Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XXIII

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Livre I. — Partie I. [1326]

CHAPITRE XXIII.


Comment le roi fut mené en prison â Bercler et baillé en garde au seigneur de Bercler.


Ainsi, comme vous avez ouï, fut cette haute et hardie emprise achevée ; et reconquit madame la roine Isabelle tout son état, par le confort et conduit de ce gentil chevalier monseigneur Jean de Hainaut et de ses compagnons ; et mit à destruction ses ennemis ; et fut pris le roi même, par telle meschéance comme vous pouvez entendre ; dont tous le pays communément eut grand’joie, hors mis aucuns qui étoient de la faveur du dit messire Hue le Despensier.

Quand le roi et le dit messire Hue le Despensier furent amenés à Bristo par le dessus dit messire Henry de Beaumont, le roi fut envoyé, par le conseil de tous les barons et chevaliers, au château de Bercler[1], séant sur la grosse rivière de Saverne ; et fut recommandé au seigneur de Bercler qu’il en fit bonne garde ; et il dit que si feroit-il ; et fut ordonné à lui servir et garder bien et honnêtement, et gens d’état entour lui qui bien savoient que on devoit faire ; mais point ne le de voient laisser partir du pourpris. Ainsi fut-il enjoint et commandé ; et ledit messire Hue fut tantôt livré à messire Thomas Wage, maréchal de l’ost. Après ce, se partit la roine et tout son ost pour venir droit à Londres qui est le chef d’Angleterre, et se mit en chemin. Le dit messire Thomas fit bien et fort lier messire Hue le Despensier sur le plus petit, maigre et chétif cheval qu’il put trouver, et lui fit faire et vêtir un tabar, et vêtir par dessus son habit le dit tabar semé de telles armes comme il souloit porter ; et le faisoit ainsi mener par dérision après la route et le convoi de la roine, par toutes les villes où il devoit passer, à trompes et à trompettes, pour lui faire plus grand dépit, tant qu’ils vinrent à Herford, une bonne cité. Là fut la roine moult révéremment reçue et à grand’solennité, et toute la compagnie aussi ; et tint la fête de la Toussaint moult grande et bien étoffée, pour l’amour de son fils et des seigneurs étranges qui étoient avec lui[2].

  1. Froissart intervertit l’ordre des faits et en supprime une grande partie. Ce ne fut qu’après un assez long séjour au château de Kenilworth et après le couronnement d’Édouard III, qu’Édouard II fut transféré par deux chevaliers, Maltravers et Gurnay, au château de Corff et de là à Bristol ; mais les citoyens avant paru vouloir le délivrer, ses deux gardiens le transportèrent secrètement, pendant la nuit, au château de Berkley, dans le comté de Gloucester. Ils le mirent sous la garde de Thomas, baron de Berkley, mais restèrent près d’Édouard pour l’accabler des plus honteux traitemens. Voyant qu’Édouard supportait tous ces affronts sans que cela pût hâter sa mort, l’évêque d’Hereford, d’intelligence avec la reine, envoya aux deux chevaliers un ordre qu’ils pouvaient interpréter comme bon leur semblerait. Voici cet ordre tel qu’il est rapporté par Moor, page 620 : Edwardum occidere nolite timere bonum est ; ce qui, suivant la ponctuation, signifie : Ne craignez pas de tuer Édouard, c’est une bonne chose ; ou bien, ne tuez pas Édouard, il est bon que vous craigniez de le faire. Les deux chevaliers interprétèrent les désirs de ceux qui les employaient ; ils surprirent Édouard dans son lit, l’étouffèrent sous des oreillers, et pendant ce temps, l’un d’eux lui passa un fer rouge dans l’anus à travers un tuyau de corne. Les deux meurtriers se sauvèrent sur le continent ; l’un fut arrêté à Marseille et pendu pour s’assurer de son silence ; l’autre, qui s’était réfugié en Allemagne, obtint quelque temps après la permission de revenir.
  2. Frolssart suppose à tort que Hugh Spenser était au pouvoir de la reine avant la Toussaint, puisqu’il ne fut pris que vers le milieu de novembre.