Les Chemins de fer autrichiens

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Les Chemins de fer autrichiens
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 1051-1069).
LES


CHEMINS DE FER AUTRICHIENS





DE LEUR INFLUENCE SUR L’AVENIR DE L’EUROPE ORIENTALE.





Les grandes opérations industrielles ont une portée sociale qu’il serait curieux d’observer. On constaterait assez souvent qu’en déplaçant les intérêts, en créant des besoins nouveaux, en facilitant de nouvelles combinaisons politiques, elles suggèrent aux hommes d’état les solutions les plus naturelles. Cette réflexion nous est inspirée par l’étude d’une des plus vastes spéculations financières de ce temps-ci, l’achat de deux chemins de fer et de plusieurs propriétés domaniales fait au gouvernement autrichien par la Société du crédit mobilier et quelques maisons allemandes. S’il s’agissait d’une exploitation à exercer dans les conditions ordinaires, il suffirait de discuter en peu de mots les probabilités de bénéfices; mais des intérêts d’un ordre plus élevé sont en cause. En recevant de l’empereur d’Autriche, à des conditions remarquablement avantageuses, un chemin de fer sur lequel on compte pour vivifier la Hongrie, la compagnie franco-allemande semble avoir pris l’engagement moral de rendre à ce noble et beau pays une importance digne de son passé. Une grande activité industrielle développée tout à coup sûr les bords du Danube modifierait essentiellement l’avenir de l’Europe orientale : c’est un point de vue qu’il nous semble bon de signaler à L’attention publique.

Il n’est pas un livre parlant de la Hongrie qui ne célèbre avec une sorte d’enthousiasme les ressources naturelles de cette contrée. Territoire vaste et fertile, richesse et variété des produits, position heureuse entre l’Occident et l’Orient, population intelligente et d’une vitalité remarquable, elle réunit tous les élémens de prospérité. Pourquoi donc la nation hongroise est-elle restée presque étrangère aux travaux civilisateurs, et d’où vient qu’aujourd’hui on a lieu d’espérer pour elle un développement rapide ? pour répondre à ces deux questions, il suffit de rappeler ce qu’était encore la Hongrie avant les tentatives de rénovation qui datent de trois ou quatre ans seulement.

Occupée par une race guerrière et conquérante, sorte de colonie militaire opposée par l’Europe chrétienne aux envahissemens des barbares orientaux, la Hongrie s’est organisée sur le type des milices féodales du moyen âge, et telle elle était encore lorsque arriva la crise de 1848. Sous la féodalité, la terre était donnée au noble à titre de solde militaire, et le noble, payant de sa personne comme soldat, était exempté du paiement de l’impôt en argent. Toutes les propriétés hongroises venaient ainsi de donations faites à la caste noble à titre de fiefs, et elles faisaient retour à la couronne à l’extinction de la famille qui les avait reçues. On a distingué jusqu’à ces derniers jours deux espèces de fiefs, les fiefs mâles, dans lesquels les filles, si nombreuses qu’elles fussent, n’avaient droit qu’à un quart du patrimoine, et les fiefs mâles et femelles, dans lesquels les partages étaient égaux à tous les degrés de la descendance. Le premier possesseur d’un fief mâle avait le droit de le rendre mâle et femelle : il suffisait pour cela de sa simple déclaration; mais, en cas d’extinction des branches masculines, les branches possédant des biens domaniaux venus par les femmes étaient dépouillées, et leurs terres faisaient retour à la couronne. Ces prescriptions, qui nous semblent si choquantes, sont la déduction naturelle du principe féodal. Dès qu’il est admis que la propriété foncière est la solde d’un service, il est tout simple que la solde soit retirée dès que le service n’est plus accompli. C’était encore en vertu du même principe qu’une propriété vendue faisait retour au domaine royal quand la famille titulaire s’éteignait, à moins toutefois que le roi n’eût autorisé la vente : on supposait alors que l’acheteur avait reçu personnellement l’investiture d’u fief.

Il va sans dire que, pour pouvoir posséder des terres en Hongrie, il a fallu, jusqu’en 1848, être Hongrois et noble. Or la transmission de la propriété et l’emprunt sur hypothèques étaient entourés de tant de difficultés et de tant de périls, que le noble propriétaire ne trouvait qu’à grand’peine l’argent indispensable pour les améliorations agricoles. En cas d’extinction de la famille de l’emprunteur, la couronne rentrait en possession du domaine, et le créancier avait perdu les sommes avancées. La clause féodale du retrait lignager était restée en pleine vigueur sous le nom de privilège des aïeux (aviticifas). Le possesseur héréditaire ne pouvait vendre tout ou partie de son domaine à un étranger qu’au refus des parens et héritiers présomptifs. A défaut de cette formalité, tout parent conservait le droit d’évincer l’acquéreur en rachetant l’immeuble à prix coûtant. L’activité conférait même au noble hongrois le privilège de se faire restituer les biens vendus par ses ancêtres, en remboursant seulement le prix d’achat, sans tenir compte des travaux d’amélioration ni de la disproportion des valeurs à diverses époques. Il est évident qu’en faisant courir de pareilles chances aux capitalistes, le noble propriétaire ne pouvait contracter qu’à des conditions désastreuses.

Pour comble de malheur, le cultivateur n’était pas plus intéressé à l’amélioration du sol que celui qui en était propriétaire. Le territoire, propriété du seigneur, était divisé en deux catégories : les terres exploitées par les seigneurs eux-mêmes, et celles qui étaient mises en culture par les paysans. Au servage, aboli par Marie-Thérèse et son fils Joseph II, avait succédé un lien de sujétion (nexus subdiletœ). Les terres cultivées par les sujets étaient divisées en portions dont la contenance variait, suivant les comitats, de 22 à 62 jochs (de 12 hectares 67 ares à 35 hectares 71 ares), tant en terres labourables qu’en prairies. Pour la jouissance de chaque portion, le paysan devait à son seigneur la neuvième partie de tous les produits, 52 journées de travail avec attelage ou 104 journées de travail d’un homme, 1 florin en argent pour le loyer de la chaumière, l’impôt en argent pour l’état, et la dixième partie des produits en nature pour le clergé.

