Les Chinois peints par eux-mêmes/Proverbes et maximes

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Calmann Levy (p. 141-155).


PROVERBES ET MAXIMES


Il y a des vérités tellement précises et si complètement exactes qu’elles s’expriment sous une forme qui leur est propre, pour être distinguées de ce qu’on est convenu d’appeler une pensée. Ces vérités sont reconnues vraies par tout le monde, elles sont proverbiales.

Les proverbes sont, dit-on, la sagesse des nations. Ils ont ce privilège assez unique de n’être pas contestés. Un proverbe ne se modifie pas, ne change jamais, est toujours vieux et toujours jeune : ils sont tous immortels. J’ai été curieux de connaître les proverbes des Occidentaux et de chercher quels sont ceux qui ont de l'analogie avec les nôtres. Outre que c'était une étude dont je savais retirer d'avance un grand profit, car les proverbes sont écrits dans une langue simple et juste, je m'insinuais de cette manière dans le fond même des choses, et je faisais la connaissance des mœurs. J'ai été ravi de constater que, sous bon nombre d'aperçus, des pays qui sont diamétralement opposés s'entendent à merveille pour dépeindre tous les caprices, toutes les fantaisies, toutes les bizarreries de cet être étrange qu'on appelle l'homme, si divers, si multiple, mais qui prouve cependant qu'il est susceptible d'être constant... dans ses travers.

C'est le bon sens qui donne à un proverbe son estampille. Cela ne paraît pas cherché : c'est une vérité vraie. Les proverbes français m'ont paru être de bons gros bourgeois, et non des élégants. Ils parlent dans une langue correcte, concise, sans apprêts, et le plus souvent sur un ton familier et de bonhomie : ce sont des pensées de grand’mères. Ils sont plus souvent de bonne humeur que tristes.

Chez nous, au contraire, nous donnons quelquefois à nos proverbes des robes brodées, et ils se rapprochent davantage des vérités philosophiques qui inquiètent l’esprit humain. Nous sommes en cela des Orientaux, et l’Orient a toujours vu fleurir la comparaison, cherchant son bien là ou il le trouve, c’est-à-dire dans la nature, un livre qui en vaut un autre.

Les Européens ont peu de relations avec la nature et leurs proverbes en font foi. Le bonheur est un bien que l’on désire aussi en Occident, et il se trouve qu’Européen et Chinois ont la même manière de l’exprimer. Nous disons : « Heureux comme un poisson dans l’eau ». Il y a bien des formules qui font dépendre le bonheur de l’accomplissement de son devoir ou de la modération dans les désirs. Mais ce sont formules qu’emporte le vent.

La seule vraiment vraie est celle qui constate la vie heureuse du poisson : rien ne lui manque : c’est là un principe universellement reconnu.

L’union fait la force, dit un proverbe aimé des Belges, et le proverbe a raison : car l’union est une perfection sociale. Mais c’est une perfection, et, à ce titre, il est assez rare d’éprouver l’exacte vérité de ce proverbe. Il me paraît trop ambitieux. Nous sommes plus modestes, et, me semble-t-il, plus clairs dans l’expression de la même pensée : « Un seul bambou ne fait pas un radeau. » Il y a là un acte évident qui impose sa vérité, et la leçon morale vient ensuite.

Tous les proverbes qui représentent l’exploitation de l’homme par l’homme, tous les exploits du capitaine Renard ou les sottises du Bouc, sont à peu près semblables. Nous disons : « Battre les buissons pour les autres » cela représente les marrons du feu. Chez nous aussi, « Chacun aime à parler de son métier » : c’est un travers très excusable que M. Josse s’est chargé de ridiculiser.

Nous avons aussi le troupeau de Panurge ; non pas que ce Panurge me soit connu ; mais ses moutons ressemblent aux nôtres, et nous avons bon nombre de gens qui marchent à la suite, comme les moutons.

« L’esprit est fort, la chair est faible » est un proverbe qui « court les rues » — toutes les rues du monde. L’un est plus ou moins fort, l’autre plus ou moins faible ; c’est une question de plus ou de moins.

Nous avons en Chine des « aveugles qui gravissent les montagnes pour admirer les beautés de la nature ». J’ai bien lu dans Juvénal que de son temps il y avait des eunuques qui avaient des maîtresses. C’est le même genre de prétention.

Nous connaissons la grenouille qui veut manger de la cigogne : voilà une parente bien proche de la grenouille de La Fontaine : ces grenouilles-là, on en trouve partout.

