je n’ai jamais entendu parler d’un peuple qui sache, mieux que le nôtre, chanter ses joies et ses douleurs, et qui soit en même temps si humble, si docile, si tristement replié sur le trop peu que la vie lui octroie.


Il y avait à la ferme quatre gamins et trois fillettes, maigres, sales, pieds nus et loqueteux, comme moi. Pour la grande ruée des chardons, ils se contentaient de molles velléités : une randonnée de deux lieues, puis retour à la « mamaliga pas plus grosse qu’une noix ». C’étaient de petites épaves-nées. Aussi, je jugeai qu’il ne valait pas la peine de leur faire part de mes intentions.

Par contre, les gamins du village ne parlaient depuis une semaine que des chardons.

— Ah ! cette année je vais faire la latâ[1] !

Les enfants de gens aisées, autant que ceux des pauvres « collés à la terre », — les uns parce que trop gâtés, les autres par excès de tourments, — se promettaient en chœur de faire la latâ :

— Je pousserai jusqu’à Calarashi ! — criait l’un.

— Moi, jusqu’à Bucarest ! — renchérissait un autre.

Certes, il ne s’agissait pas de couvrir 100 ou 200 kilomètres à pied, mais, Dieu tout puissant ! quelles ne sont pas les audaces, les rêveries, les suppositions, les espérances qui ne pourraient trouver gîte dans le cerveau d’un gosse né sur les flancs du Baragan !

Pourquoi, par exemple, ne rencontrerait-il pas une grande dame enrubannée, jolie et tendre, qui passerait justement avec son phaéton à six chevaux ? ou un de ces haïdoucs aux flintas meurtrières, qui tuent les tyrans et versent les ducas dans les mains calleuses de l’ilote ? ou, encore, une folle fillette de seigneur, qui court elle aussi avec les chardons, qui le prend par la main, le conduit devant madame sa mère et dit : « Voici, maman, mon fiancé ! »

Pourquoi pas ? Ne fallait-il donc croire à rien de tout ce que grand’mère avait tant raconté à la goura sobéi[2] ? À rien, non plus, de tout ce qu’avait dit, depuis, ce sorcier de père Nastasse, le vieux vacher du village ? Lui, surtout :

Moche Nastasse din Livezi
Cel c’o suta de podvezi
Sa le vezi sa nu le crezi

(Père Nastasse de Lievezi
Qui accomplit cent besognes :
À le voir faire, on ne veut pas en croire ses yeux).

On disait cela de lui ? Un petit bonhomme, pas plus grand que sa matraque, boiteux, un peu bossu d’une épaule, les yeux larmoyants, camus, hirsute, perdant toujours son pantalon, il était l’âme du village ; un coup de canif dans le ventre, et voilà la bête debout ; une vache tombait-elle malade, il lui enfonçait la main dans le derrière, jusqu’au coude, et la voilà guérie ; un veau « venait-il » mal, avec sa main encore il le faisait « venir », « le museau gentiment couché sur les deux pattes de devant » ; un pourceau frappé de diarrhée par la crise de croissance, il le rendait cazac avec une poignée d’avoine « mélangée d’on ne savait pas quoi » ; un chien menacé de rage, il le brûlait avec un fer rouge entre les yeux et c’était fini. Il savait masser mieux qu’un baba, prédire sans défaillance le temps qu’il ferait, et indiquer, dès leurs trois mois, les poulettes qui allaient devenir de bonnes pondeuses et les coqs qui seraient les plus « travailleurs ».

Mais il fallait voir père Nastasse lorsqu’il châtrait un poulain ou un taurillon à l’aide de quelques baguettes et d’un bout de ficelle. C’était à peine si la bête écarquillait un peu les yeux quand, il la « soulageait » en un tournemain, lui chantonnant :

Approche-toi, petit :
Tu vivras célibataire,
Les filles ne t’aimeront que mieux.

Quant aux enfants, nul, plus rapidement que père Nastasse, ne savait leur apprendre à compter, sans faute, « jusqu’à cent ». C’est alors que, levant son bâton, il leur disait impérieusement :

— On ne devient un om qu’en s’en allant de par le monde ! Surtout lorsqu’on a un grain de malice dans la caboche, ce qui arrive à nous autres cojans aussi.

Et il citait des exemples :

— Regardez monsieur Vasilika, juge à Calarashi, monsieur Endrei, chapelier à Bucarest, monsieur Takén, grand manufacturier à Braïla. Ce sont tous des fils de cojans de chez nous ! Qu’est-ce qu’ils seraient aujourd’hui s’ils n’étaient pas partis ? Des argats ! Des traîne-savates ! — Et les voilà des hommes !

Les gamins, faisant cercle autour de lui, l’écoutaient, se toisaient entre eux pour découvrir le futur « juge à Calarashi » et rêvaient comme seule l’enfance peut le faire.

J’allai les trouver, ce matin du jour où mon père s’en alla pour trois jours, à Giurgeni.

Je devais me munir d’un codrou[3] de mamaliga et de deux ou trois poireaux, victuailles pour cette journée de fuite à laquelle je me préparais, et, chez nous, chez la Doudouca, il n’y en avait pas. Mais Brèche-Dent, le fils du charron du village, m’avait promis de me les procurer. C’est lui que j’allai voir.

Je le rencontrai en route. Il était avec son père, tous deux allant jeter sur le Baragan la charogne d’une vache qu’on avait couchée sur une herse d’épines traînée par un cheval.

— Elle a été mordue par une belette, — me cria-t-il. — Viens voir : père va l’écorcher.

Ce fut vite fait, puis, la peau de la vache sur la herse, le charron se dépêcha de rentrer.

— Maintenant, — fit Brèche-Dent, — allons assaillir le boulanger ! Il est dans le village, avec sa cotiouga[4]. Peut-être qu’il y aurait moyen de lui chiper un pain. Ce serait épatant, pour notre galopade après les chardons, hein ? Une boulca[5]… Il y a longtemps que je n’en ai pas mangé. Toi non plus, sûrement.

Sûrement… Comme tous les paysans, j’en étais privé moi aussi. Mais, voler le boulanger, non, cela ne me disait rien !