Comme le main-mortable du moyen âge, le sujet hongrois pouvait quitter la terre en donnant congé au seigneur six mois à l’avance; mais en ce cas il n’emportait avec lui que ses acquisitions mobilières. Les améliorations foncières qu’il avait effectuées profitaient au domaine sans indemnité. Le seigneur ne pouvait déposséder le paysan qu’en obtenant contre lui sentence d’un tribunal supérieur : il ne lui était pas permis d’exploiter pour son compte, et conformément aux principes de la culture libre, la terre ainsi rentrée en sa possession; la règle féodale l’obligeait à la transmettre à un autre sujet. Le paysan pouvait se faire remplacer, pourvu que son maître y consentît; il pouvait entreprendre l’exploitation de plusieurs lots, à la condition d’y installer le nombre de cultivateurs jugé nécessaire. Chaque lot était divisible entre les membres d’une famille agricole, mais jamais au-delà de huit parcelles. Pour caractériser complétement le sort du paysan hongrois, ajoutons que le seigneur avait droit de prononcer seul contre son sujet la peine de vingt-cinq coups de bâton ou de trois jours de prison, que comme juge, et avec l’assistance de son propre tribunal, il pouvait ordonner quatre-vingt-dix-neuf coups de bâton ou quatre-vingt-neuf jours de prison; pour les peines plus graves, il fallait remonter aux tribunaux supérieurs; pour l’exécution à mort, l’assentiment du roi, c’est-à-dire de l’empereur d’Autriche, était nécessaire.

Une pareille organisation suffisait pour stériliser la contrée la plus fertile. Ce n’était pas tout encore. Un privilège auquel la noblesse hongroise tenait beaucoup moins par intérêt que par orgueil était celui de ne pas payer d’impôts. Possédant à peu de chose près la totalité du territoire, elle était exempte de toute imposition foncière et de la plupart des taxes indirectes. Le poids des charges publiques retombait en totalité sur des paysans ordinairement pauvres, de sorte qu’en définitive les provinces orientales, les plus riches naturellement, contribuaient dans une proportion cinq fois moindre que le reste de l’empire. Mais, sans impôts, pas de travaux civilisateurs : les seules voies de communication étaient de mauvais chemins à peine déblayés par les paysans au moyen de corvées.

Un autre inconvénient était la nécessité de protéger les contrées soumises à l’impôt contre la concurrence commerciale de celles qui en étaient exemptes. La Hongrie, où le droit de consommation sur les liquides n’existait pas, eût trop facilement ruiné les vignobles de l’Autriche ou de la Lombardie. Entre les provinces autrichiennes, où la fabrication du tabac était monopolisée par le gouvernement, et la Hongrie, où cette industrie était libre, la différence de prix était de 1 à 6 pour les tabacs à fumer, et de 1 à 12 pour les tabacs à priser. Il a donc fallu établir sur une ligne qui, en raison de ses sinuosités, présente un développement de plus de 1,800 kilomètres, un service de douanes intérieures destiné à séparer commercialement la Hongrie du reste de la monarchie. Que de peine pour intercepter cette circulation, qui aurait tout vivifié ! Entre les provinces allemandes et hongroises, il y avait 685 douanes-frontières, 63 douanes centrales, 50 douanes secondaires dans diverses parties de l’intérieur, 71 stations pour contrôler les marchandises sur les routes, sans compter les escouades organisées militairement pour courir sus aux contrebandiers, ni les inspections pour surveiller les employés des bureaux; sans compter enfin une organisation également compliquée pour le service spécial de la Transylvanie. Bref, l’isolement des provinces orientales exigeait un personnel de 19,124 agens et une dépense de 11,770,000 francs!

Ainsi immobilité féodale qui paralysait le propriétaire, inertie du paysan indifférent aux progrès de la culture, absence de crédit, manque de routes, isolement commercial, tout semblait combiné pour neutraliser les ressources de la Hongrie. Malgré tout, l’expansion d’une riche nature triomphait des obstacles. Voici ce qu’écrivait à ce sujet un observateur très attentif et très expérimenté : «Que la réforme des lois, indispensable en Hongrie, s’effectue, et ce pays deviendra un des plus beaux et des plus riches de la terre. Son mouvement d’ascension est tel que, malgré les causes qui s’y opposent, il y a une grande progression dans la valeur de toutes choses. Telle fortune possédée il y a vingt ans par un seul et qui se trouve partagée entre trois enfans, après avoir fourni aux dots considérables de plusieurs filles, donne à chacun des trois fils un revenu égal à celui qu’avait primitivement le père. On n’entrevoit pas où cette richesse s’arrêtera[1]. »

Qu’une terre aussi richement dotée restât étrangère aux progrès modernes, cela était ridicule et honteux : on avait fini par le sentir en Autriche autant et plus qu’en Hongrie. L’aristocratie magyare comptait beaucoup d’hommes assez éclairés pour comprendre qu’un pays sans impôts ne peut avoir ni voies de communication ni établissemens d’utilité générale, que les privilèges féodaux étouffaient toute émulation, et qu’à tout considérer les seigneurs avaient peut-être plus à gagner qu’à perdre au sacrifice de leurs anciennes immunités. Même avant 1840, la motion de faire concourir la noblesse aux charges publiques avait pu être développée sans trop d’opposition dans quelques assemblées provinciales. Certains patriotes hongrois avaient eu aussi l’idée malencontreuse de susciter une industrie nationale, en s’astreignant à l’emploi exclusif des produits indigènes, et en sollicitant des droits protecteurs équivalant à la prohibition contre les principaux produits des manufactures étrangères. Ils étaient ainsi parvenus à faire confectionner assez maladroitement dans une douzaine de petites fabriques du drap, du sucre, de la bougie, des produits chimiques[2]. Nous mentionnons ce fait pour constater en passant l’impuissance du régime protecteur. L’industrie ne surgit que là où existe une population ayant des aptitudes industrielles, des capitaux et une liberté d’action suffisante. La protection ne crée pas le mouvement; elle le monopolise au profit d’un petit nombre et au détriment de la multitude.

Les hommes d’état de l’Autriche avaient mieux jugé la situation[3]. Ils sentaient que l’abolition des entraves féodales, la mobilisation de la propriété et l’affranchissement du cultivateur étaient les conditions essentielles du progrès, que la Hongrie devait débuter par l’exploitation de ses richesses territoriales, et qu’il y avait urgence de supprimer les douanes intérieures pour faciliter l’échange des matières premières qu’elle doit fournir abondamment contre les articles manufacturés des autres pays; mais un tel changement n’était rien moins qu’une révolution sociale : on n’osait pas proposer directement à la noblesse hongroise d’en faire les frais. D’ailleurs tout projet d’assimilation commerciale, cachant peut-être une arrière-pensée de centralisation administrative, de fusion politique avec les provinces allemandes, était suspect et antipathique aux fiers Magyars. Les choses en étaient là lorsque l’Allemagne fut surprise et profondément remuée par les contre-coups des événemens de février.