Voulez-vous des conseils ? Nos proverbes en sont cousus : « Une grosse fortune ne vaut pas un petit revenu de tous les jours. » N’est-ce pas là le proverbe français : « Feu qui vaille est feu qui dure ! »

« Ne parlez pas dans la rue : il y a des oreilles sous les pavés ! »

Nous avons aussi nos naïfs qui font des cordes pour attraper la tempête ; ceux-là s’entendraient bien avec ceux qui veulent prendre la lune avec leurs dents !

J’en passe et des meilleurs, au sujet desquels il me conviendrait de faire des rapprochements ; mais le lecteur les fera plus facilement que moi et se persuadera, à la lecture des principaux proverbes que le bon sens populaire emploie, que toutes ces vérités se rattachent à un même principe contre lequel l’histoire de l’humanité proteste en vain, celui de la fraternité des esprits. L’Évangile a proclamé ce dogme ; nous, nous l’avions proclamé 3000 ans avant l’ère chrétienne et nos anciens livres contiennent cet article de foi : « Tous les hommes de l’univers sont frères.»

La communauté d’origine s’entrevoit aisément lorqu’on étudie tous ces dictons qui sont les diagnostics de la nature humaine. Le fait que nous admettons comme vraies toutes ces formules amène à cette conclusion que l’homme ne change pas, ce que nous exprimons de cette manière : « Les dynasties changent, le caractère reste. »

Quelques-uns de nos proverbes ont souvent des tournures énigmatiques : ils ressemblent à ces devises que les chevaliers d’autrefois inscrivaient sur leurs écus, et dont le sens n’est pas toujours très clair, — sans doute pour s’excuser aux yeux du vulgaire d’y contredire le plus souvent. Une devise cependant devrait être claire, puisqu’elle exprime une règle d’honneur. Un proverbe n’a pas le même but. Il passe de bouche en bouche à travers tous les chemins détournés de la tradition et il est parvenu jusqu’à nous, sans nom d’auteur, semblable à ces anciennes médailles dont l’effigie est à moitié effacée et que les érudits reconnaissent à certains signes caractéristiques.

Les proverbes sont les reliques du souvenir. Ainsi s’expliquent leur concision et leur sens énigmatique. « Chaleur pour tous, froid pour soi » est un ancien proverbe chinois qui attire l’attention et réclame le secours de la réflexion. Il exprime une vérité d’expérience assez décourageante pour tous ceux qui ont à cœur le bonheur de l’humanité, — mais, malgré cela, juste. Les bienfaiteurs, lorsqu’ils réussissent, répandent leurs bienfaits dans le monde ; s’ils échouent dans leurs efforts, ils supportent seuls les conséquences de leur insuccès.

Souvent ce sont des comparaisons prises dans la nature : « Quand l’eau baisse, les poissons se montrent, » pour établir que le crime caché finit par être découvert. « Chaque brin d’herbe, chaque goutte de rosée, » pour représenter l’équitable libéralité de la Providence. Nous avons même des expressions proverbiales qui ressemblent à ces débauches d’esprit qui ont fait pendant quelque temps les délices de Paris et qu’on appelait « les combles ». Voulant dépeindre l’avidité de l’avare nous disons : « Tomber dans la mer et saisir l’écume. » N’est-ce pas un comble ? Je ne revendique pas cependant la priorité de l’invention pour mes compatriotes. Je tiens seulement à montrer qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

Qui le croirait ? nous avons aussi nos taquineries contre les belles-mères : car il y en a partout. Nous non plus, nous ne les épargnons guère. Nous disons : « Le ciel du printemps ressemble souvent à la mine de la belle-mère. » Souvent ! que d’ironie dans ce mot, et comme il est naturel !

Nous pénétrons même plus profondément dans ce sujet des coups d’épingle de la vie d’intérieur. « Une belle-fille laide ne peut pas dissimuler sa laideur aux parents de son mari. » Voilà une vérité qui fera sourire plus d’une belle-mère, s’il en est qui me fassent l’honneur de me lire ; et elles se diront en elles-mêmes qu’il existe donc un pays où elles sont vengées.

Je quitte à regret ces proverbes où je démontrerais maintes fois que nous connaissons notre homme. Mais il n’y a pas que les proverbes qui en fassent foi : nous avons aussi nos maximes, quoique l’univers n’ait jamais entendu parler de nos Pascal ni de nos La Rochefoucauld. Loin de moi l’intention de dénigrer ces grands penseurs : car nous avons en Chine un grand respect pour ceux qui font penser leur pensée.