— Je me contenterais d’un peu de mamaliga, — lui répondis-je.

Brèche-Dent m’allongea un horion :

— Que tu es bête !… Mamaliga et poireau, tu en auras, c’est entendu, mais le pain est meilleur.

Combien il devait être meilleur, surtout pour les pauvres petites bouches, je m’en suis convaincu en arrivant dans le village, où les enfants faisaient un vacarme du diable, en suivant la cotiouga du boulanger.

— Du pain !… du pain !… du pain !…

On n’entendait que ces mots-là et les aboiements des chiens, affolés, eux aussi, par le passage du boulanger. Le malheureux ! Pour les cinq ou six kilos de pain qu’il parvenait à vendre dans notre village, c’était une vraie bataille qu’il devait livrer, chaque semaine, à la meute des gamins. Les coups de fouets pleuvaient sur leurs têtes. Et encore, rarement il se tirait sans dommage. Ce jour-là, Brèche-Dent réussit à lui escamoter un pain. Mais il fut dénoncé par un camarade envieux, et le boulanger alla demander les quatre sous au charron, qui paya, après force jurons et menaces à l’endroit de son fils :

— Cette fois je t’assommerai, sache-le bien ! — lui hurla-t-il, — à moins que tu ne rentres plus à la maison !

Brèche-Dent s’enfuit, le pain sous le bras et entouré de toute la bande, qui le suppliait :

— Une miette !… Rien qu’une miette !…

Bon garçon, il distribua la moitié du pain. J’en eus une miette, moi aussi.

— Le reste, ce sera pour demain, — dit-il.

Et tous ensemble nous allâmes trouver père Nastasse au pâturage. Mis au courant du vol et de la menace, le vacher s’empressa de consoler Brèche-Dent :

— Que ton père la ferme ! — s’écria-t-il. — Je sais, moi, qu’il volait à ton âge bien plus que toi. Voici le pope, qui peut en témoigner.

Le pope était là, un vieillard à face placide et au nez rouge. Loqueteux comme toute la commune. Très brave au reste. Il se plaignait au vacher de se voir dans l’obligation de faire lui-même la fenaison et le maïs. Il jurait :

Ceara ei de biserica[6] qui n’est pas seulement fichue de nourrir son pope !

— Et moi ! — répliquait père Nastasse, — moi qui fais tant de corvées pour des riens : pour une courge, un tamis de farine de maïs, rarement quelques œufs. Quant au troupeau, je dois trotter, clopin-clopant, de mars à septembre, pour deux francs par tête de bétail.

— Oui, Nastasse, tu es aussi tourmenté que moi, — acquiesça le pope.

Et, fouillant dans la poche de sa soutane rapiécée, il en tira une petite bouteille.

— Tiens, Nastasse, bois une gorgée de cette bonne tsouïca ! Cela fait passer le chagrin.

Père Simion n’était plus prêtre que de nom. Son église, comme la plupart des églises villageoises, était fermée pendant toute la semaine, faute de fidèles. Dimanches et fêtes, quelques vieilles accablées de courbatures assistaient à la liturgie. Elles lui laissaient quelques francs pour les cierges lors des deux tournées du sacristain, qui passait avec le plateau, en criant comme à des sourds :

— Pour l’é-gli-i-se ! Pour l’hui-i-le !

Des morts il y en avaient rarement, ainsi que des mariages et des baptêmes. Au premier du mois, lorsque le pope allait bénir les ménages, on lui jetait, dans l’eau bénite de son chaudron, des boutons et des centimes, au lieu de sous.

Mais les gens l’aimaient, car il était tolérant et drôle. On racontait de lui une histoire amusante.

En vieillissant, la mémoire le trahissait souvent. Aussi, pour pouvoir répondre sans défaillance aux chrétiens qui lui demandaient, à brûle-pourpoint, « combien de jours il restait encore jusqu’à Pâques », il avait pris l’habitude, au début du grand Carême, de se munir d’autant de grains de maïs qu’il y avait de jours jusqu’à Pâques. Et chaque jour il jetait un grain. De cette façon, lorsqu’un paysan lui posait la question embarrassante, il sortait de sa poche tous les grains, les comptait et répondait avec précision. Mais, une fois, un diable de gamin lui glissa dans sa soutane une poignée de maïs. Alors, ce fut en vain que le pauvre pope jeta son grain quotidien, il en restait toujours trop, et la grande fête approchait. Aussi cette fois-là, pressé de questions, le pope finit-il par montrer aux gens le tas de maïs qui gonflait sa poche et répondit :

— Plus de Pâques, cette année-ci !

Il pouvait être minuit quand Brèche-Dent vint frapper à la porte de la grange où je dormais seul. Je le conduisis par la main jusqu’au tas de sacs vides, qui me servait de lit. Il s’y nicha tout de suite, grelottant.

— Mon père m’a battu comme jamais, — murmura-t-il doucement.

Sa voix était tellement changée que je le reconnus plutôt à son haleine de bébé. Il continua :

— J’ai attendu jusque tard dans la nuit, puis j’allai me glisser dans le foin d’une meule. C’est là qu’il m’a attrapé, pendant le sommeil. Il m’eût tué, je crois, si ma mère n’était accourue pour m’arracher de ses mains. Tout de même !… Ce père…

Brèche-Dent ne pleurait pas. Je devinai son visage osseux, pâle, très mobile, aux petits yeux ardents. C’était mon seul ami. Je l’aimais comme mon frère.

— As-tu faim ? — me demanda-t-il encore, avant de s’endormir. — Je garde toujours la moitié du pain. Elle est là, sur les sacs. Prends-en, si tu veux.

— Et toi ? — dis-je ; — qu’as-tu mangé aujourd’hui ? — Du maïs grillé. Il me reste un épis, mais il est froid et dur.

— Donne-le moi.

Fouillant dans son sein, pour tirer l’épi, il lâcha un gémissement.

— Je suis tout couvert de bleus, — expliqua-t-il.

Je grignotai le maïs, en pensant que je n’avais jamais été battu, moi. Ce père, tout de même ! Pauvre Brèche-Dent… Je le pris par le cou et nous nous endormîmes ainsi.

