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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre CCXCIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 241-243).
Livre I. — Partie I. [1346]

CHAPITRE CCXCIV.


Comment le dimanche au matin, après la déconfiture de Crécy, les Anglais déconfirent ceux de Rouen et de Beauvais.


Quand la nuit ce samedi fut toute venue et que on n’oyoit mais ni crier, ni jupper, ni renommer aucune enseigne ni aucun seigneur, si tinrent les Anglois à avoir la place pour eux, et leurs ennemis déconfits. Adonc allumèrent-ils en leur ost grand’foison de fallots et de tortis, pour ce qu’il faisoit moult brun ; et lors s’avala le roi Édouard, qui encore tout ce jour n’avoit mis son bassinet, et s’en vint, à toute sa bataille, moult ordonnément devers le prince son fils ; si l’accolla et baisa, et lui dit : « Beau fils, Dieu vous doint bonne persévérance ! vous êtes mon fils, car loyalement vous vous êtes hui acquitté ; si êtes digne de tenir terre. » Le prince à cette parole s’inclina tout bas et se humilia en honorant le roi son père ; ce fut raison.

Vous devez savoir que grand liesce de cœur et grand’joie fut là entre les Anglois, quand ils virent et sentirent que la place leur étoit demeurée et que la journée avoit été pour eux : si tinrent cette aventure pour belle et à grand’gloire, et en louèrent et regracièrent les seigneurs et les sages hommes moult grandement, et par plusieurs fois cette nuit Notre Seigneur qui telle grâce leur avoit envoyée.

Ainsi passèrent celle nuit sans nul bobant ; car le roi d’Angleterre ne vouloit mie que aucun s’en fesist. Quand vint au dimanche au matin, il fit grand’bruine, et telle que à peine pouvoit-on voir loin un arpent de terre : dont se partirent de l’ost, par l’ordonnance du roi et de ses maréchaux, environ cinq cents hommes d’armes et deux mille archers, pour chevaucher, à savoir si ils trouveroient nullui ni aucun François qui se fussent recueillis. Ce dimanche au matin s’étoient partis d’Abbeville et de Saint-Riquier en Ponthieu les communautés de Rouen et de Beauvais, qui rien ne savoient de la déconfiture qui avoit été faite le samedi : si trouvèrent, à male étreine pour eux, en leur encontre, ces Anglois qui chevauchoient, et se boutèrent entre eux, et cuidèrent de premier que ce fût de leurs gens. Sitôt que les Anglois les ravisèrent, ils leur coururent sus de grand’manière ; et là de rechef eut grand’bataille et dure ; et furent tantôt ces François déconfits et mis en chasse ; et ne tinrent nul conroy. Si en y eut morts sur les champs, que par haies, que par buissons, ainsi qu’ils fuyoient, plus de sept mille ; et si il eut fait clair, il n’en eut jà pied échappé. Assez tôt après, en une autre route, furent rencontrés de ces Anglois l’archevêque de Rouen et le grand prieur de France, qui rien ne savoient aussi de la déconfiture, et avoient entendu que le roi ne se combattroit jusques à ce dimanche ; et cuidèrent des Anglois que ce fussent leurs gens : si s’adressèrent devers eux, et tantôt les Anglois les envahirent et assaillirent de grand’volonté. Et là eut de rechef grand’bataille et dure, car ces deux seigneurs étoient pourvus de bonnes gens d’armes ; mais ils ne purent durer longuement aux Anglois, ainçois furent tantôt déconfits et presque tous morts. Peu se sauvèrent ; et y furent morts les deux chefs[1] qui les menoient, ni oncques il n’y eut pris homme à rançon.

Ainsi chevauchèrent cette matinée ces Anglois, quérans aventures : si trouvèrent et rencontrèrent plusieurs François qui s’étoient fourvoyés le samedi, et qui avoient cette nuit geu sur les champs, et qui ne savoient nulles nouvelles de leur roi ni de leurs conduiseurs : si entrèrent en pauvre étreine pour eux, quand ils se trouvèrent entre les Anglois ; car ils n’en avoient nulle mercy et mettoient tout à l’épée[2]. Et me fut dit que de communautés et de gens de pied des cités et des bonnes villes de France, il y en y eut mort, ce dimanche au matin, plus quatre fois que le samedi que la grosse bataille fut.

  1. Il faut sans doute entendre ceci des chefs subordonnés à l’archevêque et au grand prieur ; car il est certain que Nicolas Roger, qui occupait alors le siége de Rouen, mourut à Avignon en 1347. On n’a pas la même certitude sur ce qui concerne le grand-prieur de France : on ignore même le nom de celui qui l’était alors.
  2. Michel de Northburgh fait plus d’honneur à l’humanité du roi d’Angleterre. Suivant lui, les comtes de Northampton, de Norfolk et de Warwick, qui commandaient le corps envoyé à la recherche des Français, firent sur eux un grand nombre de prisonniers. Voici sa lettre que nous a conservée Robert d’Avesbury.