Quand survient une crise révolutionnaire, la pensée latente au fond des cœurs s’échappe et prend flamme. En 1848, la question du prolétariat, si brûlante en France et en Prusse, n’eut en Autriche qu’un faible retentissement : on s’y passionna avant tout pour l’affranchissement des nationalités, pour l’égalité des races, et cela se conçoit. On a défini fort exactement l’Autriche en disant qu’elle est « une union fédérale de races différentes, gouvernées et administrées par la race allemande. » On distingue dans l’empire autrichien sept peuples principaux, et on y parle vingt idiomes. La tâche traditionnelle de la maison de Habsbourg, son ambition, sa raison d’être a toujours été de rapprocher, de fondre ces populations qui se repoussent, de leur procurer malgré elles le prestige et les avantages d’une grande unité nationale; mais dans cette lutte contre les souvenirs historiques, contre les influences locales, contre les instincts du foyer, que d’atteintes à la liberté, que de blessures faites aux vanités, aux intérêts, aux habitudes ! Dans les froissemens subis çà et là, on s’en prenait toujours à cette malheureuse prétention d’assimiler des élémens dissemblables. Aussi en 1848, quand les liens de subordination se trouvèrent rompus, tous les vœux d’amélioration se résumèrent en un seul cri : affranchissement des races !

Plus qu’aucune autre, la race hongroise tenait à son passé. L’aristocratie magyare, qui n’avait jamais voulu reconnaître autre chose dans l’empereur d’Autriche que le roi héréditaire de Hongrie, crut que le moment était venu de reconstituer fortement sa nationalité. Pour triompher des dernières hésitations de la noblesse, les chefs du mouvement lui firent sentir qu’il était urgent de donner des citoyens à la patrie en affranchissant les paysans. La diète de 1848, réunie à Presbourg, prononça l’abolition de la corvée et de tous privilèges seigneuriaux contraires à l’égalité civile. La féodalité hongroise, se dépouillant elle-même de ses droits héréditaires, concéda gratuitement aux paysans la propriété des terres dont ils n’avaient été jusqu’alors que les tenanciers, et ne se ménagea d’autre dédommagement qu’une indemnité fort éventuelle à retirer de la vente des biens domaniaux. Le sacrifice était énorme, irréparable pour beaucoup de familles. Néanmoins la noblesse hongroise succomba. Deux choses contribuèrent à sa ruine, une faute et un malheur. Influencée par ses glorieux souvenirs, l’aristocratie magyare revendiqua la domination sur toutes les contrées qui avaient composé autrefois le royaume de Hongrie. Telle fut la faute commise. C’était se mettre en contradiction avec le principe où la nationalité hongroise puisait son droit et sa force, puisqu’elle prétendait à son tour englober et régenter plusieurs peuples de races différentes. La cour d’Autriche eut alors beau jeu pour susciter contre le Magyare — le Slave, le Croate, le Serbe, le Roumain. Le malheur fut que la guerre civile paralysa les bonnes intentions de la noblesse hongroise, et que les réformes demeurèrent comme non advenues aux yeux des peuples qui n’en ressentirent pas les effets. En réalisant un peu plus tard les améliorations qui devaient régénérer le pays, le gouvernement autrichien eut l’air d’en prendre l’initiative, et il acquit par-là un mérite aux yeux des peuples.

Pendant la session de l’assemblée constituante convoquée à Vienne après la révolution, un député obscur présenta un projet tendant à l’émancipation de la terre et du cultivateur dans toutes les parties de l’empire. Une pareille proposition devait réunir tous les suffrages dans les circonstances où l’on se trouvait. Le ministre qui représentait le gouvernement impérial à cette séance témoigna le regret d’avoir été devancé. Il déclara seulement qu’en adoptant le principe, il était prudent de ne pas promettre l’abolition pure et simple de toutes les redevances acquittées par les paysans, et qu’il fallait réserver la question de l’indemnité au profit des seigneurs. Le nexus subdiletœ fut donc aboli par un acte parlementaire du 7 septembre 1848.

Ce précédent révolutionnaire était un acheminement au système d’unité civile et de centralisation administrative, idéal des hommes d’état autrichiens. Le pouvoir absolu, rétabli un peu plus tard, se trouva autorisé à dire qu’il accomplissait le vœu national et populaire en abolissant l’espèce de souveraineté du seigneur sur son sujet, le droit héréditaire de rendre la justice, les immunités fiscales, en un mot tous les privilèges contraires à l’égalité dans les relations civiles.

L’Autriche eut ainsi son 89 par le fait de son gouvernement. La constitution du 4 mars 1849, tout en ménageant encore les susceptibilités de races, pose en principe que toutes les parties de l’empire et les habitans de toutes classes doivent contribuer aux charges publiques. Un système d’impôts fonciers doit être établi d’après un travail cadastral, et sans égard aux franchises existantes. En 1850, il est déclaré, par patente impériale, que a la suppression des douanes intérieures et le rétablissement du commerce libre sera un des moyens les plus puissans de guérir les profondes blessures que la guerre civile a faites à une grande partie du territoire de l’empire. » En conséquence, la ligne douanière entre l’Autriche et la Hongrie est effacée, ainsi que les taxes perçues à l’intérieur sur les routes et ponts. Exception est faite seulement pour les marchandises sur lesquelles l’état se réserve un monopole, comme le sel et le tabac; encore n’est-ce là qu’une mesure transitoire, « attendu qu’on se propose d’effacer au plus tôt jusqu’aux dernières traces des droits qui semblent mettre obstacle au libre échange dans toute l’étendue du territoire commun. » Cette réforme inflige au trésor impérial un sacrifice de 3 millions et demi de florins (9,135,000 fr.), mais on se flatte que la perte sera bientôt compensée par la diminution des frais de surveillance et par l’accroissement progressif du commerce.