Quelle matinée !… L’aube ne pointait pas encore quand une secousse inouïe me réveilla en sursaut : la porte de la grange venait d’être arrachée de ses gonds.

— Le Crivatz ! — m’écriai-je.

Mais Brèche-Dent ne broncha pas, tant il dormait lourdement. Je ne dis plus rien. Je le laissai continuer son sommeil, il en avait besoin, et je restai les yeux écarquillés dans le noir.

La cour, chez la Doudouca, était comme sur le Baragan — on ne le dit pas pour rien — vraïchté[7]. La grange, surtout : le dos tourné au nord, elle était la plus exposée au Crivatz. Par un gros trou, qui devait avoir été jadis une fenêtre, le vent s’engouffrait furieusement, épais comme une vague. J’en frémissais de plaisir. Maintenant que la porte gisait à terre, le Crivatz semblait un torrent qui pénétrait par la brèche, nous lavait le visage et coulait par l’ouverture béante de la porte démolie. Je me figurais même que, s’il n’avait pas fait si noir, j’aurais pu saisir le fleuve du vent ; tant je le sentais lourd et froid.

Dehors, c’était un branle-bas harmonieux, avec des sifflements, des grondements, des craquements. Une cheminée mugissait comme un taureau. Des planches tombaient partout. J’écoutais tout cela, seul, le regard fixé sur le trou de l’ancienne fenêtre, pendant que mon compagnon ronflait, la tête enfouie sous les sacs.

Soudain, une brusque poussée de bise, puis v’lan ! quelque chose d’épouvantable est projeté sur mon visage et me pique au point de me faire saigner.

— Les chardons ! Les chardons ! — hurlai-je, repoussant le ballon épineux que le Crivatz nous envoyait.

Brèche-Dent bondit, alors, et tout joyeux :

— Ils sont là ? — s’écria-t-il ; — allons vite !

Pas besoin de nous habiller, nous l’étions. Chacun un bâton à la main, les caciulas bien enfoncés sur la tête, nous voilà dehors, sans oublier ce reste de pain qui devait remplacer la mamaliga et les poireaux.

L’impossible vie frénétique ! Aujourd’hui, à vingt années d’écart, je suis encore à me demander si cette féérie-là n’a pas été un rêve, si mon enfance l’a vraiment vécue… Car, à aucun moment, depuis les temps légendaires de la barbarie turque, mon laborieux et doux pays n’avait connu des jours aussi atroces que ceux dont je vous entretiens le long de cette histoire ; jamais ma tendre nation n’en a plus cruellement souffert. Mais qu’en savions-nous, nous les enfants ? Hormis l’ingrate existence de tous ceux qui naissent dans une chaumière, hormis ces privations constantes qui liment, qui modifient l’être humain et qui ne révoltent plus personne, à force d’habitude, — qu’en savions-nous, de l’universel gémissement qui s’échappait des millions de poitrines paysannes, d’un bout à l’autre de la Roumanie ? Rejetons du paresseux et libre Baragan, aux abords duquel la vie se transmet dans la somnolence et se perpétue dans le mirage, nous grignotions innocemment l’épi de maïs que Dieu voulait bien faire pousser et déplorions en sourdine l’insuffisance de notre portion de mamaliga. « Pas plus grosse qu’une noix », celle-ci l’était partout, — par tout le pays roumain, — avec cette différence qu’ailleurs elle coûtait aux hommes des sueurs de sang, tandis que nous, oubliés par Dieu et par les sangsues humaines, nous la gagnions « en nous grattant la tête ». De cela, nous ne nous doutions pas. Nous allions l’apprendre, emportés par le Crivatz, qui commence à souffler sur le Baragan le jour où ses chardons sont prêts à semer leur mauvaise graine.

Aux lueurs d’un ciel vaguement blanchi par l’aube, des nuées éparses de chardons moutonneux bondissaient dans l’espace mi-opaque, tantôt rasant le sol incertain et tantôt s’éclipsant haut dans les ténèbres, telle une affolante mitraille d’ombres sphériques déclenchées par un Dieu fou.

— Ah ! si nous pouvions leur montrer dessus et voler comme des smeï ! — soupira Brèche-Dent, avec un sincère regret, au moment où nous allions être happés par la campagne grise.

Et aussitôt, Crivatz et chardons nous arrachèrent l’un à l’autre. L’instant d’après, nous n’étions plus que deux fantômes, galopant ventre à terre. Je distinguais mon compagnon au loin, peinant dur à maîtriser son beau chardon. Le mien, tout aussi gros et parfaitement rond, ne me donnait pas moins de fil à retordre, car ça soufflait en tempête. Et il ne s’agissait pas de poursuivre mille chardons à la fois, mais, le plus longtemps possible, le même : car les beaux étaient rares. Armés de perches légères à la pointe en croc, nous pouvions briser l’élan de nos arbrisseaux volants dès qu’ils manifestaient le désir de nous semer en route. Parfois nous étions obligés de les arrêter afin de reprendre haleine.

Plus haut sur jambes que mon compagnon, je pensais l’avoir devancé d’un kilomètre quand les premiers rayons du soleil projetèrent leurs plaques de pourpre sur le grand remue-ménage du Baragan. Alors j’enlevai mon chardon au bout de ma perche et me hissai sur un monticule, d’où j’aperçus, à l’orée du désert, père Nastasse qui s’acharnait à demander, pour son troupeau, une dernière journée de nourriture à un pâturage balayé par le Crivatz.

Bientôt parut Brèche-Dent, suivi par une traînée de camarades espacés, dont certains étaient déjà essoufflés. Ils surgissaient d’un peu partout, dans le pêle-mêle des chardons qui roulaient en même temps que les gamins. Par moments, les uns et les autres se confondaient à ne plus savoir quelle boule était un chardon et quelle autre un gamin, jusqu’à ce qu’une caciula pointue, deux bras et un bâton minuscules se redressassent brusquement, s’agitant sur deux pattes, comme un mulot. Puis de nouveau le Crivatz les emmêlait.

Je repris ma course avant leur arrivée.

