Les Cinq/I/2. Intérieur de capitaliste

La bibliothèque libre.


II

INTÉRIEUR DE CAPITALISTE


La porte qui donnait sur l’escalier était grande ouverte pour établir un courant d’air. Le Poussah agitait en outre, à tour de bras, un vaste éventail en papier vert dont la ventilation tempétueuse ne suffisait pas à tarir les ruisseaux de sueur qui se croisaient sur ses joues.

Il but un bon verre de bière et attendit.

— Êtes-vous là-haut, voisin ? demanda une douce voix de ténor au bas de l’escalier.

— Montez, montez ! fit le père Preux. Tais-toi Tonneau !

Tonneau était un vieux chien presque aussi gros que son maître, qui grognait, couché derrière le lit. Le père Preux ajouta en s’adressant toujours à Tonneau :

— Tu ne dois affronter que les pauvres et ce coquin-là a de quoi !

Le nouvel arrivant gravit l’escalier d’un pas leste et fit presque aussitôt après son entrée.

À tous égards il mériterait une description particulière si nous ne le connaissions suffisamment par avance et très-intimement.

C’était notre Pernola, le joli comte, l’excellent cousin des Sampierre, dont le jeune âge, il y a vingt ans, était si plein de suaves promesses. Nous devons dire tout de suite qu’il n’avait pas vieilli d’un jour depuis le temps. Il était aussi frais, aussi blanc, aussi battant neuf que le fameux soir de la fête orientale. Il y a parmi ces Italiens des matières premières inusables qui font de véritables confitures d’ingénus.

On n’en voit jamais la fin.

Mais la beauté n’est rien, ce qui frappait dans notre Giambattista parvenu, sans en voir l’air, à la maturité de la vie, c’était la franchise bienveillante et pleine de finesse, la douceur, le moelleux, la galanthommerie, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Il était si coulant, si décent, si charmant que les chiens le léchaient dans la rue. Et digne, avec cela, et gracieux et tout !

Que diable un pareil bijou pouvait-il avoir de commun avec le Poussah du trou Donon ?

— Eh bien ! voisin, dit-il en entrant — et cette question banale aquérait un attrait en tombant de ses lèvres — qu’avez-vous fait à la Bourse, tantôt ?

— Asseyez-vous, répondit le père Preux. La Bourse ne va pas mal, merci. On vous offrirait bien un coup à boire, mais il n’y a qu’un verre, et vous ne venez pas ici pour vous rafraîchir, eh ?

Le Pernola prit une chaise qu’il mit à côté du fauteuil de son hôte, bien gentiment.

— J’espère que je ne vous gêne pas, dit-il, en cultivant ainsi le bon voisinage ? Je viens souvent, savez-vous ?

— Voisin, vous avez sans doute vos raisons pour ça.

Pernola sourit et repartit :

— Figurez-vous que je vous avais reconnu tout de suite…

— Et moi, donc ! fit le Poussait. Et Tonneau qui ne vous a jamais mordu, quoiqu’il n’était pas né dans le temps… mais c’était son père : Quelle drôle de chose que la mémoire !

Il ajouta en clignant de l’œil :

— Alors, aujourd’hui, on va mettre dans le coin la finasserie des autres fois et causer un peu raison, nous deux comme de vieilles connaissances ?

Giambattista tendit sa main fine et blanche que le Poussah couvrit avec deux de ses doigts.

— Ça ne nous rajeunit pas, voisin, prononça tout bas l’Italien. Voilà aux environs de vingt ans que nous ne nous étions vus.

— C’est vrai, vingt ans ! Déjà ! Vous souvenez-vous de l’auxiliaire no 17 qui alla vous relancer après l’affaire à l’hôtel Bristol ?

Pernola atteignit sa boîte à cigares, pendant que le père Preux le regardait en secouant la cendre de sa pipe.

— Fumez-en un pour vous changer, dit l’Italien, qui offrit sa boîte ouverte.

Le Poussah en choisit deux et les mit dans sa poche, disant :

— Je colle ça à nos dames, en Bourse.

Et il rebourra sa pipe avec ses grosses mains engorgées qui tremblaient.