Survient enfin l’ordonnance du 31 décembre 1851, qui, revenant sur les concessions politiques de 1849, enlève aux nationalités l’ombre d’indépendance qu’on leur avait laissée. « A l’avenir, dit-on, on suivra la voie de l’expérience. » Ce qui signifie, en langue vulgaire, qu’on restaure le pouvoir absolu; mais comme on voit dans l’assimilation des peuples, dans l’unité de l’empire, le gage de la prospérité future, on confirme solennellement « l’égalité de tous les sujets devant la loi, » de même que la suppression des corvées et des dîmes. On essaie en même temps de donner une valeur effective à cette vague promesse d’indemnité faite en vue de l’aristocratie hongroise, trop vivace encore pour qu’on ne s’applique pas à la ménager. Il est décrété que le paysan sera astreint à payer au seigneur les deux tiers de la somme équivalente au capital de la redevance féodale, et qu’à ce prix il deviendra propriétaire libre des portions de terrain qu’il aura successivement rachetées. Pour hâter la libération si désirable du sol productif, le gouvernement central promet d’avancer aux cultivateurs la moitié de la somme qu’ils ont à fournir. Afin que le sujet affranchi acquière en même temps que la propriété la garantie de l’égalité devant la loi, on abolit les juridictions seigneuriales, qui sont remplacées par les tribunaux de l’état; on avise aussi aux moyens de constituer des communes rurales, et de confondre dans les municipalités les détenteurs du sol, nouveaux ou anciens. On affecte de témoigner quelque condescendance à l’aristocratie, en lui accordant des distinctions honorifiques, des moyens d’influence locale proportionnés à la richesse territoriale de chacun. Néanmoins, sous l’entraînement du principe d’égalité, on porte à la féodalité magyare le dernier coup par deux ordonnances de 1852 : l’une du 27 mai, qui introduit dans les provinces hongroises le code pénal composé en 1803 et remanié en 1848 sous l’inspiration des idées françaises, et l’autre du mois de décembre, qui déclare applicable dans la Hongrie, la Transylvanie et la Croatie le code civil allemand refondu en 1811, conformément aux exigences du génie moderne.

Il est facile de comprendre à présent la pensée qu’avait le gouvernement autrichien en se dessaisissant d’une partie importante de son domaine, et en achetant par des avantages exceptionnels le concours d’une puissante association financière. Sa libéralité, qui ressemble à du laisser-aller, n’est que l’effet d’un habile calcul. A part l’urgence de rétablir l’état monétaire du pays en y attirant des espèces métalliques, il y a un intérêt de premier ordre pour la cour de Vienne à consacrer, par de rapides et brillans progrès, les réformes qui ont relevé sa fortune. Il faut, pour consolider son œuvre, que le paysan émancipé se passionne pour sa nouvelle condition, et que l’aristocratie trouve dans la prospérité commune quelque compensation à ces sacrifices qu’elle s’imposait noblement elle-même quand elle se croyait victorieuse, et qu’aujourd’hui, hélas ! elle subit comme vaincue. L’espoir du succès en Hongrie repose sur les chemins de fer et sur la mise en valeur de ces fiefs qui, successivement rattachés à la couronne, composeraient un domaine territorial d’une valeur inappréciable, s’il était utilisé. La triste expérience des régies administratives est faite en Autriche comme partout ailleurs. Le seul parti qui restât à prendre était de confier la régénération industrielle de la Hongrie à des hommes connus par leur sagacité et leur entrain comme spéculateurs, et exerçant sur l’opinion publique une incontestable fascination par leurs succès multipliés.

Une pareille mission était de nature à séduire MM. Pereire. Il est dans la nature de leur esprit de rattacher à leurs combinaisons industrielles quelques préoccupations sociales : c’est cette tendance qui en a fait un type à part dans le monde financier; mais ils savent que les affaires industrielles n’ont une action sociale qu’à la condition d’être de bonnes affaires : c’est un genre de propagande qui a son originalité. Ils n’ont donc traité avec le gouvernement autrichien qu’en se ménageant les chances d’un brillant succès.

Le tracé du réseau autrichien présente sur la carte deux lignes qui se coupent diagonalement et forment une espèce de croix en se rencontrant à Vienne : l’une va du nord-est au sud-ouest, c’est-à-dire de la Pologne russe à l’Adriatique; l’autre du nord-ouest au sud-est, c’est-à-dire de la Bohême jusqu’aux extrémités de la Hongrie. Cette dernière ligne appartient presque en totalité à l’état. Sans être dans la confidence des négociations qui ont eu lieu entre les hommes politiques et les hommes de finance, nous présumons que la cour de Vienne aurait préféré vendre seulement le chemin de Hongrie. Celui-ci, qui n’est pas achevé, offre de séduisantes éventualités; mais les capitalistes veulent des certitudes. Il a donc fallu céder en même temps la ligne de Bohême, qui est d’un rapport éprouvé. Ainsi capital rémunéré par la recette d’une seule ligne, chances illimitées dans un pays plein d’avenir, prudence et hardiesse, voilà le système de l’opération.

Le chemin du Nord (ou chemin Ferdinand), dont nous avons suivi le tracé sur les meilleures cartes, met l’Autriche en communication non interrompue avec la Saxe, la Prusse, la Hollande et tout le nord-ouest de l’Europe. Son point d’attache avec le chemin de fer saxon qui va à Dresde est Niedergrund. De ce lieu, il court au sud en traversant la Bohême jusqu’à Prague, vieille cité de 115,000 âmes. Changeant ici de direction, il tend vers l’est jusqu’à une petite ville nommée Triebitz, où il se bifurque pour entrer en Moravie. Un embranchement, continué vers l’est jusqu’à Olmütz, le met en communication avec d’autres lignes prolongées jusqu’en Prusse, en Pologne et en Russie. De Triebitz, la ligne principale reprend la direction du sud jusqu’à Brünn, où elle se soude, pour aller à Vienne, à d’autres chemins qui ne font pas partie des acquisitions de la société. En résumé, le chemin du Nord, depuis la frontière de Saxe jusqu’à Brünn et Olmütz, a un développement de 468 kilomètres en exploitation[4]. La construction a coûté environ 118 millions de francs, obtenus en émettant des actions pour les deux tiers et des obligations pour le reste. Le matériel roulant était en 1852 au-dessous de la moyenne des chemins français; peut-être l’a-t-on augmenté depuis pour le proportionner aux besoins d’une exploitation toujours croissante. Suivant le statisticien allemand à qui nous empruntons ces détails[5], en 1852, on aurait transporté 1,034,880 voyageurs et 502,196 tonnes métriques de marchandises et de charbon. Il paraîtrait enfin que la recette brute des seuls chemins de Bohême et de Moravie en ces dernières années aurait été d’environ 18 millions de francs, de sorte que le produit net suffirait seul pour fournir un intérêt convenable sur les 200 millions engagés par la compagnie. Il est bien entendu que ces données, empruntées par nous aux documens allemands, n’auront un caractère officiel que lorsque la société franco-allemande aura publié des chiffres précis, d’après sa propre expérience.