Quand, une heure plus tard, ils me rattrapèrent à la seconde étape, leur nombre était réduit de moitié. Du village, de la ferme de Doudouca, plus trace à l’horizon. Plein Baragan… Chardons qui filaient en sifflant dans l’air limpide… Petites meules de broussaille allant leur train boiteux… Corbeaux désemparés… Interminables alignements de monticules, dont nous choisîmes le plus grand pour nous y abriter.

Nous étions six en tout. Deux d’entre eux, étant pieds nus, saignaient déjà lamentablement. Ils abandonnèrent à cette halte, nous offrant gentiment leurs provisions de mamaliga et de poireaux. Brèche-Dent les régala de « miettes » de pain et ils prirent le chemin du retour, un peu chagrins.

Ce fut une dînette des plus enviables, à quatre. Jamais mamaliga et poireaux au sel n’ont connu des bouches si gourmandes, jamais platchinta au beurre et au fromage n’a été apprécié comme ces « miettes » de pain que Brèche-Dent nous distribua généreusement, en guise de gâteaux. Il était si bon, ce pain, que les deux autres compagnons demandèrent « encore une miette ».

— Je vous donne tout le reste, — fit Brèche-Dent, — mais vous échangerez vos opinci contre les nôtres !

En effet, ils avaient des sandales presque neuves, alors que les nôtres étaient percées aux talons.

— Vous n’irez pas bien loin, — expliqua mon camarade, — tandis que Mataké et moi… Dieu sait !

Les autres se regardèrent hésitants.

— C’est trop peu… — dit l’un d’entre eux.

— Comment trop peu ? — s’écria Brèche-Dent.

Et, montrant les bleus sur son visage :

— Regarde ce que m’a coûté ce pain !

Le compagnon parut convaincu, mais :

— Tu me donneras, par-dessus le marché, quatre boutons de nacre ! — conclut-il, délaçant ses opinci, geste qu’imita son ami, au nom duquel il traitait d’autorité.

Ils eurent les boutons de nacre, le reste du pain et nos opinci trouées. Nous chaussâmes les leurs, parfaites, puis :

— C’est votre tour, maintenant, de nous, donner une « miette » de pain ! — insinua Brèche-Dent. — Nous avons oublié de nous faire une galouchka[8].

Cet oubli troubla un instant les deux possesseurs du suprême morceau de pain, mais, braves camarades, ils acceptèrent le sacrifice. Nous en fîmes, tous, des galouchka, que nous logeâmes sous nos bonnets, afin de les savourer à la prochaine étape.

Et ne retenant plus nos chardons, nous nous élançâmes, en criant avec le vent :

Vira la Profira
Sapte galbent lira !

(En avant vers la Profira
où la livre vaut sept ducats !)

Il n’y eut pas d’étapes à quatre, car nos deux camarades saignèrent des talons avant d’avoir couvert une lieue. Celui qui avait marchandé l’échange des opinci, plus endurant, voulait pousser encore un bout, mais l’autre, abandonnant son chardon, s’était cramponné à la veste de son ami et pleurait. Cela lui valut un tape sur le bonnet, qui lui aplatit sa galouchka. Le pauvre en gratta, quand même, les débris sur ses cheveux au fond de la caciula, et la mangea en sanglotant.

Comme il était possesseur d’une précieuse boîte d’allumettes, Brèche-Dent s’offrit à la lui racheter contre deux boutons de nacre.

— Tu m’en donneras trois !

— Je t’en donnerai trois.

Ainsi, la seconde bonne affaire fut faite, grâce à ces boutons de nacre, dont nous raffolions tous, parce qu’ils étaient très rares et fort beaux. Ils valaient dix fois les boutons de métal. Pour se les procurer, il n’y avait guère que deux moyens : les arracher aux vêtements féminins de la maison et essuyer de terribles raclées, ou les gagner au jeu des boutons, à l’exemple de Brèche-Dent, qui était le détenteur de presque tous les boutons de nacre du village. Il y en avait un troisième moyen, un peu humiliant, on l’a vu : c’était de troquer des opinci neuves contre de très mauvaises, ou de se faire enlever sa boîte d’allumettes, article de la ville, plus rare et plus important que le pain même, car le petit villageois, qui ne peut allumer son feu dans la brousse, est tout aussi malheureux qu’un chasseur à bout de munitions. C’est pourquoi Brèche-Dent eut la bonté de céder une partie des allumettes, ainsi qu’un morceau de scarpiniche[9]. Après quoi, nous nous séparâmes.

Ils retournèrent en boitant, la tête penchée contre la bise qui les renversait presque. Nous les regardâmes jusqu’à ce qu’ils eussent disparu.

Alors le Baragan nous parut bien plus désert. Nous étions vraiment seuls, et tous deux des enfants. J’attendais que mon compagnon dît quelque chose, ou qu’il reprît la course, mais lui attendait la même chose de moi. Et nous restions plantés là, l’épaule contre le vent, un pied sur la perche qui retenait le chardon, chacun évitant de regarder l’autre dans les yeux. Nous scrutions plutôt le côté de l’infini qui venait d’engloutir nos camarades.

Était-il plus sage de les suivre ?

Je me le demandais, le cœur gros, quand je vis Brèche-Dent ôter sa caciula, y cueillir sa galouchka et se mettre à la mordiller lentement, tout entière, à son plaisir. Ce que voyant, j’ôtai moi aussi ma caciula…

Mais je n’eus pas le temps d’y cueillir ma galouchka, un furieux coup de vent emporta nos chardons et nos bonnets avec !

Des cris de joie furent la réponse. Et la galopade recommença de plus belle.

C’est ainsi que le destin trace la route de l’homme…

Nous courûmes pendant toute cette première journée, longue et riche comme une vie, pleine de ciel, de terre, de soleil et de Crivatz. Le soir, elle se remplit de ténèbres inconnues, qui nous surprirent en plein désert. Alors nous eûmes peur, mais nous nous gardâmes de nous l’avouer, chacun voulant paraître vaillant aux yeux de l’autre.

— Il n’y a pas de revenants, Mataké, tu peux en être tranquille ! — fit Brèche-Dent, en regardant autour de lui.

— Il n’y en a pas, je le sais… Dans les cimetières, peut-être…

— Non plus ! J’y suis allé, une fois, la nuit.

Et il se signa trois fois en disant :

— Il faut se signer quand même.