— Je parlais de l’agent no 17, reprit-il, parce que je l’ai rencontré ces jours-ci nez à nez.

— Comment s’appelait-il donc, déjà, cet auxiliaire ? demanda le comte en ouvrant un mignon canif pour couper le bout de son cigare.

— Chanut… Vincent Chanut, parbleu !

Le comte frotta une allumette.

— C’est juste, fit-il, je l’avais oublié.

— La mémoire est une drôle de chose ! dit pour la seconde fois le Poussah. À l’époque, ce Vincent Chanut était un tout petit mouchard. Maintenant il a quitté l’administration, mais c’est égal : il ne vit pas de ses rentes. Savez-vous qu’il vous filait de près, le jour où vous apportâtes les soixante mille francs chez le docteur Strozzi ? Hein, cette Laura-Maria ! quel beau brin de fille ! Ma parole, ça fait plaisir de se rappeler comme ça les bonnes farces de l’ancien temps !

Pernola regardait le bout de sa botte d’un air placide.

— Oui, dit-il, ça fait grand plaisir.

Puis il ajouta sans relever les yeux :

— Qu’est-ce que c’est que les Cinq ?

Le Poussah ôta sa pipe de sa bouche.

— Tiens ! tiens ! fit-il. Moi qui croyais que vous veniez ici pour ma locataire aveugle ! La Tartare ! Encore une vieille connaissance, dites donc ? Et votre belle petite mademoiselle d’Aleix venait la voir bien souvent au printemps dernier… Parole d’honneur ! c’était pour vous que j’avais donné congé à la bonne femme, et je croyais que vous me feriez un cadeau d’amitié, mon voisin, pour cette attention-là.

— Qu’est-ce que c’est que les Cinq ? répéta le comte. Vous serez payé comme il faut.

Le gros homme haussa les épaules et répondit :

— Mauvaise piste ! Vous courez la petite bête. Les Cinq sont des viveurs, devenus sauteurs, puis escamoteurs et qui finiront voleurs. Laissez ma clientèle tranquille, voisin, ça ne vous regarde pas.

— Il y a parmi les Cinq deux personnages…

— Mœris et Moffray ? Mauvaise piste. Quand vous voudrez, je vous les donnerai tout cuisinés à cent sous les deux… et, pour la peine, vous me direz où vous avez fourré M. le marquis de Sampierre, eh ? ça va-t-il ?

Pernola repartit avec beaucoup de calme :

— Mon malheureux parent et ami, tout le monde sait cela, est à Bellevue, maison de santé du docteur Raynaud.

— Vous êtes sûr ?… prononça tout bas le gros homme dont les yeux étaient fermés à demi. Eh bien ! c’est un établissement qui a une bonne réputation. Et de là-bas, au moins, ce pauvre M. de Sampierre ne peut pas entendre les gens qui chantent et dansent chez lui tous les soirs.

— À qui le dites-vous ! murmura l’Italien avec un gros soupir. Je ne suis pas le maître.

— Pas encore, du moins. Voyons, voisin, moi, j’ai le cœur sur la main, que payez-vous ?

D’un geste délibéré le comte atteignit son portefeuille et l’ouvrit sous le regard du Poussah qui brillait joyeusement. Le comte tira un billet de mille francs et l’offrit de la manière la plus aimable.

— Et avec ça ? demanda le père Preux.

Le comte redoubla sans se faire prier.

— Et avec ça ?

Le comte referma son portefeuille.

— Alors, dit le père Preux en mettant les deux billets de banque sur la table, ce n’est bien sûr pas pour l’affaire du jeune-premier qui fait des visites chez vous en passant par-dessus la grille, au coin du saut de loup, en face ?

— Vous l’avez vu ? s’écria Pernola.

— Dame ! on est ici aux premières loges pour tout voir chez vous, voisin.

— Il a pénétré dans le parc ?

— Sans fatigue, ni douleur, et il y reviendra : c’est leste, à cet âge-là ! S’il me fallait en faire autant, moi…

— Et Charlotte… je veux dire Mlle d’Aleix ?