Au surplus, ces résultats n’ont rien d’improbable eu égard à la situation du pays. La population de la Bohême et de la Moravie est de 6,260,000 habitans[6]. Ces deux provinces contribuent au commerce extérieur de l’Autriche pour une somme de 117 millions de francs (importations et exportations réunies) dans un tableau qui remonte déjà à dix ans. Ajoutez à cela un trafic intérieur très considérable, quand il ne serait alimenté que par le transport des charbons. La production houillère en Autriche est augmentée depuis trente ans dans la proportion de 1 à 8. Dès l’année 1848, elle fournissait 900,000 tonnes métriques, sans compter la Hongrie, dont l’exploitation fort imparfaite n’était pas constatée. Or, dans cette quantité, la Bohême, la Silésie autrichienne et la Moravie, c’est-à-dire les houillères sur la surface desquelles le chemin du Nord est construit, fournissent 660,000 tonnes, près des trois quarts.

Tout porte à croire que le trafic augmentera sur le chemin bohémien, et que les frais d’exploitation pourront être considérablement réduits. Dans ce pays, où les combustibles minéraux sont accumulés sous toutes les formes, on chauffe assez souvent au bois les machines des locomotives. On donnait pour motif à cette coutume que les charbons du pays sont ordinairement des lignites impropres à la fabrication du coke, et que l’usage du charbon cru, obstruant les tubes, ralentit la vaporisation, détériore rapidement les machines, et présente même quelques dangers. L’appauvrissement des forêts était à craindre, et il aurait fini par rendre le service des chemins de fer très dispendieux. Sans s’arrêter aux objections de la routine, le gouvernement autrichien chargea une commission scientifique d’étudier comparativement les effets des diverses matières employées au chauffage des locomotives. Les expériences faites en 1850 ont été satisfaisantes[7] : on a constaté qu’avec quelques précautions faciles à observer, la substitution de la houille et du lignite au coke n’entraînait aucune modification dans le système intérieur des machines. S’il en est ainsi, la société aura des ressources en combustible qui abaisseront considérablement ses frais. On sait qu’au nombre des domaines dont l’acquisition est comprise dans son marché se trouvent la mine de lignite de Sobochlelen, près de Toëplitz, vers la frontière saxonne, et les mines de houille de Kladno et de Brandeisel, à proximité de Prague, d’une superficie d’environ 16 kilomètres carrés en exploitation, offrant, dit-on, des masses considérables de marchandises sur le carreau, et réunies à la ligne du Nord par un chemin de fer à locomotives. La société, qui n’a pas encore eu le temps d’inventorier ses richesses, n’a donné aucun renseignement sur ces mines : c’est une discrétion assez rare en affaires, et dont il faut lui savoir gré. En attendant, nous recommanderons aux personnes que ces détails intéressent une excellente étude sur les ressources minéralogiques de la Bohême, écrite il y a une douzaine d’années par M. Michel Chevalier[8]. Beauté remarquable des lignites dans la Marche silésienne, excellente qualité de la houille dans le bassin de Radnitz, où se trouvent les gisemens de Kladno et de Brandeisel, boisage à peu de frais, eau peu abondante, salaires à très bon marché, en un mot bénéfice probable de 150 pour 100 sur le prix de revient, tels sont les faits constatés par M. Michel Chevalier, qui est toujours un écrivain intéressant, même lorsqu’il ne songe qu’à être un ingénieur.

La Bohême, c’est le côté sérieux et prosaïque de l’affaire : on pourrait dire que la Hongrie en est la poésie. Certes, dans un pays si bien situé, si richement doté, l’imagination du spéculateur peut se donner carrière.

Une compagnie de transport, chargée par une espèce de privilège de féconder la Hongrie tout en l’exploitant, aura pour tributaires une contrée vaste comme les trois cinquièmes de la France, et une population de quinze millions d’âmes[9]. On peut se faire une idée des ressources du sol en recourant aux notes de voyage prises sur les lieux par le maréchal de Raguse. Il est tout d’abord ébloui, entre Vienne et Pesth, par la richesse naturelle du pays. Entre le Danube et la Theiss, les terres lui semblent plus fertiles encore, bien qu’il leur reproche d’être parfois malsaines, en raison d’un excès d’humidité auquel le drainage remédierait aujourd’hui. Parvenu dans le banat de Temesvar, il admire « un sol riche et profond qui ne s’épuise jamais. Le Delta du Nil ne présente pas à la vue une apparence plus belle. » Dans les recueils spéciaux de documens relatifs au commerce[10], le sentiment qui domine est une sorte d’étonnement des résultats obtenus malgré la mauvaise économie du régime féodal. Lorsque la question des subsistances était à l’ordre du jour en Angleterre, on y a calculé que la Hongrie mieux cultivée fournirait aisément à l’étranger 20 millions d’hectolitres de grains, ce qui représente, au point de vue du commerce des transports, un poids de 1,500,000 tonnes. Le défaut de routes et les taxes de douanes ont empêché l’exportation des vins. On n’en produisait que pour la consommation locale, estimée à 20 millions d’Hectolitres. On en récolterait aisément le double, si l’on parvenait à ouvrir des débouchés. Les chevaux, dont on sait la réputation, les bestiaux, les cuirs, les laines, qui sont de bonne qualité, mais très négligées, le lin, le chanvre, le tabac, la potasse, le bois, les richesses minérales, offrent au génie industriel des ressources dont on ne connaît pas les limites.

A l’époque où la Hongrie était considérée, par rapport au commerce, comme étrangère à l’Autriche, les échanges entre ces deux parties de l’empire étaient constatés par les tableaux de douanes. En 1840, le montant réuni des importations et des exportations était déjà, suivant M. de Tegoborski, de 240 millions de francs. Six ans plus tard, le total s’était élevé à 300 millions[11]. Nous ne savons pas encore dans quelle proportion le libre échange accordé depuis deux ans a accéléré ce mouvement d’affaires. A l’intérieur, le commerce se fait dans de grandes foires, procédé fort arriéré, mais favorable à un chemin de fer, puisqu’il nécessite de continuels déplacemens. Les principaux marchés forains de la Hongrie sont au nombre de 26. Pesth, qui ne comptait que 40,000 habitans au commencement du siècle, et qui en a 150,000 aujourd’hui, a par année quatre foires qui attirent plus de 30,000 personnes, et on estime qu’à chacune d’elles les transactions dépassent 10 millions de francs.