Je me signai tout content.

Nous nous étions arrêtés pour camper dans un petit vallon plein de ronces, où il faisait encore plus noir que dans la plaine. Là, abrités contre le Crivatz, nous allumâmes un bon feu et décidâmes de passer la nuit. Brèche-Dent sortit de ses poches nos vivres, mais la chaleur et la fatigue nous écrasèrent sur le champ. Nos bras alourdis refusèrent de porter les aliments à notre bouche. Les bâillements nous décrochaient les mâchoires. Et nous nous renversâmes, l’un contre l’autre, les yeux pleins de notre feu rouge entouré de nuit noire. C’est l’image que j’emportai dans mon sommeil, qui n’alla pas jusqu’au matin.

Un coup de vent, pendant la nuit, avait projeté la cendre brûlante contre le tas de ronces de chardons et de broussailles, qui gisait depuis toujours dans le vallon et qui prit feu. Nous nous réveillâmes, hallucinés, devant les flammes qui montaient jusqu’au ciel. La grande chaleur nous obligea à nous réfugier sur les rebords du vallon, où nous somnolâmes une éternité, face à l’incendie, le dos tourné au Baragan noir. — Soudain un galop furieux traversa les ténèbres, fit vibrer le sol et nos entrailles, et nous précipita au fond du vallon, où le feu se mourait lentement.

Mon cœur battait à me couper le souffle. Le visage de Brèche-Dent était cadavérique. Muets, tous deux, c’est en vain que nous nous interrogions des yeux sur la nature de ce galop inexplicable. J’avais peur d’entendre le son même de sa voix. Pendant longtemps, au milieu du silence, chaque craquement des branches que le feu consumait secoua douloureusement nos corps pétrifiés d’épouvante.

À un moment, mon compagnon voulut me dire quelque chose. Il ne put faire que de remuer les lèvres. Puis, quand les dernières flammes furent sombres, nous ne pûmes même plus nous regarder dans les yeux, ce qui augmenta notre terreur. Alors nous nous enlaçâmes bien étroitement.

Il était temps, car de nouveau le galop fantastique trépida dans la nuit, en rasant cette fois le bord de notre fosse.

Cela dura jusqu’à l’aube ; alors, épuisés, les joues inondées de larmes, nous sûmes que toute cette frayeur nous la devions à un jeune étalon, échappé de quelque ferme seigneuriale. Il parcourait le Baragan en long et en large, terrifié par les chardons qui volaient au-dessus de sa tête.

Tranquillisés, nous nous rendormîmes comme deux anges battus, pour ne nous réveiller que sous les aveuglants rayons du soleil que le Crivatz n’arrêtait pas une minute de fouetter. Un bon appétit nous fit dévorer toutes nos provisions. Et la vie réapparut à nos yeux telle qu’elle est.

Pleine de lumière et de laideur.

Je connaissais bien la lumière. De sa laideur, je ne savais pas grand’chose, ce matin-là, mais deux décharges de carabine, qui retentirent au moment où nous nous apprêtions à quitter le vallon, devaient m’instruire aussitôt sur la cruauté de l’homme. J’étais, cependant, loin de deviner le drame, qui fut rapide.

— Ce doivent être des chasseurs, — dis-je, en entendant les détonations.

— Sûrement, — acquiesça Brèche-Dent.

Et il grimpa jusqu’au bord du plateau, jeta un coup d’œil sur le Baragan, et recula effrayé :

— Deux gendarmes, penchés sur un homme qu’ils ont tué ! — gémit-il.

Nous nous réfugiâmes vite derrière la colline, nous cachant dans des ronces. De là, nous vîmes les gendarmes traîner le corps, chacun par un bras, droit sur le vallon, où ils le firent rouler d’un coup de botte. À la vue de la cendre fraîche, l’un d’eux dit :

— Quelque berger a passé la nuit ici…

Ils s’éloignèrent sans plus, au pas militaire, la carabine au dos.

Lorsqu’ils eurent disparu à l’horizon, nous allâmes voir l’homme qu’ils avaient tué. C’était un jeune paysan, loqueteux. Il gisait, face au ciel éblouissant, les bras ouverts, les jambes écartées, la mine ébahie. Ses poignets, bleus, prouvaient qu’il avait porté des menottes durement serrées.

Brèche-Dent, qui se tenait debout à la tête du mort, s’accroupit brusquement et lui ouvrit une paupière :

— Il a les yeux verts, — fit-il.

Puis se levant :

— Fuyons avant que le procureur n’arrive !

Mon compagnon redoutait le procureur, comme tous les paysans ; mais sur le Baragan, c’est le charognard qui remplace le parquet.

Nous n’avions plus nos chardons, ni nos perches, car le feu les avait consumées. Nous n’avions pas davantage l’envie de courir avec d’autres chardons, que le Crivatz faisait sans cesse rouler autour de nous.

Les bras ballants, nous marchions, silencieux, poussés par le vent. Parfois nous pariions « à celui qui marcherait le plus longtemps les yeux fermés », jurant de ne pas tricher, mais nous trichions quand même, ce qui ne nous empêchait pas de nous étourdir. Puis, la silhouette d’un bâtiment surgit à l’horizon : c’était la gare de Tchoulnitza, cœur du Baragan. De loin, elle ressemblait à une baraque abandonnée dans le désert et reposant sur d’interminables brancards noirs. Quelques arbres chétifs la faisaient paraître encore plus solitaire. Le chef de gare courait à toutes jambes après un chien, qui courait, lui, après une poule. Une femme, les jupes soulevées par le vent, se donnait beaucoup de mal pour étendre du linge.

Nous évitâmes ce ménage tourmenté par le Baragan et nous nous dirigeâmes vers le cabaret de la station, plus hospitalier, d’habitude, aux va-nu-pieds, que les hommes « qui portent le vêtement de l’État ». Le tenancier, un paysan robuste au visage bonasse, nous accueillit mieux que nous ne l’espérions. Nous lui avouâmes être partis avec les chardons, et il ne nous gronda pas, nous régala de pain, de lard et même d’une limonade. Pour tout interrogatoire, il se borna à nous demander « de quel côté » nous étions.

