Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 716-719).

CHAPITRE CXVIII.

Comment le comte de Blois envoya deux cens lances au roi de France pour aller en Guerles : de la bonne réponse que les ambaxadeurs rapportèrent du roi d’Allemagne : comment le roi continua son voyage, tirant vers la forêt d’Ardennes, et comment Hélion de Lignac fit son rapport au duc de Berry, touchant le mariage de la fille de Lancastre.


Pour ce voyage entreprendre et achever à leur loyal pouvoir, s’ordonnèrent et appareillèrent en France tous les seigneurs, et s’étoffoient grandement de ce qui leur besognoit. Tous barons, chevaliers, écuyers et gens d’armes se pourvoyoïent et départoient de leurs lieux et des lointaines marches dont ils étoient, tant d’Auvergne, de Rouergue, de Quersin, de Limousin, de Perrigord, de Poitou, de Xaintonge, de Bretagne, de Normandie, d’Anjou, du Maine, de Blois, de Touraine, de Beausse, de Champagne, que de toutes les mettes et limitations du royaume de France. Mais le moins de gens d’armes vinrent des lointaines marches, et le plus de Bourgogne, de Picardie, de Champagne, de France, de Bar et de Lorraine ; et pourtant qu’ils étoient ainsi qu’à mi-chemin, si travailloient le moins leurs corps et les villages du royaume de France ; car il fut ordonné du roi et du conseil, que nul sur le plat pays ne pouvoit ni devoit rien prendre sans payer, afin que les povres gens fussent les moins grevés. Mais, nonobstant celle ordonnance et défense qui fut partout sçue et épandue sur peine de punition très grande, si firent encore sur le chemin les gens d’armes moult de maux, et travaillèrent moult les marches et le pays là où ils passèrent ; ni ils ne s’en savoient abstenir. Aussi, étoient-ils mal délivrés et payés de leurs gages ; si leur convenoit vivre. Celle excusance et raison y mettoient-ils, quand de leur forfaiture ou pillage ils étoient blâmés ou repris de leur capitaine, du connétable ou de leur maréchal. Le comte de Blois fut mandé et escript qu’il envoyât deux cens lances de bonnes gens à l’élite, et ils seroient bien payés et délivrés. Je ne sais, du bien, comment il en alla ; mais il envoya au service du roi deux cens lances, chevaliers et écuyers, de la comté de Blois où pour lors il se tenoit ; et en furent meneurs et capitaines le sire de Vienne, messire Guillaume de Saint-Martin, messire Guillaume de Chaumont et messire Guillaume de Montigny. À ces quatre chevaliers furent délivrés toutes les gens d’armes de la comté de Blois de par le comte ; et se trairent petit à petit devers Champagne, là où ils étoient ordonnés d’aller.

Le roi de France se partit de Montreau-faut-Yonne, et prit le chemin de Châlons en Champagne[1]. Encore n’étoit pas venu le duc de Berry, car il cuidoit bien ouïr nouvelles, avant son département, de messire Hélion de Lignac, qu’il avoit envoyé à Bayonne, devers le duc de Lancastre, pour avoir femme, si comme vous savez et comme il est ci-dessus contenu ; mais non eut, car le duc de Lancastre se dissimuloit devers lui ; et tenoit de paroles le chevalier à Bayonne ; et entendoit à deux parties ; et le plus il s’inclinoit au roi de Castille qu’il ne faisoit au duc de Berry ; et aussi faisoit la duchesse Constance, sa femme : mais il montroit chère et bonne parole à messire Hélion, pour les enflammer, et eux faire hâter au mariage de sa fille.

Les messagers du roi de Castille, lesquels avoient grandement travaillé pour traiter ce mariage, étoient frère Ferrand de Léon, maître en divinité et confesseur du roi, et l’évêque de Ségovie, Dam Piètre Gadelope, et Dam Dighes Lop[2]. Ces quatre menoient la besogne ; et ne faisoient que chevaucher de l’un à l’autre. Mais tant y avoit que le duc de Lancastre leur donnoit plus grand’espérance de venir à leur entente, au cas qu’il auroit sa demande, c’étoit à avoir dedans trois ans six cens mille francs, et quarante mille francs de revenue par an tout son vivant et le vivant de la duchesse sa femme et douze mille francs que la duchesse auroit de revenue par an, pour sa chambre, qu’il ne fit à messire Hélion de Lignac.