    « Salutz. Voillelz savoir qe notre seigneur le roi vient à la ville de Poissy la veille de l’Assumpcion Notre-Dame, et illesqes estoit un pount oultre l’eawe de Seane qe fust débrusé : meas le demurra illeosqes tanqe le pount feust refait. Et en refesaunce du pount viendrent gentz d’armez à graunt nombre od les comunes du païs et de Amyas bien armez. Et le oounte de Northampton et sez gentz issirent sour eaux issint qe fusrent mortz pluis que D de nos enemys, la mercye Dieux, et les aultres fusrent as chivalx. Et aultre foitz noz gentz passèrent l’eawe et tuèrent graunt plenté des comunes de Fraunce et de la ville de Parys et aultre du païs bien armez de l’ost du roi de Fraunce issint qe noz gentz ount faitz aultre pountz et bones, la mercy Dieux, sour noz enemys saunz pierte ou graunt damage de noz gentz. Et lendemayn de l’Assumpcion Notre-Dame notre seigneur le roi passa la eawe de Seane et soy remua devers Poys q’est forte ville et enclose de mures et chastiel très fort dedein et fust tenu des enemys. Et quaunt l’avaunt garde et la secunde garde fusrent passés la ville, l’ariere garde fist assaut à la ville et la prist, et fusrent mortz illeosqes pluisque CCC hommes d’armes de nos enemys. Et l’autre jour en suaunt le comte de Suthfolc et sire Hughe le Denspenser isserount sour les comunes du païs qi fusrent assemblez et bien armez et les desconfiterount et occirount CC et pluis et pristerent pluisqe LX prisoniers de gentilz hommes. Et puis se treia vers Grauntvillers ; et come illesqes fusrent herbergez l’avaunt garde fust escrié des gentz d’armes de la maison le roy du Beaume. Et noz gents issirent hastiment et jousterent de guerre ovesqe eaux, et fusrent noz gentz abatuz à terre ; mais, mercy soit Dieux, Mounseigneur de Northampton issit et rescua les chivalers et les autres gentz issint qe nul de eaux fust pris ne mortz forsqe Thomas Talbot, et enchacea les enemys tanqe à II leages d’Amyas, et prist de eaux VIII hommes d’armes et tua XII : et le remenaunt fusrent bien à chivalx et s’enfuirent à Amyas. Et puis le roy d’Engleterre, qe Dieux sauve, se treia devers Pountif le jour de seint Bartheu et vient à la eawe de Summe qe vient de la meare du Abevyle en Pountif. Et le roy de Fraunce avait ordeigné D hommes d’armes et III mil des comunes armés d’avoir gardé le passage ; et mercy soit Dieux, le roi d’Engleterre et son ost pristrent cele eawe de Somme où unqes homme ne passa avaunt, sauntz perir nul des gentz, et combaterount od lour enemys et tuerount pluisqe II mil gentz d’armes et le remenant enchacerent droit à la porte d’Abbevyle et pristrent des chivalers et esquiers à graunt nombre. Et mesme le jour, Monseigneur Hughe Le Despenser prïst la ville de Crotoie, et luy et sa gent tuerent illesqes CCCC hommes d’armes et tiendrent la ville et treoverent graunt plenté du vitailles. Et cele nuyt herberga le roy d’Engleterre en la forest de Cressy sour mesme l’eawe, pur ceo qe l’ost de Fraunce vient de l’autre part de la ville après notre passage : mais il ne voudra prendre l’eawe sour nous et retournèrent vers Abbevîlle. Et le vendredy proschein s’en herberga le roy d’Engleterre en mesme la forest de Cressy ; et la samady à matin se remua devers Cressy ; et les discovereres notre sire le roy discovererent le roy de Fraunce qe vient devers nous en IIII grosses batailles. Et entenderount illesqes lor enemys ; et à la volenté de Dieux un poy avaunt la heure de vespre sa poair assembla à notre en playne champ ; et le bataille estoit très fort et endura longement ; qar les enemys se porterount mult noblement. Mais loiez soit Dieux, illesqes fusrent noz enemis desconfitz ; le roy notre adversaire se mist à fuyte, et fusrent mortz le roi de Beaume, le duez de Loreigne, lecounte d’Alesoun, te counte de Flaundres, le counte de Bloys, le counte de Harecourt et ses II filtz, le counte Damarle, le counte de Nauvers et soun friere le seigneur de Trouard, l’erchevesque de Niemes, l’erchevesque de Saunz, le haut prior de l’ospital de Fraunce, le counte de Savoye, le seigneur de Morles, le seigneur de Guyes, le sire de Seint Vinaunt, le sire de Rosingburgh, VI countes d’Almaigne, et tout plein des aultres countes et barons et aultres gentz et seigneurs dount homme ne poet unqore savoir les noms. Et Phelippe de Valois et le Markis q’est appelé le Elitz des Romayns* eschaperent navfrés, à ceo qe homme dist. La summe des bones gentz d’armes qi fusrent mortz en le chaumpe à ceste jour, sans comunes et pédailles, amounte à mil DXLII acomptés. Et mesme la nuyt le roy d’Engleterre od tout soun ost demurra en la champ armez où la desconfiture fuist. Et lendemayn matin devaunt le solail levé vient devaunt nous un aultre bataille graunt et fort ; et mounseigneur le counte de Northampton et les countes de Northfolk et Warewik isserount et les desconfiterount et pristrount de chivalers et esquiers à graunt nombre et tuerount II mil et pluis, et lez enchacerount III leages de la terre. Et mesme la nuit le roy herberga à Cressy et à matin se treia devers Boloygne, et en chimenaunt prist la ville d’Estaples, et d’illesqes sei treia devers Caleys. À ceo qe j’ay entendu soun purpos est d’assiéger la ville de Caleys ; et pur ceo monseigneur le roy ad maundé à vous pur vitailles ; et à ceo à plus tost qe vous poez maundez ; qar puis le temps qe nous departismes à Caame nous vivames sour la païs à graunt travaille et damage de nos gentz ; mais mercié soit Dieux, nous n’avouns nul défaute. Mez ore nous sumes à tiel plit qe nous covient estre refressez de vitailles en partie. Escript devant Caleis le IIIIe. jour de septembre. »

    * Charles de Luxembourg, élu roi des Romains.