— Du côté de Hagieni, — avais-je répondu.

Et ce fut tout. Mais peu après survint un lampiste de la gare, et celui-ci nous harcela de questions qui allèrent jusqu’aux menaces : qui nous étions, pourquoi nous avions quitté la maison, où nous allions.

— On devrait vous remettre aux gendarmes ! — conclut-il.

— Laisse les enfants tranquilles ! — lui cria le cabaretier. — Tu n’es pas père, ni marié, tu ne sais donc rien !

Le lampiste se tut promptement. Il demanda ensuite « un verre », qui lui fut refusé d’un bref mot turc : iok ! Et l’aubergiste se mit à lire un journal.

En cet instant se passa quelque chose d’affreux : une jeune paysanne, toute couverte de poussière, les pieds ensanglantés et le visage boueux, surgit au seuil du cabaret et, s’appuyant au chambranle, cria d’une voix enrouée par les pleurs :

— Chrétiens !… N’avez-vous pas vu deux gendarmes menant un paysan lié ?

Brèche-Dent eut un haut-le-corps :

— Nous n’avons rien vu ! — répondit-il, affolé.

La femme disparut aussitôt en courant. Le lampiste se tourna alors vers mon ami, le fouilla d’un regard inquisiteur et lui dit :

— Ta réponse précipitée me prouve…

— Je t’ai dit de laisser les enfants tranquilles ! — coupa le tenancier. — Tu as trop bu ce matin. Va-t-en d’ici !…

Il s’en alla. Et nous trouvâmes prudent de déguerpir à notre tour, après avoir baisé la main de l’aubergiste.

Dans la station, un train de marchandises, qui se dirigeait vers Bucarest, faisait un grand bruit de ferraille. Nous n’avions jamais vu de pareilles choses sur le Baragan, et en contemplant ses multiples manœuvres, l’espoir naquit en nous de nous y accrocher au moment du départ :

— On dit qu’il va aussi vite que le vent ! — me chuchota mon compagnon. — Cela doit être merveilleux !

Ce fut merveilleux en effet. Nous étant cachés dans un wagon chargé de bois de construction, le train nous emporta, sans plus s’arrêter jusqu’à Lehliou. En route nous sortîmes de notre cachette, pour regarder le pays, et nous vîmes en quelques heures des choses qui demandent une année pour être connues, surtout des paysans qui labouraient des terres presque stériles et qui battaient leurs femmes et leurs bêtes. D’autres voyaient leurs chargements renversés, à cause des mauvaises routes, et leurs chars cassés, loin de toute habitation, seuls à se débrouiller au milieu des champs.

Vers la fin du voyage nous fûmes découverts par un frânar[10]. Il ne nous fit rien. Installé dans la guérite du wagon précédent, il s’était mis soudain à jouer de la flûte. C’est son jeu qui nous attira vers lui. Nous nous approchâmes d’abord avec précaution. Puis, comme il nous souriait gentiment, nous vînmes l’écouter de près. C’était un homme d’âge mûr, qui semblait rêver. Il crachait souvent dans ses doigts, humectait les trous de la flûte et jouait des doïnas, en fronçant les sourcils.

Peu avant d’entrer en gare de Lehliou, il joua la mélodie chère à mon père et à moi :

Ils sont partis les Olténiens…

Cela me fit beaucoup pleurer, le visage dans les mains.

En arrivant à Lehliou, le frânar nous dit :

— Alors ! vous êtes-vous bien amusés ? Maintenant, attendez un peu : tout à l’heure va passer vers Tchoulnitza un « train mixte », et je parlerai à un collègue pour qu’il vous ramène à la maison.

— Mais nous ne sommes pas de Tchoulnitza et nous n’irons plus à la maison ! — s’écria Brèche-Dent.

— A-a-ah !… Ça c’est une autre paire de manches ! D’où êtes-vous, donc, et où allez-vous ?

— Nous sommes du côté de Hagiéni et nous allons dans le monde !

— Dans le monde !… C’est grave !… Et vous ne m’avez pas l’air de badiner… Venez avec moi !

— Vous ne nous remettrez pas aux gendarmes ?

— Que Dieu m’en garde !… Je suis moi-même un de ceux qui vont dans le monde, et j’en suis parti encore plus jeune que vous. Aussi, je voudrais savoir comment je pourrais vous être utile, car, sûrement, vous n’avez pas quitté la maison parce que trop gâtés : « Le chien ne fuit pas la tarte, mais le gourdin[11]. »

Il s’absenta un instant, revint, soucieux, et se dirigea, nous à ses côtés, vers une auberge sise près de la gare, où l’on voyait stationner beaucoup de voitures de paysans. C’est là que notre sort se décida de lui-même et de la façon la plus imprévue.

L’auberge était bondée de paysans, qui rentraient d’une grande foire. Dès que nous y pénétrâmes, le regard de Brèche-Dent se croisa avec celui d’un jeune villageois qui consommait, en compagnie d’une belle paysanne, tout au fond du magasin. Un moment, ils restèrent ainsi, comme fascinés, puis l’homme se donna une tape sur la cuisse et s’écria, d’une voix qui attira sur lui les regards de tous les consommateurs :

— Je m’attendais plutôt à la mort qu’à te voir ici, Yonel ! Approche-toi !

Yonel (que nous appelions Brèche-Dent parce qu’il l’était) s’approcha timidement, baisa la main droite de l’homme et se mit à pleurer dessus, sourdement.

— Ne pleure pas ! — dit l’autre. — Voici ma femme, Lina. C’est mon frère, imagine-toi ! — fit-il à sa compagne.

Yonel baisa aussi la main de la femme, qui lui prit la taille, le cajola et fit cesser ses larmes.

— Qui sont tes compagnons ? — lui demanda son frère.

— Ma foi, — répondit le frânar, — quant à moi, je ne suis plus rien, maintenant qu’il s’est trouvé des parents, mais je puis boire un verre à votre santé !

Nous prîmes place à table. Peu après, notre aventure était connue par tout le monde.