— La petite princesse ? Ma foi, je n’ai rien pu voir, les massifs sont épais… Mais je n’ai jamais été un rabat-joie, de caractère, et je sais bien comment je me comporterais à la place de la demoiselle. Une jolie paire d’amoureux, voisin, il n’y a pas à dire non !

Pernola fit le geste de rouvrir son portefeuille, mais le père Preux lui arrêta la main :

— Attendez, dit-il, ne mêlons pas les comptes ! J’ai une histoire ancienne qui vaut juste les deux chiffons déjà encaissés. Quand elle sera finie, nous attaquerons une autre opération plus moderne. Ici tout est à prix fixe comme au Gagne-Petit : pas de rabais !

Il vida son verre avec gloutonnerie et reprit :

— Écoutez-moi ça ! J’avais alors l’honneur d’être pour tout faire chez un picaro des environs de Tarbes qui s’était donné un nom italien : Strozzi, pour jeter de la poudre aux yeux des imbéciles. On peut dire que celui-là était le fils de ses œuvres : Il avait été jusqu’à se recevoir médecin lui-même et il menait avec lui la plus jolie coquillette que jamais le diable ait stylée ; la somnambule Laura-Maria, vous vous souvenez bien d’elle.

Un parfait nigaud, M. Laurent de Tréglave, faisait la cour à la donzelle, qui mit au monde sous son nez une mignonne petite fille sans qu’il s’en aperçût le moins du monde. Vous ne seriez pas fâché de savoir ce que ce Laurent est devenu, son frère Jean aussi ; patience ! Paris n’a pas été bâti en un jour.

La donzelle n’était pas la première venue, elle appartenait de la main gauche à une famille que vous connaissez bien et qui l’avait toujours repoussée trèsdurement. En désespoir de cause et voyant que l’eau ne venait pas au moulin, elle s’était déterminée à épouser cet innocent de Laurent, lorsque le hasard mit entre ses mains, entre les mains de son Strozzi plutôt, un secret qui pourrait mener loin… Je dis très-loin, M. le marquis de Sampierre et même, c’est mon humble opinion, le jeune comte Giambattista Pernola, son conseiller privé. Hein ? quelle drôle de chose que la mémoire !

Je ne vous avais pas revu depuis Milan, où nous avions eu des rapports assez agréables pour l’affaire de la cathédrale. Comment les Strozzi étaient mêlés à l’histoire de l’hôtel Paléologue à Paris je n’en ai jamais rien su, — à moins toutefois que mon meilleur ami, un certain François Preux ne les eût informés. Ah ! le gros coquin ! Les Strozzi menacèrent et ils firent bien. J’étais là quand vous eûtes l’obligeance de leur apporter soixante beaux billets de banque, de la part du noble marquis, apprenti accoucheur, et j’espérais bien en avoir ma part. Je l’avais gagnée.

Le mariage de la somnambule était fixé au surlendemain. Laurent de Tréglave s’était, ma foi, brouillé avec toute sa famille pour arriver à ce beau résultat, mais la vue des trois mille louis changea brusquement les idées de Laura-Maria. Elle déclara à son Strozzi que l’argent était à elle, comme fille de Paléologue, et qu’elle prétendait s’en faire honneur à son idée.

On vivait assez bien dans ce ménage de polichinelle ; je ne m’y déplaisais pas trop. C’était très-décent devant le monde et très-gai quand le monde était parti. Mais, ce soir, il y eut tapage, on se disputa, on se battit, on se réconcilia pour se battre encore. Dans sa colère, le Strozzi donna plus de vingt-cinq noms au papa de la petite de Maria qui était en nourrice. À la fin on fit monter le champagne : ça se terminait toujours de même. La jeunesse ! et pas de principes : c’est agréable.

À la troisième bouteille, ils étaient si grands amis que j’en avais honte pour eux. On alla se coucher, et je vas vous dire : comme le Strozzi était médecin, j’avais dans mon idée qu’il la soignerait une nuit ou l’autre avec une pincée de mort aux rats…

Mais les somnambules !… Maria-Laura était une fine mouche, et pour du talent, elle en avait ; vous allez voir !