J’ai recueilli quelques-unes de ces maximes, non pas toutes, — il me faudrait des volumes, — mais seulement celles qui sont connues dans « le monde où l’on s’ennuie » puisqu’on définit ainsi — spirituellement — le monde des lettrés. Je les cite dans l’ordre selon lequel elles se présentent à mon souvenir, et il en est plus d’une qui charmeront.

La vie a sa destinée ; la fortune dépend de la Providence.

Quoique la mer soit grande, les navires se rencontrent quelquefois.

Il est facile de faire une fortune ; il est difficile de la conserver.

L’or pur ne craint pas le feu.

Une bonne abeille ne prend pas la fleur tombée.

La vie d’un vieillard ressemble à la flamme d’une bougie dans un courant d’air.

Si élevé que soit l’arbre, ses feuilles tombent toujours à terre.

L’arbre planté par le hasard donne souvent de l’ombre.

Il faut avoir souffert pour connaître la souffrance d’autrui.

L’arbre dont la racine est profonde ne craint pas le vent.

il est facile de recruter mille soldats, mais il est difficile de trouver un général.

Les habits doivent être neufs, les hommes anciens.

Le ciel ne crée pas un homme sans lui assurer une existence, comme la terre ne fait pas croître un brin d’herbe sans lui donner une racine.

La capitale a bien des charmes, mais le foyer a toujours le sien.

La fidélité ne recule pas devant la mort.

L’homme n’est pas toujours bon, comme la fleur n’est pas toujours belle.

Il ne faut pas être les esclaves de vos enfants, ils trouveront eux-mêmes leur bonheur plus tard.

La vraie charité consiste à envoyer du charbon aux pauvres, lorsqu’ils ont froid, et non pas à faire des présents à ceux qui sont heureux.

On élève un enfant pour venir en aide à la vieillesse, comme on remplit une tirelire pour les besoins à venir.

Avant de connaître le cœur, écoutez la parole.

Les portes du tribunal sont grandes ouvertes ; mais ceux qui n’ont que des raisons et pas d’argent n’y entrent pas.

A la mort, les poings sont vides.

Le mal est le mal quand il est fait avec la conscience qu’il peut être connu.

Le bien qu’on fait avec la pensée qu’il sera connu n’est pas le vrai bien.

Si vous ne croyez pas aux Dieux, regardez les éclairs.

Après bon vin, parole sincère.

La honte passe, les dettes restent.

Quand on est pressé, le cheval recule.

A travers la fente d’une porte on ne voit l’homme qu’en petit.

La selle fait penser au cheval.

Le marteau frappe la hache, et la hache frappe le bois.

Les parents éloignés ne valent pas les voisins proches.

Un mendiant ne monte pas sur une planche pourrie.

Demander à soi-même vaut mieux que demander aux autres.

La bouche doucereuse cache un cœur de rasoir.

Dix veilleuses ne valent pas une lampe.

Après avoir traversé l’amertume, on devient homme.

Avec une conscience tranquille on peut marcher dans l’obscurité.

Les bijoux ne sont jolis que lorsqu’ils sont montés, comme la fleur n’est belle que lorsque les feuilles la font ressortir.

Corriger le défaut de quelqu’un, c’est vouloir guérir la lèpre.

Un mari insensé craint sa femme ; une femme prudente obéit à son mari.

Il ne faut qu’un coup à un bon cheval, qu’un mot à un homme sage.

Un homme n’a besoin que de se corriger avec la même sévérité qu’il reprend les autres, et excuser les autres avec la même indulgence qu’il a pour soi-même.

Ce n’est pas le vin qui fait l’ivrogne, mais le vice.

Les hommes, quand ils sont heureux, ne brûlent pas d’encens ; mais quand le malheur arrive ils se précipitent aux pieds de Bouddha.

Ce que les supérieurs font est toujours poussé à l’extrême par les inférieurs.

Plus les talents s’exercent, plus ils se développent.

L’erreur d’un moment devient le chagrin de toute une vie.

Le tourment de l’envie est comme un grain de sable dans l’œil.

L’homme sage sait se plier aux circonstances comme l’eau prend la forme du vase qui la contient.

Ces maximes n’ont pas d’auteur connu ; elles habitent dans les mémoires et reviennent souvent dans les conversations et les écrits. Ce sont des habitudes de l’esprit.

Sans doute il en est d’autres qui ont un parfum de réalisme que le goût des délicats n’admettrait pas et que je passe sous silence. Je n’ai fait qu’un choix de ce qui peut être lu en français, ne connaissant pas assez le latin pour les traduire et braver… mes scrupules.

Mais je me déciderai peut-être un jour à en reparler, lorsque j’aurai étudié Rabelais.