Quand les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, et gens d’armes, sçurent que le roi de France étoit à Châlons, et s’en alloit son chemin vers la duché de Guerles, si se départirent de leurs hôtels toutes manières de gens qui derrière étoient : et se trairent celle part, pour venir devers le roi et l’aconsuivir. Là vinrent le duc de Berry, qui se logea à Épernay, et le duc de Bourbon d’autre part, et le comte de la Marche, le comte Dauphin d’Auvergne, le comte de Sancerre, le comte de Saint-Pol et le comte de Tonnerre. D’autre part, de-lez le roi se tenoient le duc de Bourgogne, le duc de Lorraine, le duc de Touraine, le connétable de France, messire Jean de Vienne, messire Guy de la Trémoille, le Barrois des Barres, et messire Jean de Bueil ; et appleuvoient gens de tous lez ; et pourprenoient tout le pays d’environ Reims et Châlons, bien plus de douze lieues de terre ; et étoit tout le pays mangé et délivré, où ces gens d’armes conversoient, jusques à Sainte-Menehout, jusques à Moustier en Bar, jusques à Chaumont en Bassigni, jusques à Vitry en Pertois, et en tout l’évêché de Troyes et de Langres. Encore n’étoit point le sire de Coucy venu, du voyage d’Avignon où il étoit allé : mais il se mettoit au retour.

Or retournèrent de leur ambassaderie messire Guillaume de Harecourt et maître Yves Derrient : et trouvèrent le roi de France et ses oncles à Chaslons en Champagne. De leur venue furent le roi et les seigneurs tous réjouis ; et demandèrent des nouvelles. Ils recordèrent au roi et à son conseil tout ce qu’ils avoient vu et trouvé, et dirent bien que le roi d’Allemagne leur avoit fait bonne chère, et liement les avoit recueillis et entendus : « Et outre, sire, et vous, messeigneurs, ce dit messire Guy de Harecourt, quand ils ouïrent lire la copie de la défiance que le duc de Guerles avoit envoyé par deçà, ils furent moult émerveillés de lui et de son conseil ; et le tinrent, le roi d’Allemagne et son conseil, à grand orgueil et présomption. Et veulent bien, par l’apparent que nous avons pu concevoir en eux et en leurs réponses, qu’il soit amendé, et lui soit remontré : ni jà par le roi d’Allemagne, ni par les siens, vous n’y aurez empêchement ; mais se contentent grandement de vous et de votre emprise moult grandement ; et veut bien le roi tenir, sans jà enfreindre, les alliances et confirmations de jadis faites entre l’Empire et le royaume de France ; et nul de votre parti n’a que faire de s’en douter. »

De ces nouvelles furent le roi de France et ses oncles tout réjouis : quoique plusieurs disoient que, voulsist le roi d’Allemagne ou non, ils avoient gens et puissance assez pour aller là où ils voudroient, sans danger. Or s’ordonna le roi de France, pour partir de Châlons en Champagne et soi mettre au chemin. Si s’en partit ; et prit le chemin de Grand-Pré. Tant exploita le roi de France, qu’il vint à Grand-Pré ; et là séjourna trois jours. Et vous dis qu’il ne pouvoit pas faire grand’journée, car tant de gens avoit, devant et derrière, et de tous côtés, à la ronde, qu’il convenoit qu’ils cheminassent bellement, pour avoir le logis, et pour les grandes pourvéances qui les suivoient, de charroy et de sommages. Et comprenoient bien les derniers jusques aux premiers, quatorze lieues de pays, et aussi tout à la ronde ; et toujours venoient gens. Le comte de Grand-Pré reçut le roi en sa ville et en son pays moult grandement et moult liement ; et mit et ordonna toute sa puissance au plaisir du roi, et tant que le roi s’en contenta grandement ; et étoit le comte de l’avant-garde ; et là vinrent, devers le roi, le duc de Lorraine et messire Henry de Bar, à belles gens d’armes. Le duc de Lorraine fut ordonné à être avec son fils, le sire de Coucy ; et messire Henry de Bar demoura de-lez le roi.

Si étoient abatteurs de bois, fossoyeurs et administrateurs de chemins, moult soigneux, en celle forêt d’Ardennes, à abattre bois, dedans les lieux où on n’avoit oncques passé ni conversé ; et à grand’peine se faisoient les chemins en celui pays, pour les vallées et mettre à l’uni, pour le charroi et toutes gens passer à leur aise ; et plus y avoit de trois mille ouvriers qui n’entendoient à autre chose, devers le Vireton et le Neuf-Chastel en Ardennes. Quand la duchesse de Brabant entendit la vérité du roi que il cheminoit et approchoit Ardennes, si en fut réjouie grandement, car elle pensoit bien qu’à ce coup seroit-elle vengée de ce duc de Guerles, et que le roi de France le mettroit à raison, et son père aussi le duc de Juliers qui maint ennui lui avoient fait. Si se départit de Bruxelles où elle se tenoit en grand arroi, le comte de Saumes en Ardennes en sa compagnie, le sire de Rocelaer aussi, et le sire Bouquehourt, et plusieurs autres, pour venir en Luxembourg, et là voir le roi et parler à lui. Si passa la Meuse au pont à Huy ; et chemina tant par ses journées, qu’elle vint à Bastoigne ; et là s’arrêta, car le roi devoit passer par là, ou aucques près, si comme il fit ; car, quand il se départit de Grand-Pré, il vint passer la Meuse à Morsay, et tout l’ost aussi, mais leurs journées étoient petites, pour les raisons dessus dites.