Une circonstance particulière à la Hongrie donne aussi de l’importance à la circulation vicinale. Après l’établissement des Turcs en Europe, le pays devint ce qu’avait été l’Espagne au moyen âge, un champ de bataille sans cesse exposé aux incursions des infidèles. Au lieu de se répandre dans les campagnes à proximité des cultures, la population dut se grouper dans des centres fortifiés : il fallait être en force et avoir les armes sous la main pour exécuter les travaux des champs. Au lieu d’une multitude de villages de deux ou trois cents feux, tels qu’on les voit dans l’Europe centrale, il se forma en Hongrie un petit nombre de campemens où les cultivateurs se retranchèrent par groupes de 30 à 50,000. Depuis le traité de Carlowitz, qui a précipité la décadence des Turcs, c’est-à-dire depuis cent cinquante ans, il n’y a plus de ce côté l’ombre d’un danger. Néanmoins les habitudes étaient prises : l’émulation n’était pas assez vive parmi les paysans pour qu’ils changeassent leur manière de vivre, et puis pourquoi auraient-ils bâti des maisons sur des terrains qu’il leur était interdit de posséder ?

L’aspect des campagnes hongroises est donc encore tel qu’au XVe siècle. D’énormes villages sont séparés par des espaces qui communiquent au voyageur la froide et lugubre impression d’un désert, quand on les traverse à toute autre époque que celle des cultures. Pendant la période des travaux, les hommes vont par caravanes s’établir sur les lots qui leur sont confiés, et ils s’y abritent sous des baraques en planches que le seigneur fournissait autrefois moyennant un florin payé annuellement. Il ne reste plus dans les grands centres que les femmes, les enfans et les vieillards. Seulement, dans la nuit du samedi au dimanche, les cultivateurs qui ne sont pas trop éloignés du village, lancés sur un de ces petits chevaux du pays qui fendent si rapidement l’espace, vont au village afin de passer un jour avec leur famille, qu’ils quitteront le lendemain. Avec ces besoins de locomotion, on sentira bientôt les avantages d’une voie ferrée. On a lieu de croire d’ailleurs que le paysan, dès qu’il aura amorti ses redevances, éprouvera le besoin de se construire un gîte sur le sol dont il sera devenu le propriétaire. La population rurale abandonnera ses campemens fortifiés pour se répandre et s’épanouir dans de belles campagnes. Les anciens centres ruraux deviendront de petites villes à la mode européenne, où se caseront les propriétaires rentiers, les commerçans et les industriels. Transformation des villages en cités, construction de métairies dans les campagnes, transports d’ouvriers et de matériaux pour toutes ces bâtisses, échanges entre la campagne et les villes, tout cela est dans les probabilités et profitera au chemin de fer.

On a tracé la voie ferrée destinée à exploiter la région orientale de l’empire autrichien dans les provinces hongroises qui sont le plus favorisées, par la nature, le plus avancées en civilisation. Le chemin de Hongrie, partant de Vienne, va d’abord jusqu’à un lieu nommé Marchegg. Cette petite ville est le point de départ de la seconde ligne, dite du sud-est, achetée par la compagnie franco-allemande. De Marchegg, cette ligne tend vers l’est jusqu’à Pesth, en passant par Presbourg et en traversant une douzaine de ces petites villes ou plutôt de ces campemens ruraux[12] dont nous venons de parler. De Pesth, le railway incline un peu vers le sud-est jusqu’à Szolnok, sur la Theiss; mais, avant qu’il arrive à Szolnok, une branche s’en détache à la hauteur de Czeghedt, et tend vers le sud jusqu’à Szegedin, en desservant encore plusieurs gros villages agricoles, tels que Kesskemet, où le maréchal de Raguse s’étonnait de compter 38,000 âmes en 1834. La ligne dont nous venons d’indiquer le tracé présente un développement de 444 kilomètres déjà en exploitation.

A la suite de cette ligne doit s’épanouir un réseau particulier pour le service du banat de Temesvar. Dans cette région, un seul railway est en exploitation : c’est le chemin houiller de Lissova à Basiasch, destiné à mettre en valeur les richesses souterraines du Banat, que les hommes d’état autrichiens appellent leur Californie. Le chemin du Banat doit être poussé jusqu’au Danube et toucher Belgrade. Dans l’état actuel de l’entreprise, la section de Szegedin à Temesvar (112 kilomètres) a été commencée aux frais de l’état; quant à l’embranchement de Temesvar au Danube (83 kilomètres), la compagnie qui en a la concession n’est pas tenue de se mettre à l’œuvre avant deux ans. Lorsque ces divers rameaux seront terminés, le développement total sera de 707 kilomètres.

Cette importante partie du réseau autrichien doit moins son origine à la spéculation qu’au patriotisme hongrois. Avant la révolution, une société particulière, réunissant beaucoup d’hommes influens du pays, s’était constituée pour fonder un chemin central de Hongrie, au capital de 8 millions de florins (20 millions de francs), divisé en 32,000 actions, avec une garantie par l’état de 4 pour 100. La crise mortelle que le pays eut à traverser désorganisa l’entreprise. Le gouvernement dut la reprendre en main, mesure qui concordait d’ailleurs avec la politique nouvelle qu’il prétendait inaugurer. Après avoir désintéressé les porteurs d’actions, aux termes d’un traité conclu avec eux en mars 1850, il émit des obligations jusqu’à concurrence de la somme jugée nécessaire pour mener à fin les travaux. Le capital d’établissement se trouva ainsi porté à la somme de 46,500,000 francs. Ce chemin, à peine terminé, ne devait pas donner immédiatement des résultats aussi brillans que ceux du chemin de Bohême. Le trafic de 1852 s’établit ainsi : voyageurs, 837,316; tonnes métriques de marchandises, 307,785. Le produit net parait donner un intérêt de 5 pour 100 sur le capital engagé. On dit, et la chose est probable, qu’il y a eu progression depuis trois ans; les détails précis nous manquent à ce sujet. N’oublions pas d’ailleurs que l’intérêt normal des 200 millions avancés par la compagnie est couvert par les produits du seul chemin de Bohême, et que les revenus du chemin de Hongrie, quels qu’ils soient, ainsi que ceux des mines et domaines, promettent un bénéfice pur. Le chemin hongrois n’est pas entièrement construit, son matériel n’est pas complet. N’étant pas en contact avec le territoire ottoman, il n’a pas encore modifié les vieilles habitudes du commerce austro-levantin. Le croirait-on ? Dans l’état actuel des communications, malgré l’insuffisance et l’imperfection des moyens de transport entre l’Orient et l’Occident, l’Autriche[13] entretient des rapports de commerce douze fois plus considérables avec la Turquie qu’avec la France. On se sert autant que possible des voies maritimes et fluviales. Néanmoins, comme on ne peut éviter un long trajet par terre pour correspondre avec le centre et le nord de l’Europe, et que la navigation à vapeur sur le Danube est interceptée pendant les mois d’hiver, le transport par roulage à travers les vastes plaines de l’Europe orientale a une importance dont peu de personnes se doutent. Les états officiels constatent que le commerce par terre entre l’Autriche et les possessions turques détermine un roulement de 80 millions de francs, sans compter un transit de 6 à 7,000 tonnes dont la valeur commerciale peut être évaluée à 40 millions. Les voies les plus fréquentées aujourd’hui sont celles qui partent de la Servie par Belgrade, de la Valachie par Giurgevo ou Bucharest, de la Moldavie en passant par Cronstadt ou Hermanstadt pour aboutir à Temesvar. De lourds chariots, marchant par convois et laissant de tristes sillons sur des routes boueuses, vont ainsi au-devant du railway, qui semble allonger ses bras de fer pour les rejoindre au plus tôt et faire leur besogne. Que sera-ce dans l’avenir, quand le réseau complété ira, pour ainsi dire, chercher les marchandises sur les lieux de production, quand la modicité des frais de transport provoquera les achats de l’étranger, quand une régie habile combinera les péages et les facilités du service de manière à faire concurrence à la navigation commerciale !

