Aller au contenu

Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXXVIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 230-231).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXXVIII.


Comment le roi de France se partit d’Amiens et s’en alla vers Airaines, cuidant trouver le roi d’Angleterre ; et comment on enseigna au roi d’Angleterre le passage de Blanche-Tache.


Après cette ordonnance, le roi Philippe, qui fortement désiroit à trouver les Anglois et eux combattre, se partit d’Amiens à tout son effort, et chevaucha vers Airaines ; et vint là à heure de midi ou environ ; et le roi d’Angleterre s’en étoit parti à petite prime. Et encore trouvèrent les François grand’foison de pourvéances, chairs en hastes, pains et pâtés en fours, vins en tonneaux et en barils, et moult de tables mises que les Anglois avoient laissées, car ils s’étoient de là partis en grand’hâte.

Sitôt que le roi de France fut venu à Airaines, il eut conseil de se loger ; et lui dit-on : « Sire, logez-vous et attendez votre baronie : il est vrai que les Anglois ne vous peuvent échapper. » Donc se logea le roi en la ville mêmement ; et tout ainsi que les seigneurs venoient, ils se logeoient.

Or parlerons du roi d’Angleterre, qui étoit en la ville d’Oise-mont, et savoit bien que le roi de France le suivoit à tout son effort, et en grand’volonté de lui combattre. Si eût volontiers vu le roi d’Angleterre que il et ses gens eussent passé la rivière de Somme. Quand vint au soir et ses deux maréchaux furent revenus, qui avoient couru tout le pays jusques aux portes d’Abbeville, et été devant Saint-Valery, et là fait une grand’escarmouche, il mit son conseil ensemble, et fit venir plusieurs prisonniers du pays de Ponthieu et de Vimeu que ses gens avoient pris, et leur demanda le roi moult courtoisement : « Y a-t-il cy homme qui sache un passage, qui doit être dessous Abbeville, où nous et notre ost puissions passer sans péril ? S’il y a aucun qui le nous veuille enseigner, nous le quitterons de sa prison et vingt de ses compagnons, pour l’amour de lui. Là eut un varlet que on appeloit Gobin Agace, qui s’avança de parler, qui connoissoit le passage de la Blanche-Tache mieux que nul autre, et étoit né et nourri de là près, et l’avoit passé et repassé en celle année par plusieurs fois. Si dit au roi : « Sire, oil, en nom Dieu, je vous promets, et sur l’abandon de ma tête, que je vous mènerai bien à tel pas où vous passerez la rivière de Somme, et votre ost, sans péril ; et y a certaines mettes de passage où douze hommes le passeroient de front deux fois entre jour et nuit, et n’auroient d’eau plus avant que aux genoux ; car quand le flun de la mer est en venant, il regorge la rivière si contre mont que nul n’y pourroit passer ; mais quand ce flun, qui vient deux fois entre nuit et jour, est tout r’allé, la rivière demeure là en droit si petite que on y passe bien aise à pied et à cheval ; ce ne peut-on faire autre part que là, fors au pont d’Abbeville, qui est forte ville, grande et bien garnie de gens d’armes ; et audit passage, monseigneur, que je vous nomme, a gravier de blanche marle, fort et dur, sur quoi on peut fermement charier ; et pour ce appelle-t-on ce pas la Blanche-Tache. »

Quand le roi d’Angleterre ouït les paroles du varlet, il n’eût mie été si lie qui lui eût donné vingt mille écus et lui dit : « Compains, si je trouve vrai ce que tu nous dis, je te quitterai ta prison et à tous tes compagnons pour l’amour de toi, et te ferai délivrer cent écus nobles. » Et Gobin Agace lui répondit : « Sire, oil, en péril de ma tête ; mais ordonnez-vous sur ce pour être là sur la rive devant soleil levant. » Dit le roi : « Volontiers. » Puis fit savoir par tout son ost que chacun fût armé et appareillé au son de la trompette, pour mouvoir et partir de là pour aller ailleurs.