Or vinrent ces nouvelles, car elles voloient par tout, en la duché de Juliers et en la duché de Guerles, que le roi de France les venoit voir, à plus de cent mille hommes : ni oncques il ne mist si grand peuple ensemble, si ce ne fut quand il vint à Bourbourch où il cuida bien que la puissance d’Angleterre dût être plus grande qu’il ne la trouva. Le duc de Juliers, par espécial, se commença fort à douter, mais le duc de Guerles, son fils, n’en fit compte et dit : « Or laisser venir. Plus viendront avant, et plus se lasseront ; et eux et leur conroy affaibliront, et annihileront leurs pourvéances ; et c’est sus l’hiver, et je séjourne en fort pays. Il n’y entreront pas à leur aise, et si seront réveillés à la fois, autrement que de trompettes. Il leur faudra toujours être ensemble ; ce qu’ils ne pourront faire, s’ils veulent entrer en mon pays ; et, s’ils se déroutent, nos gens en auront, s’ils veulent ou non. Mais toutes fois, au voir dire, notre cousin de France est de bonne volonté et de grand’emprise, car il montre et fait ce que je dusse faire. »

Ainsi se devisoit le duc de Guerles à ses chevaliers ; et le duc de Juliers pensoit autrement, et étoit tout ébahi, car il véoit bien que, si les François vouloient, toute sa terre seroit arse et perdue. Si manda son frère, l’archevêque de Cologne, et son cousin, l’évêque de Liége, messire Arnoult de Hornes, pour avoir conseil d’eux et pour savoir comment il pourroit remédier, afin que sa terre ne fût exillée ni gâtée. Ces deux prélats le conseillèrent à leur pouvoir, et bien y avoit cause ; et lui dirent qu’il lui convenoit soi humilier envers le roi de France et ses oncles, et venir à obéissance. Le duc leur répondit que tout ce le feroit-il très volontiers.

Adonc, par le conseil de l’évêque d’Utret qui là étoit, et aussi de l’archevêque de Cologne, se partit, l’évêque de Liège en son arroy, pour venir à l’encontre du roi et traiter de ces besognes. Le roi de France approchoit toujours ; mais c’étoit deux, trois ou quatre lieues le jour, et bien souvent point, car l’arroy qu’il menoit étoit trop grand.

Entre Morsay et Notre-dame d’Aunot, là où le duc de Berry et toute sa route, où plus avoit de cinq cens lances, étoient logés, vinrent un jour messire Guillaume de Lignac et messire Hélion son frère. Messire Guillaume venoit du siége de Ventadour, car le duc l’avoit mandé, et le duc de Bourbon messire Jean Bonne-Lance ; et avoient au siége laissé tous leurs gens, et, pour capitaines, messire Jean Bouteillier et messire Louis d’Aubière, et vouloient être en la chevauchée et voyage du roi. Et messire Hélion de Lignac venoit de Gascogne et de Bayonne, de parler au duc de Lancastre, pour le mariage de sa fille, si comme vous savez. Le duc de Berry lui fit bonne chère et lui demanda des nouvelles. Messire Hélion lui en dit assez, et lui fit réponse de tous les traités qui avoient été entre le duc de Lancastre et lui ; et lui dit bien que le roi de Castille procuroit d’autre part pour venir à paix au duc de Lancastre, et traitoit fort pour son fils le prince de Galice, à venir à ce mariage.

De celle parole fut le duc de Berry tout pensif, et dit : « Messire Hélion, nous retournés en France, nous vous y renvoyerons plus acertes que vous n’y avez été, et l’évêque de Poitiers aussi, mais nous avons charge pour le présent assez, si nous y faut entendre, puisque nous y sommes embattus. »

En celle semaine retourna le sire de Coucy qui étoit allé en Avignon, et vint devers le roi, et le trouva à l’entrée d’Ardennes. De sa venue furent le roi et ses oncles et ceux de l’avant-garde tous réjouis.

