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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCLXXXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 234-235).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCLXXXIV.


Comment le roi d’Angleterre donna à souper à ses comtes et barons, et puis au matin, la messe ouïe, lui et son fils et plusieurs autres reçurent le corps de Notre Seigneur ; et comment il fit ordonner ses batailles.


Ce venredi, si comme je vous ai dit, se logea le roi d’Angleterre à pleins champs à tout son ost, et se aisèrent de ce qu’ils avoient : ils avoient bien de quoi, car ils trouvèrent le pays gras et plantureux de tous vivres, de vins et de viandes, et aussi, pour les défautes qui pouvoient avenir, grands pourvéances à charroy les suivoient. Si donna le dit roi à souper aux comtes et barons de son ost, leur fit moult grand’chère, et puis leur donna congé d’aller reposer, si comme ils firent. Cette même nuit, si comme je l’ai depuis ouï recorder, quand toutes ses gens furent partis de lui, et qu’il fut demeuré de-lez ses chevaliers de son corps et de sa chambre, il entra en son oratoire, et fut là à genoux et en oraison devant son autel, en priant dévotement Dieu qu’il le laissât lendemain, s’il se combattoit, issir de la besogne à son honneur. Après ses oraisons, environ mie nuit, il alla coucher ; et lendemain se leva assez matin par raison, et ouït messe, et le prince de Galles son fils ; et s’accommunièrent ; et en telle manière la plus grand’partie de ses gens se confessèrent et mirent en bon état.

Après les messes, le roi commanda à toutes gens eux armer, et issir hors de leurs logis et traire sur les champs en la propre place qu’ils avoient le jour devant avisée ; et fit faire le dit roi un grand parc près d’un bois derrière son ost, et là mettre et retraire tous chars et charrettes ; et fit entrer dedans ce parc tous les chevaux, et demeura chacun homme d’armes et archer à pied ; et n’y avoit en ce parc qu’une seule entrée.

En après il fit faire et ordonner par son connétable et ses maréchaux trois batailles : si fut mis et ordonné en la première son jeune fils le prince de Galles, et de-lez le dit prince furent élus pour demeurer, le comte de Warvich, le comte de Kenfort, messire Godefroy de Harecourt, messire Regnaut de Cobehen, messire Thomas de Hollande, messire Richard de Stanfort, le sire de Manne, le sire de la Ware, messire Jean Chandos, messire Barthelemy de Brubbes, messire Robert de Neufville, messire Thomas Cliford, le sire de Bourchier, le sire Latimer et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers, lesquels je ne sais mie tous nommer : si pouvoient être en la bataille du prince environ huit cents hommes d’armes et deux mille archers et mille brigans[1] parmi les Gallois. Si se trait moult ordonnément cette bataille sur les champs, chacun sire dessous sa bannière ou son pennon, ou entre ses gens.

En la seconde bataille furent le comte de Norhantonne, le comte d’Arondel, le sire de Ros, le sire de Lucy, le sire de Villebi, le sire de Basset, le sire de Saint-Aubin, messire Louis Tueton, le sire de Multon, le sire de la Selle[2] et plusieurs autres ; et étoient en cette bataille environ cinq cents hommes d’armes et douze cents archers.

La tierce bataille eut le roi pour son corps, et grand’foison, selon l’aisement où il étoit, de bons chevaliers et écuyers : si pouvoient être en sa route et arroy environ sept cents hommes d’armes et deux mille archers. Quand ces trois batailles furent ordonnées et que chacun comte, baron et chevalier sçut quelle chose il devoit faire, le roi d’Angleterre monta sur un petit palefroy, un blanc bâton en sa main, adextré de ses maréchaux, et puis alla tout le pas de rang en rang, en amonestant et priant les comtes, les barons et les chevaliers qu’ils voulussent entendre et penser pour son honneur garder, et défendre son droit, et leur disoit ces langages en riant si doucement et de si liée chère, que qui fût tout déconforté si se pût-il reconforter en lui oyant et regardant. Et quand il eut ainsi visité toutes ses batailles, et ses gens amonestés et priés de bien faire la besogne, il fut heure de haute tierce[3] ; si se retrait en sa bataille, et ordonna que toutes gens mangeassent à leur aise et bussent un coup. Ainsi fut fait comme il l’ordonna ; et mangèrent et burent tout à loisir ; et puis retroussèrent pots, barrils et leurs pourvéances sur leurs charriots, et revinrent en leurs batailles, ainsi que ordonnés étoient par les maréchaux ; et s’assirent tous à terre, leurs bassinets et leurs arcs devant eux, en eux reposans pour être plus frais et plus nouveaux quand leurs ennemis viendroient ; car telle étoit l’intention du roi d’Angleterre que là il attendroit son adversaire le roi de France, et se combattroit à lui et à sa puissance.

  1. Soldats à pied armés à la légère.
  2. Johnes, dans sa traduction, dit lord Lascels.
  3. Près de midi.