Il était nécessaire, pour l’indépendance de la compagnie, d’avoir une entrée dans la métropole de l’empire autrichien; aussi a-t-elle racheté, en dehors du traité fait avec l’état, le chemin de Vienne à Raab, avec une fabrique de machines qui en dépend. Cette dernière ligne a une étendue d’environ 93 kilomètres, dont un peu plus du tiers est en exploitation, et le reste en construction. Une entreprise particulière, constituée au capital de 22 millions de francs, en avait obtenu la concession, à charge d’en effectuer plus tard le prolongement jusqu’à Esseck en Esclavonie. Ce serait une autre pointe poussée vers la Bosnie et la Dalmatie, et peut-être un moyen d’acquérir par la suite, au profit du réseau hongrois, un port sur l’Adriatique. Pour le moment, un pareil projet n’existe pas, même à l’état de rêve. L’avantage immédiat qui préoccupe la compagnie est d’avoir la disposition d’une ligne formant le tronc commun des chemins à tracer sur la rive droite du Danube, et surtout la jouissance d’une entrée à Vienne, qui garantirait au besoin son indépendance à l’égard des compagnies rivales.

Quels que soient les développemens que les chemins hongrois sont destinés à prendre, les moyens d’exploitation ne lui feront pas défaut. La société a acquis, à proximité du chemin oriental, des domaines qui suffiront pour longtemps à ses besoins en combustible, peut-être même au renouvellement de son matériel. Ce sont, indépendamment des ateliers de Raab, quatre mines de houille[14] en pleine exploitation, et reliées par l’embranchement de Lissova à Basiasch, d’un côté à la ligne centrale, et de l’autre côté aux terrains houillers qui avoisinent le Danube. On a obtenu en outre la cession de six établissemens métallurgiques situés dans les mêmes districts, savoir : quatre mines de cuivre, dont une argentifère[15], et deux mines de fer qu’on dit fort riches[16], avec des hauts-fourneaux, une forge à l’anglaise récemment construite pour une production annuelle de 10,000 tonnes, et une fonderie de canons et projectiles travaillant pour l’état. Enfin, pour le service de ces mêmes établissemens, on a acheté environ 90,000 hectares de forêts qui fourniront abondamment des traverses pour les voies ferrées, de la charpente pour les habitations et les machines; puis 30,000 hectares de terres labourables que l’on pourrait revendre, si l’on n’avait pas plus de profit encore à y installer des espèces de colonies d’ouvriers attachés aux exploitations.

Au point de vue où nous a placés une civilisation avancée qui tire parti de tout, il nous semble étrange que le gouvernement autrichien se soit dessaisi de tant de richesses. Rappelons-nous ce qui a été dit plus haut sur l’état de la propriété territoriale en Hongrie jusqu’aux réformes, trop récentes encore pour que les effets en soient sentis. On est beaucoup moins surpris que la compagnie ait obtenu à bas prix quatre mines de houille dans le bassin d’Orawicza, lorsqu’on apprend que quatre-vingt-seize houillères, que M. Chopelet signale dans son mémoire comme excellentes, sont à peine utilisées, et qu’il y en a beaucoup d’autres qu’on n’exploite pas du tout. Nous avons vu qu’en vertu du droit féodal toute propriété non desservie par des mâles faisait retour au suzerain. Le domaine de la couronne, enrichi de cette façon pendant le cours des siècles, est devenu très considérable; mais, d’après les livres écrits sur les finances de l’Autriche, la régie des biens de l’état en Hongrie est pitoyable, et ne rend pas le quart de ce qu’on en devrait tirer sans peine. Si faible que soit le produit, un service de 2,400 employés en absorbe les cinq huitièmes. Le mieux qu’on a pu faire a été d’en détacher des parcelles dont on consacre le prix à l’extinction de la dette publique. On a réalisé ainsi 78 millions de francs de 1829 à 1842. Le gouvernement impérial a triple avantage à battre monnaie avec des biens presque improductifs, à se débarrasser d’une administration rongeuse, et à favoriser une puissante compagnie, qui augmentera le produit des impôts en développant la prospérité du pays.

Deux mots seulement sur les bases financières de l’opération. Conçue et lancée avec cette sûreté de coup d’œil et cette puissance d’initiative qui caractérisent les habiles fondateurs du Crédit mobilier, la Société autrichienne, impériale, royale, privilégiée des chemins de fer de l’état (ce titre est bien autrichien) réunit dans son conseil d’administration dix-huit personnes placées en première ligne dans l’ordre financier, tant en France qu’en Allemagne. Elle a pour objet l’exploitation pendant quatre-vingt-douze ans des chemins de fer, mines et domaines, acquis ou à acquérir, tant en Autriche que dans l’Europe orientale. Son capital est de 80 millions de florins, au change de 2 fr. 50 cent, soit 200 millions de francs. Dans ce chiffre, les voies ferrées sont comprises pour 170 millions, les mines et usines pour 30 millions. Les prix sont atténués par diverses faveurs octroyées à la société, par exemple un délai de trois années sans intérêt pour le paiement, l’exemption des impôts sur le revenu des chemins de fer pendant cinq ans, et sur celui des mines pendant dix ans; l’exemption pendant cinq ans de la moitié des droits de douane sur les rails et matières brutes nécessaires à la construction ou à l’entretien des chemins; la facilité d’introduire en franchise une valeur de 3,750,000 francs en matériel et en outillage; enfin des stipulations très avantageuses quant aux tarifs et aux obligations du service. La société a calculé que toutes ces immunités représentent une bonification de 10 pour 100 sur le prix d’achat, de sorte que le capital effectif ne serait que de 180 millions. Or, comme le gouvernement autrichien garantit une annuité de 10,400,000 francs, cette somme suffirait pour assurer un revenu dépassant 5 pour 100, plus l’amortissement, caution surabondante, puisque l’intérêt normal est déjà couvert par le produit immédiat d’un seul des deux chemins.