Nous nous souffrirons à parler du roi et de son ost qui mettoient grand’peine à venir en Guerles, et nous rafreschirons d’autres choses, et grosses et belles besognes qui advinrent en ces jours entre Escosse et Angleterre que le roi de France tiroit pour aller en Allemagne, les quelles besognes ne sont pas à oublier.

  1. Suivant le moine de Saint-Denis, il arriva à Châlons vers le premier septembre 1388.
  2. Suivant Lopez de Ayala, les messagers envoyés auprès du duc de Lancastre à Bayonne par le roi de Castille étaient : frère Ferrand de Illescas, confesseur du roi, de l’ordre de Saint-François ; un docteur ès lois appelé Pero Sanchez del Castillo et Alvar Martinez de Villareal, tous deux auditeurs royaux. Avant leur départ pour Bayonne, le roi de Castille avait assemblé les cortès générales à Briviesca, afin d’oblenir la levée des sommes réclamées par le duc de Lancastre et de débarrasser lui et le royaume d’un compétiteur et d’un ennemi si dangereux. Lopez de Ayala donne en détail toutes les conditions de ce traité. En voici les clauses principales.

    D. Henri, fils aîné du roi D. Jean de Castille, et âgé de neuf ans, devait épouser, dans les deux mois qui suivraient la signature du traité, Catherine, fille du duc de Lancastre, âgée de quatorze ans. Si l’infant Henri venait à mourir avant l’âge de 14 ans, et sans que le mariage fût consommé, Catherine devait épouser son second frère D. Ferrand. D. Henri, au moment du mariage, recevait le titre de prince des Asturies, et Catherine, celui de princesse des Asturies.

    Le roi de Castille devait assigner à D. Henri et à Catherine, pour tenir leur maison, la cité de Soria et les villes d’Amazan, Atienza, Soria et Molina, les mêmes que le roi Henri de Castille avait données à Bertrand du Guesclin et qu’il lui avait rachetées ensuite.

    Dans les deux mois qui suivaient le traité, le roi D. Jean s’obligeait à faire reconnaître D. Henri et Catherine comme ses successeurs.

    Le roi D. Jean devait payer en outre au duc et à la duchesse de Lancastre 600,000 francs de France, pour prix de leur renonciation à toute réclamation sur la couronne de Castille.

    Le roi D. Jean et ses héritiers s’engagaient de plus â payer au duc et à la duchesse, jusqu’à la mort du survivant, la somme de 40,000 francs par an.

    Des otages, pris dans les royaumes de Castille et de Léon, devaient être donnés au duc de Lancastre comme gages du paiement des 600,000 francs. Ces otages furent : D. Fadrique, duc de Bénévent, frère du roi D. Jean de Castille, Pero Ponce de Léon, sire de Marchena, Jean de Velasco, fils de Pero Fernandcz de Velasco, Carlos de Arellano, Jean de Padilla, Rodrigo de Rojas, Lope Ortiz de Estuniga, Jean Rodriguez de Cisneros, Rodrigo de Castaneda, et plusieurs autres citoyens des bonnes villes, en tout soixante-dix personnes. (On trouve dans Rymer leur acte de sauf-conduit donné par Richard II, le 26 août 1388.)

    Un pardon entier était accordé à tous ceux qui avaient pris le parti du duc de Lancastre.

    Le duc et la duchesse de Lancastre renonçaient de leur côté à toute prétention sur les royaumes de Castille, de Léon, Tolède, Galice, Séville, Cordoue, Murcie, Jaen, Algarves, Algéziras, sur les seigneuries de Lara et de Biscaye et sur celle de Molina, et reconnaissaient pour roi D. Jean, et après lui D. Henri, et puis son fils D. Ferrand, si le premier mourait sans enfans, puis tous autres descendants légitimes issus du roi D. Jean, et ne venant au trône qu’à défaut de tout autre héritier légitime. Ils s’engageaient de plus à ne se faire jamais relever de leur serment, ni en public, ni en secret par le pape.

    La duchesse de Lancastre, Constance, avait de plus, durant sa vie, les villes de Guadalajara, de Medina del Campo et d’Olmedo, sauf à les relever du roi D. Jean, et à s’obliger à n’en confier le gouvernement qu’à des Castillans.

    Malgré ses alliances nouvelles avec l’Angleterre, le roi D. Jean stipulait la conservation de ses anciennes alliances avec la France.

    Le roi D. Jean, pour pouvoir payer les sommes convenues avec le duc de Lancastre et consenties par les cortès, fit une sorte d’emprunt dans le royaume, ainsi que son père l’avait fait pour le rachat des terres données à Bertrand du Guesclin. Tous les citoyens, à l’exception des prélats, clercs, hommes nobles et femmes nobles, contribuèrent à un impôt qui leur fut rendu par retenues successives sur les impôts ordinaires.