— Histoire de chardons ! — s’écria le frère de Yonel, la mine assombrie. — Ce n’est pas la faute des enfants, ni celle des parents ! Le pays tout entier, de Dorohoï à Vârciorova, n’est qu’un Baragan, sur lequel se promènent, le fouet à la main, des chardons autrement vénéneux. Ce sont ces chardons-là qu’il faudrait extirper, si nous voulons ne plus voir, entre autres malheurs, les enfants quitter la maison et s’en aller dans le monde !

— Tu parles trop fort, Costaké ! — lui chuchota son épouse, jetant des regards inquiets autour d’elle. — Ne crois-tu pas que c’est le moment de partir ? Les chevaux se sont assez reposés.

Costaké se leva ; c’était un jeune homme plein de santé, robuste, très brun. Ses yeux étincelaient de colère :

— Allons !

Puis, posant une main sur ma tête :

— Tu viens donc avec nous en Vlachka ! — me dit-il tendrement. — Là-bas aussi les chardons prennent la meilleure place au soleil, mais au moins je t’apprendrai, ainsi qu’à Yonel, le métier de carrossier. Vous construirez, un jour, des voitures pour les paysans et irez les vendre dans les foires, comme moi. Et vous connaîtrez le pays et ses tourments.

J’allai, avec Costaké, sa femme et Yonel, dans le département de Vlachka.

La commune s’appelait : Trois-Hameaux. Nous y arrivâmes par un après-midi sombre, glacial, pluvieux, écrasés de fatigue et trempés jusqu’aux os, malgré le sac dont chacun se protégeait la tête et le dos. Il faisait presque nuit. Toutefois, je compris tout de suite pourquoi ce lieu s’appelait Trois-Hameaux : c’étaient, en effet, trois agglomérations villageoises séparées par deux ruisseaux qui se joignaient juste devant la mairie. Commune pauvre. Les maisons, couvertes de jonc pourri, s’enterraient dans le sol. De méchantes clôtures, tressées de ronces, les entouraient, sans les mettre à l’abri d’une incursion.

Nous ne fûmes pas accueillis, comme de coutume, par la meute des chiens furieux. On entendait leurs aboiements enroués sortir de dessous les meules de foin aplaties par les pluies.

Nous arrivâmes à la maison de Costaké, qui était celle de son beau-père, Toma le charron, fameux artisan. Elle était sise au bord d’un des deux ruisseaux, — longue rangée de chambres réunie aux ateliers de forge et de carrosserie. Notre arrivée fut saluée par un tapage assourdissant : la vaste cour boueuse, plongée dans l’obscurité, retentit de vociférations d’hommes et de femmes, de criailleries de gamins et de hurlements de chiens fous de joie. Les adultes s’embrassaient. Les gamins fouillaient dans la voiture. Les chiens nous sautaient dessus et nous salissaient affreusement. Et aussitôt l’attention de la famille se porta sur nous, les deux étrangers. Qui étions-nous ?

— Qui êtes-vous ? — nous demandèrent les quatre apprentis carrossiers.

Brèche-Dent leur répondit :

— Je suis Yonel, le frère de Costaké ; et lui, c’est mon frère, c’est Mataké.

— D’où êtes-vous ?

— De Yalomitsa.

— Et vous resterez avec nous ?

— Oui ; nous apprendrons à construire des voitures pour les paysans et irons les vendre dans les foires, comme Costaké.

— Ce ne sera pas demain ! — railla un apprenti.

Je regardais le beau feu de la forge, s’assoupissant lentement, pendant que nous entrions, pêle-mêle, suivis par les chiens, dans une grande tinda qui pouvait aisément contenir une douzaine de personnes, et d’où les chiens furent promptement chassés par la grand’mère, qui se fâcha de leur audace. La « grand’mère » dorlotait un garçonnet de trois ans, le seul enfant du jeune couple ; au reste, nullement vieille, l’épouse du père Toma semblait être la directrice de toute la maison, car c’est à elle que l’on s’adressait pour toute chose. Nous la trouvâmes accroupie devant l’âtre, le petit sur ses genoux et lui racontant un de nos interminables basmes, qu’elle modifiait selon sa fantaisie :

« … Et le méchant sméou cria de nouveau :

» — Un tison et un charbon, veux-tu te taire, garçon ?

» Alors Fet-Frumos disait :

— » Un tison et un charbon, parle toujours, garçon !

L’enfant interrompait :

— Mais pourquoi Fet-Frumos ne tuait pas le sméoul ?

— Parce qu’alors le basme serait fini et grand’mère n’aurait plus rien à raconter à Patroutz ! — lui répondit son père, qui vient l’embrasser et lui offrir un beau pantin, acheté à la foire.

Puis, se penchant vers l’oreille de sa belle-mère :

— Comment va Toudoritza ?

— La même chose : pleurs et pleurs !… Une jolie fille comme elle ! On dirait qu’il n’y a plus d’autres garçons sur la terre !

— Cela ne se commande pas, tu le sais bien.

Je compris qu’il y avait dans la maison « une jolie fille », qui n’était pas sortie à notre rencontre, et qu’elle pleurait pour avoir été délaissée. J’appris toute l’histoire aussitôt après, car, allant à la forge pour nous y familiariser, les apprentis nous la racontèrent en détail. C’est Brèche-Dent qui osa les questionner, malicieusement :

— Nous connaissons déjà tout le monde ici, — fit-il, — sauf Toudoritza. Elle doit être malade…

Il n’en fallut pas davantage :

— Non, elle n’est pas malade, — s’écria un rouquin bavard, — elle pleure en cachette, parce que Tanasse, qu’elle devait épouser, vient de se fiancer avec une târâtura[12], Stana, qui est encore maintenant la maîtresse de notre bovard. Elle est même enceinte de lui. C’est que le pauvre Tanasse a beaucoup de bouches à nourrir, ses vieux parents et des petits frères, et ils sont « endettés-vendus » au boyard, qui leur « pardonne » toutes les dettes, maintenant que Tanasse consent à épouser Stana, « pour la sauver de la honte ». Et même il leur donne de la terre et du bétail. C’est dommage pour Tanasse, qui est un brave garçon. Lui aussi est malheureux, mais il ne peut pas faire autrement. Voilà pourquoi Toudoritza se cache du monde et pleure toute la journée.