L’achat du chemin de fer de Vienne à Raab, le prolongement de la ligne de Hongrie jusqu’au Danube, la reconstruction définitive de quelques ouvrages provisoires, le complément du matériel de traction, la pose de doubles voies, la parfaite installation des usines, exigeront de nouveaux appels de fonds que l’on estime de 50 à 100 millions. Cette dépense supplémentaire sera répartie sur une période de cinq à dix années. Le capital atteindra donc le chiffre de 300 millions au maximum. L’exploitation partielle et imparfaite de 1854 a donné un produit brut de 24 millions : les fondateurs de l’entreprise espèrent qu’après l’achèvement de tous les travaux le revenu net pourra s’élever à 35 ou 40 millions de francs, résultat qui procurerait aux actionnaires un intérêt de 10 à 12 pour 100. Tout est possible, tout est probable lorsqu’il s’agit d’une affaire qui se développe sur un terrain si riche et avec des chances si exceptionnelles.

Qu’on se rappelle la situation de la Hongrie féodale, et qu’on mesure la portée économique des dernières réformes : la terre franche et transmissible, le cultivateur devenu propriétaire, l’impôt également réparti, la garantie de l’égalité devant le code civil, une locomotion facile et accélérée, des moyens de crédit, l’implantation probable de quelques petites colonies industrielles dans ce pays où les Français ont toujours été si cordialement accueillis; qu’on réfléchisse à la nécessité inévitable où sera la Turquie de se transformer profondément, de devenir une véritable puissance européenne, si elle veut vivre en Europe; qu’on observe, dans une perspective un peu plus éloignée, l’Allemagne et l’Inde, le cœur de l’Europe et le cœur de l’Asie, se cherchant à travers l’isthme de Suez qu’on va percer; qu’on s’oublie au spectacle de ces grandes choses que notre génération verra, et on restera persuadé qu’un grand mouvement va s’accomplir dans les régions du Danube, et qu’il en surgira une nouvelle force politique, dont le foyer principal sera la Hongrie. Cette force se constituera-t-elle sous forme de confédération danubienne, comme le voudrait la démocratie, ou par l’expansion de la monarchie autrichienne vers l’Orient, ample dédommagement qui devrait suffire à l’ambition de l’Autriche et la déterminerait peut-être à se dessaisir de l’Italie ? Nous ne savons, et nos conjectures à ce sujet ne seraient pas à leur place ici. Nous insistons seulement sur ce point, qu’une puissance interposée entre la Russie et la Turquie est doublement nécessaire pour contenir l’une et rajeunir l’autre, et que le génie industriel, provoqué par l’établissement des chemins de fer, donnera aux populations de ces contrées la consistance politique qui leur a manqué jusqu’ici pour accomplir leur rôle providentiel.


ANDRE COCHUT.

  1. Voyage du duc de Raguse, fait en 1834, publié en 1887, tome Ier, p. 40.
  2. Documens sur le Commerce extérieur (Autriche, n° 5, p. 150).
  3. Dès 1843, nous avons exposé les idées qui aboutissent aujourd’hui, dans un article intitulé Politique financière de l’Autriche, livraison du 1er septembre.
  4. Les documens allemands lui donnent une étendue de 64 milles 1/2, ce qui représenterait 489 kilomètres; peut-être ce chiffre comprend-il un railway de 12 kilomètres conduisant aux mines exploitées par la compagnie.
  5. Chemins de fer allemands, d’après les sources officielles, par le docteur Julius Michaëlis; Leipzig, 1854. — Nous avons consulté ce document à la bibliothèque de la chambre du commerce de Paris, et nous devons la traduction des passages qui nous intéressaient à l’obligeante érudition du bibliothécaire, M. Desmarets.
  6. Les faits industriels et commerciaux relatés ici sont empruntés en grande partie aux documens que publie le ministère du commerce sous le titre d’Annales du Commerce extérieur. — Voir, pour la Bohême, les n° 8, 10 et 11 de l’Autriche.
  7. Elles sont analysées par un ingénieur français, M : Couche, dans les Annales des Mines, 4e série, tome XIX.
  8. Dans les Annales des Mines, 4e série, tome Ier.
  9. En y comprenant les provinces qui politiquement viennent d’être détachées de la Hongrie, mais qui, au point de vue du commerce, restent des dépendances hongroises.
  10. Annales du Commerce extérieur. Voir passim les treize numéros relatifs à l’Autriche.
  11. Importation d’Autriche en Hongrie, en 1846. 153,654,000 francs
    Exportation de Hongrie en Autriche, même année 146, 560,000 »
    300,214,000 francs.

    Les deux tiers des échanges entre la Hongrie et les provinces allemandes se font par la Basse-Autriche, c’est-à-dire en passant par Vienne. (Extrait d’un mémoire sur la Hongrie, adressé au ministre du commerce par M. Chapelet, dans les Annales du Commerce extérieur, Autriche, n° 7.)

  12. Il n’est pas inutile de mentionner les centres agricoles dont plusieurs seraient en France des villes de second ordre. Dans la section de Presbourg à Pesth, on trouve Landchutz, Warberg, Dioszegh, Sellye, Galantha, Torniez, Neuhaüsel, Gran, ville archiépiscopale, Nagi-Marosz, Wisegrad, Waitzen. — Depuis l’embranchement de Czeghedt jusqu’à Szegedin, la ligne passe par Nagy-Koros, Kesskemet, Ksongrad, village agricole de 30,000 âmes, etc. Ces noms, si nouveaux pour nous, sont relevés sur la carte officielle de l’administration autrichienne, publiée en 1854.
  13. Importations françaises en Autriche en 1858 9,164,000 fr.
    Exportations de l’Autriche pour la France — 6,818,000 15,982,000 fr ;
    Importations de la Turquie en Autriche en 1850 95,789,000 fr.
    Exportations de l’Autriche pour la Turquie — 82,934,000 178,623,000 fr.
  14. Steyerlorf, Doman, Szekul et Kuptore, dans le district d’Orawicza que traverse le chemin houiller. — M. Chopelet, dans son mémoire adressé au ministre de l’intérieur en 1847, dit : « Les meilleurs charbons sont extraits des mines d’Orawicia, -qui appartiennent à la couronne. »
  15. Moldava, Szaska, Orawicza et Dognaska.
  16. Resicza et Bogschan.