Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XVII

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Livre I. — Partie I. [1326]

CHAPITRE XVII.


Comment messire Jean de Hainaut prit congé de son frère et se mit sur mer pour amener la roine et son fils en Angleterre.


Ainsi étoit mû et encouragé messire Jean de Hainaut, et faisoit sa semonce et prière des Hainuyers être à Halle[1], et les Brabançons à être à Breda[2], et les Hasbaignons au mont Sainte Gertrude ; les Hollandois, dont il eut aucuns, à être à Dourdrech. Lors prit congé la roine d’Angleterre au comte de Hainaut et à la comtesse, et les remercia grandement et doucement de l’honneur et de la fête et de la bonne chère et belle recueillie qu’ils lui avoient faite, et le baisa au partir, et la comtesse, et leurs beaux enfans.

Ainsi se partit la dame et son fils, et toute leur route, accompagnés de messire Jean de Hainaut, qui à grand deuil et moult ennuis avoit eu congé de monseigneur son frère, quoiqu’il se fût des premiers accordé et consenti à ce voyage ; mais finalement lui donna de bonne volonté. Et lui dit ainsi messire Jean par trop beau langage : « Monseigneur, je suis jeune et encore à faire ; si crois que Dieu m’ait pourvu de cette emprise pour mon avancement ; et, si Dieu m’aist, le courage m’en sied trop bien que nous en viendrons à notre dessus ; car je cuide et crois de vérité que par péché, à tort et par envie, on a cette roine déchassée, et son fils, hors d’Angleterre. Si est aumône et gloire à Dieu et au monde de adresser et reconforter les déconfortés et déconseillés, espécialement si noble et si haute dame comme celle-ci est, qui fut fille de roi[3], et est descendue de royal lignée, et sommes de son sang et elle du nôtre. J’aurois plus cher à renoncer à tout ce que j’ai vaillant, et aller servir Dieu outre mer sans jamais retourner en ce pays, que la bonne dame fût partie de nous sans confort et aide. Si me laissez aller et donnez congé de bonne volonté ; si ferez bien, et vous en saurai gré, et s’en exploiteront mieux mes besognes, au plaisir de Dieu qui tout ce me veuille octroyer. »

Quand le bon comte de Hainaut eut ouï son frère, et aperçu le grand désir qu’il avoit de faire ce voyage, qui à très haute honneur lui pouvoit tourner et à ses hoirs à toujours mais, et connut bien qu’il disoit vérité, si en eut grand’joie et lui dit : « Beau frère, jà à Dieu ne plaise que votre bon propos je vous brise ni ôte ; et je vous donne congé au nom de Dieu. » Lors le baisa et lui estraingnit la main, en signe de très grand amour.

Ainsi se partit messire Jean de Hainaut, et s’en vint ce jour gésir à Mons en Hainaut, et aussi la roine d’Angleterre. Que vous élongerois-je la matière ? Ils firent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Dourdrech en Hollande, où l’especial mandement étoit fait. Là en droit se pourvurent de nefs, de vaisseaux grands et petits, ainsi qu’ils les purent trouver, et mirent dedans leurs chevaux, leurs harnois et leurs pourvéances, puis se commandèrent en la garde Notre Seigneur, et se mirent en chemin par mer. Là étoient de chevaliers Hainuyers avec monseigneur Jean de Hainaut : messire Henry d’Antoing, messire Michel de Ligne, le sire de Gommegnies, messire Perceval de Semeries, messire Robert Baillœil, messire Sance de Boussoy, le sire de Vertaing, le sire de Potelles, le sire de Villiers, le sire de Hénin, le sire de Sars, le sire de Bousies, le sire d’Aubrecicourt, le sire d’Esturmel, messire Oulfart de Ghistelles et plusieurs autres chevaliers et écuyers, tous en grand désir de servir leur maître.

  1. Petite ville du Hainaut sur la rivière de Senne.
  2. Ville du Brabant Hollandois, située sur la Merck.
  3. Elle était fille de PUilippe-le-Bel.