Au repas du soir, comptant les « bouches » assemblées autour de la table de père Toma, je vis qu’elles étaient aussi nombreuses que pouvaient l’être celles qui demandaient la nourriture à Tanasse : nous étions douze. Avec Toudoritza, qu’on suppliait à grands cris de venir à table, nous étions treize, plus la petite bouche de Patroutz. Car père Toma avait encore un gendre, Dinou, qui venait d’épouser sa seconde fille, Maria, et qui était charron. Cela faisait un seul ménage de trois familles attelées à la même besogne, mais cette besogne ne semblait enrichir personne. Au contraire, le manque de domestiques et d’ouvriers adultes, ainsi que l’économie sévère qui régnait dans la maison, prouvaient que ce grand ménage vivait plutôt dans la gêne. Aussi, je n’appréciai que mieux le sacrifice que ces braves gens faisaient en nous recevant, Yonel et moi, sans rechigner.

— Là où mangent douze, mangeront bien quatorze ! — avait conclu la grand’mère, après qu’ils eurent débattu en commun la question de notre arrivée imprévue.

— Et puis, — ajouta Costaké, — il y a tant à faire autour de la maison : le bétail, les ateliers, le ménage. Ils gagneront largement leur croûte, pour ne pas parler du service qu’on leur aura rendu, au bout de quelques années, en les armant d’un métier. Que voulez-vous ? Je ne pouvais pas les laisser au milieu du Baragan où ils erraient à la découverte du monde. Cela ne se fait pas même avec un chien, sacré nom de pays de hobereaux !

Costaké partit en colère :

— Voilà la vraie histoire des chardons ! Les chardons-ciocoï[13] ! les chardons-bourreaux !… la lèpre toute puissante qui sévit sur notre trop patient pays, devenu un immense Baragan !… Je me le demande, pour la millième fois : comment se fait-il que le cojan ne sente pas les piqûres de ces chardons qui envahissent sa tinda, lui poussent sur le dos, le vident de sa dernière goutte de Sang ? Comment se fait-il que la rage ne lui monte pas à la tête et qu’il ne mette pas le feu à toute cette mauvaise herbe qui le chasse de sa propre chaumière ?

Je n’avais jamais, jusque-là, entendu quelqu’un parler de la sorte, et j’en frémis de contentement. Les autres aussi devaient sentir comme Costaké, car personne ne parut contrarié. Les parents, l’air soucieux, semblaient plutôt convaincus à l’avance. Dinou, un blond au regard un peu bête et aux manières gauches, écoutait avec une espèce de déférence morne. Il était, d’ailleurs, très jeune et peu dégourdi, cela se voyait facilement. Quant aux deux jeunes épouses, Lina et Maria, elles restaient placides, chacune les yeux pleins d’amour pour son mâle.

Ceux qui prenaient le plus d’intérêt à la discussion, c’étaient les quatre apprentis, qui se chuchotaient des mots insaisissables pour les oreilles des grands. Le rouquin, surtout, était un vrai diable, tout petit qu’il fût. Il s’appelait Élie et n’avait plus aucun parent en ce monde. Des trois autres, deux étaient déjà à moitié ouvriers. Ils se donnaient beaucoup de mal pour paraître sérieux. Le dernier était un glouton qui parlait peu et « travaillait comme un cheval », disait-on. Et tous les quatre paraissaient très attachés à la maison. Ils aimaient plus particulièrement Costaké qu’ils appelaient « le pilier de la gospodarir ». C’est pourquoi ils burent ses paroles et partagèrent sa colère.

Quelqu’un encore avait entendu Costaké et l’avait approuvé : c’était Toudoritza. Nous ne nous attendions plus à la voir ce soir-là, mais une porte s’ouvrit doucement et elle parut : jeune fille frêle, aux grands yeux cernés et à la bouche comme une cerise, au regard téméraire et fort proprement vêtue, presque coquette. Elle dit un « bonjour » ferme, en passant la main sur son abondante chevelure brune, nous jeta un bref coup d’œil, à nous, les « nouveaux venus », et alla s’asseoir entre son père et sa mère. Puis, d’un ton vibrant de révolte :

— Tu as raison, néné Costaké, — dit-elle, — de vouloir mettre le feu à ces nids de vipères qui infectent le pays ! Si ce jour-là arrive, tu peux compter sur moi !…

Qu’elle était belle à voir, Toudoritza, en ce moment-là ! Et si c’est vrai qu’un garçon, qui n’a pas encore ses quinze ans, peut aimer d’amour une jeune fille plus âgée que lui, et bien, c’est en cette minute-là que je me suis épris de Toudoritza !

Père Toma lui enlaça la taille et l’attira à lui :

— Il ne faut pas être si bilieuse ! — lui dit-il. — Tout passe, même l’amour trompé. Et puis, Tanasse est indigne de toi…

— Si !… Il est digne de moi !… Je lui pardonne, à lui, mais je saurai qui haïr, dorénavant ! Et, croyez-moi, je ne manquerai pas de brûler ma part de chardons : leur piqûre, je l’ai sentie, moi…

La mère fit signe aux autres de se taire, pour ne pas l’irriter davantage. Alors Lina et Maria inclinèrent la tête sur l’épaule de leurs maris et fermèrent les yeux, ce que voyant, Toudoritza demanda tristement :

— Et moi ? Y aura-t-il une épaule d’homme aimé pour ma tête aussi ?

Ce soir-là, chacun alla se coucher le cœur gros…



  1. Grosse bêtise.
  2. Devant l’âtre.
  3. Bon morceau.
  4. Espèce de tombereau fermé.
  5. Pain, en argot.
  6. Sacré nom d’une église.
  7. Presque sans clôture, délabrée.
  8. Cette galouchka (quenelle), dans nos plaines, n’est que la dernière bouchée de pain ou de covrig (craquelin) que certains enfants, après l’avoir mâchée, n’avalent pas, mais sortent de leur bouche, sous la forme d’une boulette, et mettent de côté, pour se réserver le plaisir de la manger « une seconde fois. »
  9. Côté de la boîte qui sert à allumer.
  10. Cheminot chargé du frein.
  11. Proverbe roumain.
  12. Libertine.
  13. Valets enrichis.